Les Tuileries (Lenotre)/9

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IX
LE PETIT HOMME ROUGE

Le Consul se logea au Petit Luxembourg avec ses deux collègues provisoires, les citoyens Sieyès et Roger Ducos, tous deux survivants de la Révolution, tous deux régicides qu’il eût si tôt éclipsés que, un mois plus tard, ils étaient rendus à la vie privée. Car il va vite en besogne : le 14 décembre, la nouvelle Constitution est promulguée : Bonaparte est Premier Consul ; le 7 février 1800, la France consultée, approuve par plus de trois millions de voix contre 1.562 récalcitrants. Cette Constitution érige les Tuileries en siège du gouvernement : c’est une idée de Bonaparte ; dans sa pensée, ce palais, désormais lié à l’Histoire de la France, est, en quelque sorte, l’insigne du pouvoir. D’ailleurs, il se trouvait à l’étroit dans le Luxembourg, et, déjà, perçant l’avenir, « il avait hâte de dormir dans le lit des rois ». Préventivement, il visita le château en compagnie de Bourrienne et en fit entreprendre le nettoyage : dans les appartements, abondaient les emblèmes révolutionnaires ; les bonnets rouges étaient peints sur tous les murs : Bonaparte dit à l’architecte : « Faites disparaître tout cela ; je ne veux pas de pareilles saloperies[1]. »

Trois ans auparavant, il était entré pour la première fois aux Tuileries ; minable, dans sa houppelande élimée, sous son chapeau roussi, il montait alors quotidiennement cet escalier du pavillon de Flore qui le conduisait au cinquième étage où étaient casés les bureaux topographiques du Comité de salut public ; il y était employé ; sans protecteur, soucieux de l’avenir, il sollicitait la faveur d’une mission en Turquie… Il logeait à cette époque à l’hôtel garni du Cadran bleu, rue de la Huchette, à l’angle du Petit-Pont, et déjeunait le matin au café Cuisinier, près du pont Saint-Michel[2]. Aujourd’hui, il entre en maître dans le palais des rois ; il y choisit un appartement : il s’installera dans celui qu’habita Louis XVI ; sa femme aura celui de la reine[3], et c’est le 19 février 1800 qu’il en prend possession. Il a quitté le Luxembourg dans une voiture traînée par six chevaux blancs que lui a donnés l’empereur d’Allemagne, après le traité de Campo-Formio ; le régiment des Guides, musique en tête, le précède ; les conseillers d’État suivent dans des fiacres « dont on a pris soin de recouvrir le numéro avec du papier de la même couleur que le fond de la caisse ». Depuis le guichet du Carrousel jusqu’à la grande porte du château, la garde consulaire forme la haie, comme jadis les gardes du corps sur le passage des souverains. En franchissant la grille, le Consul a pu voir l’inscription qui, depuis huit ans, se lit à l’entrée de la cour : — Le 10 août 1792, la royauté en France est abolie et ne se relèvera jamais. De toutes parts, se pressait « une affluence de spectateurs : on avait loué très cher des fenêtres sur la place du Carrousel, et, de cette foule s’élevait, d’une seule voix, le cri Vive le Premier Consul ! Qui n’eût été enivré par tant d’enthousiasme[4] ? ».

Le lendemain, à son réveil, il se promena dans son nouveau domicile, explora les grands appartements et, dans la galerie, examina les statues que, par son ordre, on y avait placées[5] : « En somme, je suis fort content, dit-il à son secrétaire : la journée d’hier a été très bien. » Et il ajouta : « Ce n’est pas tout d’être aux Tuileries ; il faut y rester. Qui est-ce qui n’a pas habité ce palais ? Des brigands, des conventionnels… » S’approchant d’une fenêtre qui donnait sur le Carrousel : « Tenez, regardez, fit-il à Bourrienne, voilà la maison de votre frère. N’est-ce pas de là que j’ai vu assiéger les Tuileries et enlever le bon Louis XVI ? Mais, soyez tranquille ; qu’ils y viennent[6] ! » Déjà, il parlait du feu roi comme d’un confrère.

Au rez-de-chaussée du château, sa femme, Joséphine, dormait mal dans l’ancienne chambre de Marie-Antoinette. Durant plusieurs jours, elle ne parvint pas à dissimuler ses pénibles impressions : « Je ne serai pas heureuse ici ; j’éprouve de noirs pressentiments », confiait-elle à sa fille Hortense qui occupait « un logement fort petit attenant au cabinet de toilette de sa mère[7] », sans nul doute les deux étroites pièces dont Louis XVI avait fait son atelier et son cabinet de repos. — Joséphine disait aussi : « Il me semble que l’ombre de la reine vient me demander ce que je fais dans sa couche. Il y a, dans ce palais, une odeur de roi qu’on ne peut respirer impunément et j’en suis encore tout agitée[8]. » Sauf Bonaparte, les nouveaux hôtes des Tuileries n’étaient pas exempts de ce malaise. Quelques jours après l’installation, Roederer, en parcourant les salons du château, remarqua : « Ceci est triste, général. — Oui, répondit celui-ci, triste comme la grandeur[9]. »

Il croyait à son étoile : il la voyait, disait-il, dans les profondeurs du firmament. Était-il superstitieux ? Cette faiblesse étonnerait chez un si grand esprit ; pourtant, quelques menus faits inciteraient à penser qu’il gardait de son enfance et de son atavisme corse une certaine croyance aux charmes et aux oracles. Il possédait un talisman, sorte de bézoard[10], que Charlemagne portait toujours sur lui dans les combats et qu’on retira de son col quand, en 1165, Frédéric Barberousse fit ouvrir le tombeau du grand empereur. Le Chapitre et la ville d’Aix-la-Chapelle l’offrirent à Napoléon, en septembre 1804, lors de son voyage dans la France rhénane. Ce précieux talisman, conservé dans la famille impériale, fut, après la Grande Guerre, donné par S. M. l’impératrice Eugénie au trésor de la cathédrale de Reims.

Mais comment démêler, dans cet apparent crédit aux fétiches, la part de la sincérité, celle du désir politique d’imposer l’opinion de son invincibilité, ou, simplement, celle encore de l’obligation de ne point paraître dédaigner un objet vénérable par son antiquité et sa provenance et qui, dans l’esprit des donateurs, égalait Napoléon au fondateur de la monarchie française ? Il faudrait aussi compter avec tout ce que l’imagination populaire, avide de merveilleux, sut ajouter à des réalités déjà fabuleuses par elles-mêmes : depuis que Bonaparte avait pris, en maître, possession des Tuileries où la millénaire royauté était morte, on ne pouvait croire que le téméraire ait pu atteindre un si invraisemblable apogée sans l’aide de quelque serviable magicien. On se remémorait les vieilles traditions, toujours vivaces, des sortilèges de Catherine de Médicis, qui avaient peuplé le château de démons familiers et d’esprits tutélaires et c’est ainsi que prit cours la légende du Petit homme rouge, à la protection duquel Bonaparte aurait dû son extraordinaire fortune.

Depuis le temps de la reine italienne, au dire des bonnes gens dont, sur ce point, la crédulité n’a point de bornes, chaque fois qu’un malheur menaçait la famille royale, le Petit homme rouge sortait de sa cache mystérieuse pour parcourir les galeries et les salons des Tuileries. Son air grave semblait pronostiquer un désastre. Il s’était attaché à Bonaparte et lui était apparu, pour la première fois, en Égypte, où il lui avait prédit le trône impérial. À la veille de la bataille des Pyramides, Bonaparte aurait même conclu avec lui « un pacte pour dix ans[11] » et, fidèle à ce traité, le Petit homme rouge ne cessa de lui prodiguer ses conseils, ses encouragements et de présider à son étonnante ascension. À peine le Consul était-il entré aux Tuileries, qu’une lettre fut déposée sur la cheminée de son cabinet « sans que personne de l’entourage du général ait pu savoir par qui ». Elle contenait trois mots : Tu seras roi, et c’était signé : l’Homme rouge.

Il est bien surprenant de rencontrer dans ce palais, où s’est jouée la grande Histoire, l’un de ces êtres fantastiques dont l’existence imaginaire était, il y a quelque cinquante ans et demeure encore, sans doute un persistant article de foi chez les paysans de la plupart des contrées d’Europe. Le Petit homme rouge des Tuileries n’est autre, en effet, que le troll ou l’elfe des Scandinaves, le korrigan des Bretons, le farfadet du Berry, le sotois ou le nuton des Wallons, le djinn des Musulmans, le gobelin des Parisiens, le sotret des campagnes lorraines. Ce dernier a été particulièrement étudié, et, dès le XVIIIe siècle, le savant Dom Calmet, dans son Traité sur les apparitions des esprits, publié en 1766, lui consacrait une grave dissertation. Le sotret apparaît à certains jours et fréquente de préférence les écuries et les étables. Parfois, il reste invisible et ne manifeste sa présence que par les services qu’il rend, ou les mystifications auxquelles il s’amuse. Mais, le plus souvent, il prend la forme d’un tout petit homme, de taille si menue « qu’il arrive à passer par le trou d’une serrure ». Barbe ébouriffée, mine éveillée, allure pétulante, un bonnet rouge en tête, un habit de même couleur moulant son corps minuscule, tel est le signalement du lutin français.

Le sotret n’est pas méchant, au contraire ; la maison qu’il favorise de sa visite l’accueille avec satisfaction ; il prend soin des chevaux, les panse, tresse soigneusement leur queue et leur crinière ; il aide la ménagère, berce les enfants, les lave, les peigne ; il prépare et chauffe le four. Il n’est, en Lorraine, pas un village, pas un hameau, pas une ferme qui n’ait eu ses sotrets : à deux lieues de Raon-l’Étape, le Petit homme rouge était apparu si souvent que l’endroit en a gardé le nom de Rouge vêtu. En Alsace, à Colmar, à Strasbourg et dans nombre de villages, certaines auberges portent pour enseigne Au Petit homme rouge ; c’est donc que la renommée bienfaisante du gnome légendaire n’est pas abolie. Dom Calmet écrivait : « On a trop de preuves de la réalité des sotrets, par les discours qu’ils ont tenus et par les actions qu’ils ont faites en présence de plusieurs personnes sages et éclairées, pour douter que, parmi le grand nombre d’histoires qu’on en raconte, il n’y en ait au moins quelques-unes de vraies. » Telle était l’opinion d’un consciencieux et sévère historien au temps de Voltaire. Aujourd’hui, dans les pays scandinaves, la croyance à ces lutins familiers subsiste ; la romancière suédoise Selma Lagerlöf est l’auteur d’un livre célèbre dont le personnage principal est l’un de ces elfes ; elle donne de lui une description minutieuse et, sauf le costume, — qui est noir, — l’être étrange qu’elle dépeint est absolument semblable, comme taille, comme vivacité, comme malice, à notre farfadet national.

Comment la crédulité populaire a-t-elle introduit ce mythique personnage au château des Tuileries, où il risquait d’être moins festoyé que chez ces paysans ingénus de la Lorraine ? À la suite de quel événement cette légende a-t-elle pris naissance ? Ne serait-ce point pour que la demeure de nos souverains n’eût rien à envier au château royal de Berlin qui, lui, comme chacun sait, a sa Dame blanche ? Bien que la fable du Petit homme rouge ait enfanté une opulente bibliographie, ces questions n’ont point reçu de solutions plausibles. En revanche, sur ses exploits, les chroniqueurs sont prolixes. Napoléon l’avait revu, à Strasbourg, en 1805, au cours de cette campagne fameuse qui devait se terminer par la victoire d’Austerlitz. À les en croire, à Vienne, en 1809, avant Wagram, l’empereur aurait renouvelé, mais pour cinq ans seulement, le pacte conclu en 1798 avec son énigmatique mentor[12]. Celui-ci se manifesta encore au début de la marche sur Moscou. Une légende allemande se mêle ici à celle de l’homme rouge : l’intervention de la reine Holle, personne âgée mais toujours parfaitement belle, fort intime avec l’empereur Frédéric Barberousse qui, nul ne l’ignore de l’autre côté du Rhin, vit « depuis des siècles innombrables » dans les ruines du vieux bourg de Kiffhauser, en Saxe prussienne. La reine Holle apparut à l’un des maréchaux de Napoléon, « l’adjurant de conseiller à l’empereur, s’il tenait à sa gloire, de sortir d’Allemagne et de rentrer chez lui ; s’il n’écoutait pas ces avertissements, il périrait dans la pauvreté et le désespoir ». Et voilà expliqués les grands désastres qui suivirent.

Le Petit homme rouge se montra une dernière fois en juin 1815, dans les jours qui précédaient la bataille de Waterloo. Sa mine, ordinairement enjouée, était, paraît-il, en cette circonstance, « singulièrement grave et pensive » ; attitude pleinement justifiée, d’ailleurs, par les événements. La mission du sotret impérial se terminait là ; on ne le revit plus. Béranger, il est vrai, le ressuscita dans l’une de ses chansons politiques de la Restauration. D’après une note, ajoutée à ce petit poème où était présagée la chute de Charles X, ces couplets s’inspiraient « d’une ancienne tradition populaire, supposant l’existence d’un Petit homme rouge qui apparaissait dans les Tuileries[13] ». Le portrait du lutin, tracé par le chansonnier, n’est pas des plus flatteurs :


 Vous figurez-vous
Ce diable habillé d’écarlate,
 Bossu, louche et roux ?
Un serpent lui sert de cravate ;

 Il a le nez crochu,
 Il a le pied fourchu.
Sa voix rauque en chantant présage
Au château grand remue-ménage…

 Depuis la Terreur
Plus n’y pensais lorsque sa vue
 Du bon empereur
M’annonça la chute imprévue…


Qu’est devenu le Petit homme rouge ? Doué de l’immortalité, apanage de ses confrères, erre-t-il encore, réduit au chômage, à l’endroit où furent les Tuileries ? Est-il défunt ? À Strasbourg, on le croit : on dit même qu’il est enseveli « sous la tour de la cathédrale, dans les souterrains des fondations, remplis d’une eau profonde[14] ».



Notes :
  1. Bourrienne, Mémoires. Éd. Lacroix, II, 168 et 218.
  2. Albert Schuermans, Itinéraire général de Napoléon 1er. Juillet et août 1795.
  3. Archives nationales, F13 279. Le dossier contient les documents concernant l’installation des Consuls aux Tuileries. An VIII, ch. IX.
  4. Bourrienne, Mémoires, II, 215.
  5. La galerie ne fut réparée qu’en 1806. Henry Clouzot, Des Tuileries à Saint-Cloud, 138.
  6. Bourrienne, II, 222.
  7. Mémoires de la reine Hortense, publiés par le prince Napoléon avec notes de Jean Hanoteau, I, 69 et 73.
  8. Mémoires de la vicomtesse de Fars-Fausselandry.
  9. Mémoires du comte Roederer, III, 377.
  10. Ce talisman aurait consisté en un fragment de la Vraie Croix contenu dans un saphir. En 1844, le futur Napoléon III, réfugié en Angleterre, offrait ce précieux fétiche au prince Demidoff pour 150.000 francs. La Société française sous Napoléon III, par André Bellessort, p. 83.
  11. Journal des arts, des sciences et de la littérature. Avril 1814. V. Intermédiaire des chercheurs et curieux, LIX, 625.
  12. Dans la collection de Vinck, au Cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale, est une caricature représentant le Petit homme rouge berçant son fils (Napoléon). Tome IV, n° 7815.
  13. Chansons de Béranger. Éditions Garnier, II, 173, Le Petit homme rouge.
  14. Je serais bien embarrassé pour indiquer une référence à cette assertion. Je l’emprunte à des feuillets qui m’ont été envoyés d’Alsace, feuillets détachés d’une publication dont j’ignore le titre, mais qui est manifestement consacrée à une très curieuse étude sur les nains, génies familiers et les traditions populaires alsaciennes. Je remercie ici le correspondant, aussi aimable qu’anonyme, qui a bien voulu me communiquer ces intéressants extraits. J’ai largement emprunté également à la remarquable chronique de M. Ch. Sadoul sur Le Sotret et les superstitions lorraines, extraite de la revue le Pays lorrain.