Les Vacances/10

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Hachette (p. 225-242).


FIN DU RÉCIT DE PAUL.


Le lendemain, les enfants entourèrent Paul avec une amitié mélangée de respect. Sa piété si fervente, sa reconnaissance dévouée pour son père adoptif, son courage, sa modestie, avaient inspiré aux enfants une tendresse presque respectueuse. Marguerite était heureuse d’avoir un pareil frère, Sophie était fière d’avoir Paul pour cousin et ami d’enfance.

« N’oublie pas, lui dit Jacques quand ils furent seuls, que tu as promis d’être mon ami, toujours, toujours.

PAUL.

Je ne l’oublierai certainement pas, mon petit ami ; je t’aimerai pour deux raisons : d’abord pour toi-même, et ensuite parce que tu aimes Marguerite et qu’elle t’aime comme un frère.

JACQUES.

C’est vrai ! et comme Marguerite est ta sœur, moi je suis ton frère.

PAUL.

Précisément ; nous sommes trois au lieu d’un que nous étions il y a quelques jours.

JACQUES.

Comme c’est drôle pourtant ! Je ne te connaissais même pas la semaine dernière, et à présent tu es mon frère. Et ce qui est plus drôle encore, c’est que je t’aime déjà plus que je n’aime mes cousins. Ne le leur dis pas, mais Marguerite et moi nous n’aimons pas du tout Léon.

PAUL.

Et Jean ? il paraît bien bon.

JACQUES.

Oh ! Jean est excellent, mais je ne sais pas pourquoi je t’aime plus que lui.

PAUL.

Parce que je suis nouveau, et que tu ne connais pas encore mes défauts.

JACQUES.

M. de Rosbourg dit que tu n’as pas de défauts.

PAUL.

Il est si bon lui-même, qu’il ne voit pas les défauts des autres, et surtout de ceux qu’il aime.

JACQUES.

Si fait, si fait, il les voit bien ; il a bien vu tout de suite que j’étais taquin ; il a bien vu que Jean était colère, que Léon était poltron et égoïste.

PAUL.

Ah ! mais, mon petit frère, je vais te faire un halte-là ! comme fait mon père quand on dit des méchancetés. Laisse donc ce pauvre Léon tranquille et ne t’occupe pas de lui.

JACQUES.

Mais, Paul, puisque tu es mon frère et mon ami, je puis bien te dire ce que je pense. Et je t’assure que si je ne le dis pas à quelqu’un, cela m’étouffera.

PAUL, l’embrassant.

Dis alors, dis, mon ami ; avec moi, ce sera comme si tu n’avais pas parlé ; mais aussi je t’avertirai quand tu diras ou feras quelque chose de mal.

JACQUES.

Oh ! merci, mon frère ! À présent je vois bien que tu es mon vrai ami. Je te dirai donc que non-seulement je n’aime pas Léon, mais que je le déteste, que je me moque de lui tant que je peux, que je le taquine tant que je peux, que je suis enchanté que Marguerite le déteste, et que nous serons très-contents quand il s’en ira.

PAUL.

Jacques, crois-tu que ce soit bien, tout cela ? que ce soit agréable au bon Dieu ?

JACQUES, après un instant de réflexion.

Je crois que non.

PAUL.

Alors, si tu sais que c’est mal, je n’ai plus rien à t’apprendre. Rappelle-toi seulement que le bon Dieu fera pour toi comme tu fais pour les autres, avec la différence que, toi, tu n’as pas de puissance, et que Dieu est tout-puissant et qu’il peut te punir, tandis que toi, tu ne peux que souhaiter du mal à Léon.

JACQUES.

C’est vrai, c’est très-vrai. Je le dirai à Marguerite. Oh ! quel excellent frère nous avons ! »

Et Jacques courut chercher Marguerite pour lui dire de tâcher d’aimer Léon. Paul le regarda partir en souriant, et se dit tout bas :

« Quel excellent garçon que ce cher petit Jacques ? Et quelle bonne et charmante sœur le bon Dieu m’a donnée en Marguerite ! j’étais déjà bien heureux avec mon cher père ; mais à présent je suis si heureux, que mon cœur déborde ! comme ils sont tous bons et aimables ! Camille, Madeleine, ma pauvre Sophie ! et Jean aussi ! Quant à Léon, Jacques n’a pas tout à fait tort, mais n’oublions pas ce que me répétait toujours mon père : La charité, la charité Paul ! »

Paul alla retrouver ses amis, qui l’attendaient pour faire une visite à Lecomte. M. de Rosbourg y était déjà avec sa femme et Marguerite ; Mme  de Fleurville, ses sœurs et ses frères étaient allés voir de pauvres gens dont la maison avait été brûlée quelques jours auparavant : ils voulaient la leur faire rebâtir.

« Mon père est parti sans moi, dit Paul. Chez les sauvages, il n’allait nulle part sans moi.

JEAN.

Mais nous ne sommes pas dans un pays de sauvages, Paul, et il faudra bien qu’il te quitte quelquefois.

LÉON.

D’ailleurs chez les sauvages il n’avait que toi, et ici il a sa femme et sa fille ; et on aime toujours mieux un enfant véritable qu’un enfant adoptif.

— C’est vrai, dit Paul tristement.

— Non, ce n’est pas vrai, s’écria Jacques. Ton père a dit hier, Paul, qu’il t’aimait autant que Marguerite, qu’il t’aimerait toujours autant, que tu lui avais sauvé deux fois la vie. Ce que dit Léon est un mensonge et une méchanceté.

— Menteur toi-même, répondit Léon furieux ; demande-moi pardon tout de suite, ou je te rosse d’importance.

JACQUES.

Non, je ne te demanderai pas pardon, quand tu devrais me tuer. »

Avant qu’on eût eu le temps de l’en empêcher, Léon donna au pauvre Jacques un coup de poing qui le jeta par terre. Alors Paul saisit Léon par le bras et lui dit d’un ton impérieux :

« Lâche ! demande pardon toi-même, à genoux devant Jacques. »

Léon, hors de lui, voulut dégager son bras de l’étreinte de Paul, mais il ne réussit qu’à lui donner quelques coups de poing de la main qui restait libre ; ce que voyant Paul, il lui saisit les deux bras, le ploya malgré sa résistance, le mit à genoux de force devant Jacques, et, le tenant prosterné à terre, il lui répétait : « Demande pardon. » À chaque refus, il lui faisait baiser rudement la terre. À la troisième fois, Léon cria :

« Pardon, pardon ! » Paul le lâcha, lui jeta un coup d’œil méprisant. « Relève-toi, lui dit-il, et souviens-toi que si tu attaques Jacques, ou Marguerite, ou Sophie, tu recevras la même correction ; le nez à terre, le front dans la poussière. » Puis se retournant vers ses amis : « Ai-je eu tort ? dit-il. — Non, répondirent-ils tous ensemble. — Ai-je été trop rude pour lui ? — Non, répondirent-ils encore. — Merci, mes amis ; à présent, allons rejoindre mon père, je lui raconterai ce qui s’est passé. Donne-moi la main, mon pauvre Jacques, mon cher et courageux petit défenseur. — Je suis ton frère, » répondit Jacques.

Paul lui serra affectueusement la main, et il se mit en route accompagné de ses amis et sans même jeter un regard sur Léon resté seul, les vêtements et les cheveux en désordre, honteux mais pas repentant. « Il est bien plus fort que moi, dit-il, je ne peux pas l’attaquer ouvertement ; je ne puis me venger qu’en lui disant des choses désagréables comme tout à l’heure. Si ce petit gueux de Jacques n’avait pas été là, il l’aurait cru tout de même ; j’aurais réussi à l’humilier. Je déteste ces garçons qui se croient plus beaux, plus forts et meilleurs que tout le monde. Mes cousines le trouvent superbe ; je ne vois pas ce qu’il a de beau avec ses énormes yeux noirs, bêtes et méchants, son nez droit comme un nez d’empereur romain, sa bouche imbécile et souriante pour montrer ses dents, ses cheveux ni noirs ni blonds, et bouclés comme ceux d’une fille, sa grande taille, ses gros bras robustes et ses larges épaules comme s’il était un charretier. Tout cela serait bien pour un marchand de bœufs ou de cochons ; mais pour un monsieur qui se croit plus qu’un prince, c’est commun, c’est laid, c’est affreux ! Dieu, qu’il est décidément laid ! J’espère bien, ajouta-t-il, qu’il n’aura pas la bêtise de tout raconter à M. de Rosbourg, comme il l’a dit pour m’effrayer. En voilà encore un que je n’aime pas. »

Et Léon, consolé par ses propres paroles, s’en retourna à la maison pour nettoyer ses habits et peigner ses cheveux.

Les enfants avaient rejoint M. et Mme  de Rosbourg et Marguerite. Ils trouvèrent Lecomte dans la joie, parce que M. de Rosbourg venait de lui promettre qu’il le prendrait à son service, que sa femme serait près de Mme  de Rosbourg comme femme de charge. Lucie devait être plus tard femme de chambre de Marguerite.

Ils restèrent quelque temps chez Lecomte, qui leur raconta comment il s’était échappé de chez les sauvages. « Je les ai tout de même bien attrapés, et ils n’ont rien gagné à m’avoir séparé de mon commandant et de M. Paul. Ils croyaient que j’allais leur bâtir des maisons. « Plus souvent, que je leur dis, tas de gueux, chiens de païens, plus souvent que je serai votre manœuvre, votre serviteur. Je ne reconnais que deux maîtres : Dieu et mon commandant. » Ils m’écoutaient parler, les imbéciles, bien entendu qu’ils n’y comprenaient rien ; ils n’ont pas assez d’esprit pour comprendre seulement bonjour et bonsoir. Ils me montraient toujours ma hache. « Eh bien qu’est-ce que vous lui voulez à ma hache ? que je leur dis. Croyez-vous pas qu’elle va travailler pour vous, cette hache ? Elle ne vous coupera pas seulement un brin d’herbe. » Et comme ils avaient l’air de vouloir me la prendre : « Essayez donc, que je leur dis en la brandissant autour de ma tête, et le premier qui m’approche je le fends en deux depuis le sommet de la tête jusqu’au talon. » Ils ont eu peur tout de même, et m’ont laissé tranquille pendant quelques jours. Puis j’ai vu que ça se gâtait ; ils me regardaient avec des yeux, de vrais yeux de diables rouges. Si bien qu’une nuit, pendant qu’ils dormaient, je leur ai pris un de leurs canots, pas mal fait tout de même pour des gens qui n’ont que leurs doigts, et me voilà parti. J’ai ramé, ramé, que j’en étais las. J’aperçois terre à l’horizon ; j’avais soif, j’avais faim ; je rame de ce côté et j’aborde ; j’y trouve de l’eau, des coquillages, des fruits. J’amarre mon canot, je bois, je mange, je fais un somme. Je charge mon canot de fruits, d’eau que je mets dans des noix de coco évidées, et me voilà reparti. Je suis resté trois jours et trois nuits en mer. J’allais où le bon Dieu me portait. Les provisions étaient finies ; l’estomac commençait à tirailler et le gosier à sécher, quand je vis encore terre. J’aborde ; j’amarre, je trouve ce qu’il faut pour vivre ; arrive une tempête qui casse mon amarre, emporte mon canot, et me voilà obligé de devenir colon dans cette terre que je ne connaissais pas. J’y ai vécu près de cinq ans, attendant toujours, demandant toujours du secours au bon Dieu, et ne désespérant jamais. Rien pour me remonter le cœur, que l’espérance de revoir mon commandant, ma femme et ma Lucie. Un jour, je bondis comme un chevreuil : j’avais aperçu une voile, elle approchait ; je hissai un lambeau de chemise, on l’aperçut, il vint du monde ; quand ils me virent, je vis bien, moi, que ce n’étaient pas des Français. Au lieu de m’aider et de me vêtir, car j’étais nu, sauf votre respect, ces brigands-là se détournaient de moi avec un : « Oh ! shocking, shocking ! — Bêtes brutes, que je leur répondis, donnez-moi des habits, et vos diables de joues resteront bises comme du vieux cuir et n’auront pas à rougir de ce que je ne peux pas empêcher, moi. » Ils m’ont jeté une chemise et un pantalon qu’ils avaient apportés de précaution. Dieu me pardonne ! c’étaient des Anglais, pas des amis pour lors ; ils m’ont pourtant ramassé, mais ils m’ont traîné avec eux pendant six mois. Je m’ennuyais, j’ai fait leur ouvrage, et joliment fait encore ! Ils ne m’ont seulement pas dit merci ; et quand ils m’ont débarqué au Havre, ils ne m’ont laissé que ces méchants habits que j’avais sur le dos quand vous m’avez trouvé dans la forêt, messieurs, mesdames, et pas un schelling avec. Mais je n’en aurais pas voulu de leur diable d’argent anglais. L’Anglais, ça ne va pas avec le Français. Si jamais je les rencontre, ceux-là, et que je puisse leur frotter les épaules, je ne leur laisserai pas de poussière sur leurs habits ; pour ça non ; une raclée, et solide encore. Pas vrai, mon commandant ?

— Avant de les frotter, mon Normand, laissons le bon Dieu leur donner une lessive dans leurs Indes ; notre tour viendra, sois tranquille. »

On prit congé des Lecomte. Quand on fut en route pour revenir, M. de Rosbourg appela Paul.

« Paul, mon garçon, tu as quelque chose à me dire ; j’ai vu ça tout de suite, dès que tu es arrivé. Je connais si bien ta physionomie ! Eh bien ! tu hésites ? Comment, Paul, ne suis-je plus ton ami, ton père ?

— Oh ! toujours, toujours, mon père ! mais c’est qu’il ne s’agit plus de moi seul. Pour être sincère, il faut que j’accuse quelqu’un.

M. DE ROSBOURG.

Dis toujours, mon ami. Je sais que tu n’accuseras jamais à faux. Veux-tu que je reste seul avec toi ? Tu seras plus à ton aise en tête-à-tête avec ton père, comme nous l’avons été pendant plus de cinq ans.

PAUL.

Oh ! non, mon père. Ma mère et ma sœur ne sont pas de trop ; quant à mes camarades, ils savent ce que j’ai à dire. »

Et Paul raconta, sans rien omettre, tout ce qui s’était passé entre lui, Jacques et Léon.

« Je vous le dis, mon père, pour que vous sachiez comme jadis toutes mes actions et toutes mes pensées, et puis aussi pour que vous me disiez si j’ai mal fait, et ce que je dois faire pour réparer mon tort.

— Tu as bien fait, mon ami, tu ne devais pas faire autrement ; ton petit ami avait été battu pour nous avoir défendus contre la méchante langue de Léon ; tu devais prendre violemment parti pour lui. Tu n’as eu qu’un tort, mon enfant, et ce tort, c’est moi qui en souffre. » Paul regarda M. de Rosbourg avec surprise et effroi. M. de Rosbourg sourit, lui prit la tête entre ses mains, et le baisa au front. « Oui, comment as-tu cru un instant, un seul instant, que je te négligeais, parce que je trouvais d’autres meilleurs que toi à aimer ? Croire à un pareil sentiment, c’est me faire injure. Je t’aime de toutes les forces de mon cœur, et, je le jure, à l’égal de Marguerite ; il n’y a qu’une différence, c’est que Marguerite est nouvelle pour moi, et que toi, je te suis attaché non seulement par le cœur, mais par l’habitude, les souvenirs et la reconnaissance. Tu ne seras pas jalouse, ma petite Marguerite ? ajouta-t-il en l’embrassant. Aime bien ce frère que je t’ai donné ! aime-le, tu n’en trouveras jamais un pareil. » Et, après les avoir tendrement embrassés tous deux, il reprit le bras de sa femme et continua son chemin, suivi des enfants. Paul était heureux de l’approbation et de la tendresse de son père ; il reprit toute sa gaieté, son entrain, et la promenade s’acheva joyeusement, au milieu des rires, des courses, et des jeux improvisés par Paul, Jacques et Jean.

Le soir, Sophie rappela que Paul n’avait pas entièrement terminé l’histoire de leur délivrance. Tout le monde en ayant demandé la fin, Paul reprit le récit interrompu la veille.

« Il ne me reste plus grand-chose à raconter. Je me retrouvai avec bonheur sur un vaisseau français. Je reconnus beaucoup de choses pareilles à celles que j’avais vues sur la Sibylle. J’avais tout à fait oublié le goût des viandes et des différents mets français. Je trouvai très-drôle de me mettre à table, de manger avec des fourchettes, des cuillers, de boire dans un verre. Le dîner fut très-bon ; je goûtai une chose amère, que je trouvai mauvaise d’abord, bonne ensuite. C’était de la bière. Je pris du vin, que je trouvai excellent ; mais je n’en bus que très-peu, parce que mon père me dit que je serais ivre si j’en avalais beaucoup. Ce qui me rendait plus heureux que tout cela, c’était le bonheur de mon père ; ses yeux brillaient comme je ne les avais jamais vus briller ; je suis sûr qu’il aurait voulu embrasser tous les hommes de l’équipage.

— Tiens, tu as deviné cela, dit M. de Rosbourg en souriant. Tu es donc sorcier ? C’est qu’il a, ma foi, raison.

PAUL, continuant.

Je ne suis pas sorcier, mon père, mais je vous aime, et je devine tout ce que vous pensez, tout ce que vous sentez.

— Mais alors, imbécile, reprit M. de Rosbourg en riant, tu dois voir ce qu’il y a pour toi au fond de ce cœur, et ne pas croire que je puisse t’aimer moins.

PAUL.

C’est vrai, mon père, aussi je suis content.

M. DE ROSBOURG, riant toujours.

C’est bien heureux.

PAUL.

Où en étais-je donc ?

JACQUES.

À ton premier repas sur l’Invincible.

— C’est vrai. Tu t’es bien souvenu du nom, Jacques. Tu n’oublierais pas non plus le Capitaine, ni l’équipage, si tu les avais connus. Tous si bons et si braves ! Après le souper, je me retirai avec mon père dans une cabine qu’on nous avait préparée. Oh ! comme nous fîmes une longue et fervente prière ! Comme mon pauvre père pleurait en remerciant Dieu ! Je voyais bien que c’était de la joie, mais c’était si fort que j’eus peur.

MARGUERITE.

Ah ! c’est comme moi, le soir que papa a fait sa première prière avec moi. Il pleurait, mon pauvre papa, si fort, si fort, que j’ai eu peur comme toi. Mais il m’a dit que c’était de bonheur, et je me suis endormie tout en sentant ses larmes sur ma main. »

Marguerite embrassa son papa en finissant ; il la serra contre son cœur pour toute réponse.

PAUL.

Le lendemain, après une bonne nuit dans ce hamac, qui me parut un lit délicieux, on nous apporta des vêtements. L’habit de mon père était superbe, avec de l’or partout ; le mien était un habillement de mousse ; c’était très-joli. Après un bon déjeuner, nous retournâmes voir nos sauvages qui nous attendaient sur le rivage. Le capitaine nous avait donné une escorte nombreuse, de peur que les sauvages ne voulussent nous garder de force. Le roi et mes jeunes amis vinrent nous recevoir ; ils avaient l’air triste et abattu. Après quelques heures passées ensemble, le roi demanda à mon père une dernière grâce. « Tu nous as appris ta religion, tu nous as montré à prier ton Dieu, tu nous as dit que ceux qui ne recevaient pas l’eau sacrée sur la tête ne seraient pas avec toi dans ton ciel. Nous aimons ton Dieu, nous croyons en lui, et nous voulons te rejoindre près de lui. Verse sur nous l’eau du baptême, pour que nous soyons chrétiens comme toi. » « Ces braves gens me touchent, » dit mon père au capitaine. Et s’adressant au roi : « Je ferai comme tu désires, lui dit-il. Je sais que tu aimes mon Dieu, que tu le connais, que tu le pries. Je verserai l’eau du baptême sur ta tête et sur celle de tes fils. Ceux de tes sujets qui voudront être baptisés, le seront après toi. » Le roi remercia tendrement et tristement mon père ; tout le monde s’achemina vers le village et le ruisseau. Mon père baptisa le roi et ses fils ; puis tous les sauvages demandèrent le baptême avec leurs femmes et leurs enfants. La cérémonie ne finit qu’à la nuit ; mon père pouvait à peine se soutenir de fatigue. « Vous voilà chrétiens, leur dit-il ; n’oubliez pas mes conseils : vivez en paix entre vous, aimez Dieu, aimez vos frères, pardonnez à vos ennemis. Adieu, mes amis, adieu. Je ne vous oublierai jamais ; nous nous retrouverons près de mon Dieu. » Il voulut partir ; mais ce fut une telle explosion de douleur, un tel empressement de lui baiser les pieds, de lui frotter l’oreille, que lui et moi nous eussions été étouffés, si nos braves compatriotes ne s’étaient groupés autour de nous pour écarter les sauvages, et ne nous avaient fait un rempart de leurs corps jusqu’à la mer. Au moment de se rembarquer, mon père donna au roi sa hache et son couteau. Je donnai un couteau à chacun de mes petits amis. Le capitaine avait fait porter sur la chaloupe cent cinquante haches et deux cents couteaux, que mon père distribua aux sauvages. Il leur donna aussi des clous et des scies, des ciseaux, des épingles et des aiguilles pour les femmes. Ces présents causèrent une telle joie, que notre départ devint facile. La nuit était venue quand nous arrivâmes à l’Invincible. Deux heures après on appareilla, c’est-à-dire qu’on se mit en marche ; le lendemain, la terre avait disparu ; nous étions en pleine mer. Notre voyage fut des plus heureux ; trois mois après, nous arrivions au Havre, où recommencèrent les joies de mon père qui se sentait si près de ma mère et de ma sœur. Nous partîmes immédiatement pour Paris ; nous courûmes au ministère de la marine, où nous rencontrâmes M. de Traypi. Mon père repartit sur-le-champ pour Fleurville, où M. de Traypi nous fit arriver par la ferme, de peur d’un trop


brusque saisissement pour ma pauvre mère. Il y avait dix minutes à peine que nous étions arrivés, lorsque Mme  de Rosbourg rentra. J’entendis son cri de joie et celui de mon père ; j’étais heureux aussi, et je riais tout seul, lorsque Sophie se précipita dans la chambre à mon cou. Vous savez le reste. »