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Les Tuileries (Lenotre)/7

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VII
LOCATAIRES

Le château des Tuileries va, pendant près de trois quarts de siècle, rester veuf de ses maîtres. Ils n’y paraîtront qu’en passant comme si un mauvais sort le destinait à n’être pour la monarchie qu’une sorte de pied-à-terre où elle redoute de s’établir. Bâti dans le but d’agrandir le Louvre, à peine lui fût-il joint qu’il l’associa à son guignon : le Louvre cessa pour toujours d’être la demeure traditionnelle des rois. Le grand projet, si souvent étudié par les plus fameux architectes de compléter l’œuvre de Henri IV en élevant, du côté de la rue Saint-Honoré, une galerie parallèle à celle du bord de l’eau et de former ainsi une place immense encadrée de palais, ce projet qu’ambitionnèrent de réaliser tant de puissants souverains et tant d’artistes de génie, avorta périodiquement ; et quand, entrepris après trois cents ans de tentatives décevantes, il toucha enfin à son parfait accomplissement, les Tuileries disparurent dans un cataclysme et si complètement que nombre de Parisiens ignorent aujourd’hui quel fut leur emplacement.

Mais, avant d’atteindre cette péripétie suprême de sa destinée, le château que désertait la Cour du jeune Louis XV était réservé à d’étranges avatars ; son histoire est singulière : si grosse d’événements prodigieux que, pour la conter, il faudrait rapporter les plus merveilleux et les plus dramatiques épisodes de l’épopée française ; parfois, au contraire, si effacée et obscurcie qu’il est difficile d’en réunir les insignifiants et rares éléments. C’est ainsi que, au cours du XVIIIe siècle, à défaut d’hôtes royaux, les locataires ne lui manqueront pas ; ils pullulèrent même au point qu’on serait bien en peine d’en dresser la liste et d’exposer par suite de quelles sourdes manœuvres ou par quelles protections ils s’étaient introduits dans le château. De brèves mentions des mémorialistes de l’époque nous renseignent sur certains de ces intrus : ainsi nous savons par le duc de Luynes que, dans l’appartement du premier étage sur le jardin, qu’habita la reine Marie-Thérèse, sont logés, en 1744, les deux abbés de Fleury[1]. Blondel note, en 1759, que les premières pièces du rez-de-chaussée sur la cour, qui furent, en 1664, la salle des Gardes et l’antichambre de Louis XIV, servent à l’habitation de M. Servandoni, l’architecte de Saint-Sulpice : il les a divisées pour sa commodité par des cloisons et y a pratiqué des entresols « ce qui ne permet plus de voir les plafonds peints au XVIIe siècle par Nicolas Mignard, d’Avignon ». Les salons qui suivent, — anciennement chambre à coucher et cabinets du grand roi, — servent en 1756, d’ateliers « à différents peintres de l’Académie royale[2] ». Au pavillon du nord, qu’on appelait primitivement pavillon de Pomone, demeurent, entre autres occupants, M. le comte de Brionne et Mme la comtesse de Marsan. Elle y séjournera si longtemps que tout ce pavillon sera désigné sous le nom de cette dame et qu’il l’a conservé jusqu’à nos jours. La grande galerie des Ambassadeurs, complètement négligée, est également répartie entre divers habitants ; tous les étages du pavillon de Flore, le plus convoité en raison de son exposition au midi et de ses vues sur la rivière, ont été conquis par « nombre de personnes de considération ». Sauf les grands appartements voisins du pavillon central, le château est entièrement concédé « à des particuliers, artistes, gens de lettres », etc. ; encore la grande salle sous le dôme est-elle livrée aux entrepreneurs du concert spirituel qui attire la foule au temps du Carême.

La galerie du bord de l’eau est une ruche. On a vu que le bon Henri IV avait attribué aux architectes et aux décorateurs de ses bâtiments le rez-de-chaussée et l’entresol de cet immense corps de logis. Ils s’y sont comportés en propriétaires, transmettant à leur descendance le privilège d’habiter gratuitement la maison royale ; et, depuis lors, cette tolérance est considérée comme un droit. Louis XIV ayant, par exemple, accordé à Israël Sylvestre, maître de dessin des pages de la Grande Écurie, un logement sous la galerie, Sylvestre légua ce logement à son fils Charles-François, qui le transmit à son fils Nicolas-Charles, dont hérita Jacques-Augustin Sylvestre, l’arrière-petit-fils du premier occupant. En 1806 vivait là encore, avec ses deux fils, une dame Bonnard, fille de ce Jacques-Augustin. Heureuse époque où la sollicitude du gouvernement s’étendait ainsi, jusqu’à la sixième génération, à une famille dont quelque ancêtre, cent quarante ans auparavant, avait eu son heure de renom.

Le père du peintre Olivier Merson possédait en manuscrit les souvenirs d’un artiste qui, au temps de Louis XV et de son successeur, habita les bas étages de la galerie de Henri IV. Quel joyeux phalanstère et quelle bonne camaraderie ! Chacun des logements occupait la largeur d’une fenêtre donnant sur le quai et comportait, sous le plancher de la galerie, un sous-sol et trois étages de chambres que chacun remaniait et disposait à son gré ! Tous ces logements, numérotés de 1 à 26, s’ouvraient sur un couloir unique, aussi long que la galerie elle-même et qui servait aux enfants de cour de récréation. En entrant dans ce couloir par l’extrémité la plus éloignée du pavillon de Flore, on rencontrait l’un des premiers, — au n° 2, — l’habitation du « petit papa Fragonard ». Rond, replet, fringant, toujours alerte, toujours gai, il est le réveil-matin de la colonie ; il trotte de porte en porte, muse des heures entières, boudiné dans une vieille houppelande grise, sans agrafes ni boutons, nouée à la taille par un bout de ficelle ou un chiffon. — Au n° 3, est le sculpteur Mouchy qui y succède à son oncle, le grand Pigalle. — Au n° 7, habite le pastelliste Latour que remplaceront plus tard J.-B. Isabey avec sa femme et ses enfants. — Le sculpteur Pajou est au 9 ; — puis vient le ménage Hubert Robert : c’est Mme Robert, bonne et serviable, qui, moyennant un impôt annuel de 6 livres payé par chacun des locataires, est chargée de la police et de l’entretien des lanternes du long couloir commun. — Après le guichet Saint-Thomas, — aujourd’hui porte Jean-Goujon, — étaient logés les Vernet : Joseph, puis Carle ; c’est là que naquit Horace Vernet ; — plus loin, étaient les Lagrenée, voisins de Greuze, vieilli, « dissimulant sous des calculs infinis de toilette les déboires de l’âge », vivant de privations entre ses deux filles, péronnelles, ni jeunes ni jolies, dont les âcres disputes éveillaient chaque jour les échos de la galerie. — L’un des derniers logements du couloir était occupé par un fourbisseur du roi, nommé Gounod ; il mourut là à quatre-vingt-dix ans ; son fils, François-Louis, peintre et graveur, lui succéda : esprit sombre, fantasque, un peu farouche. Il fut le père de Charles Gounod[3].

Dans la partie touchant au pavillon de Flore, là où fut jadis la Monnaie de Louis XIII, s’est établie, durant un temps, l’Imprimerie royale. Quant à la grande galerie elle-même, qui règne au-dessus de ce casernement d’illustres, ce n’est plus, sous Louis XV, qu’un gigantesque nid à rats ; sous la Régence, on y a remisé les plans en relief des places de guerre ; depuis lors, abandonnée, elle se dégrade ; les fenêtres n’ont plus de vitres ; les chauves-souris nichent sous les fresques dont Nicolas Poussin avait entrepris de couvrir la voûte. L’ancien « passage » d’Henri IV est à ce point dévasté que Hubert Robert s’amuse à le peindre, — à l’état de ruine[4].

Bien que le château des Tuileries fût de la sorte accaparé par des centaines d’envahisseurs, ainsi délivrés des soucis du terme, le roi n’y était pas moins chez lui quand les circonstances l’obligeaient à y venir ; sujétion très rare, d’ailleurs, à laquelle il s’astreignait sans plaisir. La chose advint en 1744, à la fin de la campagne d’Alsace, au cours de laquelle il faillit mourir à Metz. Le peuple de Paris avait éprouvé un désespoir si unanime et si touchant à la pensée de perdre son roi bien-aimé, que celui-ci ne pouvait manquer de lui témoigner quelque reconnaissance. Il fut donc décidé que, avant de rentrer à Versailles, il passerait quelques jours dans sa capitale. Quel désastre pour les habitants des Tuileries ! Quel branle-bas chez les fonctionnaires du garde-meuble contraints à mettre dehors les occupants exaspérés ! Que d’agitation, de plaintes, de récriminations, de bouleversements ! Les expulsés obtinrent de ne point déménager leurs meubles[5], moyennant quoi ils se résignèrent à quitter la place.

Le samedi, 13 novembre de cette année 1744, la reine Marie Leczinska[sic] arriva de Versailles, vers cinq heures du soir, aux Tuileries où elle venait attendre son mari. Elle dîna « dans le cabinet qui est devant sa chambre » ; ce n’étaient pas les vastes splendeurs de Versailles ; ces deux pièces, fort petites, n’avaient qu’une seule croisée[6]. Un peu avant sept heures on annonça que le roi approchait ; la reine accompagnée du dauphin, alors âgé de quinze ans, s’avancèrent jusqu’à la porte de la salle du Trône. Louis XV parut, embrassa la reine et passa aussitôt dans la galerie remplie de courtisans assemblés pour le saluer. Il la parcourut d’un bout à l’autre « pour voir tout ce qui y était et parla à plusieurs personnes[7]. La reine se mit au jeu, ce qui dura jusqu’à neuf heures… Alors le couple royal revint dans l’antichambre où il soupa au grand couvert… ». Terrible corvée. Cette reine, qui préfère à tout l’intimité de ses petits appartements et la conversation de rares amis, est au supplice quand il lui faut manger en public. Le cavagnole, son jeu habituel, auquel elle consacre plusieurs heures chaque jour, n’est certainement qu’un maintien qui lui permet de tenir sa Cour tout en lui épargnant les banalités de la conversation.

Le lendemain, Te Deum à Notre-Dame ; puis le roi se retira « pour travailler ». Vers la fin de l’après-midi, gros événement : comme la reine jouait au cavagnole dans la galerie, son mari s’approcha du jeu, s’assit auprès d’elle et resta là, près d’une demi-heure, jusqu’à la fin de la partie : « C’est ce que l’on n’avait pas encore vu », note le duc de Luynes[8]. Le jour suivant, dimanche 15 novembre, le bruit se répandit, très mystérieusement, d’un incident plus extraordinaire encore. On sut que, au cours de la nuit, les femmes de la reine avaient entendu gratter par deux fois à la porte communiquant de la chambre du roi à la chambre de sa femme. Celle-ci en fut avertie ; mais elle dit « qu’on se trompait et que le bruit était causé par le vent ; ce même bruit ayant recommencé une troisième fois, la reine, après quelque intervalle, ordonna qu’on ouvrît et l’on ne trouva personne ». Pour imaginer l’émoi causé par ce racontage, il faut se rappeler que, depuis plusieurs années, le ménage royal était désuni. Nul à la Cour n’ignorait les noms des maîtresses qui succédaient à Marie Leczinska dans le cœur de Louis XV. Durant sa maladie, à Metz, se croyant près de mourir, il avait dû congédier sa favorite en exercice, la duchesse de Châteauroux ; depuis lors il ne l’avait pas revue et tout le personnel de la Cour attendait anxieusement de savoir si le maître revenait définitivement à la vertu ou, dans le cas contraire, quelle serait la nouvelle idole qu’il conviendrait d’encenser. Son insolite assiduité auprès de la reine, dans la partie de cavagnole, la tentative nocturne contre la porte de la souveraine paraissaient être un timide retour à l’intimité conjugale et chacun restait perplexe au sujet des manœuvres qu’allait commander cette saute de vent. Mais la pauvre reine n’était pas chanceuse ; elle tarda à ouvrir sa porte ; peut-être aussi en avait-elle trop gros sur le cœur et sa fierté se révoltait-elle à pardonner, sur ce simple geste, l’infidèle toujours adoré.

Le 16, il y eut dîner de gala à l’Hôtel de ville ; le 17, Te Deum à Sainte-Geneviève et, de retour aux Tuileries, réception des corps de l’État, cérémonie au cours de laquelle Louis XV dut endurer treize harangues. Le 18, défilé des corporations sous les fenêtres du château, feu d’artifice. Chaque soir de ces cinq journées, Paris avait illuminé. Enfin, le 19, le roi rentrait à Versailles.

Resterait à connaître comment le garde-meuble parvenait à rendre habitable au roi et à sa Cour ce château des Tuileries morcelé en habitations particulières et dont la galerie, — on le sait, — était depuis longtemps mutilée au point de n’être plus montrable. Les documents originaux demeurent muets à ce sujet ; il est probable qu’on improvisait des décorations de fortune et que des tapisseries servaient à dissimuler le délabrement des lambris. C’est ce qui ressort de quelques lignes du duc de Luynes : à l’occasion de ce séjour de Louis XV, en novembre 1744, il note[9] : « Dans la galerie on a tendu une tapisserie ancienne mais fort belle, représentant le mariage de Louis XIV, et dans la pièce du Trône on en a mis une toute neuve et admirable qui est l’histoire d’Esther. »

Moins d’un an plus tard, en septembre 1745, Louis XV reparut aux Tuileries, revenant de sa glorieuse campagne de Flandre. Tout fut réglé comme au précédent séjour. Te Deum, souper à l’Hôtel de ville, cavagnole, violons, harangues, illuminations du château et du jardin. Ces réjouissances devaient être, pour tous ceux qui y prenaient part, de désastreuses épreuves dont on craignait le renouvellement ; pour les locataires du château, d’abord, contraints à déguerpir en vitesse et à chercher dans Paris un refuge provisoire ; pour la Cour et le nombreux personnel que mobilisait son déplacement : un millier de fonctionnaires tout au moins, obligés de quitter leurs habitudes pour s’entasser dans cette incommode demeure des Tuileries dont la réputation était celle « d’un rebutant galetas ». Le duc de Luynes passe sous silence ces désagréments ; mais que de curieuses indications dans ses savoureuses chroniques : ainsi nous apprend-il que, à ce voyage, Louis XV, par raison d’économie, fit, en carrosse, son entrée à Paris, car, en traversant la ville à cheval il aurait imposé à tout le corps municipal, à tous les agents du pouvoir, à tous les magistrats du Parlement, l’obligation de chevaucher à sa suite. Outre qu’un bon nombre de ces gens de robe ou de bureau appréciait peu l’équitation, le premier président évaluait que, pour sa part, il en eût été de 40.000 livres en chevaux, livrées, caparaçons et équipages de cheval ; il en aurait coûté 3 à 4.000 livres à chacun de ces Messieurs des Cours souveraines. Il y avait encore, en 1744, des Chambres du Parlement endettées depuis la dernière entrée de Louis XIV[10].

Aussi, ces visites à la capitale qui dérangeaient tout le monde et plaisaient seulement aux badauds, étaient-elles fort rares. Quand quelque prince éprouvait le désir de visiter Paris, il y mettait de la discrétion afin de n’embarrasser personne : ainsi le dauphin vint, un jour d’août, se promener assez longuement dans le jardin des Tuileries ; il visita le château et reprit le chemin de Versailles[11] ; mais, en certaines circonstances, le traditionnel cérémonial exigeait que, sans l’habiter, la Cour en reprît possession pour quelques heures. L’étiquette interdisait, par exemple, qu’un mort séjournât là où se trouvait le roi ; pour obéir à cet usage, dès qu’une personne de la Cour décédait à Versailles, on transportait son corps hors du château ; si la mort frappait un prince ou une princesse du sang dont on ne pouvait, sans inconvenance, évacuer aussi promptement la dépouille, la famille royale s’éloignait immédiatement et gagnait une autre résidence. L’une des filles de Louis XV, Madame Henriette, décéda, à Versailles, le 10 février 1752, à une heure trois quarts après midi. L’événement était prévu ; les carrosses étaient tout attelés « afin que le roi n’attendît point, quelque part qu’il voulût aller ». On partit pour Trianon où rien n’était préparé et Louis XV, d’ailleurs fort affligé, dîna d’un peu de pain trempé dans du bouillon.

À minuit, le cadavre de Madame Henriette, enveloppé dans un grand drap, et porté sur un matelas par quatre gardes du corps, fut mis dans un carrosse du roi et « placé dans le fond, comme assis » ; personne à côté de lui, seulement deux femmes de chambre sur la banquette du devant. Un premier carrosse, occupé par l’évêque de Meaux et d’autres ecclésiastiques, précédait la voiture funèbre, attelée de huit chevaux ; un autre la suivait, conduisant les dames de la princesse défunte. Un grand nombre de gardes à cheval, de pages et de valets de pied, portant des flambeaux, escortaient les voitures et ce cortège se mit en route vers les Tuileries qu’il atteignit après deux heures de marche.

Le corps fut déposé à visage découvert sur un lit de velours cramoisi relevé de crépines d’or, dans la troisième pièce de l’appartement situé à gauche du grand vestibule, au rez-de-chaussée sur la cour, et qui avait été celui de Louis XIV. C’est là que le samedi 12, M. Loustonneau, chirurgien de Mesdames de France, assisté de plusieurs docteurs, procéda à l’autopsie puis à l’embaumement ; le cœur, placé à part dans une boîte de métal, devait être porté au Val de Grâce.

Le cercueil de plomb où est scellé le corps repose maintenant sur un lit de parade en satin blanc. Des prêtres de la paroisse Saint-Germain-l’Auxerrois le gardent nuit et jour. La chambre ardente est entièrement tapissée de drap blanc ; de chaque côté du catafalque est un autel tendu de velours noir. Durant toute la semaine, tout ce qui compte à la Cour, tous les corps de l’État, les ambassadeurs des puissances étrangères, le Parlement en corps vont cérémonieusement défiler devant cet imposant décor. On y verra les princes et princesses du sang qui, venus de Versailles, s’habilleront dans l’appartement de M. Bontemps, gouverneur des Tuileries, et qui loge également au rez-de-chaussée sur la cour, mais à droite du vestibule central. Ils revêtiront là les grands manteaux de deuil avant de se rendre à la chambre ardente où ils jetteront l’eau bénite. Les pages du roi, les gardes du corps, les hérauts d’armes, les écuyers de la défunte, les mousquetaires gris ou noirs, les chevau-légers et les cent suisses forment la garde d’honneur. Enfin, le 19, à six heures et demie du soir, l’immense cortège auquel s’étaient joints soixante pauvres portant des flambeaux, s’achemina vers Saint-Denis qu’il devait atteindre à onze heures du soir[12].

Changement de ton : voici l’Opéra qui arrive avec ses chanteurs, ses ballerines et ses décors. La vieille salle qu’il occupait depuis quatre-vingt-dix ans au Palais-Royal et qui avait été le théâtre de Molière, est détruite par le feu, le 6 avril 1763, dans la matinée ; les Capucins de la rue Saint-Honoré, les Pères Cordeliers et les Récollets s’employèrent avec héroïsme à combattre l’incendie ; Paris, à cette époque, n’avait d’autres pompiers que les moines ; deux de ces religieux périrent dans les flammes. La troupe de l’Opéra sur le pavé sollicita et obtint du roi la permission de se réfugier au théâtre construit en 1660 par ordre de Louis XIV, aux Tuileries ; il occupait tout le bâtiment élevé par Levau entre les constructions de Catherine de Médicis et le pavillon de Marsan ; on y avait joué pendant le carnaval de 1670, la Psyché de Molière, Pierre Corneille, La Fontaine, Quinault, pour les paroles et de Lulli[sic] pour la musique ; on put constater, en cette circonstance, que la scène de ce théâtre était si vaste que la voix des acteurs s’y perdait et la salle resta sans emploi pendant près d’un demi-siècle. Au temps de la minorité de Louis XV, on y joua quelques féeries pour distraire le jeune roi ; puis, nouveau relâche jusqu’en 1738. C’est alors que l’architecte Servandoni s’empara de ce théâtre abandonné « pour y installer un spectacle dont les merveilleuses décorations, les changements à vue, les illusions d’optique et les prodiges de la mécanique faisaient tous les frais[13] » ; il y reconstitua un panorama de Rome, une forêt enchantée et autres attractions de ce genre dont le succès se perpétua durant une vingtaine d’années et c’est de cette période que le théâtre des Tuileries reçut l’appellation de salle des Machines. Blondel en trace une description très louangeuse et la considère comme le plus beau théâtre du monde : il en vante la décoration « de la plus grande magnificence et d’une richesse poussée jusqu’à la prodigalité[14] » ; le plafond est peint par Noël Coypel d’après les dessins de Lebrun ; les dimensions de la salle et de la scène sont si grandes[15] que, chargés, en 1763, d’y reconstituer l’Opéra tel qu’il était au Palais-Royal, afin que les locataires des loges s’y retrouvassent chez eux, les architectes Soufflot et Gabriel trouvèrent à caser tout le nouvel opéra et ses dépendances dans l’immense espace qu’avait occupé la scène de Servandoni. Les travaux se prolongèrent durant huit mois et les décorateurs ont fait merveille : le théâtre est une copie parfaite du théâtre incendié mais avec beaucoup plus d’élégance et de commodité ; la tonalité générale est vert d’eau rehaussé d’or ; le plafond figure une coupole en mosaïque et s’ouvre à volonté pour renouveler l’air ; on a fermé par des croisées vitrées les baies du rez-de-chaussée de la galerie de Philibert Delorme afin qu’on y puisse flâner à l’abri des intempéries et on y a placé, ainsi que dans le vestibule, des boutiques et un café. À tous ces agréments s’ajoutait celui « d’une communication facile avec le plus beau jardin du monde[16] ».

Le 24 janvier 1764, l’Opéra ressuscité ouvrait ses portes : ce fut une représentation mémorable ; on donnait Castor et Pollux de Rameau et le compositeur, âgé de quatre-vingt-deux ans, assistait à la cérémonie. L’affluence des spectateurs qu’attirait la curiosité de la nouvelle salle, plus que le plaisir d’entendre l’opéra, se montra naturellement mécontente ; Grimm la jugea « maussade[17] » ; le parterre était trop haut, les loges trop avancées, les secondes trop basses ; du paradis on n’entendait rien. Pourtant l’administration s’était mise en frais ; les cinq décors, établis d’après les maquettes de Boucher, furent très applaudis. La recette s’éleva à 5.240 livres ; mais le lendemain elle tombait à 2.000.

C’est sur la scène de cet Opéra que se révéla dans l’art de Terpsichore la ballerine Guimard dont la maigreur de squelette et le charme ensorceleur furent célébrés par les beaux esprits et qui possédait, a-t-on dit, « tous les talents, sauf celui de vivre à moins de 500.000 livres par an », — dont une bonne part, il est vrai, passait en charités ; une jolie estampe du temps représente, pénétrant, gracieusement emmitouflée, dans la mansarde de pauvres gens auxquels elle distribue des vivres et des pièces blanches, la charmante artiste qui fut reine éphémère sur les planches du théâtre des Tuileries. C’est aussi du séjour de l’Académie de musique dans le palais des rois que date une tradition théâtrale encore aujourd’hui et pour longtemps en usage. On sait que, en argot de théâtre, les mots droite, gauche, ne sont pas employés, n’ayant point de sens : la droite de l’auteur est, en effet, la gauche du spectateur et, pour les indications de scène, il importait de parer à cette équivoque. Or, aux Tuileries, le côté droit de la scène était contigu au jardin ; le côté gauche touchait l’une des cours du château ; on adopta donc ces expressions Cour-Jardin, qui dissipent toute ambiguïté et qui sont employées depuis lors sur tous les théâtres de France.

L’Opéra quitta le château en janvier 1770 pour prendre possession de la nouvelle salle reconstruite au Palais-Royal. La Comédie-Française, désireuse à son tour d’être bien logée, abandonna, au printemps de cette même année, son vieux théâtre de la rue des Fossés-Saint-Germain et Thalie vint prendre aux Tuileries la succession d’Eutrope et de Terpsichore. Ce déménagement ne lui fut point favorable : Grimm et Diderot notaient dans leur Correspondance, en juin 1770 : « Les comédiens français ont pris possession de la salle vacante par la translation de l’Opéra au Palais-Royal ; ce changement de quartier ne leur a pas réussi ; on se plaint qu’on ne les entend pas dans cette salle et ils y sont plus mauvais que jamais. Peut-être, leur seul déplacement suffit-il pour faire remarquer une quantité de défauts qu’on n’apercevait plus… Quoi qu’il en soit, ce spectacle tombe et penche vers sa décadence totale. » Pourtant, au cours des douze années que la Comédie va fixer là ses pénates, il y eut deux soirées au moins qui contribuèrent grandement à sa renommée. La première fut celle du 23 janvier 1775 : l’affiche annonçait Le Barbier de Séville ou la précaution inutile ; l’auteur, M. de Beaumarchais, était connu de tout Paris par d’éclatants mémoires judiciaires ; cinq ans auparavant il avait essayé du théâtre et les rédacteurs de la Correspondance, — apparemment juges difficiles, — portaient de lui ce diagnostic : « Sa pièce, Les Deux amis, serait fort belle si elle était moins ennuyeuse, si elle n’était dépourvue de naturel et de vérité, si elle avait le sens commun et si M. de Beaumarchais avait un peu de génie ou de talent ; mais il ne sait pas écrire, il n’entend pas le théâtre, il ordonne son drame à faire pitié ! » La profession de critique est décidément périlleuse… Cette fois, il s’en fallut de peu que Le Barbier de Séville eût le sort des Deux amis ; la pièce, présentée en cinq actes, faillit « tomber à plat » ; réduite à quatre actes et allégée « de beaucoup de mots déplacés ou d’un mauvais ton », elle se releva à la seconde représentation… Elle est encore debout depuis cent soixante ans : malgré tout leur esprit, Grimm et Diderot en seraient bien étonnés.

L’autre soirée marquante dans les annales de la Comédie fut celle du 1er avril 1778 où Voltaire, de séjour à Paris, qu’il n’avait point revu depuis nombre d’années, assista, quasi moribond, à la représentation de « sa chère Irène[18] ». Du quai des Théatins, — aujourd’hui quai Voltaire, — où il demeurait, il se rendit au Carrousel dans un carrosse « couleur azur parsemé d’étoiles d’or » ; aux abords du château, la foule se pressait si dense que la voiture ne put avancer ; une épidémique curiosité de contempler la figure du patriarche de Ferney sévissait sur les Parisiens : ils se battaient pour le porter en triomphe, dussent-ils l’achever. La loge des gentilshommes de la Chambre lui était réservée : Mme Denis et Mme de Villette, « ses deux Antigones », y étaient déjà placées, mais, à son entrée, les clameurs de l’assistance le forcèrent à s’asseoir au premier rang. À peine fut-il placé une voix cria : « la Couronne ! » et aussitôt l’acteur Brizard posa sur la tête de Voltaire une guirlande de laurier. Le philosophe soupira : « Ah ! Dieu ! Vous voulez donc me faire mourir ! » Sur quoi la représentation commença ; ce fut le moment pénible de la journée, car Irène n’est pas une pièce distrayante ; aussi le dénouement fut-il salué d’acclamations prolongées. Le rideau se rouvrit, découvrant le buste de l’auteur, entouré de tous les artistes de la Comédie tenant des palmes que, solennellement, ils vinrent à tour de rôle déposer devant l’effigie du poète. « Ce fameux couronnement ne fut qu’une farce aux yeux des gens sensés », a dit un écrivain jaloux peut-être du triomphe d’un confrère[19], il jugea indécente cette « facétie » ; « une comédienne, une soubrette, ajoute-t-il, s’émancipa jusqu’à flatter et caresser de la main, en plein théâtre, le buste du vieillard… ». Le public se montrait moins scrupuleux et « redoublait d’enthousiasme ».

La sortie fut tumultueuse et Voltaire manqua d’y succomber : les femmes le bousculaient pour arracher des poils de sa fourrure et les conserver comme reliques ; on se jetait sur ses chevaux, « on les baisait », on proposait de les dételer pour traîner à bras le carrosse[20]. Enfin il put rentrer chez lui, tout en larmes, maugréant que, s’il avait prévu pareille bagarre, il n’aurait pas quitté le coin de son feu. Il mourut à deux mois de là ; « l’apothéose avait tué le poète[21] ».

Irène était morte du même coup. Jouée sept fois dans sa nouveauté, la pièce ne fut jamais reprise, ni dans la salle où on l’avait acclamée, ni dans le nouveau théâtre du faubourg Saint-Germain[22] dont la Comédie prit possession le 9 avril 1782.

Vingt mois après qu’elle eût renoncé à l’hospitalité royale, le jardin des Tuileries était, le 1er décembre 1783, magnifique journée d’hiver, ensoleillée et tiède, envahi par la population parisienne avide de contempler l’extraordinaire spectacle annoncé. L’entrée est réservée aux porteurs de cartes qu’on vend 3 livres[23] ; mais dès l’aube les portes sont enfoncées[24] sous la poussée de deux cent mille personnes dont aucune force n’a pu réprimer la tempêtueuse irruption. Ce que l’on veut voir, en effet, c’est le prodige qui se prépare : l’ingénieur Charles a projeté de partir, ce matin-là, pour le ciel au moyen d’un globe aérostatique. Déjà, moins d’un mois auparavant, deux téméraires ont tenté pareille expérience ; mais si les Parisiens ont pu voir ce premier ballon traverser leur ciel depuis Chaillot jusqu’à Montrouge, ils n’ont pas assisté à son ascension, car il s’est élevé dans les lointains du bois de Boulogne, au parc clos du château royal de la Muette.

Aujourd’hui, on verra tout : le gonflement de l’aérostat, son départ ; on contemplera les traits du nouvel Icare, héros de la fantastique aventure et, dans cet espoir, la formidable cohue, incessamment accrue, s’entasse sous les arbres dépouillés du jardin, sur les terrasses, dans la grande allée, sur l’immense perron. À toutes les fenêtres, à tous les balcons et jusque sur les toits du château, moutonnent des têtes anxieuses.

Le ballon est là ; « attaché aux arbres, il se balance doucement, déjà aux trois quarts gonflé[25] » ; les tubes disposés pour y introduire l’hydrogène, les tonnes contenant le gaz mystérieux, les magiciens qui président aux préparatifs, les moindres outils, sont l’objet d’une fébrile curiosité. Tout à coup, le bruit circule que le roi a interdit l’expérience : responsable de tous ses sujets devant Dieu, il ne tolère pas que l’un d’eux se suicide. On dit que l’ingénieur Charles est parti pour l’Hôtel de ville, afin d’implorer des autorités la permission de passer outre à l’ordre royal, trop tardif. S’il n’est pas rapporté, une terrible insurrection éclate, tant est indomptable l’impatience de la foule. Il parvient à convaincre des fonctionnaires qui, n’osant contrevenir à un ordre du roi, consentent à ignorer ce qui se passe et à fermer les yeux. Mais, de cette première déception, la foule reste hostile : elle manifeste en longs murmures son irritation et, ainsi qu’il arrive toujours, des semeurs de fausses nouvelles avivent ses désappointements ; on répand maintenant que l’un des deux frères Robert « qui devait accompagner Charles, renonce à partir, sur les supplications de sa femme en couches » ; puis on colporte que « la machine est dangereuse et qu’on arrêtera les expérimentateurs au moment de s’enlever ».

Cependant, les apprêts se terminaient ; l’immense ballon, auquel était suspendue une légère nacelle d’osier « peinte en bleu et or et ornée de festons relevés par des glands d’or », avait été amené sur le grand bassin du parterre, recouvert pour la circonstance d’une estrade en planches. L’ingénieur Robert monta dans la nacelle ; Charles y prit place près de lui ; il invita gracieusement Montgolfier, avec lequel il se trouvait en rivalité, à couper le fil de soie qui retenait le ballon, marquant ainsi son admiration reconnaissante à l’inventeur « qui avait ouvert la route des airs » et, lentement, le globe s’éleva. Alors, il y eut un moment sublime : deux cent mille hommes, levant les bras au ciel, dans les attitudes de la surprise, de l’admiration, de la joie, de la terreur : « les uns pleuraient d’effroi… d’autres tombaient à genoux, suffoqués d’émoi et d’attendrissement ; tous les spectateurs, identifiés aux aéronautes qui, calmes et tranquilles, saluant de leurs drapeaux, se perdaient parmi les nuages, aux acclamations de leurs concitoyens qui priaient, sanglotaient, tremblaient pour eux… » Le bonhomme Mercier qui trace cet étonnant tableau, ne manque pas d’y joindre ses impressions personnelles. Ce qui le toucha le plus profondément, « ce fut de voir la crainte et la pitié qui remplissaient tous les cœurs et donnaient au plaisir de l’admiration quelque chose de douloureux. J’ai entendu des hommes qui, dans les vives émotions d’une jouissance neuve, se reprochaient d’être les témoins d’une expérience magnifique mais dangereuse, et qui se seraient crus coupables de la mort des aéronautes, si elle était malheureusement arrivée. Il n’y avait plus un méchant dans cette grande assemblée ; tous frémirent pour leurs semblables, tous invoquèrent le dieu de l’espace pour leur retour sur la terre[26] ».

Ces vœux furent exaucés et les aéronautes descendirent à neuf lieues de Paris, aux environs de Nesles. Bien loin de conserver rancune de leur désobéissance, Louis XVI gratifia Charles et Robert d’une pension et donna l’ordre d’élever, au milieu du bassin des Tuileries d’où ils avaient pris leur vol, un monument commémoratif de leur courageuse entreprise. Ce projet ne fut jamais réalisé ; Paris oublia vite les heures de poignant enthousiasme qu’il devait à ces deux héros. Mais la page où Mercier vient de nous le montrer, ce Paris, frémissant de sensibilité, si unanimement attendri à la pensée du péril auquel s’exposent les aéronautes, cette page vaut d’être remarquée. Ce peuple, si bon, si compatissant, si humain, qui suffoque et tombe à genoux en voyant deux de ses concitoyens risquer leur vie, qui s’identifie avec eux et implore le ciel de les lui rendre sains et saufs, est le même qui, dix ans plus tard, assistera sans révolte aux passages quotidiens des charrettes conduisant à la mort les suppliciés de la Terreur et courra en foule à la place de la Révolution pour ne point manquer le sanglant spectacle de l’échafaud. Combien, parmi ceux qui, aujourd’hui, « se reprochent d’être les témoins d’une expérience magnifique mais dangereuse », iront-ils, sans remords ni scrupules, huer, à la sortie de la Conciergerie, les condamnés du Tribunal révolutionnaire ? Qui expliquera une telle mutabilité ? Qui, surtout, en dira les causes et nommera les responsables ? Mercier qui, avant 1789, traça, en douze volumes, le Tableau de Paris, de ses engouements, de ses routines, de son atavique et candide cordialité, se figurait le bien connaître. Il sera l’un de ceux que la Révolution mit en vedette et fera partie de la Convention. L’ouragan passé, quand il se remettra à écrire, ce sera pour peindre Le Nouveau Paris. Chacune des pages de cet ouvrage sera un aveu de son impuissance à comprendre la crise de farouche démence qui aura secoué la ville impressionnable. Le château des Tuileries va subir le contre-coup de cette crise, décisive dans son histoire ; mais avant d’en rappeler les principales péripéties, il faut exposer brièvement les déplorables effets de son long délaissement.

Comme la monarchie, il se délabre ; un rapport adressé à Louis XVI en 1783 en dénonce l’état lamentable : « Les appartements royaux n’existent pour ainsi dire plus ; on les a partagés par des cloisons ; si l’on n’y porte remède, ils ne pourraient offrir à la famille de Sa Majesté un abri même momentané. Chacun de ceux qui les habitent veut s’y procurer toutes ses aises[27]. » De son côté, le grand aumônier avise M. d’Angivilliers, surintendant des bâtiments, que la chapelle est « dans un état dangereux ; le prêtre qui y célébrait la messe, il y a quelques jours, a été près de quitter l’autel, dans la crainte d’un éboulement[28] ». Les anciens locaux de la Comédie sont envahis ; toute une tribu de suisses, de maîtres d’hôtel, d’allumeurs de réverbères, s’est taillé des habitations dans les loges d’acteurs et un certain baron de Belverd est parvenu à s’y créer un appartement confortable[29]. Le grand vestibule d’honneur du château est encombré par une véritable cabane, toute en vitres. L’horloge du fronton est arrêtée ; Lepautre offre d’en fournir à crédit une autre, semblable à celle de l’École militaire et qui coûterait 160.000 livres ; on préfère réparer l’ancienne, — qu’on ne répara point.

La demeure royale grouillait, jusque sous les toits, d’habitants de tous rangs qui se comportaient là comme en pays ennemi. Le vieux Moncrif, ancien lecteur de la reine Marie Leczinska et membre de l’Académie française, s’était emménagé dans les combles, et, bien qu’il fût plus qu’octogénaire, il invitait encore de jolies femmes à venir le visiter, en les prévenant qu’il y aurait un petit souper assez bon et quatre-vingt-cinq marches à monter[30]. Moncrif avait écrit une Histoire des chats qui lui attira mille brocards : un jour, rencontrant, au sortir de son réduit, le pamphlétaire Roy qui l’avait cruellement raillé, le poète des chats le frappa de sa canne. Au lieu de se mettre en défense, Roy qui n’en était plus à s’offusquer de pareil traitement, tendit docilement le dos, disant : « Patte de velours, minet, patte de velours… » Cette facétie, consignée dans les Mémoires du temps, sauvera sans doute de l’oubli le nom de Moncrif.

Mais, imagine-t-on l’incessant va-et-vient de cette population hétérogène où se mêlaient de nobles seigneurs, des vieux officiers, des peintres, des artisans, des retraités, circulant, comme dans la rue, à travers les galeries et les grands salons profanés ? Comment, sans passer par chez le voisin, chacun parvenait-il à gagner le coin qu’il s’était arrogé dans l’entremêlement de ces logements distribués au hasard de la conquête, sans dégagements possibles ? Au prix de quelles dégradations réussit-on à établir le nombre des cuisines particulières nécessaires à tant d’occupants ? Comme au Louvre, sans doute, lui aussi regorgeant d’envahisseurs, on a criblé de trous les délicates architectures de Philibert Delorme, « entresolé des pièces, creusé les murailles de gaines de cheminées ou de cages d’escaliers, taillant, rognant dans la pierre », dans les Olympes des plafonds, dans les fresques des murs, empiétant de tous côtés jusqu’à obstruer les passages, les communications indispensables. Des ménagères revenant du marché gravissent les degrés de Louis XIV ; des linges lessivés sèchent aux fenêtres ; de tenaces effluves de graisse et d’oignon roussis, et d’autres odeurs plus nauséabondes imprègnent ces labyrinthes mal aérés et insalubres.

Aussi, après avoir obtenu, à force de sollicitations, ces logements tant ambitionnés, bien des gens aspiraient à les quitter pour fuir le mal qui s’y gagnait. « Tout le monde se plaint, surtout du froid qui sévit ; on réclame des cheminées : le premier lieutenant de la compagnie qui garde le château ne quitte plus le chevet de sa fille, moribonde depuis qu’il s’est logé aux Tuileries[31]. » — L’abbé Donadieu à qui la duchesse de Brancas a cédé une chambre, voit bientôt le plafond s’effondrer ; le vent s’engouffrer par les fenêtres mal jointes. — Le comte de Polignac écrit à d’Angivilliers : « Je suis sorti des Tuileries, j’y mourais de froid ; les croisées ne tiennent à rien, les vitres tombent par les vents qui soufflent parce que le bois est pourri. Vos ouvriers sont de braves gens, mais la besogne ne va pas[32]. » — La comtesse de La Mark proteste que, malgré tout ce qu’elle a pu faire pour se garantir du froid, tous les hivers elle est malade. — Le premier valet de chambre lui-même se lamente « de n’avoir pas de cheminée à son logement dont les murs sont si humides que la tapisserie s’est pourrie entièrement dans le cours de l’hiver et que les plafonds menacent de s’écrouler[33] ».

En 1788, un surcroît de locataires vint renforcer la population du château : c’était la troupe de comédiens formée par le sieur Léonard Antié, le transcendant coiffeur de la reine ; non satisfait d’affubler ses nobles contemporaines des ridicules créations de son génie, il obtint le privilège de réunir une troupe de bouffons italiens et d’ouvrir, sous le titre de Théâtre de Monsieur un nouveau spectacle dont il remit, semble-t-il, la direction à l’un de ses frères, comme lui attaché à Sa Majesté. Léonard projetait de construire une salle ; mais, pour s’en ménager le temps et les moyens, il sollicita la concession de celle naguère occupée aux Tuileries par la Comédie-Française. On ne refusait rien à Léonard et le Théâtre de Monsieur donna sa première représentation le 29 janvier 1789. On jouait Vincende amoroso dont le livret parut détestable mais dont la musique fut fort applaudie. La durée du privilège de Léonard devait être de trente années ; le pauvre homme, en s’engageant pour un si long temps, décelait sa courte clairvoyance de l’avenir[34].



Notes :
  1. Mémoires du duc de Luynes, VI, 152.
  2. Blondel, Architecture, IV, 77.
  3. Olivier Merson, Les logements d’artistes… Gazette des Beaux-Arts, mars et septembre 1888.
  4. La galerie basse est aujourd’hui occupée par la chalcographie et par différents services du musée. Ne devrait-on pas, sans rien changer aux nobles dispositions de la façade, rappeler, par quelques plaques commémoratives, que là fut logée la légion des grands artistes qui font notre gloire. Nul ne jugerait déplacées des inscriptions mentionnant : — Ici fut l’atelier de Fragonard ; — Ici habitait Chardin ; — Hubert Robert, etc. Ne serait-ce pas une touchante préface à la visite du Louvre de rappeler, à l’endroit même où ils vécurent, les noms de ceux dont les œuvres peuplent les salles du musée ?
  5. « Le séjour du roi aux Tuileries a obligé de reprendre les logements que l’on avait donnés à plusieurs personnes ; mais, comme il ne s’agissait que de quelques jours, on trouva bon que chacun laissât ses meubles. » Mémoires du duc de Luynes, VI, 152.
  6. Luynes, novembre 1744.
  7. Idem, VI, 142.
  8. Mémoires, VI, 152.
  9. Mémoires, VI, 124.
  10. Luynes, VII, 46.
  11. Luynes, VII, 32.
  12. Luynes, XII, 245. Relation de ce qui s’est passé depuis le moment du transport du corps de Madame Henriette aux Tuileries jusqu’au transport à Saint-Denis.
  13. De Lasalle, Les Treize salles de l’Opéra, p. 64.
  14. Blondel, Architecture française, IV, 87 et s.
  15. Longueur 140 pieds (47 m.), largeur 63 pieds (21 m.), hauteur 54 pieds (18 m.).
  16. Mercure de France, cité par Lasalle, 64 et s.
  17. Correspondance, VII, 30.
  18. La première représentation d’Irène avait eu lieu le 16 mars précédent. Ioannidès, La Comédie-Française de 1680 à 1900.
  19. Mercier, Tableau de Paris, VIII, 34.
  20. Jehan Walter, Les Tuileries, 52.
  21. Mercier, Tableau de Paris, VIII, 34.
  22. L’Odéon actuel.
  23. W. de Fonvielle, Aventures aériennes et expériences mémorables des grands aéronautes, p. 43.
  24. Mercier, Tableau de Paris, X, 160.
  25. Fonvielle, loc. cit.
  26. Mercier, Tableau de Paris, X, 160 et s.
  27. Archives nationales, O1 1672.
  28. Archives nationales, O1 1681, 9 janvier 1776.
  29. Idem, 1787.
  30. Correspondance de Grimm, VII, 337.
  31. Cabanès, Mœurs intimes du passé, 55.
  32. Archives nationales, O1 1681.
  33. Dulaure, Hist. de Paris, IV, 49. — Grimm, Correspondance, XVI, 27.
  34. Archives nationales, O1 1681.