Les Véritables Entretiens de Socrate/Livre I/XII

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éditions "Athéna" (p. 70-74).
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XII

La plupart des sophistes exigeaient de l'argent pour leur enseignement. Socrate non seulement n'en demandait point, mais il refusait, celui qu'on lui offrait.

Aristippe, attiré par la réputation de Socrate, était venu de Cyrène à Athènes afin de l'écouter. Il avait l'intention d'enseigner plus tard en se faisant payer. Ce vil ami de la volupté a réalisé son intention : il prend de l'argent à ses disciples afin de pouvoir donner de l'argent aux courtisanes et aux marchands de poisson. Il crut donc juste d'en envoyer à Socrate. Ou plutôt ce geste lui parut avantageux comme le geste de l'homme qui, voulant récolter à l'automne, sème au printemps. Sans doute, le maître, bien payé, lui révélerait des secrets plus efficaces, des méthodes de persuasion plus invincibles. Un esclave vint de sa part apporter vingt mines [1] à Socrate. Mais le philosophe refusa de rien prendre, disant que le dieu de Socrate lui interdisait d'accepter aucun argent.

Le lendemain, Aristippe s'étonna. Selon sa coutume, il parla avec une grâce rieuse, comme une femme qui ne sait pas bien si elle joue ou si elle essaie de se faire aimer.

— Socrate, ton bonheur est grand que je ne sois pas citoyen d'Athènes.

Socrate devina sans peine quelle plaisanterie commençait. Or il se prêtait volontiers à de tels jeux, dans l'espoir d'en tirer quelque enseignement et aussi, je crois, parce que la nature l'avait fait joueur. Il dit, plus souriant qu'Aristippe lui-même — mais le sourire de Socrate gardait toujours on ne sait quoi de profond et de viril :

— Explique-moi mon bonheur et quel mal tu essaierais de me faire, si tu avais ce que Platon et Aristophane appellent glorieusement « la gloire d'être citoyen d'Athènes. »

— Je te traînerais, Socrate, devant les héliastes et je te convaincrais sans peine d'introduire dans la cité des dieux nouveaux.

— Tu me convaincrais d'autant plus facilement que je me garderais de nier cette vérité. Montre toutefois si tu sais d'une façon véritable quels dieux nouveaux j'introduis à Athènes.

— Je ne sais si tu en introduis d'autres. Mais certainement celui que tu as appelé hier « le dieu de Socrate » et qui interdit que tu acceptes l'argent qui vient à toi de lui-même, ce dieu est étrange et nouveau en Grèce comme en Afrique. Ni à Cyrène ni à Athènes, je ne connais un dieu qui méprise l'argent. Les plus sévères parmi les dieux d'Athènes ou de Cyrène t'auraient conseillé  : « Si tu ne veux point pour toi l'argent que t'offre avec justice ton disciple Aristippe ; si tu trouves ton manteau rapiécé trop jeune pour être remplacé et si tu n'as, en. un mot, aucun de ces besoins qu'on satisfait avec de l'argent, prends pourtant ces vingt mines. Puis, en exprimant l'aimable regret qu'elles ne soient pas plus nombreuses, tu les porteras dans mon temple. Mes prêtres, je te l'assure, sauront leur trouver quelque usage. En échange, je t'accorderai, généreux Socrate, les biens que je puis donner sans qu'il en coûte rien à mes prêtres. Je ferai tendre vers tes lèvres des baisers de belles courtisanes et de beaux garçons. Ou, si tu le préfères, j'inspirerai aux riches de t'inviter à de somptueux banquets. » Voilà ce que répondrait le plus sévère des oracles.

— Le seul oracle que je consulte m'a répondu autre chose.

— Pourrais-tu me conduire, ô Socrate, dans le temple où tu consultes cet oracle singulier ?

— Ce temple n'est ouvert qu'à moi seul.

— J'admire le riche Socrate qui a un temple et un oracle pour lui seul.

— J'ose me vanter d'une telle richesse. Pour toi, Aristippe, jusqu'à ce que tu puisses te vanter d'une telle richesse, tu m'as écouté en vain. Et je te ferais injustice si j'acceptais ton argent, quand je n'ai rien pu te donner.

— Tu l'accepteras donc quand tu estimeras que je t'ai compris ?

— Quand tu m'auras compris, tu n'outrageras pas, en essayant de la payer par des pauvretés, la merveilleuse richesse que je t'aurai donnée. Ou plutôt tu auras su enfin te la donner à toi-même. Car la seule chose que je puisse essayer de t'apprendre, c'est de t'écouter, mon Aristippe.

— Je passe ma vie à m'écouter, Socrate. Et j'entends en moi des discours vraiment divins. Ils disent : Donne sans hésiter ton argent en échange des biens que tu aimes, les belles paroles de Socrate, les ventres farcis des truies, les poissons savamment apprêtés, les gâteaux de sésame et de miel, les baisers de Corinthe ou les vins de Chio.

— Est-ce tout ce que disent en toi les voix que tu déclares divines ?

— Elles disent encore : Accueille favorablement l'argent qu'on t'envoie. Et même exige de ceux qui sont riches en argent et à qui tu donnes tes richesses de doctrine qu'ils te paient exactement. Exige qu'ils soient justes afin que tu puisses être juste à ton tour. Afin que tu puisses payer leur prix les subtils enseignements de Socrate, les baisers des belles bouches, la joie lyrique des vins, les ventres des truies grasses, les gâteaux dont le sésame est tout coulant de miel.

— Les paroles de Socrate sont vaines pour toi tant qu'elles ne t'affranchissent pas de l'argent, et des bouches qu'on paie, et de ce qu'on paie à sa propre bouche. Nul vrai bien ne s'échange contre de l'argent. Et, au pays de l'âme, au pays des vrais biens, rien de ce qui est à vendre ne mérite d'être acheté.

  1. Environ deux mille francs de notre monnaie (Note du traducteur.)