Les Vierges aux Rochers et la légende de La Joconde

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André CHarles Coppier
Les Vierges aux Rochers et la légende de La Joconde
Revue des Deux Mondes7e période, tome 14 (p. 189-212).
LES VIERGES AUX ROCHERS
ET
LA LÉGENDE DE LA JOCONDE

La réouverture de la National Gallery succédant aux remaniements et aux inaugurations solennelles de nos salles de peinture, au Musée du Louvre, a remis en question l’authenticité de l’une des deux Vierges aux rochers attribuées à Léonard de Vinci.

Cette attribution simultanée, par deux grandes collections nationales, de deux œuvres en apparence si semblables, à l’illustre maitre qui n’en a peint qu’une seule, on le sait, vers 1490-94, pose une question d’esthétique et un problème vincien qui peuvent être résolus, si l’on veut les étudier attentivement, en écartant les légendes trop longtemps accréditées autour des principales œuvres du maitre.

On sait que la National Gallery croit tenir deux arguments décisifs en faveur de sa thèse.

Le premier s’appuierait sur ce fait, incontesté, que sa Madone provient, ainsi que les deux Anges musiciens des volets, de cette ancona de l’église Saint-François, que les Servites de Milan commandèrent à Ambrogio da Predi et à Léonard, en 1484. Ces panneaux furent achetés, en 1796, par Colvin Hamilton qui les céda à Lord Suffolk ; puis ils passèrent, directement, de Charlton Park dans les collections britanniques.

D’autre part, Lomazzo, qui suivit Léonard en France, a publié, en 1584, un ouvrage dans lequel il donne ce tableau des Servites de Milan, comme l’original, même, de Léonard.

Le Louvre n’aurait donc que la réplique de ce tableau. Car s’il peut prouver que son exemplaire provient des collections royales, où il figure depuis le retour de François Ier, au lendemain de Marignan, il ne peut fournir aucun autre indice ; sauf ceux, d’ordre artistique et technique, offerts au connaisseur par l’œuvre même, en étroite concordance avec le témoignage de ses sœurs voisines qu’on nomme la Sainte Anne, la Joconde, le Saint Jean-Baptiste ; témoignage dont l’importance est décisive, comme on le verra tout à l’heure, et que corrobore l’appoint de ceux du Bacchus et du Portrait de Lucrezia Crivelli.

Piètre argument pour une critique de paléographe ! La science allemande nous l’a, maintes fois, fait savoir en apportant le poids de ses affirmations doctorales en faveur de la National Gallery. G. F. Waagen avait déjà décrété, chez lord Suffolk, que notre Vierge aux Rochers n’était qu’une copie de celle de Charlton Park, dont il n’admettait, il est vrai, que quelques morceaux secondaires, comme authentiquement, de la main du Vinci.

Les autres, tels que Müller-Walde, ou Rosenberg, ont vaticiné dans le même sens, après que Bode, dont on a vu la compétence vincienne dans la ridicule affaire du Buste de cire, eut dénié, au panneau du Louvre, toute trace d’authenticité manuelle.

Mais on peut fort bien passer outre. Ecartons donc toutes ces gloses et allons voir les deux tableaux, pour les interroger de nos yeux et nous en rapporter à leur seul témoignage. Deux photographies, au même format, suffiraient, d’ailleurs, à cette démonstration par l’image.

Au Louvre, nous voyons la Vierge tomber à genoux, pour arrêter, d’un geste tendre, l’élan de son Fils divin qui se prosterne, en tendant les mains jointes vers le petit saint Jean qui le bénit. Cette attitude de l’Enfant-Jésus, — si singulière a priori, — l’a fait prendre par toute la critique, l’allemande y comprise, pour le fils d’Elisabeth que Marie présente à Jésus, soutenu par un Ange. Le catalogue officiel du Louvre décrit, ainsi, cette composition : « Au premier plan, à droite, l’Enfant-Jésus est assis à terre soutenu par un ange drapé ; la Sainte Vierge pose la main droite sur l’épaule du petit saint Jean en adoration et élève la gauche au-dessus de l’Enfant-Jésus. Fond de rochers. » C’est là une très grave erreur d’interprétation, qui rend inintelligible toute la scène, laquelle n’a jamais été expliquée.

Devant une œuvre de Léonard, il faut se souvenir de sa définition, si souvent répétée, que la peinture est chose mentale, l’expression visible d’une idée concrète ; devant une œuvre religieuse de sa main, il faut chercher le thème évangélique qui rassemble ses personnages, dicte leurs attitudes, leur groupement et leurs expressions. La légende du scepticisme de Léonard ne tient pas devant ses œuvres d’une si haute spiritualité religieuse, comme le Cénacole, la Sainte Anne et la Vierge aux rochers.

Cherchons, donc, à saisir les intentions du Maître et l’objet de cette Conversation sacrée, selon les habitudes de ce grand esprit, en se souvenant de l’enseignement de ses manuscrits et du contexte de ses autres œuvres.

Léonard fut un sensitif chez qui le sentiment de la beauté excluait toute représentation de la douleur physique. Pour lui, le summum de la souffrance de Jésus, c’est sa prescience de la trahison prochaine d’un disciple, son acceptation du supplice de la croix, et c’est le thème de son Cénacole.

II laissera à Donato Montorfano la tâche d’exprimer l’horreur physique du Calvaire, avec ses trois croix et le coup de lance, toute cette boucherie humaine de l’agonie corporelle du Rédempteur, en face du grand drame moral, — point culminant des Évangiles, — qu’il évoquera, presque en même temps, sur l’autre paroi du réfectoire de Sainte-Marie des Grâces. Son pinceau n’a jamais peint le sang répandu. Son carton de la Bataille d’Anghiari, qui traduisait le choc de deux fureurs exacerbées, avait su fixer le combat avant la première blessure qui eût affaibli la rage des combattants. On a le témoignage d’un Florentin visitant les Indes qui écrivait en 1513 à Julien de Médicis : « Les Gazzaroles ne se nourrissent d’aucune chose animée, et comme notre Léonard, ils ne permettent pas qu’on nuise à aucun être vivant. » C’est pourquoi ses compositions furent toujours aimables.

Dans sa Vierge aux rochers, Léonard a voulu, manifestement, résumer, dans un jeu de physionomies d’enfants, l’histoire évangélique des trois personnages humains et donner à cette scène charmante, destinée à un autel, la portée d’un mystère joyeux. Il faut donc regarder le tableau avec attention, jusque dans ses accessoires, même secondaires, pour y lire toutes ses intentions.

Observons, tout d’abord, que le petit Baptiste est assis auprès d’une source, élément principal de sa mission préévangélique ; qu’il se soulève, sous la main d’un ange, lequel n’est visible que pour le spectateur qu’il doit initier. Cet ange apparaît à nos yeux pour représenter la volonté de Dieu « premier moteur ; » lequel inspire au précurseur le geste baptismal sous lequel son Fils se prosterne, avec un empressement qui alarme la Vierge. Cet ange, qui nous parle et désigne Jésus, n’a pas été introduit après coup pour rendre intelligible cette scène, comme certains critiques l’ont avancé, — car le groupe pyramidal, si bien ordonné, si harmonieux de lignes, serait déséquilibré sans cet ange ; — mais pour introduire, dans cette rencontre aimable d’une jeune mère et de deux enfants nus, l’élément religieux qui manque aux Madones de l’Ecole ombrienne, aux Vierges de Raphaël, notamment, dont la Belle Jardinière du Louvre est l’un des plus précieux exemples. Mais de Raphaël à Léonard il y a tout un monde, et c’est celui de la pensée concrète, celui de l’expression concentrée.

Devant le prosternement de son enfant, la Vierge pressent tout le drame mortel dont ce geste sera l’augure ; elle cherchait à retenir Jésus, mais déjà elle le laisse faire ; de même qu’elle étend, d’instinct, sa main gauche abaissée vers la tête du petit Jean, pour l’empêcher de se relever et de procéder au baptême. Son gracieux visage, qui trahit l’émoi maternel, exprime aussi son acceptation de servante mystique et Léonard la jette à genoux, par surcroît, entre ces deux enfants, pour lui faire affirmer toute l’étendue et les nuances de sa résignation religieuse.

Cette scène symbolique de la prime enfance de Jésus et du Précurseur se déroule à la naissance du Jourdain baptismal, dont on suit le cours sinueux entre des rochers désertiques, jusqu’aux lointains de l’horizon, dans un site mystérieux dont la source est l’âme même ; car cette source explique tout le décor, avec l’usure des roches parle gel et le dégel, leur trouée en arches et leurs stalactites, ainsi que la présence des beaux iris bleus et de l’ange auprès des trois personnes sacrées dans cette conque dolomitique. Sans cette source, rien de tout cela n’est justifié.

De même que les enfants prédestinés s’essayent à un jeu qui préfigure le sacrement qui les liera, plus tard, l’un à l’autre, la source rit entre les fleurs et le gravier poli, avant de devenir un fleuve. Comment les critiques littéraires et les conservateurs du Musée n’ont-ils vu qu’un hors-d’œuvre de fantaisie dans cette belle étude si savante, géologique et picturale à la fois, d’une vasque de haut sommet, qui est l’un des principaux éléments de la conception du maitre ?

C’est que l’exemplaire de Londres, dont on a beaucoup plus parlé, pour le faire acheter très cher par la National Gallery, n’a pas de source, et qu’il fallait l’étudier seul, pour ne pas être troublé par des détails de cet ordre, dans l’affirmation aventureuse qu’il devait être l’original.

Car, par un phénomène assez singulier, c’est toujours sur des tableaux douteux que la verve des littérateurs s’est le plus exercée. Elle leur prête, en mots, tout ce qui leur manque en peinture, comme on l’a vu pour le Rembrandt du Pecq, qu’il a bien fallu rendre à Aert van Gelder, pour l’Enseigne de Gersaint, pour tant d’autres œuvres vouées aux enchères et sur lesquelles le silence se fait, dès qu’elles ont trouvé un acquéreur définitif.

Mais quel est le peintre, autre que le Vinci, qui aurait exécuté, ici, comme dans la Sainte Anne, cette merveille d’observation et de rendu, où la transparence, la fraîcheur, le calme animé de l’eau sont aussi sensibles que la dureté des stratifications rocheuses, le poli mouillé du gravier, au profond du bassin, et ce rythme du flux intermittent de l’eau, dans le liséré clair qui court sur la roche plate ?

Dans la Sainte Anne, que nul n’a jamais contestée, une même source baigne aussi les bords du cadre pour des fins analogues. Là, Jésus joue avec un agneau qu’il veut chevaucher et contraindre à boire à la source symbolique. L’agneau se débat, mais s’agenouille à son tour et la Vierge s’alarme de même ; elle cherche à retarder l’évolution de ces mystères pleins de menaces. Ainsi, ces deux sources ne sont pas de pures fantaisies de peintre géologue, placées au premier plan pour faire montre d’érudition. Elles sont un précieux élément d’expression dans la symbolique vincienne, si riche d’intentions réalisées ; elles suppléent, — avec quel bonheur ! — aux indications surannées des couronnes d’or et des auréoles, et mêlent la sainteté du premier sacrement aux jeux des deux enfantelets nus qui esquissent leurs grands gestes d’hommes.

Dans le panneau de la National Gallery, l’ange ne parle pas au spectateur et son rôle ne s’explique plus ; car il est indifférent à la scène, quoiqu’il soutienne de ses deux mains le petit Jean dont le geste de bénédiction, — si vivement mis en lumière au Louvre, — s’atténue, ici, dans une pénombre injustifiée. Son regard erre, sans but, vers le bas du cadre, parmi les graminées et les fleurs de jardin qui ont remplacé la source alpestre. Jésus, drapé dans une gaze mauve un peu lourde, porte sur son épaule une petite croix de coudrier, comme en ont les Saint Jean dans l’hagiographie ombrienne. C’est pourquoi on l’a confondu avec son petit camarade de jeu, et inversement, dans les études de critique allemande. Il porte, comme la Vierge et Saint Jean, une auréole d’or que Léonard a bannie de toutes ses œuvres de peinture sacrée, parce qu’il y suppléait par d’autres indications plus hautes. On saisit, aussitôt, dans ces deux regards d’ensemble, les différences capitales entre les deux œuvres présumées semblables. Au Louvre, c’est le mystère baptismal qui dicte les gestes étroitement concordants de l’ange, de saint Jean, de Jésus et de la Vierge-mère, auprès de la source même du Jourdain. À Londres, l’agenouillement de l’Enfant Jésus est si anormal, devant son camarade de jeux sacrés, en l’absence de cette source nécessaire, qu’il faut inverser l’attribution des personnages, dont les gestes n’expriment plus rien. Car, comment expliquer que Jésus ne soit pas auprès de sa mère ? Pourquoi ce Fils de Dieu aurait-il besoin du secours d’un ange inspirateur ? Pourquoi bénirait-il son précurseur, contrairement à la tradition évangélique et aux textes mêmes des livres sacrés ?

Autant de questions obligatoires, quoique inconséquentes, destinées à rester sans réponse, car l’œuvre de Londres n’explique rien et laisse le spectateur perplexe. Aussi, cette seule confrontation sommaire ferait-elle attribuer au Musée du Louvre l’original de Léonard, avant que d’aller plus avant dans l’étude de ces deux œuvres et sans attendre les preuves historiques qui confirmeront, tout à l’heure, ce premier aperçu.


II

Il y a une règle, très simple, mais fort peu connue, pour déterminer, entre deux œuvres contemporaines, issues d’une conception commune, celle qui doit être l’original. Tous ceux qui ont fait leur éducation visuelle et artistique dans les musées, en exécutant des copies pour comprendre, non pas le génie, mais l’art, c’est-à-dire le style et la technique des grands maîtres, leur beau métier qui seul importe à l’instruction d’un artiste, — tous ceux qui ont vu faire des copies très bien exécutées d’une œuvre peinte, dont les modelés vigoureux se noient dans la pénombre d’un clair-obscur, plus ou moins transparent, — tous ces soucieux de l’art de peindre connaissent cette aberration visuelle, presque invincible, qui fait amplifier les masses en lumière dans une même silhouette générale, exactement délimitée.

Il n’y a guère d’exception que pour ces œuvres doubles, comme la Vierge du chanoine van Paele de Jean van Eyck, ou le portrait de Sir Richard Southwell d’Holbein qui ne sont pas faites l’une d’après l’autre, mais d’après le même carton transformé en poncif, par les mêmes méthodes et par la même main.

Or, si l’on confronte, sur deux photographies, à la même échelle, les quatre figures juvéniles de Londres et de Paris, on est frappé par la différence très sensible du volume des lumières dans le Saint Jean-Baptiste, qui est légèrement hydrocéphale à Londres ; tandis qu’il est si fin d’attaches, si gracieux d’attitude, d’un profil si pur dans sa gravité expressive, sur le panneau de notre Louvre. Les mains, seules, seraient de précieux et décisifs objets de contrôle, tant les doigts de la main droite, à Londres, sont grossièrement inférieurs de forme, de style et de couleur, à ceux du même enfant, dans le panneau de France. Il y a, même, une constatation complémentaire à tirer de ce fait que, dans sa réplique, Ambrogio da Predi, embarrassé par ce geste de bénédiction qu’il ne comprend pas, et pour cause, — qui lui paraît être une hérésie chez le petit Baptiste, mais qu’il n’ose modifier cependant, — le noie dans une pénombre, d’autant plus singulière, que Léonard l’avait mis en pleine lumière, comme le point culminant de sa conception. Ses pieds, si beaux dans leur raccourci difficile, perdent tout accent magistral, à Londres, et ce parallèle peut être continué pour le dessin de l’oreille et le volume du crâne, en arrière et dans l’ombre. de même que dans l’Enfant Jésus, dont l’oreille est si mal placée, dont la jambe gauche ne se rattache pas au corps, dont l’épaule reçoit l’empreinte d’un pouce trop grand, presque masculin dans la réplique d’Ambrogio da Predi.

D’autres observations, tout aussi décisives, naissent de l’examen comparatif des draperies dont le style apparaît si nettement vincien, seulement dans l’exemplaire du Louvre, pour qui connaît les admirables études du maître dans cette branche si délaissée de l’art du peintre et du sculpteur. Rien que la cassure, un peu métallique, de ce drap soyeux, à l’état de neuf, qui tourne si élégamment autour de l’épaule de l’ange ; rien que l’éventail, étalé à terre, du manteau bleu de la Vierge-mère, isolé du reste de l’œuvre, ferait attester, par un connaisseur, que l’original du Vinci est au Louvre, et ne peut être ailleurs.

Quand on a pu se donner la joie de tenir dans ses doigts les merveilleux dessins des cartonniers du Louvre, ou de la bibliothèque de Windsor, ces drapés inimitables qui ont tant obsédé Degas, — lequel avait pour le Vinci un culte dont j’ai entendu, chez Rouart, l’oraison fervente, — quand on s’est essayé à transcrire sur un papier quelque étude de draperie, telle que le bras de Saint Pierre pour le Cénacole, ou la Figure agenouillée de Windsor-Castle, qui est une préparation, abandonnée, en partie, pour le costume de l’ange dans la Vierge aux rochers, il n’est pas possible d’hésiter un seul instant, ni d’accepter les suggestions anglaises et allemandes.

Mais c’est peut-être, plus encore, dans l’étude et l’exécution des plantes alpestres, par Léonard, et leur remplacement par des plantes de culture, que cette différence apparaît le mieux. On sait avec quel souci scientifique le maître s’appliquait à la botanique et comment son esprit, tourné vers les sciences exactes, mesurait méticuleusement toute chose pour des fins lointaines que ses carnets ne révèlent pas. Rien que cette substitution de plantes cultivées à des plantes sauvages, dans cet âpre paysage de rochers, met en évidence un autre élément de contrôle. Il n’y a que l’interprétation des roches qui ait gardé, à Londres, des qualités analogues à celles du panneau du Louvre, dans une construction identique.

Aussi devrions-nous adopter, dès maintenant, une distinction très nette des deux œuvres, en laissant au tableau de Londres son titre de Vierge aux rochers, et donner à celui du Louvre l’appellation plus exacte et plus expressive de Vierge à la source. Sous ce titre, l’œuvre parlerait mieux et plus vite aux yeux, en appelant l’attention sur l’une des intentions principales du maître que son copiste n’a pas comprise, ou a ignorée ; car il est certain qu’il l’a peinte, non pas d’après la peinture même, mais d’après le carton préparatoire, relativement sommaire, sur lequel le Vinci n’avait dessiné que le groupe des personnages, sans s’occuper des accessoires ; comme on peut en juger par les cartons de l’Académie de Londres, pour une variante de la Sainte Anne avec un Saint Jean, et dans celui de la Léda où ne figurent aucun lointain, ni premier plan précis.

On expliquerait, aussi, l’incompréhension singulière des intentions de Léonard dans cette réplique prosaïque de son confrère, par ce mutisme assez distant qu’il observait avec certains de ses élèves qui ne furent que des ouvriers d’art ; tel Marco d’Oggione, lequel n’a rien compris au Cénacole dans sa déplorable copie du Louvre, si peu digne d’un grand musée. Mais on la comprendra mieux, lorsqu’on connaîtra les circonstances qui ont amené cette réplique peinte.

Cependant, à voir ces deux tableaux évoquant les mêmes formes générales, les mêmes gestes dans un même décor, on sent bien qu’il y a entre eux cet abîme qui fait, des mêmes mots, de la prose vulgaire, ou des vers sublimes, selon qu’ils servent au premier venu, ou qu’ils sont vivifiés par le génie d’un poète qui les assemble pour l’expression de sa pensée.


III

Regardons mieux encore notre Vierge à la source. Nous découvrirons bien vite l’une de ses particularités les plus rares, ce fait étrange, et capital comme indication vincienne, qu’aucun des personnages n’offre la moindre trace de sourcils. Cependant que dans la Vierge aux rochers, les deux enfants et l’ange ont leurs arcades sourcilières très nettement ombrées de poils, quoique la Madone n’en ait guère qu’une faible teinte, à peine indiquée.

Serait-ce un accident ? un repeint ? une altération de l’épiderme, si délicat, de la peinture vénérable ? Évidemment non, puisque le visage de chacun d’eux est en excellent état de conservation !

Interrogeons, à quelques pas, la Sainte Anne, où l’épilation sourcilière est totale dans les trois visages de ce tableau qui est, de tous les Vinci, le mieux préservé des atteintes du temps et dont l’épiderme est sans craquelures ; puis le Saint Jean Baptiste, dont les modelés très vigoureux peuvent laisser un doute sur ce point très particulier. Mais voici la Joconde, dont l’absence de cils et de sourcils a fait l’objet de commentaires passionnés et d’ardentes et téméraires affirmations. Joséphin Péladan n’a pas craint d’écrire, en 1912, dans les Arts « que vers 188 ? un décrassage à la potasse avait enlevé les cils et les sourcils avec le glacis supérieur qui les portait ; » sans s’être assuré que les gravures anciennes et les premières photographies du chef-d’œuvre, absolument identiques, sur ce point spécial, à celles de 1912, démontraient son inconcevable légèreté. Tout récemment, M. E. Dinet, sans dénier ce prétendu décrassage, ajoutait qu’un « repeint général du visage, » sans doute postérieur, avait amené les mêmes résultats !

Cependant, notre dernière constatation serait très inquiétante pour le chef-d’œuvre du Vinci, si l’on acceptait, sans contrôle, toutes les légendes échafaudées autour d’un texte, très mal lu, dans les Vite de Vasari, lesquelles sont farcies de fables dont l’histoire véridique des maîtres a bien de la peine à triompher. Tant il est vrai que la critique artistique, n’ayant vécu que des redites amplifiées de cet auteur, est à reprendre à pied d’œuvre en dédaignant toutes les hâbleries de ce conteur, si suspect, surtout en ce qui concerne Léonard. Élève de Michel-Ange, dont on connaît la haine pour son compatriote, il s’est fait l’éditeur de la calomnie entretenue par ce dernier et selon laquelle le Colosse, et même le Cénacole de Milan, seraient restés inachevés, par impuissance, comme ce fameux Portrait de Mona Lisa, dont sa description a servi de thème à tant de commentaires erronés. Mais nous avons, pour la combattre, le témoignage désintéressé du commandeur Cassiano del Pozzo, qui la vit dans le cabinet du Roi en 1625, et qui nota « qu’à cette dame, d’ailleurs belle, il manquait les sourcils. » Or, sans quitter ce quartier du Louvre où sont les œuvres de Léonard, on peut s’assurer que les deux condisciples du Maître, Lorenzo di Credi et le Pérugin, ainsi que leur patron Andréa Verrochio, ont observé cette même règle de la suppression des sourcils ; que Mainardi, Bianchi, le Spagna dans maintes toiles, Andréa Solari dans sa Vierge au coussin vert, Lorenzo di Pavia dans sa Famille de la Vierge, voire Raphaël dans le Jésus de sa Belle Jardinière, ont peint aussi des visages ainsi épilés.

Si l’on prête attention à cette règle singulière, on observera que la suppression des sourcils semble proportionnée à la qualité plus ou moins divine des personnages, en remarquant que les saints et saintes qui ne sont pas de la famille directe de Jésus ont, au contraire, la totalité de leurs cils et sourcils. Cette conception de la représentation divine semble être sortie de l’atelier de Verrochio, au temps précis où les « divines » Florentines, ayant appris des artistes le secret de l’impérieuse beauté antique, s’épilaient entièrement le corps, pour ne garder que la masse onduleuse de leurs cheveux. « Diva Giovanna Tornabuoni » se faisant peindre par le Ghirlandajo dans la fresque de Santa Maria Novella, avait pris garde de ne pas oublier ce détail de suprême élégance, avant que d’aller rendre visite à la Vierge Mère, laquelle, étant plus divine encore, ne pouvait manquer d’être mieux épilée.

Cette observation peut être faite dans tous les musées étrangers sur les œuvres des mêmes maîtres, si l’on veut suspecter l’intégralité des tableaux du Louvre ; plus particulièrement dans les dessins de Léonard pour la Sainte Anne de l’Albertina, de l’Académie de Londres, de Windsor et de Chantilly, et surtout, dans son Cénacole de Milan, où le Saint Jean, — l’un des prototypes de la Joconde, — et le Saint Jacques mineur, « l’un des frères de Jésus, » n’ont pas de sourcils.

Ceci posé, relisons la trop célèbre page des Vite qui décrit le portrait de Mona Lisa : « Après avoir peint la Ginevra d’Amerigo Benci, admirable chose pour laquelle il abandonna le travail des Frères qui le rendirent à Filippino... il commença aussi, pour Francesco del Giocondo, un portrait de Mona Lisa, sa femme, et le laissa inachevé, après y avoir travaillé pendant quatre ans. — Qui veut savoir à quel point l’art peut imiter la nature peut s’en rendre compte facilement en examinant cette tête où Léonard a représenté les moindres détails avec une extrême finesse. Les yeux ont ce brillant, cette humidité que l’on observe sur la vie ; ils sont cernés de teintes rougeâtres et plombées d’une vérité parfaite ; les cils qui les bordent sont exécutés avec une extrême délicatesse, les sourcils, leur insertion dans la chair, leur épaisseur plus ou moins prononcée, leur courbure suivant les pores de la peau, ne pourraient être rendus d’une manière plus naturelle. Le nez avec ses ouvertures roses et délicates est vraiment celui d’une personne vivante. La bouche, sa fente, ses extrémités qui se lient par le vermillon des lèvres à l’incarnat du visage, ce n’est plus de la couleur, c’est vraiment de la chair. Au creux de la gorge, un observateur attentif surprendrait le battement de l’artère... »

Remarquons, tout de suite, que la Joconde n’a aucun point brillant, ni cette humidité des yeux que signale Vasari, dont la description minutieuse est faite, 'de visu, d’après un tableau de bien moindre importance, puisqu’il ne parle que « d’une tête. » II serait inadmissible que le peintre-écrivain eût négligé de parler des mains et du lointain, dont le rôle est si décisif dans l’ensemble du chef-d’œuvre et si inattendu dans la production picturale de la Renaissance. Lorsqu’on aura rappelé que Vasari, né en 1512, n’a jamais passé les Alpes et n’a pu voir ce tableau apporté par le Vinci, en France, en juin 1516, il faudra bien admettre qu’il a décrit une autre peinture. D’autant mieux qu’il parle d’une œuvre « inachevée » et qu’il serait difficile d’indiquer, dans la Joconde, quelle serait la partie incomplète.

En revanche, dans les cinq portraits de femmes attribués avec vraisemblance à Léonard : la Velatta du Pitti, le Portrait de Jeune fille de la Galerie Lichtenstein, la Dame à la Belette, l’inconnue des Offices et la Lucrezia Crivelli du Louvre, de même que dans l’étude pour l’Isabelle d’Este du même musée, l’artiste, consciencieux observateur de la nature individuelle, a peint, ou dessiné avec soin, les cils et les sourcils qui manquent à la Joconde et aux figures de ses œuvres d’imagination.

Nous n’avons, au sujet de ce panneau célèbre, qu’une seule déclaration certaine, mais capitale, puisqu’elle émane directement du Vinci, lequel le présentant, a Cloux, le 15 octobre 1516, au cardinal d’Aragon, fils naturel du roi de Naples, lui assura « qu’il l’avait exécuté sur les instances du Magnifique, feu Julien de Médicis. »

Ce prince florentin qui repose en la Sacristie-Nouvelle de San-Lorenzo, dans le sarcophage que veillent les deux plus géniales créations de Michel-Ange, le Jour et la Nuit ; ce condottiere aventureux qui eut la chance d’être associé aux trois plus hautes œuvres d’art de la Renaissance, n’avait pas toujours eu cette fortune enviable d’être le maître de la cité de Florence, le frère d’un pape et le généralissime de ses armées. Il avait été exilé de Florence, en 1494, avec ses frères Pierre II qui régnait alors, et Jean, le futur pape Léon X, ses ainés. Il s’était mis, pour vivre, à la solde de divers princes italiens qui changèrent de parti durant les guerres de cette époque troublée, comme leurs faucons changeaient de mains et de capuchon armorié, au gré des événements et des prises de guerre. Le plus jeune des Médicis était bien hors d’état de prendre à son service le très onéreux Léonard, dont la mobilité d’esprit et la curiosité musardière rendaient si rare la production ; or l’on sait que l’artiste n’aimait travailler qu’en pensionnaire attitré d’un Mécène.

Ce n’est pas avant la fin de septembre 1512, où il put rentrer dans Florence, en croupe d’Anton Francesco Degli Albizzi, à la tête des troupes espagnoles, qu’il dut songer à s’attacher le peintre de la Cène. On sait que les deux frères, Jean et Julien, escortés de leur cousin Jules, le futur pape Clément VII, firent leur entrée solennelle, le 14 septembre, avec un millier de lances, puis qu’ils obligèrent le gonfalonier Ridolfi à démissionner le 16, tandis que Julien était proclamé chef de la République florentine.

Certes, Julien appela aussitôt Léonard. En admettant, malgré ses sempiternelles lenteurs et sa prudence politique, que l’artiste soit revenu à Florence à la fin d’octobre, il n’y demeura que quelques mois. Car, le 11 mars 1513, le cardinal Giovanni, ayant été élu pape, quoique diacre encore, à moins de trente-huit ans, sous le nom de Léon X, s’empressait d’appeler auprès de lui son jeune frère, avec son peintre Léonard. « Giuliano ! lui écrivait-il, jouissons de la papauté, puisque Dieu nous l’a octroyée, » et il lui offrait le titre de généralissime des armées pontificales. L’artiste allait donc reprendre, à Rome, le rôle d’ingénieur et de cartographe qu’il avait tenu dix ans plus tôt auprès de César Borgia.

Julien abandonnait presque aussitôt Florence, tandis qu’avec son exaspérante lenteur, l’artiste ne prit la route de Rome que le 24 septembre 1513, avec toute sa maison : « Giovanna, Francesco, Melzi, Salaï, Lorenzo et le Fanfoïa. » Faut-il admettre que, durant ce dernier séjour à Florence, l’artiste ait entrepris le portrait de Mona Lisa ? Ce serait en contradiction avec le texte de Vasari, qui précise que c’est à la demande du mari, et non de Julien de Médicis, que cette œuvre « inachevée en quatre ans » fut entreprise ! Faut-il supposer que ce prince de trente-trois ans ait eu le coup de foudre pour la femme du prieur Francesco del Giocondo, ou que Léonard ait été séduit par sa troublante beauté ? On connaît la légende, inventée par Arsène Houssaye en 1863, qui veut que Léonard, amoureux de son modèle, ait pris plaisir à multiplier les séances de pose pour prolonger un tête-à-tête délicieux.

Mais en 1513, si l’artiste avait soixante et un ans, Mona Lisa en aurait eu trente-sept, puis quarante et un en 1517 ! A la condition qu’elle eût pu suivre Léonard à Rome, puis à Parme, de là en Sicile et de nouveau à Rome, peut-être aurait-il pu consacrer une partie de son temps à ce portrait. Car la chronologie de ses carnets est extrêmement précise et ne permet pas d’ambiguïté sur ses occupations. C’est le 9 janvier 1515 qu’il note : « Le magnifique Giulano di Medici part de Rome à l’aurore pour aller se marier en Savoie, » le même jour qu’arrivait la nouvelle de la mort de Louis XII, autre Mécène du Vinci, dont mention est faite au carnet du maître.

On avait fait espérer la royauté de Naples à Julien, pour le décider à épouser Philiberte de Savoie « la tante de ce gros garçon qui allait tout gâter sur le trône de France ; » mais avant même d’avoir été investi du titre de duc de Nemours que son neveu François Ier venait de créer pour lui, il mourait, à la Badia de Fiesole, de maux de reins et de fièvre tierce qui l’avaient rendu « sec comme une lanterne. »

D’ailleurs, Léonard était inquiet au milieu des compétitions de la Cour papale. Léon X ne le comprenait pas ; puis comme il s’exaspérait de lui voir chercher un vernis de couverture pour un tableau qu’il avait ébauché, il fit venir Michel-Ange à Rome. Léonard, froissé, demanda son congé et accepta les propositions du roi de France, lequel lui donna le logis de Cloux, près d’Amboise, où il s’installa vers le milieu de 1516, après avoir passé les Alpes, au col de la Seigne, et noté des tourbillons d’eau à Saint-Gervais, à la Saint-Jean d’été.

C’est là que Léonard présenta notre Joconde au cardinal d’Aragon, en présence de son secrétaire Antonio de Beatis d’Amalfi, qui nota le jour même tous les détails de cette entrevue qu’il jugeait mémorable. « Il montra à notre illustrissime cardinal trois tableaux, l’un de la Vierge avec Sainte Anne, un Saint Jean Baptiste et l’autre d’une certaine Beauté florentine, fait sur les instances du Magnifique, feu Julien de Médicis. Malheureusement une certaine paralysie de sa main droite empêche qu’on puisse attendre de lui quelque chose de bon. Il est vrai qu’il a formé un élève milanais qui travaille excessivement bien ; et quoique le susdit Léonard ne puisse plus peindre avec la morbidesse qui lui était habituelle, il s’emploie à dessiner et à enseigner son art autour de lui. »

Il est donc établi que cette Beauté florentine, cédée par Léonard, en 1517, l’année suivante, à François Ier pour quatre mille écus d’or, n’a pas pu être exécutée avant la fin de 1512 et que l’artiste n’y put mettre la main après le 10 octobre 1516. La légende des quatre années de séances continuelles, agrémentées de bouffonneries, de concerts et de causeries, s’écroule devant cette déclaration de l’artiste, corroborée par les indications, si précises, de ses carnets, sur l’emploi de son temps et les dispersions de sa vie errante.

Ce qu’on sait de Mona Lisa ne s’accorde pas mieux avec la peinture, ni avec cette chronologie certaine. Son mari, Francesco di Bartolomeo di Zanobi del Giocondo, était un Florentin opulent. Elu, en 1499, l’un des douze Bonshommes, il fut promu Prieur en 1512, un peu avant le retour des Médicis. Il avait alors cinquante-deux ans. Il avait épousé, en 1491, Camilla di Mariotti Rucellaï. Veuf presque aussitôt, il se remaria, en 1493, avec Tomasa da Mariotto Villani qu’il perdit encore, quelques mois après les noces. Ce n’est qu’en 1495 qu’il ramena de Naples, Mona Lisa Gherardini, âgée d’à peu près vingt-deux ans. Ils eurent une première petite fille, morte en 1499, puis un second enfant.

Comment pourrait-on expliquer que Léonard, si soucieux de vérité individuelle dans ces portraits, ait pu détruire systématiquement toute indication personnelle dans cette étude peinte ; puis qu’il ait représenté une Napolitaine, habitant Florence, sur ce lointain alpestre de lacs et de glaciers, où il est facile de retrouver le lac de Misurina avec le Cristallo et le Sorapiss, inversés, comme dans un miroir, par son habitude d’écrire et de dessiner à l’envers, de la main gauche ?

Où trouverait-on dans la vie du maître les quatre années consacrées à ce seul travail, en concordance avec l’âge apparent de la prétendue Joconde ? Il faudrait admettre, qu’au plus tard en 1495, l’année même de leur mariage, Francesco del Giocondo eût quitté ses affaires pour se rendre à Milan, où séjournait l’artiste, pour lui demander ce portrait. Occupé au Colosse, après avoir achevé cette Cène dont le Saint Jean a déjà toutes les caractéristiques du type de la Joconde, de la Sainte Anne et du Saint Jean-Baptiste, Léonard était au service de Ludovic Sforza ; il n’aurait pu accepter cette commande, inexécutable pour cette autre cause que Mona Lisa devint aussitôt mère, puisqu’elle perdit, au printemps de 1499, une fillette de deux ans et demi.

Dès la ruine du More, le 2 septembre 1499, Léonard quitte Milan pour Mantoue, où l’appelle Isabelle d’Este qui lui demande son portrait. Il n’y reste que fort peu de temps, puisqu’il note dans ses carnets que, le 13 mars 1500, il est à Venise, d’où il se rendra dans le pays de Cadore et de Frioul, pour y construire des écluses de son invention. C’est ici qu’il faut observer la méthode de Léonard pour peindre un portrait. Il n’a fait d’après la duchesse qu’un dessin aux deux pierres, d’après lequel il compte travailler plus tard à sa peinture. C’est aussi la méthode d’Holbein. Nous voilà loin de ses interminables séances de pose !

On le retrouve, il est vrai, à Florence, en mars 1501 ; mais Mona Lisa a déjà vingt-huit ans, ce qui n’est plus l’âge apparent d’une Italienne dans la Joconde, et l’on sait que le peintre travaille, alors, pour Florimond Robertet à une Vierge au rouet, puis au carton de notre Sainte Anne.

Dès 1502, il est au service de César Borgia qu’il suit, en Romagne, comme ingénieur militaire et cartographe, jusqu’à sa ruine l’année suivante. Ses admirables cartes de Windsor datent de cette époque et confirment qu’il n’a pu peindre ce portrait.

De 1504 à 1506, il séjourne, à nouveau, à Florence ; mais c’est le carton, puis la peinture de la Bataille d’Anghiari qui l’occupent, aux dépens de la Seigneurie, extrêmement stricte sur l’emploi du temps de ses salariés et qui n’eût pas permis cette digression dangereuse. On le sait par sa correspondance, assez aigre, avec Charles d’Amboise qui voulut emprunter l’artiste à Soderini, vers le milieu de 1506. Or, Mona Lisa comptait alors trente-trois printemps, ce qui marque une Napolitaine deux fois mère, et ne nous permet plus d’espérer une concordance entre son portrait décrit par Vasari et la prétendue Joconde du Louvre.

Au surplus, Léonard quitte Florence, pour n’y plus revenir, sauf pour un procès en 1507 et en 1511, jusqu’à la rentrée de Julien de Médicis.

Mais il y a le fameux sourire ; « ce sourire si attrayant, qu’il est une chose plus divine qu’humaine à regarder et que l’on a tenu pour une chose qui n’est pas inférieure au modèle, » ce qui a suffi à tant de critiques pressés pour identifier, à la suite du père Dan, notre Joconde avec le portrait de Mona Lisa ! Cependant, Vasari aurait pu observer que ce sourire n’était plus une invention nouvelle de Léonard, car il animait déjà, dès 1501, les traits gracieux de la Sainte Anne, cette autre œuvre que le maître aurait aussi « abandonnée » pour entreprendre « le portrait de la Ginevra d’Amerigo Benci. » Quelle obstination et quelles récidives dans l’impuissance, si l’on en croyait ce hâbleur ! Mais il joue, par trop, de malheur, car son affirmation est tout aussi fausse en ce qui concerne le portrait de la Ginevra Benci, morte depuis huit ans, à l’époque qu’il fixe pour son exécution.

Il serait plus sage, et plus simple, d’abandonner ces textes erronés, puis de regarder la prétendue Joconde, dont le titre importe assez peu et doit lui rester, non plus comme un portrait qu’il n’est pas et ne peut pas être, mais comme l’une des reviviscences de ce type vincien qui apparut, pour la première fois, dans notre Vierge à la source, après avoir essayé son sourire dans le profil de l’ange agenouillé que l’élève Léonard peignit dans le Baptême du Christ de Verrochio ; cet être androgyne qui dominera l’œuvre entier du maître, comme l’expression concrète de son idéal d’artiste et de penseur, et sera, tour à tour, le Saint Jean du Cénacole dont l’âme affleure en tristesse à la fente de ses yeux mi-clos ; la Sainte Anne au sourire déjà troublant, dont les yeux s’ouvrent davantage ; puis cette Joconde, aux yeux interrogateurs, dont le regard glacé pose une énigme que le Saint Jean-Baptiste semble avoir résolue, tant son sourire, plus ambigu, double la joie des yeux d’une intellectualité si haute, qu’il faut y voir l’expression même du regard du Vinci.

Les deux grands maîtres expressionnistes, Rembrandt et Léonard, ont manifestement donné au regard de leurs personnages certaines qualités d’acuité visuelle, d’ironie tendre, de pitié, d’angoisse, de gravité, cette émotion multiple qu’ils trouvaient dans leurs yeux, étudiés par ces lyriques du pinceau devant un miroir qu’ils interrogeaient avec insistance. Mais c’est dans la création des types que leur génie diffère le plus. La beauté, chez Rembrandt, n’est jamais dans les formes. Elle n’est pas cette « délectation » qui est le but unique de l’art, au dire du Poussin ; ce n’est même pas, du tout, l’objet de sa recherche ; ce qu’il poursuit, c’est la qualité de l’expression par le caractère. Pour Léonard, au contraire, la beauté, cette harmonie impersonnelle, étant un idéal à la fois plastique et moral, se composera d’éléments empruntés aux plus belles formes sélectionnées, ayant le maximum d’expression, et cet idéal, qui grandit avec le génie et l’âge du maître, sera progressif, de plus en plus exclusivement vincien, tout en restant sensible à la foule comme aux dilettantes. Tandis que le caractère, qui se fera de plus en plus rude, chez Rembrandt, dépassera l’accent personnel, sans jamais l’effacer, au point d’atteindre à cette autre beauté des formes heurtées et des rugosités picturales de sa vieillesse, d’où une haute spiritualité se dégage, cependant, mais pour un public plus restreint.

Aussi, à chaque reviviscence du type vincien, sent-on que le maître s’est distrait de la peinture, sans abandonner l’art d’observer, dans ses incursions vers la vie publique active, dans ces recherches de curieux, plus que de savant, qui ont établi sa réputation d’homme universel ; on sent qu’il s’est enrichi d’expérience et qu’il a chargé sa palette de la quintessence de ses acquêts. Mais, comme le dit Méphistophélès dans le second Faust, « nous dépendons toujours des créatures que nous avons faites. » C’est pourquoi Léonard, voué à sa conception générale de la beauté, reprend ce thème idéal qu’il perfectionne, en amplifiant celle qu’il a créée dans sa Vierge à la source, et où il se complaît au point de l’enrichir de toutes les forces expressives de sa science et de son art, selon l’évolution de sa propre nature.

Si bien que ces cinq figures idéales, dont l’intellectualité grandit avec la curiosité cosmique et l’expérience de Léonard, apparaissent comme les témoins de ses étapes décisives. C’est pourquoi la Joconde ne peut pas être le portrait de Mona Lisa.

Ce titre ne lui fut donné qu’après 1625, sur l’indication du commandeur Cassiano del Pozzo [1]. Les inventaires royaux antérieurs à cette date notent cette œuvre sous le titre Une Courtisane en voile de gaze [2]. Il eût mieux valu adopter l’indication même de Léonard que c’était une Beauté florentine ; car ce type de femme existe, en effet, dans la campagne de Florence ; je me souviens d’une paysanne aux pieds nus, venant de remplir au puits un vase d’airain qu’elle portait sur l’épaule, près de la Chartreuse d’Éma, et qui avait les caractères ethnographiques de la Joconde, mais avec toutes les indications individuelles de son humble personnalité. Tandis que le type vincien est impersonnel comme une entité féminine, lentement élaborée.

Le Faust de Gœthe eut une genèse analogue. Il s’est enrichi d’expression, de vie morale, durant cinquante ans, à chaque publication des œuvres complètes du poète. Dans l’œuvre de Léonard, le Saint Jean Baptiste correspondrait au second Faust. Lorsqu’on voudra étudier les œuvres d’art, dans leur essence même, en dehors des romans, plus ou moins littéraires, qui nous ont imposé une conception, si erronée, des intentions de leurs auteurs, on comprendra mieux la Sixtine, les Allégories de Titien, certaines eaux-fortes de Rembrandt sur lesquelles des légendes pèsent.

Le roman d’amour, d’où serait sorti la Joconde, ne s’est embarrassé ni des faits ni des dates ; car naissant avec la Vierge à la source, son prototype, il aurait duré plus de vingt-cinq ans, au gré de la vie errante du maître. Cette légende invraisemblable remonte au temps où Arsène Houssaye retrouvait au goniomètre le crâne même du Vinci, dans le charnier de la chapelle Saint-Hubert du château d’Amboise et attribuait au maître, dans un même ouvrage, la paternité du Thomas Morus d’Holbein, du musée de Dresde !


IV

Il nous reste à rapporter comment Léonard fut amené à peindre la Vierge à la source et quelles sont les raisons historiques qui assurent son authenticité.

Lorsque Léonard vint, en 1482, de Florence à Milan, en quête d’un Mécène, il ne fut pas accueilli par Ludovic le More comme un artiste peintre, mais comme un amuseur de cour, à l’esprit curieusement inventif, qui savait ordonner des fêtes inédites et en créer les machineries compliquées. Il n’avait pas encore trente ans. Il sortait, depuis peu, de l’atelier de Verrochio et s’était mis à musarder plus qu’à peindre, bien que Laurent le Magnifique l’eût chargé d’une Adoration des Mages, dont le Botticelli recueillit la commande, après son départ. Mais il était musicien, poète, très bel homme, cavalier accompli et savait plaire sans bassesse. Il apportait un luth d’argent, de forme et de sonorité singulières, rappelant dans ses lignes générales une tête de cheval, qu’il avait présenté à Laurent de Médicis et dont ce prince voulut faire présent à son dangereux voisin de Milan, avec lequel il venait de contracter alliance.

Les carnets du Vinci sont encombrés de croquis de monstres, de bêtes étranges vomissant le feu de toutes parts, en marchant à l’aide de poulies et de cordages commandés par des gens logés à l’intérieur. Ce sont des accessoires de fêtes cherchés et réalisés pour « l’esbatement » des belles dames milanaises, afin de prendre pied à la cour de Milan, comme il en réalisera plus tard à la cour de Léon X, pour l’amusement du Sacré Collège. Sa lettre au More indique, nettement, que ce n’est pas comme artiste qu’il pense à prendre place parmi les salariés du Duc. Car Ludovic n’est que le tuteur de son neveu trop jeune pour régner, et s’il s’est emparé de la régence, il se sent surveillé et ne peut agir à son gré. D’ailleurs, le poste de peintre-ducal était occupé par un honorable artiste, Ambrogio da Predi, dont quelques portraits de femme ont été attribués au Vinci, notamment le fin profil de Béatrice d’Este, en robe de brocart, la tête emprisonnée dans une résille de perles, de l’Ambroisienne, ainsi que deux autres portraits de femme du musée Jacquemart André, et un profil de la collection Arconati-Visconti.

Ces attributions de paléographe avaient pour excuse qu’elles concordaient avec la présence de Léonard à Milan, sans tenir aucun compte du style ni de la technique du jeune maître. Mais elle montre que la valeur d’art des œuvres d’Ambrogio était très au-dessus de la moyenne et pouvait, à la rigueur, passer pour une première manière de Léonard. Il a gravé quelques médailles et l’on verra que Maximilien Ier remprunta à son oncle Ludovic, pour faire exécuter les coins de ses monnaies impériales.

Léonard avait trop peu produit, pour prétendre à le remplacer, d’emblée, comme peintre officiel, pensionné par la liste civile du Château. Il n’aurait pu montrer que cette Annonciation des Offices, œuvre presque impersonnelle, qu’Ambrogio aurait pu signer, et qu’il avait laissée à Florence, aux mains des moines qui la lui avaient commandée.

S’il avait quitté la ville du Lys rouge, trop riche en artistes déjà glorieux, c’était pour fuir les compétitions journalières, où son génie lent à parfaire des œuvres de méditation, ou son goût de musardise, l’empêchaient de lutter avec les productions faciles, plus abondantes, et plus à la mode, de ses condisciples de l’atelier de Verrochio. Il n’était pas venu à Milan pour recommencer la lutte.

Cet admirable sens diplomatique, qui lui valut l’amitié constante des grands, lui conseillait d’attendre et de faire naître une occasion propice pour produire, à son temps, une œuvre décisive, sans porter ombrage au peintre de la cour. Il semblerait, même, qu’il se mit, en quelque sorte, sous sa protection ; car on le vit bientôt souscrire, de moitié avec Ambrogio da Predi, un engagement de peindre un rétable pour les Frères servites de la Conception de Milan. Léonard se chargeait du panneau central devant représenter la Madone ; Ambrogio se réservant la peinture des deux volets.

Ce contrat n’eût jamais été connu, sans doute, si les lenteurs de Léonard n’avaient exaspéré les moines qui s’adressèrent, à la fin de 1493, à Ludovic le More pour obtenir satisfaction. L’œuvre était peinte cependant. Mais le maître, estimant qu’elle lui avait coûté des années de méditation et de besogne, qu’elle pouvait lui en demander encore, avant cet achèvement idéal que ses scrupules retardaient, voulait la conserver, si les moines n’élevaient le prix, très modeste, qu’ils avaient offert à l’origine.

C’est que Léonard avait fait du chemin. Sans être titulaire des fonctions de peintre ducal, il avait déjà fait ses preuves en peignant divers portraits, notamment celui de Cecilia Gallerani, la maîtresse du More, puis cette Vierge à la source, qui annonce un style inconnu, avec l’apparition du clair-obscur, cette grande révolution dans l’art de peindre. Il avait même commencé l’ébauche du Colosse, cette statue équestre du condottiere Francesco Sforza détruite par les arbalétriers de Louis XII, lors de la prise du château de Milan. La jeune Béatrice d’Este, que le More avait épousée récemment, protégeait Léonard, moins par intuition artistique, que par ce besoin de jeune femme jalouse et volontaire qui veut renouveler le personnel de la Cour, trop dévoué aux maîtresses de son époux, dont le règne continuait en marge de ses prérogatives.

Je crois que Rio et Milanesi se sont trompés en attribuant au Vinci une Madone qu’il aurait peinte sous les traits de Cecilia Gallerani, au début de sa liaison avec le More et qui porta longtemps sur le listel du cadre ces deux vers significatifs :


Per Cecilia, qual te orna, lauda e adora
El tuo unico figliolo, o beata Vergine, exora.


Tout l’œuvre de Léonard proteste contre cette adaptation d’un portrait à la figure de la Vierge. Tout au plus pourrait-on rattacher cette œuvre, ainsi décrite, à la Madonna della casa Litta, dont le type n’est pas encore vincien, et qui porte une coiffure assez analogue à celle de Lucrezia Crivelli, dans son portrait du Louvre. D’ailleurs, son exécution picturale la place chronologiquement avant la Vierge à la source.

Ludovic le More rendit, dans l’espèce assez délicate qui lui était soumise par des moines qu’il voulait ménager, et par Léonard, son favori, un jugement très ingénieux qui montre ce qu’il savait faire en politique pour satisfaire tout le. monde. L’artiste garderait son tableau. Les moines en auraient une réplique, pour le prix convenu, de la main même du peintre ducal, lequel avait, dès longtemps, achevé les deux Anges musiciens.

C’est cette réplique qui est à la National Gallery. Or, précisément parce qu’elle provient de l’église des Frères servites, elle n’est pas de la main du Vinci et le principal argument d’archives favorable, a priori, à la thèse de la National Gallery, se retourne contre elle !

Seulement, Ambrogio ne put se mettre aussitôt à l’œuvre. Il fut blessé d’un coup de pied de cheval, dans la cour même du château, le 2 juillet 1491. Ludovic le More lui envoyait son chirurgien pour le soigner. Puis, à peine remis, il l’envoyait le 8 août de la même année, dans le Tyrol, auprès de son neveu Maximilien Ier, qui le demandait au duc pour lui confier l’exécution des coins de ses monnaies.

Son absence fut de longue durée et il n’apparait pas, dans les comptes, que maître Ambrogio soit rentré à Milan, avant les deux grands deuils qui y ramenèrent aussi l’Empereur, au début de 1497. Béatrice d’Este venait de mourir, pour avoir trop dansé dans la nuit du 1er janvier ; et cette fin foudroyante d’une duchesse de vingt-deux ans précédait, de peu, celle de Biancha-Maria Sanseverino, son amie, l’aînée des filles de son mari.

On sait la liaison récente qui s’était nouée entre le Duc et Lucrezia Crivelli. Celle-ci était l’une de ces « demoiselles » attachées à la personne de Béatrice qui se déguisèrent en sultanes pour aller surprendre, en cavalcade, le More inspectant gravement les travaux de la Chartreuse de Pavie ; dont les portraits furent envoyés, à Lyon, à Charles VIII, marchant vers les Alpes ; qui accompagnèrent la duchesse au-devant de lui jusqu’à Asti, et dont les danses lascives scandalisèrent Paul Jove, sans captiver le Roi.

Il faut placer, au milieu de 1497, son portrait qui est au Louvre et qui s’apparente, par la technique picturale, à cette Vierge à la source, achevée depuis peu d’années. Vous vous souvenez de ce visage volontaire, si personnel, dont les yeux bruns, hardis, regardent à côté des vôtres et ne démentent pas la sensualité d’une bouche, en forme d’arc, dont la lèvre inférieure est si lourde ? La dureté exceptionnelle de sa gorge dressée sous les broderies d’or, à fond noir, qui bordent sa robe rouge, l’ovale plein de ses joues aux pommettes saillantes, la robustesse de son cou vous auront frappé, tant l’individualité de ce portrait est inoubliable.

Or, tous ces traits si personnels, — à part l’expression hardie des yeux, — se retrouvent dans la Vierge aux rochers de Londres, à la place des traits impersonnels, créés par Léonard. Un dessin, paru en 1912, dans la Revue de l’Art ancien et moderne, mettait en évidence ces constatations. C’était un décalque, à l’échelle du portrait de Lucrezia, sur lequel les paupières baissées de la Madone de la National Gallery complétaient l’identité des deux visages.

Il apparait certain qu’Ambrogio da Prodi, voulant conquérir les bonnes grâces de la favorite, ou obéir à Ludovic, aura suivi les errements du peintre de Cecilia Gallerani en Madone, et qu’il aura modifié le type vincien, sans offusquer les moines habitués à ces sacrilèges galants. — L’exécution matérielle de la Vierge aux rochers, est d’ailleurs identique à celle des deux Anges qui l’accompagnent, sa conservation est la même, comme d’un ouvrage de la même main. Voilà pourquoi, — malgré les affirmations du nouveau catalogue de la National Gallery, — l’original de Léonard n’est pas dans la Vierge aux rochers de Londres, mais dans la Vierge à la source de notre Musée.

La légende de la Joconde est trop répandue pour qu’on puisse espérer lui substituer une vérité plus belle. Mais ceux qui aiment à comprendre une œuvre d’art, selon la formule du Vinci, « plus on connaît, plus on aime, » nous sauront gré d’avoir dégagé ce chef-d’œuvre des racontars de ces romanciers de boudoir qui ont rabaissé toutes les grandes œuvres à des histoires de femmes. La Joconde n’est pas plus un portrait que la Béatrice de Dante ; elle est une conception de la Beauté, comme la Vierge à la source est une conception religieuse, issue de la même veine et produite par les mêmes moyens. L’unité de l’œuvre du Vinci s’affirme ainsi davantage, dans l’évolution d’un même type qui s’enrichit de vie et de science à la fois, jusqu’à dépasser les limites de la peinture.


André-Charles COPPIER.

  1. Dont l’observation si précieuse, sur l’absence totale des sourcils, aurait dû faire écarter le texte contradictoire de Vasari.
  2. Le Père Dan, dans son Trésor des merveilles de Fontainebleau, proteste contre ce dernier titre, en affirmant « qu’elle n’était pas une courtisane, comme quelques-uns crurent, mais la vertueuse épouse de François Iocondo, gentilhomme ferrarois. » Celui-ci mourut de la peste en 1528, quelques années après sa femme, et ce ne peut être lui qui & renseigné Vasari, né en 1512.