Les Universités suédoises/02

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LES
UNIVERSITÉS SUÉDOISES.

À M. DE SALVANDY,
ministre de l’instruction publique.


ii. — upsal.

La route qui va de Stockholm à Upsal passe par une forêt de sapins mystérieuse et imposante, qui semble avoir été plantée auprès de la vieille école de Suède, pour protéger le sanctuaire des muses. À l’extrémité de la forêt, on aperçoit le château, jadis résidence des rois, aujourd’hui habité par le gouverneur de la province. Le château est bâti au-dessus d’une colline. La ville est au bas, dans une large plaine ouverte comme le champ de la science. Elle est construite en bois, comme la plupart des villes de Suède, alignée au cordeau et traversée par une rivière dont le nom se trouve dans tous les discours académiques et toutes les idylles ou élégies des poètes de l’Upland. Les maisons de cette ville ne sont pas anciennes. L’incendie les a détruites l’une après l’autre plus d’une fois, et le bourgeois les a reconstruites sur un nouveau modèle. Mais à une demi-lieue d’ici, on trouve encore les restes d’un lieu célèbre dans les annales du Nord. C’est le vieil Upsal. Odin y habita, dit-on ; il y fit élever un palais et le donna à Freyr. C’était là que se tenaient les assemblées populaires, les séances de l’Althing, véritables comices démocratiques, où le peuple soutenait vaillamment ses droits. Dans ces séances, le roi s’asseyait avec quelques-uns de ses principaux compagnons sur un banc élevé. À côté de lui, sur un autre banc, étaient les jarl et le logmann (l’homme de la loi). La foule se groupait autour d’eux. Le roi parlait le premier. Les hommes qui l’environnaient pouvaient parler après lui, et le peuple témoignait son approbation en criant et en frappant des mains.

Freyr habita, comme Odin, dans le vieil Upsal et y fit ériger un temple. C’était un édifice de cent vingt pieds de longueur sur cent vingt de largeur. Il était entouré d’une muraille épaisse, construite en forme de croix, et l’on y entrait par vingt-quatre portes[1]. Au dehors et au dedans, les murailles étaient dorées ; et dans l’enceinte du temple, on apercevait l’image des trois grands dieux : Thor, Odin, Freyr. Thor était assis au milieu, sur un large coussin, tenant à la main une longue épée. À côté de lui, on avait représenté sept étoiles. À droite était Odin, le dieu de la guerre ; à gauche, le dieu de l’amour et des mariages. On conserve encore aujourd’hui à la bibliothèque d’Upsal une statue mutilée de Thor. Elle ressemble à ces images informes que les premiers missionnaires chrétiens trouvèrent chez les sauvages de l’Amérique.

Le peuple offrait à ces terribles divinités des sacrifices de sang. Ordinairement c’étaient des boeufs, des brebis, des chevaux ; mais dans les circonstances graves, dans les temps de guerre ou de calamité publique, on immolait des hommes, d’abord les prisonniers, puis les hommes libres, et si le dieu cruel ne s’attendrissait pas, on lui offrait le sang des rois. Dans une année de disette, le roi Heidruk tua religieusement son beau-père et son beau-frère. Quand un de ces malheureux était choisi pour victime, le prêtre lui promettait les joies éternelles du Valhalla ; puis il lui disait : Je te voue à Odin, et le pauvre Scandinave marchait à la mort sans crainte et rendait grace à ses bourreaux.

Le peuple cherchait dans ces holocaustes un présage pour l’avenir. Si la fumée du sacrifice s’élevait tout droit vers le ciel, c’était un signe de succès. Si, au contraire, elle restait comme un nuage suspendu sur la terre, c’était un pronostic de malheurs. Les prêtres exerçaient dans ces occasions une autorité souveraine. Leur parole était écoutée comme un oracle, et leur sentence pouvait faire tomber au pied de l’autel la tête des rois.

Près du temple était la colline où l’on enterrait les guerriers avec leurs armures. Mais les grands de la nation et les riches se faisaient construire des tombeaux particuliers, où l’on ensevelissait avec eux tout ce qu’ils avaient de plus précieux. Niordsson, un des rois d’Upsal, éleva une colline plus haute que toutes celles qui avaient servi à la sépulture de ses prédécesseurs. Il y fit percer trois fenêtres, et quand il mourut, on ferma l’une de ces fenêtres avec de l’or, la suivante avec de l’argent, la troisième avec du cuivre. C’est dans ces collines sépulcrales dispersées à travers l’Upland, la Scanie, le Seeland, le Jutland et le Holstein, que l’on a trouvé tous les instrumens de guerre, les bracelets de cuivre, et les colliers qui ont enrichi les musées de Kiel, de Lund, de Stockholm, et celui de Copenhague, le plus beau de tous.

En 1075, le temple d’Upsal fut détruit par un incendie. Il n’en resta que les murs. S’il n’avait eu à subir que les ravages du feu, on eût pu le voir reparaître encore avec sa vaste enceinte, ses murailles dorées et ses statues de dieux. Mais c’en était fait des croyances païennes. Les missionnaires anglais avaient apporté en Suède le dogme du christianisme, et le peuple l’avait adopté. La pierre des sacrifices fut abolie, et le dieu du Valhalla fut chassé de son temple. Aujourd’hui, quand on cherche la vieille ville de Freyr, on aperçoit les trois collines où l’on dit que les dieux scandinaves ont été enterrés, quelques tertres de gazon moins élevés et rangés, à la suite des tombes divines, comme des soldats à la suite de leurs généraux ; puis, en face, un cimetière et une église de village. L’humble paysan de l’Upland vient s’y prosterner le dimanche, et à la place où l’on immolait jadis les victimes humaines, le prêtre prêche la loi de charité et de pardon.

Le chapitre d’Upsal avait d’abord fait de cette église sa métropole ; mais elle fut brûlée encore, et comme le catholicisme avait grandi, on résolut de bâtir une cathédrale digne du premier diocèse de la Suède. C’était au xiiie siècle, dans ce temps où la foi enfantait des miracles, où les colonnes de pierre, les chapiteaux à fleurs, les tours ciselées s’élançaient dans les airs, comme pour porter au ciel les vœux d’un peuple. Tout le pays se dévoua à l’entreprise sainte qui lui était proposée, et les papes qui, du milieu de Rome, veillaient aux intérêts de la chrétienté, les papes vinrent au secours du clergé suédois. Boniface VIII et Clément V accordèrent des indulgences à tous ceux qui contribueraient à ériger l’église d’Upsal. Les grands apportèrent leurs offrandes, et le peuple promit de se mettre à l’œuvre. Il ne manquait plus qu’un architecte. On choisit un Français. C’est un Français, Étienne de Bommeil, qui a bâti la cathédrale d’Upsal. On le fit venir de Paris en 1287, et il amena avec lui dix compagnons et dix maîtres (tex compaignons et tex bachelers). Dans ce temps-là, les architectes les plus renommés n’avaient pas encore appris, avec l’art de construire des édifices, l’art de s’enrichir. Le pauvre Bommeil, appelé en Suède par un clergé métropolitain, n’avait pas assez d’argent pour faire son voyage et emmener ses compagnons. Deux étudians suédois, qui se trouvaient alors à Paris, lui prêtèrent quarante livres, qu’il s’engagea à leur rendre sur sa foi de Bommeil, taillieur de pierres, maistre de faire l’église de Upsal, en Suèce.

L’église fut commencée à la fin du xiiie siècle, et consacrée en 1435, en présence des princes, des comtes, des évêques. J’y ai cherché vainement quelque trace d’Étienne de Bommeil. Notre compatriote a été plus modeste qu’Ervin de Steinbach, Adam Krast, Pierre Vischer. Il a édifié l’œuvre qui lui était confiée, et n’y a pas placé sa statue et n’y a pas inscrit son nom.

Le style de la cathédrale d’Upsal est remarquable par son élégance et sa simplicité. C’est le vrai style gothique dans sa noblesse et sa majesté primitive, l’ogive toute nue, le faisceau de colonnettes s’élançant librement jusqu’à la voûte. Point de figures emblématiques sur les chapiteaux, point de rosaces aux fenêtres ; partout la ligne pure, correcte, sans entrelacemens et sans arabesques. La voûte du milieu est large et élevée, et les arceaux qui la soutiennent sont dessinés avec une grace parfaite. Les nefs latérales renferment les tombeaux des rois et celui de sainte Brigitte, qui appartenait à l’une des plus anciennes familles de Suède[2]. Dès le xiiie siècle, les rois de Suède se faisaient couronner à Upsal[3]. Ils revenaient ensuite avec le linceul de la mort dans le temple où ils étaient apparus avec le manteau de la royauté. Ils se couchaient dans leur lit de pierre au pied de l’autel, où ils s’étaient levés le diadème sur la tête. Le catholicisme a été la religion d’humilité par excellence. Il élevait l’homme sur le pavois, mais il lui montrait le tombeau ; il donnait la gloire, mais il la faisait expier. Plusieurs de ces tombeaux sont des monumens d’art curieux. Le roi est là, taillé sur le marbre, le glaive au côté, le globe à la main, comme s’il voulait retenir encore le monde qui lui échappe. Près de lui est sa femme, revêtue de ses habits de reine, toute droite et les mains jointes, comme si elle s’était endormie en priant.

La chapelle qui renferme le tombeau de Gustave Wasa est ornée de peintures à fresque, représentant les principales actions de ce héros favori des Suédois. C’est un roman de roi qui a dû étonner jadis ceux qui l’entendaient raconter. Depuis ce temps, nous en avons eu de plus étranges. Autour de ces tombes de souverains, on aperçoit celles des grands seigneurs qui les ont servis pendant leur vie, et à qui l’étiquette ordonnait peut-être de les suivre après leur mort. Pauvres malheureux courtisans que la mort n’a pas même pu affranchir de leur servitude, et qui sont venus prendre dans cette église la place secondaire qu’ils occupaient dans le palais ! Là sont aussi les reliques d’un des anciens rois de la Suède, saint Éric. On les invoquait jadis dans les temps de peste et de contagion. On les portait un jour de bataille en tête des armées, et on croyait qu’elles devaient effrayer l’ennemi ; on les portait au printemps à travers les champs de blé, et on croyait qu’elles devaient protéger la moisson. Le nom d’Éric les a préservées du vandalisme des iconoclastes ; le sentiment de respect pour la royauté a vécu parmi les Suédois plus long-temps que le sentiment du catholicisme : ils ont détruit les images qui ornaient leurs églises, et les reliques de leurs saints, mais ils ont conservé celles de leur roi.

Plusieurs faits importans se rattachent encore à l’histoire d’Upsal. C’est là que les rois ont souvent appelé la diète du royaume et convoqué des conciles. C’est là qu’en 1593, une assemblée de vingt-deux théologiens et de trois cent six prêtres, présidée par quatre évêques, proclama solennellement la confession d’Augsbourg. La réforme était faite depuis long-temps parmi le peuple, mais elle attendait encore cette sanction.

Il y avait aussi à Upsal, dès le xiiie siècle, une école latine. Le chapitre métropolitain des autres diocèses y envoyait les jeunes gens qui s’étaient distingués dans leurs premières études, et plusieurs maîtres renommés en Allemagne vinrent tour à tour y enseigner la science du moyen-âge. Mais cette science était encore singulièrement restreinte : on apprenait aux élèves le plain-chant, l’office religieux, et quelques principes de théologie. Les vrais savans suédois de ce temps-là étaient ceux qui avaient puisé à une autre source, ceux qui avaient été inscrits parmi les scholares de notre université de France, ceux qu’on appelait les clercs de Paris. L’une des quatre nations de l’université, la nation anglicana, était divisée en trois parties.

Dans la première étaient compris les étudians d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande ; dans la seconde, les Hollandais et les Westphaliens ; dans la troisième, les hommes de la haute Allemagne, et les Danois, Suédois, Norvégiens.

En 1285, un riche Suédois, André And, acheta, dans la rue Serpente, à Paris, une maison pour ses compatriotes. Plusieurs personnes la dotèrent, et l’archevêque d’Upsal lui accorda une partie de la dîme des pauvres. Les élèves étaient là, au nombre de douze, soumis aux mêmes institutions, astreints au même régime. En 1291, un autre archevêque leur donna un règlement qui leur prescrit les mesures de discipline auxquelles ils doivent se conformer et les pratiques religieuses qu’ils doivent suivre. Ce règlement commence ainsi : « Considérant que l’université de Paris est semblable à un champ fertile où l’on recueille les épis de la science, que cette université a produit un grand nombre d’hommes de vertu et de savoir, dont les qualités heureuses se répandent sur les autres, que par là l’homme grossier a été ennobli, l’homme au cœur humble glorifié, frère Jean, par la miséricorde de Dieu, élu de l’église d’Upsal, déclare, etc. »

Mais le XVe siècle était venu, apportant avec lui le flambeau d’une époque nouvelle. La science s’était mise en marche avec l’imprimerie, et les études dont on s’était contenté jusqu’alors, parurent insuffisantes. L’Allemagne avait fondé plusieurs universités. Le Nord voulut suivre son exemple. Sten Sture, régent de la Suède, fonda l’université d’Upsal, en 1477. Les commencemens de cette institution ne furent pas heureux. Des troubles politiques, des guerres avec la Russie et le Danemark, absorbèrent l’attention des grands et l’attention du peuple. Les pauvres muses se retirèrent en silence derrière leur portique, l’école naissante fut oubliée. Quand Gustave Wasa, qui y avait passé cinq ans, monta sur le trône, il la prit sous son patronage ; mais tout ce qu’il avait tenté de faire pour elle, fut paralysé ou anéanti par un de ses successeurs, Jean III. Ce roi avait épousé une princesse catholique de Pologne, Catherine Jagellon. Il voulut opérer en Suède la même réaction que la reine Marie essaya d’opérer en Angleterre. Il proscrivit le dogme luthérien, et fonda à Stockholm, avec les dotations d’Upsal, un gymnase qui fut placé sous la direction des jésuites.

Le beau temps de l’université d’Upsal commence à Gustave-Adolphe. Ce fut lui qui la releva de l’état d’abandon où elle était plongée ; ce fut lui qui l’enrichit. Il l’avait adoptée comme sa fille ; il lui donna tous ses livres et tous ses biens, tout le patrimoine des Wasa, c’est-à-dire trois cents pièces de terre et plusieurs prébendes. Dès cette époque de régénération, elle a prospéré, elle a grandi, elle est devenue l’une des écoles les plus célèbres et les plus imposantes de l’Europe. C’est là qu’a vécu Rudbeck, l’auteur de l’Atlantica, Verelius le philologue, Ihre, qui a écrit le glossaire Sveo-gothicum, Celsius, qui accompagna Maupertuis au cap Nord, Thunberg le botaniste, Linnée, et Bergmann, le prédécesseur de Berzélius. Dans la salle du consistoire, on conserve religieusement les portraits de tous les hommes célèbres et de tous les bienfaiteurs de l’université, et dans les allées de saules du cimetière d’Upsal, on rencontre à chaque pas une tombe mémorable ou un nom cher à la science. Aujourd’hui encore, il existe à cette université une réunion d’hommes qui suffirait pour l’illustrer, si elle ne l’était depuis long-temps. Là est Geiier, historien et poète[4] ; Atterbom, professeur de littérature, l’un des chefs de la révolution littéraire qui s’est opérée en Suède ; Svanneberg, qui a déterminé l’arc du méridien en Laponie ; Schrœder, qui a publié plusieurs dissertations savantes sur l’archéologie suédoise et les antiquités du Nord. Le vice-chancelier de l’université, l’archevêque Wallin, est lui-même un écrivain fort remarquable, un poète distingué.

Il y a ici vingt-six professeurs ordinaires, douze professeurs adjoints, vingt-cinq privat-docent. L’université est riche. Elle paie elle-même toutes ses dépenses. Ses revenus se composent du produit des terres qui lui ont été léguées par Gustave-Adolphe, et de l’intérêt de ses capitaux ; ils s’élèvent chaque année à 75,000 rixdaler-banco (150,000 francs). Ses biens sont administrés par un intendant sous la surveillance de deux professeurs, qui changent tous les ans. Chaque professeur ordinaire reçoit 200 rixdaler et deux cent vingt-cinq tonnes de grain, ce qui équivaut à peu près à un traitement de 3,500 francs. Les professeurs adjoints ne reçoivent que soixante-cinq tonnes de grain. Les privat-docent n’ont que le produit de leurs leçons.

En outre de ces revenus, il faut compter plusieurs legs institués pour des chaires particulières, par exemple pour une chaire de théologie, pour une chaire d’économie politique, etc. Enfin un grand nombre de stipendes sont distribués entre les étudians. Les stipendes du roi et de l’état s’élèvent annuellement à la somme de 6,300 francs, les stipendes des particuliers à 34,242. Plusieurs fois ces stipendes ont été accordés à des jeunes gens ayant fini leurs études, pour entreprendre au dehors de la Suède des voyages scientifiques.

On compte à Upsal environ huit cent cinquante étudians, tous Suédois. L’élève qui désire être admis à l’université, passe un examen devant la faculté de philosophie et cinq professeurs adjoints. On l’interroge sur les principes élémentaires de la théologie, sur l’histoire, l’histoire naturelle, la géographie, la logique, les mathématiques, l’hébreu, le grec, le latin, le français, l’allemand. S’il est reçu, il prête serment de fidélité au roi et à la famille royale, et le recteur l’inscrit dans les registres de l’académie, sinon il lui est permis de rester provisoirement à l’université, mais sous la garantie d’un étudiant déjà immatriculé. Il peut assister aux cours, mais il ne jouit d’aucun des priviléges attribués à l’université.

Les principaux priviléges des étudians sont d’être exempts de la milice, exempts d’impôts, et de ne reconnaître que la juridiction universitaire à six milles autour d’Upsal.

J’ai retrouvé ici la même organisation académique, les mêmes règles de discipline que j’avais observées à Lund. Les étudians d’Upsal sont, comme ceux de Lund, divisés en nations ; mais les nations ici sont plus nombreuses et plus riches. Elles ont amassé des capitaux, elles ont acheté des propriétés. Dans une des parties de la ville qu’on appelle le quartier latin, on m’a montré une grande et élégante maison avec une cour, un enclos, un jardin. Elle appartient à la nation de Dalécarlie. Là est une salle de gymnastique, une salle de conférences, une bibliothèque choisie ; là sont réunis les portraits des hommes de la nation qui se sont distingués par leurs travaux ; là les élèves reçoivent leurs journaux, et viennent, à certains jours de la semaine, discuter, lire, ou faire de la musique.

L’université leur offre tous les moyens d’instruction que l’on ne trouve ordinairement que dans les grandes villes. Il y a ici un cabinet de monnaies et de médailles fort curieux, un musée d’histoire naturelle, un vaste jardin botanique, un observatoire, et une bibliothèque qui renferme 100,000 volumes[5] et près de 6,000 manuscrits. Cette bibliothèque a 6,000 fr. de rente. Tous les éditeurs de journaux de la Suède sont obligés de lui envoyer un exemplaire de la feuille qu’ils publient, et tous les imprimeurs un exemplaire de leurs livres. Elle était trop à l’étroit dans l’ancien bâtiment où elle avait d’abord été placée ; le roi vient de lui faire construire un vaste et superbe édifice où elle pourra désormais se déployer tout à son aise. Peu de villes ont une bibliothèque aussi importante, et cependant elle n’est pas ancienne. Elle fut fondée par Gustave-Adolphe et enrichie par les couvens et les dons des particuliers. La guerre de trente ans lui a donné plusieurs livres d’un grand prix. Les officiers suédois qui s’en allèrent en Allemagne défendre la réformation étaient, à ce qu’il paraît, très bons bibliographes et très dévoués à leur pays. Quand ils trouvaient un ouvrage rare, ils s’en emparaient par le droit de l’épée et le rapportaient en Suède. C’est de là que proviennent quelques-uns des trésors littéraires de la bibliothèque de Stockholm. C’est de là que provient la bible de Luther, annotée à chaque page de sa main même, édition rare, exemplaire consacré par le souvenir de celui qui l’a possédé, trésor envié de toute l’Allemagne. C’est de là que provient aussi une magnifique bible du xiiie siècle, le plus beau et le plus grand de tous les manuscrits européens[6].

Mais il est un homme qui a plus fait pour la bibliothèque d’Upsal que tous les officiers et les bibliomanes de la guerre de trente ans. Son nom doit être inscrit en caractères ineffaçables dans les annales de l’université, et tous les amis de la science doivent le prononcer avec vénération ; c’est le comte Gabriel de La Gardie. C’est lui qui a donné à l’université sa riche collection de livres rares, de manuscrits islandais. Il lui a donné l’Edda de Snorri Sturleson et le Codex argenteus. Pendant plusieurs siècles, le Codex argenteus resta oublié dans une bibliothèque de moines. À l’époque de la guerre de trente ans, il fut transporté à Prague et tomba entre les mains du feld-maréchal Kœnigsmark, qui le donna à la reine Christine. La reine, qui aurait probablement mieux aimé un livre latin, le donna à son bibliothécaire Isaac Vossius. Vossius l’emporta en Hollande, et en 1662 Puffendorf l’acheta au nom du comte de La Gardie pour une somme de 400 rix. b. (800 fr.). Le comte le fit revêtir d’une magnifique reliure en argent et le donna en 1669 à l’université.

Ce manuscrit renferme, comme on sait, les quatre Évangiles traduits par Ulphilas en langue meso-gothique. C’est un in-4o en parchemin violet. Le texte est écrit en lettres capitales d’argent, et les citations de l’Ancien Testament en lettres d’or. Les caractères ont été en partie effacés par le temps ; on ne les distingue qu’en tournant le livre au jour. Une colonnade à plein cintre orne le bas de chaque page. L’ouvrage est incomplet ; il commence au chapitre v de saint Mathieu, et finit à saint Jean, chapitre xix. Mais c’est le monument le plus ancien et le plus considérable qui nous reste de la langue meso-gothique[7]. La traduction fut faite au ive siècle, et ce manuscrit date du vie. J’ai vu, à Paris, un bibliographe se découvrir la tête et s’incliner respectueusement devant le Code théodosien, à la vente de la bibliothèque de Rosny ; si jamais ce bibliomane est venu à Upsal, il a dû se mettre à genoux, les mains jointes, devant le Codex argenteus.


X. Marmier.
Copenhague, 10 août 1837.
  1. Perinkskiold, Monumenta Uplandice.
  2. Son excellence M. le général comte de Brahe, qui dirige avec une rare habileté l’administration militaire en Suède, est aujourd’hui le chef de cette famille.
  3. Ulrique, Éléonore et Christine y furent couronnées, non comme reines, mais comme rois, et c’est dans une des salles du château d’Upsal que Christine abdiqua la couronne.
  4. Nous publierons prochainement dans la Revue une notice sur les travaux historiques et littéraires de Geiier.
  5. Le catalogue des livres imprimés a été publié en 1814, 3 vol. in-4o. M. Schrœder a fait celui des manuscrits, et doit aussi le publier.
  6. Ce manuscrit a deux pieds et demi de longueur. Il renferme, outre la Bible, différentes prières et des formules d’exorcisme. La chronique rapporte qu’un moine condamné à mort pour avoir violé les lois de son ordre s’engagea à écrire toute la Bible en une nuit, si on voulait lui faire grace. Il s’enferma dans une chambre et appela le diable à son secours. Le diable, qui est toujours prêt à prendre les ames crédules qui veulent bien s’abandonner à lui, accourut aussitôt, écrivit l’énorme volume du soir au matin, et quand le jour parut, emporta le moine en enfer.
  7. Il existe à Wolfenbuttel un fragment des épîtres de saint Paul, publié par Knittel, 1 vol. in-4o. Wolfenbuttel (sans date) ;

    À Milan, dans la bibliothèque Ambrosienne, un autre fragment des épîtres de saint Paul et de l’Ancien Testament, publié, en 1819, par Maii et le comte Castillione, 1 vol. in-4o, Milan, et à Munich, en 1834, par le professeur Massmann ;

    Au Vatican, un fragment d’une homélie publiée par Maii, en 1833, dans le tome viii des Scriptorum veterum.

    Le manuscrit d’Upsal a été publié : 1o  par Junius, à Dordrecht, 1665, 1 vol. in-4o, avec la traduction anglo-saxonne ; 2o  par Stiernhielm, 1 vol. in-4o, Stockholm, 1671 (2e édition, j’ignore la date de la première), traduction latine, suédoise et irlandaise ; 3o  par Benzelius, archevêque d’Upsal, 1 vol. in-4o, Oxford, 1750, avec la traduction latine.