Les Véritables Entretiens de Socrate/Livre I/VI

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éditions "Athéna" (p. 41-50).
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VI

Chez le jeune Aristoclès, fils d'Ariston, le maître admirait la largeur puissante des épaules, la largeur lisse du front, la largeur aussi, comme fuyante et vague, des pensées. Et il l'appelait toujours Platon.

Un jour, ce Platon dit orgueilleusement au milieu d'une nombreuse assemblée :

— O Socrate, il est juste que tu m'aimes par-dessus tous ceux qui écoutent tes paroles. Car je t'entends plus profond que les autres. Souvent même, partant de ce que tu as dit, je découvre des choses que tu n'as pas dites ni peut-être pensées.

— Comme découvres-tu ces choses, mon Platon ?

— Par la dialectique, très cher Socrate.

— La dialectique est souvent trompeuse, ô mon fils. Elle est un moyen de donner aux autres ce qu'on a trouvé,. Je ne crois pas qu'elle soit un moyen de trouver.

— Alors par quel moyen trouvera-t-on ?

— Par deux moyens, mon enfant. D'abord en regardant avec ses yeux. Mais les choses qu'on découvre avec les yeux du corps ne sont pas toutes d'un grand prix et plusieurs nous détournent des recherches profitables.

— Dis le moyen des recherches profitables.

— La seule science profitable est la science de soi-même. Et le moyen des recherches vraiment profitables, c'est de regarder en soi.

— J'admire, ô Socrate, à quelle profondeur tu as raison. Je regarde en moi, et j'y trouve toutes choses. J'y trouve même plus que les choses, j'y trouve l'essence des choses. Car j'y trouve d'abord qu'avant cette vie obscure, j'ai marché dans un char à la suite des dieux. Or mon char, gloire et lumière, éclairait toutes choses, et je savais toutes choses. Ma naissance fut une chute loin des dieux, une chute loin des essences véritables, une chute dans l'oubli et parmi les ombres. Regarder en moi, c'est remonter vers les dieux, vers les essences, vers les seules vérités. Apprendre n'est que se souvenir.

— Magnifique rêveur !

— Toute pensée un peu profonde, ne l'appellerons-nous pas un rêve ?... A moins que nous ne sachions découvrir en nous, en notre passé glorieux, que notre présent est un rêve qui fuit et les apparences parmi lesquelles nous vivons, des ombres et des fantômes.

— Les songes que tu dis, mon Platon, sont le poète que tu es. Pour le sage ils restent aussi indifférents que les spéculations de physique à quoi d'autres perdent leur temps et leur âme.

— Cesse d'être injuste, ô Socrate, pour des pensée qui me rapprochent des dieux.

— Je suis juste, mon Platon, pour des pensées qui, même lorsque tu crois regarder en toi, t'éloignent de toi.

— Les choses que je dis, où les trouverais-je, sinon en moi ?

— Tu les trouves en toi, mon Platon, aux heures où, mal éveillé, c'est ta fantaisie, non ta raison que tu appelles toi.

— Quelles choses ordonnes-tu donc que je cherche en moi ?

— Deux sortes de choses : ce que tu dois faire pour être une harmonie heureuse  ; ce que tu peux faire pour être une harmonie heureuse. Il faut, mon Platon, que, négligeant les moindres ouvrages, tu deviennes l'ouvrier de ton bonheur. Les connaissances qui te permettront de sculpter ton bonheur, voilà les seules connaissances que tu doives chercher en toi.

— Mon bonheur, ô Socrate, je le trouve précisément aux vastes pensées que tu blâmes, aux réminiscences des temps qui précédèrent ma chute dans un corps. Le corps est un tombeau. Mon bonheur, c'est de m'évader quelques instants hors du tombeau de chair. Ces évasions d'une heure, ces résurrections précaires, me donnent le seul espoir de l'évasion définitive, de la renaissance pour toujours. Par un bond qui s'appelle la mort, je remonterai, ô joie, dans le char de lumière et je volerai sur la trace des dieux.

— Ne confonds pas, mon Platon, le bonheur avec l'épanouissement d'une ivresse ou d'une volupté. Le vrai bonheur se reconnaît à ceci qu'il ne s'accompagne point de lyrisme et de vertige. Il ignore les élans et les brusqueries, tous les bondissements qui retombent. Je n'interdis ni les voluptés, ni les vastes pensées incertaines. Mais j'ai pitié de celui qui rend ces éclairs pour le durable soleil du bonheur. C'est ton durable bonheur qu'il te faut allumer. Homme, marche sur la terre, au lieu de rêver que tu voles dans le ciel. On se réveille de tous les rêves, et combien de réveils sont des déceptions. Fais aujourd'hui ton travail d'aujourd'hui. S'il y a un demain après là mort, ce que j'ignore, attends l'aurore nouvelle pour commencer le travail du jour nouveau.

Et, tout souriant :

— Tu crois obéir à l'oracle que je vais répétant: Connais-toi toi-même. Mais tu regardes tes ténèbres, quand je conseille que tu cherches ta lumière.

— Je vois des lumières, et les plus précieuses, dans ce que tu appelles mes ténèbres.

— Les lumières que tu crois voir n'ont rien de réel. Elles sont filles de tes yeux obstinés, de leur fatigue et de ton désir.

Il ajouta :

— Quand Phidias dit à un apprenti : « Connais-toi toi-même », que veut-il dire ? Demande-t-il que l'apprenti sache quels éléments constituent son corps, ce que c'est que le sang et de quoi se compose sa liqueur, de quoi est faite la chair des muscles, quelle est la matière des nerfs et des veines ; comment tout cela se produit au ventre de la mère et grandit et grossit pendant l'enfance  ; si les poils de nos bras poussent comme les plantes de la terre ou si leur génération est différente...

— Ces choses sont intéressantes, ô Socrate.

— Ces connaissances sont inutiles au sculpteur, excellent fils d'Ariston, et nul peut-être ne les peut atteindre. Tous ceux qui en parlent avec assurance me paraissent des songeurs bavards. Phidias ne demande pas à l'apprenti l'inutile et l'impossible. Il lui conseille : Connais tes forces, afin que tu ne brises pas le marbre sous des coups trop violents. Connais tes forces, afin que tu n'abandonnes pas la statue avant de l'avoir rendue aussi belle que tu la peux rendre. Et, si Phidias dit à l'apprenti : « Connais le marbre », il ne lui demande pas de savoir ce que les physiciens d'hier ou les physiciens d'aujourd'hui racontent touchant le marbre. Ce que l'apprenti doit apprendre, c'est quelle résistance le marbre oppose au statuaire et quelles ressources offre le marbre au statuaire. Et quand Phidias dit : « Connais les instruments dont tu te sers », il n'exige pas que l'ouvrier sache, au sujet de ces instruments, ce que les physiciens peuvent dire touchant leur matière et leur forme et moins encore ce qu'ils peuvent dire touchant la matière en général et la forme en général. Il veut que le sculpteur sache à quoi est propre chaque instrument et quelles sont l'étendue et les limites de sa puissance. Ou ne crois-tu pas que ce soit là ce que veut dire Phidias ?

— Tu as parfaitement expliqué, Socrate, les conseils de Phidias. Mais le philosophe...

— Mon Platon, je suis un vieux sculpteur qui conseille un jeune sculpteur. 0 Platon, sculpteur de ton propre bonheur, écoute-moi trois fois et comprends-moi trois fois. Car tu es tout ensemble l'ouvrier, la matière à travailler, l'instrument qui travaille. C'est pourquoi je ne te donne pas trois conseils, comme Phidias, mais trois fois le même conseil : « Connais-toi toi-même. » Or la connaissance dont je parle est une connaissance possible et non trompeuse, utile et uniquement pratique.

— Pourquoi me refuses-tu, Socrate, une part de mes richesses ?

— Les richesses que tu songes te font négliger, te font perdre les biens réels.

Or Sathon le présomptueux affirma :

— Je possède les richesses que tu me veux et, avec elles, mille richesse que tu as tort de mépriser. Les unes ne me font point perdre les autres. Plus mon trésor est grand, mieux je le garde.

— Enfant ! tu veux porter, outre les fruits nourriciers, les rameaux inutiles et les feuilles inutiles. Tu te charges au-delà de tes forces. Tes bras étreignent mal le trésor mêlé. Avant que tu sois arrivé au lieu du repas, les secousses de ta marche alourdie auront semé le long de la route tous les fruits. Et tu pleureras devant ton trésor stérile de feuilles et de branches.

— J'ai les bras plus larges que tu ne crois, ô Socrate, et j'ai l'œil plus attentif. Rien ne se perdra de ce que je porte. Et les fruits resteront plus frais que si je les portais seuls. Peut-être aussi ce que tu appelles stérile est à ma bouche le fruit le plus savoureux.

Le maître secouait, devant tant d'obstination et d'orgueil, une tête mécontente.

— Mets-moi à l'épreuve, continua Sathon. Mieux que tout autre, je sais manier tes méthodes. Mon ironie peut vaincre Calliclès ou Gorgias. Ma maïeutique peut découvrir dans l'âme d'un ignorant des connaissances même que tu n'y crois pas enfouies.

— Euclide déjà a étudié mes méthodes, non sa vérité. Euclide déjà a pris le moyen qui me sert à enseigner pour le but vers quoi marche mon enseignement. Euclide et toi n'êtes-vous pas des hommes venus chez un forgeron de charrues et qui, ayant appris de lui ce qu'il leur pouvait apprendre, se servent de leur science pour forger des épées ?

— L'épée est plus noble que la charrue.

— Tuer te semble plus noble que nourrir ? Le mal te semble plus noble que le bien ?

— Je veux tuer le mal seulement. Je veux tuer ceux qui ravagent les moissons semées par mes esclaves.

— Et tu ne ravageras jamais les moissons des Lacédémoniens ?

— J'espère ravager leurs campagnes plus qu'ils ne ravagent les miennes.

— Un mal qui s'ajoute à un autre mal te semble le réparer ?

— Il empêche des maux futurs.

— Folie !... Si le hasard t'avait fait naître à Lacédémone, tu jugerais bon de tuer des hommes athéniens et de brûler nos oliviers ?

— Assurément.

— Ainsi ton bien et ton mal dépendent du lieu où ta mère t'a enfanté !

Sathon se redressa comme s'il allait dire : « e suis un sage »ou quelque autre parole glorieuse. Or il dit avec emphase :

— Je suis citoyen d'Athènes.

— Moi, — répondit Socrate — je suis citoyen, non d'Athènes, mais du monde.

Alors plusieurs des imbéciles qui étaient là murmurèrent et le prétendu philosophe Sathon parla aussi stupidement qu'un orateur devant le peuple .

— Tu te fais injure, cher Socrate, et tu t'es conduit bravement dans les combats.

— Tu as entendu dire qu'à Délium j'ai sauvé la vie de Xénophon et, à Potidée, la vie d'Alcibiade. As-tu jamais entendu dire que j'aie tué quelqu'un ?

— Tu aurais tué s'il l'avait fallu.

— Il ne faut jamais tuer ; il ne faut jamais frapper.

— Même si tu es frappé ?

— Même si je suis frappé.

Aristophane le poète comique était parmi ceux qui écoutaient. Il s'écria :

— Ce que tu viens de dire, ô Socrate, est indigne, non seulement d'un athénien, mais d'un homme.

Et, brusquement, il frappa Socrate de son pied.

Non moins brusquement, dès qu'il eut porté le coup incertain, il bondit en arrière, s'éloignant de la force redoutable de Socrate.

On m'a conté depuis que Socrate ne cessa pas un instant de sourire, et que nulle rougeur ne colora son front, et que nulle pâleur n'envahit son visage.

Je connais ces choses parce qu'on me les a contées. Car je ne voyais plus Socrate.

Je m'étais précipité sur le bouffon chauve et je le serrais à la gorge.

Mais les mains puissantes de Socrate saisirent mes mains, desserrèrent mon étreinte.

Je pleurais de rage et de honte. Pourtant je dis :

— Maître, tu as raison. Traînons cet homme, ou plutôt cette ordure, devant les magistrats.

Socrate eut le grand rire qui parfois ouvrait sa large bouche jusqu'à paraître diviser en deux éclats son visage. Puis il s'écria :

— Ainsi, mon Antisthène, si un âne te frappe de son sabot, tu te demanderas s'il vaut mieux ruer à ton tour contre lui ou le traîner devant un tribunal ?

— Non. C'est au maître que je m'en prendrai.

— Dis-moi donc quel, est le maître de l'âne Aristophane, et je verrai ce que j'ai à faire.

Je me taisais et tous se taisaient. Aristophane s'éloignait, rouge de plus de fureur et de honte que s'il avait été puni par des coups ou par une amende.

Mais, étant rentré en sa maison, il commença d'écrire la fameuse comédie intitulée Les Nuées. Car il était de ceux qui se vengent du mal qu'ils ont fait ou voulu faire ; il était de ces insensés à qui la honte fait commettre de nouvelles sottises ; il était de ces ânes qui ruent des deux pieds.

On sait que ce misérable Sathon, depuis que Socrate est mort, a loué à plusieurs reprises Aristophane et ce qu'il ose appeler la poésie de l'infâme bouffon. Il a fait davantage, ce menteur de tous les mensonges ; il a osé, au Banquet chez Agathon, huit ans après Les Nuées, nous montrer le méprisable Aristophane et le grand Socrate conversant ensemble comme deux égaux, comme deux amis !