Les Tuileries (Lenotre)/1

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Les Tuileries au début du XVIIe siècle.
Plan de Mérian, 1615.


I
LA REINE SORCIÈRE

Un gros mur du XIVe siècle, coupant du nord au sud l’emplacement actuel du Carrousel ; à sa base, un fossé rempli d’immondices et d’eaux croupissantes ; des jardins potagers et des vignes s’étendent, vers l’ouest, dans la campagne ; une ligne de basses maisons paysannes, voire de chaumières, borde le chemin qui mène à Saint-Germain : c’est le faubourg Saint-Honoré ; il commence aux limites de Paris, là où s’ouvre aujourd’hui la place du Théâtre-Français. D’une haute tour, dressée au bord de la rivière et vieille de deux cents ans comme le rempart qu’elle termine, débouche un chemin de halage qui se perd bientôt dans les champs riverains… Tel, à peu près, se présentait cette banlieue immédiate de Paris vers le milieu du XVIe siècle.

Le vaste espace verdoyant apparaissait attirant et clair au sortir des rues anfractueuses, étranglées, boueuses et empestées de la ville qui tentait déjà de se l’annexer et s’y débarrassait de ses souillures : un parc aux moutons et une « escorcherie[1] » voisinaient, au bord de la Seine, avec les fours à tuiles qui, depuis près de quatre siècles, fournissaient tous les couvreurs de Paris[2], et le vent du nord apportait les effluves malodorants d’un dépôt de gadoues situé contre la Porte Saint-Honoré. Mais la plaine était si riante, avec sa parure de vergers, de labours et la perspective des moulins à vent qui tournaient sur la butte au pied de laquelle s’élevait la petite chapelle dite des Cinq Plaies, — qui, deux siècles plus tard deviendra la paroisse Saint-Roch[3] ; — la rivière coulait si librement entre ses rives chevelues de vieux saules, que, vers 1564, séduite par ce décor champêtre, la reine Catherine de Médicis, dégoûtée de son hôtel des Tournelles perdu dans le lointain Marais et du sinistre Louvre féodal, reprenant un projet naguère ébauché par François Ier, résolut de se bâtir là une maison et d’y créer surtout un beau jardin à la manière de son pays. Grande « bâtisseuse » par goût et dépensière par atavisme, elle acquit les terrains qui, depuis l’enceinte de la ville, s’étendaient vers l’ouest, le long du faubourg. L’affaire n’était pas mauvaise : un compte de 1564 nous montre que, pour 149 livres et quelques sols, on pouvait se rendre propriétaire d’une superficie de 74 perches, soit un arpent et demi, ce qui, en mesures actuelles, représente, pour le mètre carré, une valeur de deux sous et quelques centimes. Au nombre de ces terrains comptaient les gisements d’argile des tuiliers Urbin Poullart et Jean Auxboeufs ; l’endroit était connu sous le nom des Tuileries, — et c’est ainsi que ces deux oubliés de l’Histoire demeurent, bien à leur insu, les parrains de l’un des sites les plus célèbres du monde.

Elle n’a pas très bon renom cette reine, fille des Médicis. Venue, en 1534, de Florence en France, à l’âge de quatorze ans, pour épouser le second fils du roi François Ier, ambitieuse malgré son jeune âge, elle supportait impatiemment l’idée qu’elle ne serait pas reine, le dauphin François, frère aîné de son mari, devant hériter du trône. Parmi « la troupe d’empoisonneurs et de sicaires qu’elle avait amenée d’Italie », il se trouva quelqu’un qui la débarrassa de cet obstacle, et le dauphin trépassa opportunément. Ce fut là, au dire des médisants, « le premier crime » de l’Italienne ; elle avait alors dix-sept ans, et c’est ainsi que, François Ier étant mort à son tour, l’époux de Catherine régna sous le nom de Henri II. Elle n’y gagna pas grand-chose car son influence fut nulle sur son mari, beaucoup moins épris de sa femme que de sa maîtresse Diane de Poitiers.

Catherine, pourtant, était belle aussi : on célébrait la vivacité de ses yeux, l’éclat de son teint, sa taille admirable, la majesté de ses traits qui n’en diminuait pas la douceur ; le « beau tour de ses jambes gainées de soie bien tirée » est vanté par le chroniqueur Antoine Varillas, qui, d’ailleurs, ne les avait pas vues, étant né trente-cinq ans après que la reine fût morte, et qui passe, en outre, pour être l’ancêtre de l’Histoire romancée. « C’est pour montrer la perfection de ses formes, écrit-il, que Catherine de Médicis inventa la mode de monter à cheval nu-jambes sur le pommeau de la selle, au lieu de chevaucher assise de côté et les deux pieds posés sur une planchette servant d’étrier, suivant le pudique usage des femmes de ce temps-là. » Mais cette coquetterie, cette beauté même apparaissaient moins attirantes que diaboliques en raison des étranges pratiques dont la reine était coutumière. Elle portait sur l’estomac « une feuille de parchemin fait, dit-on, de la peau d’un enfant égorgé ; ce vélin magique, semé de figures, de lettres et caractères de différentes couleurs[4] », devait la préserver de toute entreprise contre sa personne. Son sorcier familier était Cosme Ruggieri qui a laissé, sur l’une des tours du château de Chaumont-sur-Loire, une inscription en signes cabalistiques. Catherine se retirait parfois dans cette lointaine bastille pour s’y livrer à la magie ; on y montre encore sa chambre et celle de Ruggieri. Là elle recevra clandestinement, lors de son veuvage, le célèbre Nostradamus ; il lui avait prédit la mort de son mari et elle souhaitait le consulter sur l’avenir de ses trois fils. Le prophète vint donc de Provence à Paris, vit les jeunes princes et, comme il redoutait tout de même d’être brûlé en sa qualité de sorcier, il se montra très prudent, se bornant à déclarer « qu’ils régneraient tous les trois ». Mais Catherine demandait mieux : elle exigea « le grand jeu », emmena Nostradamus à Chaumont où il trimbala tous ses ustensiles, cornues, creusets, baguette enchantée, tête de mort, parchemin vierge, œuf philosophique et miroir d’acier. L’incantation se prolongea durant plusieurs heures ; enfin la reine, secouée de peur, vit se dessiner dans le miroir l’image de son premier fils, François ; il fit un tour et disparut, ce qui signifiait qu’il occuperait le trône durant un an. Le second, Charles, tourna quatorze fois ; le troisième, Henri, quinze fois… Puis les figures s’effacèrent.

Malgré sa foi en la magie et ses croyances aux sortilèges, la reine ne s’adressa point au diable pour bâtir la belle demeure qu’elle avait résolu d’élever sur l’emplacement acheté au tuilier Poullart ; elle fit appel à l’architecte Philibert Delorme qui avait construit le château d’Anet et dota Fontainebleau du premier escalier dit « le fer à cheval[5] ». L’œuvre qu’il entreprenait était considérable : Catherine voulait un palais qui surpassât en splendeur comme en étendue toutes les maisons royales de France : quatre corps de bâtiments encadrant trois cours, dont une très vaste, entourée de portiques ; cet imposant ensemble allait occuper une grande partie de notre place actuelle du Carrousel. On commença par édifier la façade ouest, prenant vue sur le grand jardin dont on poussait activement la plantation. Cette façade se composait d’un portique central, surmonté d’un dôme élégant et raccordé à deux galeries basses qui, formant terrasses au premier étage, se prolongeaient jusqu’à d’importants pavillons d’angle auxquels devaient s’accrocher les ailes en retour de l’immense construction. À défaut d’une description plus complète, on peut considérer que le palais du Luxembourg, bâti un demi-siècle plus tard, présente, tel qu’il existe aujourd’hui, une disposition à peu près semblable, — quoique de dimensions moindres, — à celle du projet conçu pour les Tuileries par Philibert Delorme.

Catherine, a-t-on dit, dirigeait son architecte et lui imposait sa volonté ; c’est possible ; mais son influence s’exerçait de loin car, si le début des travaux peut être daté, comme on le croit, de 1564, c’est précisément à cette époque que la reine quitta Paris d’où elle resta éloignée pendant les deux années que dura son voyage dans l’est et le midi de la France, en compagnie de son fils, le roi Charles IX, alors âgé de quatorze ans[6]. Le peu que l’on sait c’est qu’elle recommande que la décoration architecturale de sa nouvelle demeure soit extrêmement somptueuse ; on y prodiguera les incrustations de bronze doré, de marbres rares, les emblèmes et les devises. Quand elle rentre à Paris, en 1566, son palais sort de terre et déjà l’impatiente bâtisseuse rêve d’un immense corps de bâtiments qui, partant du Louvre et longeant la rivière sur une longueur de 1.300 pieds, lui permettra de venir à couvert surveiller les travaux de Philibert Delorme. C’est, en effet, cette époque que l’on assigne généralement aux premières substructions de la galerie du bord de l’eau. Par malheur ce projet grandiose de composer une habitation royale sans pareille en réunissant le Louvre aux naissantes Tuileries, fut tardivement conçu ; l’avancement des constructions de Philibert Delorme ne permit pas de rectifier le défaut de parallélisme des deux palais et d’éviter ainsi la désastreuse obliquité qui dépitera pendant près de deux siècles l’ingéniosité des architectes. Les sorciers dont s’entourait la reine Catherine manquèrent là une opportune occasion de justifier le pouvoir de divination qu’elle leur attribuait et de lui épargner cette erreur qui gâte encore aujourd’hui le plus beau paysage urbain du monde. Ils furent mieux inspirés en lui conseillant de se protéger contre l’animosité croissante des Parisiens fâchés de voir l’Italienne, « l’étrangère », gaspiller l’épargne de France en bâtisses vaniteuses et inutiles, vouées à un prochain abandon ; et c’est alors qu’elle fit élever, à l’extrémité ouest de son jardin, un fort bastion, flanqué d’un large et profond fossé ; ainsi se trouvait-elle enclose du côté de la ville par la vieille muraille du XIVe siècle, au nord par un grand mur cachant les maisons du faubourg, au sud par la rivière et vers la campagne par la nouvelle fortification : Charles IX posa, en 1566, la première pierre de ce bastion, sous laquelle on scella, suivant l’usage, « plusieurs belles médailles dorées aux effigies du jeune roi et de sa mère ».

Fortement retranchée de la sorte, on pourrait croire qu’elle vivait tranquille et rassurée ; non pas. Il serait très plaisant de connaître l’avenir si les augures étaient toujours favorables ; naguère Catherine en avait connu un, nommé Gauric, très accrédité car il tenait spécialité d’heureux présages. Il avait prophétisé à la reine, lors de son arrivée en France, que son époux, Henri II, deviendrait empereur et parviendrait, en parfaite santé, à la plus extrême vieillesse. Or ce roi, comme chacun sait, fut tué dans un tournoi à l’âge de quarante ans. Cette déconvenue n’ébranla pas la confiance de Catherine aux pronostics de ses devins : un maladroit ayant prédit qu’elle trépasserait quand les Tuileries seraient habitables, elle manifesta dès lors une certaine nonchalance pour la poursuite des travaux. D’ailleurs Philibert Delorme mourut au début de l’année 1570 ; à cette époque le dôme central des Tuileries et les deux galeries d’arcades qui l’encadraient étaient édifiés ; l’architecte Jean Bullant prit la succession du défunt et entreprit la construction du pavillon d’angle terminant la façade vers le sud ; peut-être lui avait-on recommandé la lenteur car ni lui, ni la reine ne devaient voir ce pavillon terminé.

Catherine avait peur ; la tête farcie de prédictions contradictoires et d’horoscopes inquiétants, elle était maintenant bourrelée de pressentiments sinistres ; elle hésitait à prendre possession de ses Tuileries inachevées ; elle y paraissait en passante, sans risquer de s’y fixer à demeure ; rarement elle se promenait dans le jardin et si elle recevait dans le château « elle ordonnait d’y placer pour la circonstance des meubles que ses officiers emportaient après sa visite[7] ». C’est qu’une nouvelle appréhension l’obsédait : l’un de ses sorciers favoris l’avait avertie qu’elle mourrait près de Saint-Germain et la reine alarmée se jura bien que jamais plus elle n’honorerait de sa présence cette résidence royale. Mais ces avertissements sibyllins sont toujours formulés avec de nébuleuses réticences et, à la réflexion, la reine s’avisa que les Tuileries étant situées sur le territoire de la paroisse Saint-Germain-l’Auxerrois, il serait prudent de déserter ce lieu fatidique. Ce trait de sa superstitieuse pusillanimité a été conté bien des fois et, par certains, suspecté d’être apocryphe. De Thou et Mézeray l’ont pourtant consigné dans leurs chroniques et si l’anecdote n’est pas historiquement incontestable elle est, du moins, si caractéristique de l’état d’esprit de Catherine qu’on ne peut la négliger. La crédule italienne pensa donc à s’exiler sur la rive gauche de la Seine ; mais on lui observa qu’elle se trouverait là sur les terres de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés et semblerait ainsi porter un défi au menaçant oracle. Alors elle se détermina à rentrer dans Paris et commanda à Jean Bullant de lui bâtir un hôtel qu’elle voulut « d’une magnificence inouïe » et dont on ne connaît aujourd’hui d’autres vestiges que la haute colonne astronomique encastrée dans la Bourse actuelle du Commerce[8].

Ce vieil et noir observatoire vaut d’arrêter l’attention car il ne reste que cela de tout ce que Catherine de Médicis a bâti : il semble qu’un mauvais sort pesait sur les créations de la maléfique souveraine. Son hôtel du quartier Saint-Eustache, dont Sauval a laissé une description mirifique, cédé plus tard aux comtes de Soissons, fut, en 1750, au décès de leur dernier descendant, vendu, — 1.800 livres ! — à ses créanciers qui décidèrent de le jeter bas et d’en lotir le terrain. Un Parisien respectueux des vieilleries, — espèce extrêmement rare à cette époque, — se rendit acquéreur de la colonne astronomique et la céda à la ville sous condition qu’elle ne serait pas détruite. Classé comme monument historique et transformé en fontaine publique, cet unique spécimen des superstitions abolies a résisté à l’élévation de la Halle au blé, en 1765, et à sa destruction en 1887[9]. Mais il a perdu les ornements emblématiques témoignant de sa destination primitive ; à peine distingue-t-on dans ses dix-huit cannelures traces des lacs d’amour déchirés, des miroirs brisés, des couronnes, des trophées, des initiales C. H., — chiffres de Catherine et de son défunt époux Henri II, — et des signes cabalistiques que Jean Bullant, auteur lui-même d’un traité d’Horlogiographie, y avait prodigués. Tout de même les privilégiés qui pénètrent à l’intérieur obscur de ce tube de pierre, haut de trente mètres, éprouvent quelque émotion en gravissant les marches de pierre, terminées par une échelle, que jadis montait, le cœur battant, la cabaliste souveraine en compagnie du mage fameux, Ticho-Brahé[sic], le nuageux auteur d’un grimoire intitulé les Progymnasmata, et qu’elle avait décidé à quitter l’île de la mer du Nord où il vivait solitaire et contemplatif, afin qu’il interrogeât les astres par les belles nuits d’été et y déchiffrât son destin. Elle ne devait point pourtant s’y soustraire : elle trépassa au château de Blois, le 5 janvier 1589, quelques jours après que son troisième fils, Charles IX, eut assassiné le duc de Guise, attentat qu’elle avait approuvé. Comme elle se sentait près de sa fin, elle réclama l’assistance d’un prêtre ; l’ecclésiastique qui se présenta lui était inconnu ; elle lui demanda son nom. « Je m’appelle Julien de Saint-Germain », répondit-il. Catherine comprit que son heure était venue ; ses augures ne l’avaient pas trompée : elle mourait auprès de Saint-Germain.

À peine eut-elle rendu le dernier soupir « qu’on n’en fit pas plus de cas, dit l’Estoile, que d’une chèvre morte ». On porta cependant ses restes à Saint-Denis, où ils furent exhumés et jetés à la voirie avec ceux de son royal époux et des trois rois leurs fils, un jour d’octobre 1793.

On imagine difficilement combien fut néfaste l’influence de cette femme par sa croyance, hautement proclamée durant son long règne, aux envoûtements, aux devins, aux pseudo-prophètes, sorciers, liseurs de songes, astrologues et nécromanciens. L’exemple, venu de haut, gagna le petit peuple des campagnes si facilement capté par le fantastique et le mystérieux : ce fut une véritable épidémie démoniaque. « Dans le Valois, apanage du mari et des trois fils de Catherine, celle-ci suscita et entretint, dit-on, plus de six cents sorciers : le diable régnait sur la forêt d’Hallate et dans toute la région de Senlis[10]. » Le reste du pays n’était pas indemne de cette contagion : « En 1571 ou 1574 on exécuta en Grève un sorcier nommé Trois-Échelles. Il confessa devant Charles IX et de hauts personnages de la Cour qu’il opérait ses miracles à l’aide d’un esprit auquel il s’était voué. Pour obtenir son pardon il s’engagea à découvrir les sorciers du royaume, au nombre de cent mille, assurait-il[11]. »



Notes :
  1. Plan de Dulaure et Poëte, Jardin des Tuileries, p. 7.
  2. Blondel, Architecture française, IV, 69, et Poëte, Jardin des Tuileries, p. 8 et 126.
  3. Dulaure, Hist. de Paris, II.
  4. Sainte-Foix, Essais sur Paris, IV.
  5. L’escalier du fer à cheval, refait sous Louis XIII, porte encore cette inscription : Karolus Dei gratia Francorum rex anno Dom. MDLV, Guide au château de Fontainebleau, par Rodolphe Penor.
  6. M. Poëte, Le Jardin des Tuileries, p. 40.
  7. M. Poëte, Le Jardin des Tuileries, p. 90.
  8. Sur l’hôtel de la reine Catherine de Médicis, voir le Bulletin de la Commission municipale du Vieux Paris. Année 1916, p. 144.
  9. Bulletin de la Commission municipale du Vieux Paris, 1916, p. 144-145.
  10. Baron A. de Maricourt, En flânant dans Senlis, p. 123.
  11. La Magie et la sorcellerie en France, par Th. de Cauzons, II, p. 121.