Les Vacances/14

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Hachette (p. 335-343).


DERNIER CHAPITRE.


Le lendemain, M. de Rosbourg mena encore Sophie chez sa belle-mère. L’entrevue de la veille avait fait une fâcheuse impression sur l’état de la malade. Le curé y était ; il administrait l’extrême onction[1]. M. de Rosbourg et Sophie se mirent à genoux près du lit de la mourante. Quand le prêtre se fut retiré, Mme  Fichini appela Sophie, et, lui prenant la main, elle lui dit d’une voix entrecoupée :

« Sophie,… j’ai un enfant… une fille… Je suis ruinée… Je n’ai rien à lui laisser… Tu es riche… prends cette pauvre petite à ta charge… protège-la… Ne sois pas pour elle… ce que j’ai été pour toi… Pardonne-moi… Je n’exige rien… Ne me promets rien… mais sois charitable… pour mon enfant… Adieu… ma pauvre Sophie… Adieu…, ma pauvre, pauvre enfant !

— Soyez tranquille, ma mère, dit Sophie, votre fille sera ma sœur, et je vous promets de la traiter et de l’aimer comme une sœur. Mme  de Fleurville, qui est si bonne, et M. de Rosbourg, mon excellent tuteur, me permettront d’avoir soin de ma sœur. N’est-ce pas, monsieur de Rosbourg ?

M. DE ROSBOURG.

Oui, mon enfant, suis l’instinct de ton bon cœur ; je t’approuve entièrement.

MADAME FICHINI.

Merci, Sophie, merci… Grâce à toi… grâce à ton tuteur… et à ce bon curé… je meurs plus tranquille… Priez tous pour moi… Que Dieu me pardonne… Adieu, Sophie… ton père… pardonne… Je souffre… J’étouffe… Ah ! »

Une convulsion lui coupa la parole. M. de Rosbourg saisit Sophie, terrifiée, dans ses bras, l’emporta dans la chambre voisine, la remit entre les mains de Mlle  Hedwige et revint se mettre à genoux près du lit de Mme  Fichini, qui ne tarda pas à rendre le dernier soupir. Il pria pour l’âme de cette malheureuse femme, dont la fin avait été si troublée par ses remords. Il dit à un vieux concierge qui habitait le château de prendre avec le curé, tous les arrangements nécessaires pour l’enterrement ; puis il vint prendre Sophie pour la ramener chez Mme  de Fleurville.

« Mais la petite fille, dit Sophie, que va-t-elle devenir ?

— C’est juste, dit M. de Rosbourg. Mademoiselle Hedwige, ayez la bonté de vous occuper de cette enfant, jusqu’à ce que nous ayons pris des arrangements pour son avenir.

SOPHIE.

Je voudrais bien la voir, monsieur, avant de m’en aller.

M. DE ROSBOURG, à Mlle  Hedwige.

Où est-elle, mademoiselle ?

MADEMOISELLE HEDWIGE.

Dans la chambre à coucher, monsieur. Donnez-vous la peine d’entrer. »

Ils entrèrent et virent une bonne qui tenait sur ses genoux une pauvre petite fille, maigre, pâle, chétive.

« Cette petite est malade, dit M. de Rosbourg.

— Elle a toujours été comme ça, monsieur, dit Mlle  Hedwige ; le médecin pense qu’elle ne vivra pas. »

Sophie voulut l’embrasser : la petite détourna la tête en pleurant. M. de Rosbourg voulut à son tour s’approcher : l’enfant jeta des cris perçants.

« Allons-nous-en, dit M. de Rosbourg, une autre fois nous lui ferons peut-être moins peur. »

Et ils partirent pour retourner à Fleurville. Pendant que Sophie racontait à ses amis la mort de sa belle-mère, M. de Rosbourg réglait avec Mme  de Fleurville l’avenir de la petite fille.

« Sophie, disait-il, ne peut pas traiter comme sa sœur la fille d’un galérien et de cette femme qui n’a jamais été pour elle qu’un bourreau ; cette Mlle  Hedwige me paraît bonne personne, quoique ignorante et bornée. On lui payera une pension pour l’enfant et pour la bonne, et ils vivront dans un coin du château. Quand l’enfant sera plus grande, nous verrons ; mais je crois qu’elle ne vivra pas. »

Les prévisions de M. de Rosbourg ne furent pas trompées : la fille de Mme  Fichini mourut de langueur peu de mois après, et Mlle  Hedwige entra comme dame de compagnie chez une vieille dame valaque qui lui faisait donner des leçons de français à ses petits-enfants, et qui la garda jusqu’à sa mort en lui laissant de quoi vivre convenablement.

Les vacances finissaient ; le jour du départ arriva. Les enfants étaient fort tristes ; Jacques et Marguerite pleuraient amèrement. Sophie pleurait, Jean s’essuyait les yeux, Léon était triste, Paul était sombre et regardait d’un air navré pleurer Marguerite et Jacques. Il fallait bien enfin se séparer ; ce dernier moment fut cruel. M. de Traypi arracha Jacques des bras de Paul et de Marguerite, sauta avec lui en voiture et fit partir immédiatement. Marguerite se jeta dans les bras de Paul et pleura longtemps sur son épaule. Il parvint enfin à la consoler, à la grande satisfaction de Mme  de Rosbourg, qui la regardait pleurer avec tristesse.

M. DE ROSBOURG.

Ton petit ami est parti, ma chère enfant ! mais ton grand ami te reste ; tu sais comme Paul t’aime ; entre lui et moi, nous tâcherons que tu ne t’ennuies pas et que tu sois heureuse.

MARGUERITE.

Oh ! papa, je ne m’ennuierai jamais près de vous et de Paul, et je serai toujours heureuse avec vous, mais je pleure mon pauvre Jacques, parce que je l’aime ; et puis c’est qu’il m’aime tant qu’il est malheureux loin de moi.

M. DE ROSBOURG.

Mes pauvres enfants, c’est toujours ainsi dans le monde ; le bon Dieu nous envoie des peines, des chagrins, des souffrances, pour nous empêcher de trop aimer la vie, et pour nous habituer à la pensée de la quitter. Quand tu seras plus grande, ma petite Marguerite, tu comprendras ce que Paul comprend très-bien déjà : c’est que, pour bien et chrétiennement mourir, il faut bien et chrétiennement vivre, souffrir ce que le bon Dieu nous envoie, être charitable pour tout le monde, aimer Dieu comme notre père, les hommes comme nos frères.


Les vacances étant finies, nous laisserons grandir, vivre et mourir nos amis sans plus en parler.

Je dirai seulement à ceux qui ont pris intérêt à mes enfants, que Mme  de Rosbourg alla s’installer dans son nouveau château, mais qu’elle continua à voir Mme  de Fleurville tous les jours ; que Marguerite et Paul donnaient tous les jours aussi rendez-vous à leurs trois amies à mi-chemin des deux châteaux ; que l’hiver ils demeuraient tous ensemble à Paris, dans l’hôtel de M. de Rosbourg ; que Camille fit sa première communion l’année d’après, Madeleine un an plus tard ; qu’elles restèrent bonnes et charmantes comme nous les avons vues dans les petites filles modèles, qu’elles se marièrent très-bien et furent très-heureuses ; que Sophie devint de plus en plus semblable à ses amies, dont elle ne se sépara qu’à l’âge de vingt ans, lorsqu’elle épousa Jean de Rugès que Marguerite ne voulut jamais quitter son père et sa mère, ce qui fut très-facile puisqu’elle épousa Paul quand elle fut grande, et que tous deux consacrèrent leur vie à faire le bonheur de leurs parents. Léon, aussi bon, aussi indulgent, aussi courageux qu’il avait été hargneux, moqueur et timide, devint un brave militaire. Pendant vingt ans il resta au service ; arrivé, à l’âge de quarante ans, au grade de général, couvert de décorations et d’honneurs, il quitta le service et vint vivre près de son ami Paul, qu’il aimait toujours tendrement.

Jacques conserva toujours la même tendresse pour Paul et Marguerite ; tous les ans, il venait passer les vacances avec eux. Quand il devint grand, il entra au conseil d’État, épousa une sœur de Marguerite, née peu de temps après nos vacances, nommée Pauline en l’honneur de Paul, qui fut son parrain, et qui était en tout semblable à Marguerite, dont elle avait la bonté, la tendresse, l’esprit et la beauté. Il fut toujours un homme charmant, plein d’esprit, de vivacité, de bonté, de vertu, et ils vécurent tous ensemble, parfaitement heureux.

Les Tourne-boule quittèrent le pays et la France pour habiter l’Amérique avec les débris de leur fortune perdue en luxe et en vanité ; Mlle  Yolande, mal élevée, sans esprit, sans cœur et sans religion, se fit actrice quand elle fut grande et mourut à l’hôpital. M. Tourne-boule, rentré en France et mourant de faim, fut très-heureux d’être reçu chez les petites sœurs des pauvres, où il rendit des services en reprenant son ancien métier de marmiton.


  1. Sacrement qu’on administre aux mourants.