Les Véritables Entretiens de Socrate/Livre I/I

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éditions "Athéna" (p. 1-6).
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Moi, Antisthène le bâtard, que quelques-uns appellent — dont je me glorifie — Antisthène le chien, j'ai recueilli dans ma jeunesse les entretiens de Socrate. Dans ma vieillesse, je les mets en ordre et les distribue en quatre livres. Afin que, lorsque je ne serai plus là pour les répéter, les lire et les commenter, on continue de savoir ce qu'a dit cet homme incomparable.

D'autres ont publié de tels ouvrages, savoir Xénophon, Eschine, Phédon, Euclide et cet Aristoclès qui a rendu célèbre son surnom de Platon mais j'aime mieux appeler ce dernier Sathon. Tous ont déformé le véritable enseignement socratique.

L'aimable Eschine, plein de bon vouloir, a écrit trop tard, sans notes et d'une mémoire défaillante les paroles de notre maître. Ses souvenirs : des fleurs desséchées et dont le parfum s'est évanoui. Ceux qui ne connaîtraient Socrate que par Eschine prendraient Socrate pour un brave homme médiocre. Le sculpteur qui travaille longtemps après la mort de son modèle risque de nous donner son propre portrait. Dans Eschine, Socrate perd jusqu'à ses caractères les plus extérieurs et ses traits les plus accusés ; rien, par exemple, qui rappelle son éloquence familière. Ils mentent ceux qui vont contant que Xanthippe, veuve de Socrate, aurait remis au fils du charcutier Charinos des dialogues écrits par le fils du statuaire Sophronisque [1]. Pour des raisons qu'il exposa devant moi certain jour et qu'on rencontrera plus loin, Socrate n'a jamais rien écrit. Si Xanthippe a fait quelque argent avec des tablettes où le stylet avait enfoncé dans la cire, ce n'est pas la main de Socrate qui a appuyé le stylet sur la cire.

Phédon et Xénophon n'avaient non plus aucun génie philosophique. Ils n'ont jamais pénétré les profondeurs du maître. Eux aussi, d'ailleurs, ont écrit tardivement. Ils ont mal rapporté ce qu'ils avaient mal entendu et mal retenu.

En outre, Xénophon a fabriqué ses Entretiens mémorables pour défendre la mémoire de Socrate contre les insensés qui l'avaient condamné. Il a voulu démontrer que Socrate obéissait aux lois et que sa condamnation était illégale. Mais, — vérité et philosophie exigent également que nous le proclamions, — Socrate fut condamné conformément aux lois. Tout homme sincère le reconnaîtra. Tout vrai philosophe sera joyeux de le reconnaître. Ainsi la mort de Socrate condamne justement la loi et la cité.

Xénophon, menteur comme un soudard, écrit comme on recule. Il attribue à son maître mille lâchetés qui indigneraient Socrate, s'il les pouvait connaître, et qui lui auraient épargné la ciguë, s'il, avait été capable de les consentir.

Les mensonges des Entretiens mémorables ne sont pas toujours odieux. Plusieurs sont ridicules. En son tiers livre, Xénophon fait parler longuement Socrate touchant les Mysiens et les Pisidiens. Socrate enseigne les particularités curieuses des pays habités par ces peuples et aussi leur façon de faire la guerre. Voilà les choses qui passionnent le vagabond et le belliqueux Xénophon. Voilà des choses qu'ignorait heureusement le calme, le casanier et le pacifique Socrate. Et, certes, si quelqu'un les lui avait contées, Socrate ne se fût nullement intéressé à d'aussi frivoles discours.

S'il y avait une justice parmi les hommes hellènes, on dirait en commun proverbe : menteur comme Xénophon. Il a publié sous le nom d'on ne sait quel Thémistogène de Syracuse un long récit de la retraite des dix mille où il est accordé à Xénophon, fils de Gryllos, un rôle de premier plan. Mais Ephore, qui a écrit la même histoire d'une façon véritable, ne nomme jamais Xénophon avant l'arrivée chez Seuthès, roi de Thrace, et affirme qu'il fut, toute la durée de l'anabase, une unité perdue dans la myriade.

Peut-être quelqu'un s'étonnera de mes sévérités pour ce Xénophon qui m'a loué dans son livre du Banquet. En me louant avec vérité, Xénophon a fait, sans doute, la seule chose dont on le puisse louer. En ne le blâmant pas quand il est blâmable, je lui ferais injustice comme il m'eût fait injustice en ne me louant pas. A lui rendre ses louanges, je cesserais de les mériter. Qu'on le loue ou qu'on le blâme, Antisthène le bâtard reste toujours véridique. Même en le payant d'une vérité, nul ne pourra se vanter d'avoir acheté un mensonge à Antisthène le chien...

Euclide a fait de Socrate un disputeur de plus de dialectique que de conscience. A lire Euclide, on croirait que Socrate est né à Mégare et a étudié l'éristique sous Euclide, éristicien puéril.

Ces disciples insuffisants ou menteurs, je les dois considérer comme les ennemis de celui que, pour se couronner de sa mort et de sa gloire, ils appellent injurieusement leur maître.

Le pire entre tous les ennemis de Socrate n'est-il point cet Aristoclès, fils d'Ariston, qu'on a surnommé Platon à cause de la largeur de ses épaules de lutteur et à cause de la largeur de son front ridé comme coquille d'escargot ? Pour moi, quand je parle de ce disputeur de mauvaise foi, je l'appelle volontiers Sathon à cause du grand nombre de jeunes gens dont il fut l'amant et à cause de l'énormité exigeante de son membre [2].

Que Sathon soit un menteur, lui-même, à certains jours, le reconnaît en riant. Je l'ai entendu plus d'une fois, — et je m'indignais dans mon cœur — faire l'éloge de ce qu'il appelle « les mensonges salutaires ». Et il a osé, au tiers livre de son dialogue De la République, écrire cette odieuse doctrine. Mais les choses qui. paraissent salutaires à Sathon le menteur et les choses qui paraissaient salutaires à Socrate le véridique sont rarement les mêmes. De sorte que Sathon utilise Socrate dans des vues qui n'ont rien de socratique — qui parfois même sont anti-socratiques.

C'est du vivant de Socrate que Sathon, cet homme impudent, commença à mentir concernant Socrate. Le bon maître se contentait de dire  : « Que de choses ce jeune homme me prête auxquelles je n'ai jamais songé ! » S'il avait pu deviner quel usage Sathon ferait de leur intimité, comme il l'emploierait pour donner crédit à mille dogmes inutiles ou nuisibles, il eût chassé de son bâton l'homme au gros bâton [3].

Certes, on peut découvrir dans certains dialogues, en particulier dans l'Apologie de Socrate telle que Sathon l'a rédigée, plus d'une parole authentique. Ceux qui ont fréquenté Socrate reconnaissent ces paroles sans aucune peine. A leur accent familier et leur sonorité de courage. Ces rares gouttes qui seraient rafraîchissantes, Sathon les perd et les noie dans une mare de mensonges saumâtres. Et certains dialogues mentent du premier mot au dernier mot, particulièrement, comme on le verra en son lieu, celui qui, menteur dès le titre, s'appelle Criton.

Si quelqu'un s'étonne de certaines duretés d'Antisthène le bâtard, Antisthène le bâtard daignera expliquer : On m'appelle aussi — dont je me glorifie — Antisthène le chien. Je suis le chien de Socrate. Aimez ou haïssez en moi le plus fidèle, le plus vigilant, le plus perspicace des chiens et le plus exempt de toute ridicule pudeur. Je mords les ennemis de Socrate. Et je les reconnais sous tous les déguisements. Avec double plaisir et double rage, je mords ceux qui, masqués en amis ou en disciples, viennent voler ses paroles pour les déformer, voler la nourriture qu'il distribue généreusement à tous les hommes pour la distribuer en son lieu après l'avoir empoisonnée.

  1. Nul n'ignore le statuaire Sophronisque, père de Socrate. Même si un de mes lecteurs ignorait le charcutier Charinos, père d'Eschine, le contexte est assez clair pour rendre toute explication inutile. Mais ne dois-je pas avertir les historiens que voici, enfin, un passionnant problème résolu ? Dans Diogène Laërce, la biographie d'Eschine commence, en effet, par des mots bien douloureux à qui n'aime pas le doute : « Eschine, fils du charcutier Charinos ou de Lysanias ». Que Lysanias renonce désormais à une gloire usurpée ! (Note du traducteur)
  2. Antisthène — on le verra plus d'une fois — détestait Platon. Que ne lira-t-on pas si on retrouve un jour le dialogue en trois livres qu'il avait intitulé Σαθων η περι του αντιλεγειν, Sathon ou de la dispute, et auquel il fait quelques allusions dans les Entretiens véritables... Je crois inutile de préciser en note le sens obscène du surnom dont Antisthène se plaît à affubler Platon : ma traduction, si discrète que je l'ai voulue, ne reste que trop claire (Note du traducteur)
  3. Je traduis comme je peux un jeu de mots obscène que les hellénistes, hélas ! n'auront nulle peine à reconstituer (Note du traducteur).