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Les Vierges de Syracuse/Texte entier

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Librairie Paul Ollendorff (p. -tdm).
LES VIERGES
DE
SYRACUSE
DU MÊME AUTEUR

ROMANS ANTIQUES

Cléopatre
Le mime Bathylle
La danseuse de Pompéi (Illustrations de P. Gusman).

ROMANS D’HISTOIRE

Ximénès (Couronné par l’Académie française).
Le Journal de Marguerite Plantin

ROMANS MODERNES

Le Roman d’une Âme
Le double Joug
Sur la Pente
Lucie Guérin, marquise de Ponts
Hérille
Le Mirage

VERS

Vibrations, poésies.
Femmes antiques, poèmes (Couronné par l’Académie française).
Nouvelle édition, avec un portrait de l’auteur.

THÉÂTRE

Aristophane et Molière, acte en vers.
Représenté à la Comédie Française.


Tous droits de reproduction, et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède, la Norvège, la Hollande et le Danemark.

S’adresser pour traiter à la librairie Paul Ollendorff, 50, Chaussée d’Antin, Paris.

JEAN BERTHEROY

LES VIERGES
de
SYRACUSE
Illustrations de MANUEL ORAZI

dix-huitième édition
PARIS
société d’éditions littéraires et artistiques
Librairie Paul Ollendorf
50, chaussée d’antin, 50

1902


il a été tiré à part

Trente-cinq exemplaires sur papier de luxe,
numérotés à la presse,

savoir :

Dix exemplaires sur papier du Japon,
Vingt-cinq exemplaires sur vélin couché.


ES VIERGES DE SYRACUSE
PREMIÈRE PARTIE
LA PAIX
PREMIER LIVRE
LA FONTAINE ARETHUSE

Chapitre premier

e Vaisseau-théâtre, immense et tout pavoisé de fleurs, ondulait sur les flots argentés de la mer de Sicile ; — et du rivage six cent mille voix acclamaient le chœur antique, l’antique rapsodie d’Homère le divin.

Car il était là tout entier, le peuple de Syracuse, ardent et vibrant, enthousiaste et sensible, tel encore après quatre siècles qu’il était sorti du cep dorien, gardant de la Grèce le meilleur de son âme et de son génie, le goût impérissable de la liberté.

Le Vaisseau-théâtre ondulait sur les flots argentés de la mer de Sicile… Assez près du rivage pour que la foule pût embrasser du regard les détails de l’épopée, il surgissait dans sa gloire nouvelle devant le double port de la ville, en face du palais des rois. Et c’était le roi lui-même, Hiéron II le « bon tyran », qui l’avait fait construire et amarrer là pour le plaisir de son peuple, pour entretenir dans les esprits l’amour des légendes sacrées et permettre à tous de s’emplir les yeux, les oreilles, de la beauté hellénique.

D’ailleurs aucun décor n’eût pu mieux s’approprier aux actions éclatantes des héros. Sur le pont du navire les silhouettes des comédiens grandissaient, semblaient monter jusqu’aux nues. Le bouillant Akilleus, et Briséis sa captive, et Agamemnon au front d’airain évoluaient entre l’arc luisant de la mer et l’orbe lumineux du ciel. Leurs gestes en prenaient une vertu plus sublime, tandis que les harmonies du chœur se mêlaient à l’haleine cadencée des vagues, au souffle retentissant de Poséidon.

Or, au-dessus de Syracuse, entre l’île d’Ortygie premier berceau de la cité, et l’immense plaine en triangle où s’accroissait, de quartier en quartier, la ville, au-dessus de la Citadelle même et de la digue qui retenait l’île à la terre ferme, voici que brillait dans la claire lumière du mois des épis le Pégase d’or de Corinthe et de Syracuse, l’éternel symbole des sources jaillissantes et de l’idée aérienne, le fils de Poséidon et de la Gorgone dont le sang pourpre fut mêlé à l’âcre venin des flots, celui qui sans cesse enlève les hommes sur ses ailes frémissantes et les fait toucher aux cimes de la poésie et de l’irréel. — Pégase resplendissait sur le front des six cent mille Syracusains assemblés. Il était à lui seul l’âme dorienne, insufflée en lui. Sa bouche impatiente, que le mors n’avait jamais touchée, écumait d’une écume aussi blanche que celle de la mer ; ses jambes nerveuses aux sabots éblouissants s’arquaient, avides de chevaucher l’infini ; et ses ailes ouvertes, tendues comme deux voiles que gonfle le vent aux flancs d’une galère, ornaient sa croupe où frémissait le désir. Tel, il planait au-dessus de la ville glorieuse, de ses théâtres, de ses temples, de ses portiques. L’Achradine aux toits enchevêtrés et blancs, et Tyché où parmi les lentisques onduleux sommeillaient les maisons des riches, et les Épipoles ceintes de leurs formidables murailles, et Ortygie enfin que Hiéron embellissait chaque jour de munificences nouvelles, recevaient ensemble les rayons de sa splendeur. Au loin, dans la campagne, jusque la ligne bleue des collines du Thymbris, et les roseaux qui bordaient le cours de l’Anapos et la source mystérieuse de Cyané, cette splendeur se répercutait encore : des quatre points de l’horizon, comme une étoile au front de la cité, on voyait briller le Pégase, indompté et valeureux.

Pour l’instant tous les regards étaient attachés au Vaisseau-théâtre où achevaient de se dérouler les scènes de L’Iliade. Un grand silence pesait sur les poitrines oppressées ; la victoire suprême d’Akilleus s’évoquait comme une fresque géante sur l’arc assombri de la mer ; et chacun sentait se réveiller en son cœur le désir secret d’être un héros. Mais Syracuse n’avait plus besoin du bras de ses enfants. Après une lutte séculaire contre Rome ou contre Carthage, elle refleurissait dans la paix, à l’abri de l’épée latine et du glaive africain. Hiéron avait accompli ce miracle de la maintenir depuis soixante années subsistante par ses seules forces, de la faire peu à peu affranchir de lourds tributs. Et cet homme, qui portait le titre de tyran, avait renouvelé pour les Syracusains les beaux temps de la République primitive.

C’était fini. Le Vaisseau-théâtre, dont les feux venaient de s’éteindre, ne formait plus dans l’ombre qu’une masse confuse : alors les acclamations subitement éclatées se tournèrent vers le palais somptueux et clair où Hiéron de sa terrasse avait suivi le spectacle. Le vieillard était debout dans la majesté de ses cheveux blancs. Il portait ses quatre-vingt-six années comme une couronne d’asphodèle sur le front d’un dieu. Et il souriait à son peuple qui envoyait vers lui l’élan de sa joie. Longtemps les acclamations retentirent encore : « Vive Hiéron, notre roi ! le bon tyran ! » On lui pardonnait volontiers d’être le fils d’une esclave, lui qui était devenu le père de la liberté. On tendait vers lui des mains reconnaissantes ; des femmes lui jetaient des baisers ; un adolescent, juché sur le faîte d’une colonne, cria plus fort que les autres : « Vive Hiéron ! Vive le bon tyran ! » Et il ajouta en baissant la voix : « Puissent ses fils lui ressembler ! » — mais ces mots se perdirent dans l’exaltation générale.

Cependant la nuit était à peu près venue ; par la digue très large qui reliait l’île d’Ortygie au reste de la ville, la foule s’écoulait lentement ; le Pégase continuait à briller dans ces demi-ténèbres ; la mer bleue remplissait de ses vagues toute l’étendue des deux ports : alors à la pointe extrême de l’île, là même où dans une grotte entourée d’un portique infranchissable coulait la source sacrée d’Aréthuse, des formes blanches apparurent : une à une, elles vinrent se placer sous le portique et y demeurèrent immobiles devant les flots. Le croissant cornu de la lune, qui soudain se découpa dans le ciel, vint ajouter sa blancheur à leur blancheur. Elles étaient huit, de taille pareille, huit silhouettes de femmes vaporeuses et légères comme des fantômes. Un voile de lin couvrait leur visage ; une stole longue à plis mouvants suivait la ligne pure de leur corps. Elles se prirent par la main et toutes ensemble psalmodièrent un hymne dont les paroles s’égrenèrent comme des perles dans le frissonnement des eaux.

C’étaient les Vierges de Syracuse, les gardiennes de la liberté de la cité, les prêtresses saintes d’Artémis, celles dont il est dit que « nul n’aura le droit de contempler la nudité de leur front, ni de toucher à la frange de leur ceinture ».


Chapitre ii


omme le jour se levait au sommet du cap Plemmyrium, et que la ville dans ses parties hautes commençait à sortir de l’ombre, Praxilla, l’hiérophantide et la plus élevée parmi les prêtresses, quitta sa cellule pour se rendre à la source sacrée d’Aréthuse. Son visage était découvert, et même sous le bandeau qui ceignait son front on voyait poindre la racine de ses cheveux semblable à une bordure de sombres violettes. Malgré la tunique ample qui la vêtait, la jeunesse de son corps se trahissait à la souplesse de sa démarche, au balancement presque insensible mais harmonieux de ses hanches sur lesquelles les plis de l’étoffe s’évasaient à peine. Et cette jeunesse aussi se retrouvait dans ses yeux aux contours lisses et dans le dessin fier de sa bouche dont l’habitude du recueillement n’avait pu atténuer tout à fait le charme. Ainsi que toutes les Grecques de noble famille, — car elle était de race illustre et ses aïeux avaient siégé autrefois parmi les amphipoles de la cité — elle portait en elle, avec l’héréditaire fierté d’Héléna la Tyndaride, la grâce syracusaine, altière et simple, mélange de passion et de douceur. L’enthousiasme habitait son nez aux ailes creuses, qu’une seule ligne droite entre les sourcils reliait à son front ; et, comme dans les médailles d’or ou d’airain sur lesquelles les orfèvres se plaisaient à évoquer l’incomparable beauté de la nymphe Sicélide, son menton se séparait en deux saillies égales au-dessus de son cou sans défaut.

Praxilla, s’étant arrêtée en haut de l’escalier qui descendait à la source, frappa dans ses mains et d’une voix claire appela les sept autres vierges : Démo, Zénophile, Anticlée, Rhénaïa, Naïs, Meltine et Glaucé. Elles accoururent blanches et pressées comme des colombes, un sourire familier aux lèvres. Toutes, elles étaient belles et dans le vif éclat de leur jeunesse. Elles se rangèrent autour de l’escalier taillé dans le roc, et Praxilla l’hiérophantide passa la première.

Dans un vaste bassin de marbre veiné de rose coulait l’onde sacrée d’Aréthuse. Certes, aucune source enfouie parmi les lotos noirs n’était plus claire ni plus murmurante. Des poissons argentés s’y baignaient, si nombreux qu’ils formaient comme une doublure de métal au vaste bassin, et que, les uns sur les autres, ils se jouaient en d’interminables secousses sans jamais en laisser voir le fond. À la surface, de petites rides vermiculaires, pareilles aux plis légers qui se forment au printemps sur l’épiderme délicat des fleurs, attestaient la virginité éternellement respectée de la source.

Praxilla s’agenouilla sur le bord, et baisa dévotement la margelle de marbre. Alors Glaucé, la plus jeune des vierges, ôta son bandeau et dénoua sa chevelure ; et, avec des gestes liturgiques, elle mima la fuite d’Aréthuse, poursuivie par le fleuve Alphée.

Car c’était sur cette légende que reposait la doctrine particulière des Vierges syracusaines et leur vocation secrète. Aréthuse vouée comme elles au culte d’Artémis, la chaste déesse, fut aimée du dieu-fleuve Alphée qui la vit un jour se baigner dans ses ondes à Élis. Elle avait déposé sur la rive les pavots qu’elle tenait à la main ainsi que la couronne de myrte qui ceignait son front, et, nue, dans la fraîcheur des eaux transparentes, elle agitait son jeune corps. Alphée en fut ému et bondit vers elle, mais la chaste nymphe se sauva à son approche. Toujours poursuivie, elle traversa en courant Paphis, Orchomène, les monts Cyllène et le Ménale ; là, se voyant sur le point de tomber au pouvoir d’Alphée, elle implora le secours tout puissant d’Artémis qui la changea en une source intarissable. Cependant Alphée la poursuivait encore. Dans le cours même de l’Océan poussant son onde couverte de rameaux d’oliviers, et portant pour dons d’hyménée la poussière sacrée, des beaux feuillages, il accompagna Aréthuse jusqu’au rivage d’Ortygie où, sans que nul contact impur fût parvenu à les troubler, la Vierge enfin put réfugier ses eaux frémissantes.

Voilà ce que mimait Glaucé, la plus jeune des Vierges syracusaines ; et dans une gesticulation hardie de tous ses membres, la nappe lourde de ses cheveux coulant comme de l’or liquide jusqu’à ses reins, elle imitait les terreurs de la nymphe surprise, et sa course éperdue à travers les champs élidiens sous la protection invisible d’Artémis. Ses compagnes la regardaient avec un orgueilleux sourire sur les lèvres : cette cérémonie muette, accomplie chaque matin par l’une d’elles sous le portique, avait pour objet de leur rappeler leurs serments ; et sans doute chacune se sentait-elle prête à subir le sort de la candide Aréthuse plutôt que de laisser le regard d’un homme profaner son front.

Cependant Praxilla s’était relevée ; elle prit des mains de Rhénaïa un flambeau de résine, et à pas silencieux se dirigea vers la grotte où aboutissait un passage souterrain. Son visage tout à coup s’était transformé. Quelque chose d’exalté et d’ardent comme une lueur venue de l’Hadès rendait ses yeux aussi brillants que le flambeau dont l’éclat maintenant épanoui illuminait la fleur rouge de sa bouche, et formait avec ses prunelles enflammées un triangle mystérieux de lumières. Avant de disparaître sous la grotte, elle se retourna vers ses compagnes et leur dit :

— Réjouissez-vous. Je vais vers Celle qui reviendra bientôt.

Alors Démo, qui était brune comme la nuit, et dont les paupières jusqu’à ce moment étaient demeurées baissées, poussa un cri strident, et lançant ses bras au-dessus de sa tête, elle appela trois fois, tandis qu’entre ses dents éblouissantes luisait le dard acéré de sa langue ;

— Persephoneia ! Persephoneia ! Persephoneia ! …

Et les autres Vierges, Zénophile aux belles mains parfumées, Anticlée plus gracieuse que les Charites, Rhénaïa aux sourcils aigus, Naïs et Meltine qui étaient blanches et jumelles, et Glaucé dont les cheveux d’or descendaient en nappe lourde jusqu’à ses reins, nouèrent leurs doigts fragiles et formèrent une ronde autour du bassin où nageaient les poissons sacrés. De temps en temps elles s’arrêtaient et toutes ensemble elles répétaient comme Démo :

— Persephoneia ! Persephoneia ! Persephoneia !

Et elles se dressaient sur la pointe de leurs orteils dans leurs longues robes, comme pour guetter le retour désiré de la Déesse.

Mais Persephone ne pouvait apparaître encore. C’était le temps où dans les régions impénétrables elle préparait pour la terre les dons heureux de la germination. Et tandis qu’aux yeux de tous elle continuait à être l’Artémis au visage luisant, sereine et ineffable, dont le temple s’élevait à la lumière parmi les édifices somptueux d’Ortygie, pour ses prêtresses elle était la vierge sombre à la chevelure de ténèbres, la Force occulte et irrévélée, Hécate au triple visage, qui règne au Ciel, sur la Terre et dans les Enfers. Ainsi s’expliquaient les diverses formes du culte qui lui était rendu sur le rivage de Syracuse.

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Dans la ronde où elles s’animaient, les jeunes prêtresses semblaient avoir retrouvé toute la fougue leur sang. Du rose leur était monté aux joues et, sous les plis de leurs tuniques, leurs cœurs agiles bondissaient. Pourtant Démo, au milieu d’elles, s’arrêta la première.

— Écoutez, fit-elle ; on dirait le bruit des vagues dans le souterrain.

Elle courut vers la porte ; mais Praxilla, en s’éloignant, avait emporté la clef. Vainement toutes ensemble elles heurtèrent violemment de leurs épaules le panneau de bronze ; le dur métal résista à leurs efforts. Et toujours le bruit montait, la galopée furieuse des vagues assiégeant la grotte où murmurait le souffle pur d’Aréthuse.

— Zeus puissant ! dit Glaucé en tombant à genoux, que va devenir notre chère sœur Praxilla, l’hiérophantide ?


Chapitre iIi


e vieux roi Hiéron, assis dans une des salles de son palais, conférait avec Orthon, son orfèvre. Orthon était un homme habile. C’était lui qui avait répandu à profusion dans la ville ces minces et légères statues de Victoires ailées dont la mode s’était établie depuis que l’illustre Timoléon, sur les bords du Crimissus, avait mis en déroule les Carthaginois. D’abord une seule de ces statues avait été placée devant la porte du triomphateur ; puis peu à peu le goût s’en était propagé parmi le peuple, et maintenant il n’était pas un Syracusain pouvant disposer de quelques mines qui ne voulût posséder au seuil de sa maison une de ces jeunes et délicates Victoires, debout sur leur socle de porphyre, les bras soulevés et la tête resplendissante, qui semblaient raconter au passant étranger la gloire invincible de Syracuse et l’héroïsme prodigieux de ses enfants.

Le vieux roi, aux discours cauteleux d’Orthon, branlait la tête.

— Oui, je sais, disait-il ; vous avez toujours été pour moi un bon serviteur et je me plais à reconnaître vos mérites. Mais je voudrais cette fois vous mettre à une épreuve plus difficile. Je rêve d’avoir avant de mourir une couronne aussi lourde que mon front pourra la porter. Ce sera — ajouta-t-il avec un large sourire qui s’épanouit dans sa face blanche, — un emblème des soucis de la tyrannie dont nul n’accepterait de se charger, s’il pouvait en supposer le poids.

— Hélas ! répondit insidieusement Orthon, qui voudrait naître s’il connaissait les tourments de la vie ; mais une fois né, qui veut mourir ?

— En effet, dit le roi ; et il est surprenant que nous nous attachions à ce qui mérite si peu notre estime.

Il s’arrêta et fixa sur Orthon la vrille de ses regards de très vieil homme qui avaient déjà pénétré tant de consciences humaines ; et de le voir chétif et jaune devant lui, l’insolence au fond des yeux et tremblant quand même de l’avoir mécontenté, il sourit encore. Puis il dit, en reprenant le ton du commandement :

— Je veux que cette couronne surpasse en beauté toutes celles qui m’ont été faites jusqu’à ce jour. Vous connaissez sans doute les deux Télamons géants qui soutiennent la cella à l’intérieur du temple de Zeus Olympien ? Leur front est entouré d’un double cercle de roses énormes sculptées dans la pierre. C’est ce travail que vous devrez reproduire dans le métal, sans en altérer l’éclat par aucun alliage.

— Rien de plus facile, répondit Orthon. Il suffit d’avoir un lingot d’or assez épais pour cela.

— Dorcas dira à mon trésorier de vous le fournir, fit le vieillard.

À cet instant, Dorcas entra dans la salle. C’était un jeune Syracusain de noble famille, qui remplissait à la fois les fonctions d’officier du palais et de surveillant des travaux de la cité. Autant l’orfèvre Orthon était petit et chétif, étouffé dans le coffre resserré de son étroite poitrine, autant Dorcas, en sa carrure imposante, respirait la générosité et la force. La cuirasse de drap blanc qu’il portait faisait ressortir davantage la ferme beauté de ses traits. Son nez était aquilin, sa bouche étroite, et l’ovale de son visage, encadré des boucles brunes de sa barbe et de sa chevelure, présentait le dessin parfait d’un camée d’agathe sur lequel une effigie glorieuse eût été inscrite. Quand il se fut avancé, Hiéron lui posa familièrement la main sur l’épaule.

— Eh bien, cher Dorcas, qu’y a-t-il de nouveau aujourd’hui ?

— Une chose grave, répondit l’officier. La mer a rompu ses digues et a inondé le passage qui relie la fontaine Aréthuse à la fontaine Cyané pour le culte secret de la Déesse. Et l’on craint que toutes les rues de la ville souterraine ne subissent le même sort. Mais que faire ? Comment s’opposer à l’envahissement des eaux ?

Le vieux roi réfléchissait, son menton appuyé sur sa main.

— Il faut consulter mon cousin Archimède, déclara-t-il enfin. Il saura bien inventer un moyen pour forcer la mer à retourner dans son lit.

Et s’étant levé, droit encore dans sa haute taille, il sortit après avoir fait signe aux deux hommes de l’attendre.

Restés en tête à tête, Dorcas et Orthon se regardèrent avec indifférence. Bien qu’ils se rencontrassent presque chaque jour au palais, aucune intimité ne s’était établie entre eux. Pourtant Orthon dit le premier :

— Le roi m’a commandé une couronne pour laquelle il va falloir me donner un morceau d’or qui pèse au moins deux talents.

— C’est facile, dit Dorcas ; l’or ne manque pas dans le Trésor : il y en a presque autant qu’il y a de mauvais désirs dans la cervelle d’un pauvre diable.

Il tourna les talons et alla s’asseoir sur la terrasse qui s’allongeait entre l’enfilade des salles royales et la nappe argentée de la mer. Là, une nourrice de la vallée d’Enna, le visage encadré de lourdes tresses, présidait aux ébats d’Hiéronyme, le petit-fils du tyran. L’enfant, sur les marches lisses, détendait ses membres augustes. Il pouvait avoir huit ans et portait une courte tunique de laine qui lui descendait à mi-jambes. Il ne ressemblait ni à Gélon son père, silencieux et débile, ni à son oncle Andranodore « un homme épais, bouffi de graisse de Sicile » ; encore moins à son puissant aïeul, resté robuste dans la vieillesse. Mais quelque chose de lascif et de félin, l’extraordinaire vivacité de ses petits yeux couleur de noisette, évoquaient l’idée d’une origine pan-Sylvestre, d’une parenté vague avec les chèvres et les satyres. Et il riait, le méchant enfant, en montrant ses dents aiguës, quand la nourrice d’une voix dolente, pour le faire tenir tranquille, feignait de le menacer du Cyclope. « Il va venir, disait-elle, il va venir, Polyphème, avec sa grosse tête et son œil unique. — Bon ! répliquait l’enfant, qu’il vienne ! Tu le feras asseoir sur tes genoux, et, si tu sais être aimable, il t’enverra peut-être, comme à la belle Galatéia, un ours blanc ou un renard au poil bleu. »

Il fit une ruade et, ayant aperçu Dorcas, il lui envoya un sourire dans un haussement d’épaules, comme pour le prendre à témoin qu’il ne croyait plus à ces enfantillages. Mais Dorcas ne répondit pas : cela lui déplaisait de voir le futur héritier de la couronne donner tant de signes de cynisme et de corruption ; il savait de lui des tares secrètes que le vieux roi lui confiait quand ils étaient seuls ; que deviendrait Syracuse, plus tard, entre des mains qui déjà ne connaissaient plus la pudeur ? Et quel beau champ de bataille serait laissé aux appétits cruels de ses ennemis !… Dorcas songeait à cela en face du panorama somptueux de la ville et de la mer : tant de richesses et tant de beauté, tant de luxe et tant de génie rassemblés à cette pointe extrême de la Sicile, si bien que nulle autre, parmi les filles du divin Hellen, fût-ce Athènes, Argos ou Corinthe, ne pouvait montrer sous la clarté du soleil un visage aussi splendide ! Syracuse, la plus grande des cités grecques et la plus belle de toutes les villes, que semblait enlever jusqu’aux nues le Pégase étincelant…

Dorcas fut arraché à ces pensées par l’arrivée d’Hiéron qui ramenait par le bras le grand Archimède. Et jamais triomphateur traînant un héros à son char n’eut sur le front plus d’orgueil que le « bon tyran » flanqué de son glorieux cousin.

— Le voilà, criait-il, — et sa voix sonore faisait tressaillir les piliers de la terrasse, — le voilà celui à qui rien n’est étranger sur la terre ni dans les étoiles. Les flots de la mer lui obéiront, comme à Zeus tempétueux obéissent les vents dociles.

Mais Archimède, le regard soucieux, traçait dans l’air, du bout de son doigt tendu, des paraboles invisibles.

Quand il se fut arrêté et que Dorcas, respectueusement, lui eut expliqué quel conseil on attendait de sa sagesse, Archimède se retourna vers Hiéron :

— Quoi donc, mon cousin ? c’est pour une chose aussi simple que vous êtes venu m’arracher à la contemplation des plus graves problèmes ! L’eau est entrée, me dit-on, dans un des passages de l’hypogée ? Qu’on l’en chasse ! Avec un système combiné d’hélices et quelques bras d’hommes, j’ai fait dessécher en Égypte des milliers et des milliers de marais ; et je ne sache pas que le Nil furieux aux sept bouches soit plus facile à gouverner que la paisible mer de Sicile !

Il prit Dorcas à l’écart afin de compléter ses instructions. Et pendant qu’il parlait, tous les yeux, même ceux de la nourrice et de l’enfant, étaient fixés sur les lèvres du grand Archimède. Bien qu’habitant le palais du roi Hiéron, il quittait peu ses appartements, toujours préoccupé de pénétrer plus avant dans les infinis mystères de la science ; et il oubliait pour cela de manger et de boire et même de prendre soin de son corps. En ce moment il n’avait sur lui qu’une chlamyde déchirée à l’épaule et plus longue devant que derrière, parce qu’en marchant il en avait à plusieurs reprises détendu l’étoffe. Son crâne était chauve, bossué et rugueux comme une pierre ; ses prunelles mouvantes d’un gris incolore se distinguaient à peine sous l’épaisseur de ses sourcils et de ses cils. Son nez était retroussé, de forme laide, trop petit pour son vaste visage. Mais sa bouche était le miracle de beauté de ce visage. La bouche d’Archimède n’était comparable à aucune autre bouche de mage ou de philosophe, pas même à celle du thaumaturge Empédocle, qu’Agrigente avait placé au rang des dieux. Elle était à elle seule l’expression et l’épanouissement de son esprit. Éclatante et vive, elle sortait de la barbe broussailleuse comme une fleur rouge sort d’un buisson ; et sur les pétales de ses lèvres les mots semblaient des oiseaux passagers qui ne s’arrêtaient que pour prendre haleine, avant de s’élancer dans les hauteurs de l’espace.

Ayant achevé d’expliquer à Dorcas ce qu’il fallait faire, Archimède se retourna vers le roi Hiéron :

— Vous avez là de superbes galères, mon cousin ; elles doivent porter au moins mille ballots.

De la main, il montrait une flottille de galères, énormes et rondes, qui revenaient de la côte africaine, surchargées de marchandises.

— En effet, dit Hiéron, je ne leur connais qu’un défaut : c’est d’être, en raison même de leur poids, difficilement manœuvrables. Malgré leur forte voilure et leurs cinq rangs de rameurs, il leur arrive quelquefois de rester en détresse au milieu des eaux lorsque les courants leur sont contraires.

— Allons donc ! fit Archimède, je me chargerais de les faire avancer du bout de mon petit doigt, fût-ce sur la terre ferme.

En entendant ce propos, le vieux Hiéron se mit à rire, ainsi que l’enfant royal et la nourrice de la vallée d’Enna aux lourdes tresses, ainsi que Dorcas et Orthon, l’orfèvre, qui s’étaient rapprochés :

— Vous savez que d’ordinaire je ne mets pas en doute votre pouvoir, mon cousin, reprit Hiéron, en regardant Archimède ; mais pour cette fois, permettez-moi de rester incrédule ; à moins d’être doué de la force miraculeuse d’Héraclès, qui enleva dans ses bras les troupeaux de Géryon, il est impossible à un homme de mouvoir un poids de cette importance.

— Je vous prouverai le contraire quand il vous plaira, répondit tranquillement Archimède. Mais pour aujourd’hui voilà assez de paroles vaines. Je retourne à mes problèmes.

Et relevant sur son épaule sa chlamyde usée, d’un geste à la fois familier et noble, le grand Archimède traversa les salles du palais, entre les statues d’or massif et les hautes amphores de bronze. Et sa pauvreté volontaire mettait la gloire d’une auréole autour de son front labouré de rides…


Chapitre iv


orcas ne perdit pas de temps pour courir à la fontaine Aréthuse ; il avait hâte de mettre en œuvre le procédé que lui avait indiqué le savant Archimède et de voir fuir devant lui, comme un troupeau de brebis agiles, les eaux envahissantes.

Ayant laissé à quelque distance les ouvriers qu’il avait amenés, il se présenta seul devant le portique. Le grand-prêtre de Zeus Olympien s’y trouvait déjà, attendant du secours. Ce grand-prêtre était à la fois le magistrat éponyme de la ville et le chef des prêtres de tous les autres cultes ; lui seul pouvait permettre à un profane de pénétrer dans ce lieu sacré que fréquentaient habituellement les Vierges. Quand Dorcas entra, il chercha vainement des yeux quelque lueur fugitive de leur présence ; il ne vit rien que le bassin clair où bondissaient les poissons d’argent et que la haute stature du grand-prêtre, drapée de pourpre, et grandie encore par l’épais bourrelet de soie dorée dont sa tête rasée était ceinte.

L’Éponyme le prit par la main et le conduisit devant l’escalier qui descendait à la grotte.

— Je vous donne tout pouvoir, dit-il, de pénétrer dans le passage souterrain et d’y rester aussi longtemps que votre présence y sera nécessaire pour faire évacuer complètement les eaux ; et même — ajouta-t-il en baissant la voix, — si vous venez à découvrir le corps d’une des prêtresses qui a dû être surprise dans sa course en se rendant à la fontaine Cyané, je vous autorise à le prendre et à le rapporter, avec respect, mais sans pitié vaine. Ceux qui meurent pour la divinité ne sont pas à plaindre ; ils revivent doublement, parmi les dieux immortels, et dans la mémoire des hommes.

Dorcas tressaillit ; ainsi le salut d’une femme, de l’une des Vierges saintes, gardiennes des destinées de Syracuse, dépendait peut-être encore de son habileté, de sa promptitude ! Mais quel espoir y avait-il qu’il la retrouvât vivante, depuis plusieurs heures que l’accident était arrivé ? Le sang-froid, l’indifférence austère du grand-prêtre faisait bondir son cœur généreux ; peut-être aussi s’exagérait-il à lui-même le danger, et la Vierge était-elle parvenue au but de sa course avant que l’inondation se fût produite ?

Il s’engagea à l’entrée du souterrain. Les eaux y avaient établi leur niveau, et maintenant elles s’y tenaient tranquilles comme dans leur lit naturel. Dorcas calcula d’un coup d’œil qu’elles ne devaient pas s’élever à plus de trois coudées, c’est-à-dire qu’un homme de sa taille y pouvait marcher aisément sans en avoir au-dessus de la ceinture. Alors il résolut d’y pénétrer seul et de chercher lui-même, avant tout, le corps de la prêtresse.

D’abord, le froid de cette nappe liquide le glaça : l’obscurité aussi, maintenant que la porte était refermée, augmentait encore son malaise et lui faisait paraître les eaux plus glaciales encore. Mais il était brave et éprouvé. Souvent, quand il allait visiter les ouvriers qui travaillaient dans les carrières de l’Achradine ou des Épipoles, il traversait des passages d’ombre, et sa rétine s’était accoutumée à discerner les moindres objets ; il y avait acquis cette sorte de seconde vue à laquelle coopèrent tous les autres sens et par quoi il semble que l’homme, tel l’oiseau fabuleux d’Héra, ait des prunelles ouvertes sur toute la surface du corps. D’ailleurs, à mesure qu’il avançait, le passage se faisait moins obscur, et les choses devenaient distinctes autour de lui ; la nappe miroitante des eaux reflétait la voûte blanche du souterrain ; de place en place, aux parois rugueuses des murailles, fleurissaient quelques touffes âpres et rudes de genêts, attachées là comme des flambeaux et dont les pétales d’un jaune ardent semblaient émettre de petits jets de lumière. Dorcas remarqua que dans l’épaisseur de ces murailles des ouvertures secrètes étaient pratiquées, pour communiquer sans doute avec les rues de l’hypogée qui s’étendait comme une seconde cité sous les principaux quartiers de la ville.

Mais ces détails n’occupaient que la surface de son esprit et sa pensée intime restait attachée à la prêtresse. D’elle, il ne savait rien que ce que l’Éponyme venait de lui apprendre en quelques paroles brèves. Pourtant un immense élan l’avait emporté vers cette existence inconnue, et cet élan lui avait fait oublier le malaise qu’il endurait, le froid qui peu à peu envahissait jusqu’à son front, les ténèbres et la mort peut-être.

Maintenant il désespérait de la découvrir, si ce n’est en heurtant de son pied le cadavre enseveli dans le suaire des eaux immobiles. Non, il ne la découvrirait point ! Bientôt, il allait atteindre l’autre bout du passage ; il ne lui resterait plus qu’à retourner sur ses pas et à faire procéder à l’évacuation des eaux. Il regrettait presque de n’avoir pas commencé par là, et que son héroïsme fût inutile. Et comme le froid de plus en plus envahissait l’entour de ses tempes, il pensa de nouveau à la mort. Et l’image de sa jeune épouse, de la douce et rieuse Fanie, qu’il avait prise par amour il y avait six années, vint d’elle-même se placer devant ses yeux. Sans doute, elle l’attendait, la petite épouse, dans leur claire maison regardant la route et inquiète de ne pas le voir revenir. Que deviendrait-elle s’il disparaissait lui aussi dans ce lieu funèbre, où, invisible, semblait se promener la barque de l’insatiable Charon ?

Il ferma les yeux et recommanda son âme aux puissances infernales. Mais quand il les rouvrit il poussa un cri de surprise : devant lui, allongé comme la tige coupée d’un roseau, flottait le corps de la prêtresse. Il flottait, comme la tige allongée d’un roseau, aussi étroit à son sommet qu’à sa base, et entièrement enveloppé de ses voiles que l’eau avait rendus plus adhérents. Le visage même disparaissait sous les mailles serrées de l’étoffe ; les bras se devinaient à peine, étendus à droite et à gauche au ras des flancs. Et de ce corps ainsi enroulé dans des langes se dégageait quelque chose de suave et d’infini, l’idée troublante d’une virginité qui triomphait même par delà la mort. Dorcas, avant de s’en approcher, fut saisi d’une crainte mystérieuse ; il lui semblait que le prendre entre ses bras serait une profanation. Pourtant l’Éponyme lui avait donné tout pouvoir ; la défense séculaire et formidable qui interdisait à tout homme de toucher même à la frange du manteau des Vierges avait été levée pour lui. Il avança ; mais au dernier moment il hésita de nouveau ; il venait d’apercevoir autour du front de Praxilla un mince cercle d’or qui révélait sa dignité supérieure. Il n’y avait pas à en douter : c’était l’hiérophantide elle-même, la première des servantes de la Déesse, qui gisait là comme une pâle fleur sur les eaux ! Un flot de sang violemment parcourut ses membres, fit battre à la fois toutes ses artères. Enfin il vainquit son trouble et, comme il eût pris sur l’autel un vase sacré, il saisit avec respect le corps de la Vierge.

Que ce corps était léger et impalpable presque entre ses bras ! On eût dit que le souffle seul de l’esprit en avait modelé les contours, et que nulle autre substance, si ce n’est celle de l’âme impondérable et divine, n’en avait jamais habité la forme ; — si bien que Dorcas serrait contre sa poitrine son précieux fardeau, de peur de le voir glisser et lui échapper, comme s’échappe dans l’éther le papillon aux ailes faites d’un souffle, la Psyché immatérielle qui symbolise l’envol des âmes.
Avec des gestes liturgiques, elle mima la fuite d’Aréthuse, poursuivie par le fleuve Alphée…

Il marchait vite, les regards fixés devant lui. Un assez long chemin lui restait encore à faire pour regagner la fontaine Aréthuse où sans doute l’attendait toujours le grand-prêtre. Or, à mesure qu’il avançait (était-ce ses forces qui diminuaient ? mais non, ses bras avaient toujours la même vigueur), il croyait sentir peu à peu s’alourdir le corps de Praxilla ; à présent il discernait sous l’enroulement des voiles la moelleuse douceur de la chair ; et contre sa poitrine il sentait s’imprimer, comme un sceau dans la cire brûlante, le front mystique et pur de la Vierge. Sans le vouloir, Dorcas assistait à cette transformation. Il en était sûr, celle qu’il avait retirée des eaux n’était plus rigide et glacée comme tout à l’heure. Et la pensée qu’elle était vivante peut-être, qu’elle revenait doucement à la vie, là, dans ses bras, contre son cœur, le jeta dans un tel paroxysme d’émotion qu’il fut bien près de défaillir ; et ses yeux n’osaient même plus se poser sur elle, dans le vague effroi d’apercevoir à travers l’étoffe de lin la clarté mouvante de deux prunelles…


Chapitre v


anie, la jeune épouse de Dorcas, se tenait sur le seuil de la porte ; la maison qu’ils habitaient ensemble attenait aux jardins du palais, et, appuyée aux contreforts des rochers, dominait la langue de terre où s’étendait Ortygie. Cependant Fanie n’apercevait rien, ni du côté de la campagne, ni de celui de la ville, et l’heure était passée depuis longtemps à laquelle Dorcas rentrait d’habitude.

Et Fanie se désolait. Dorcas était son héros, son dieu. C’était lui d’abord qui l’avait aimée le premier ; et maintenant, après six années de félicité commune, elle éprouvait pour lui cette reconnaissance attendrie de l’épouse dont la destinée tout entière s’est fondue en celle de l’époux, et dont rien, ni dans la chair ni dans l’âme, n’existe qui ne soit imprégné de lui. Dorcas était son héros, son dieu ; il possédait la beauté physique et la beauté morale ; il était robuste et bon, doux et fort ; il avait pour elle, délicate et frêle, des attentions semblables à celles qu’il eût eues pour un enfant ; quand il la prenait dans ses bras le soir et baisait les boucles floconneuses de sa chevelure, elle croyait, en fermant les yeux, sentir encore sur son front la caresse des lèvres maternelles. Et que d’autres émotions encore l’amour de Dorcas ne lui procurait-il pas ! Souvent, ils allaient ensemble à la pointe extrême de l’île voir se coucher le soleil sur les flots. Le grand arc azuré de la mer prenait tour à tour toutes les couleurs de l’iris jusqu’à ce qu’il s’éteignît tout à fait pour sombrer lui-même dans quelque nouvel abîme. Alors il semblait aux deux époux qu’ils étaient seuls, l’un à l’autre, sur la terre primitive, entre la rive déserte et le ciel peuplé de leur rêve. Et ils rapprochaient leurs lèvres tremblantes, et leurs poitrines gonflées du ferment de la vie.

Mais ce soir, le soleil cruel ensanglantait l’horizon sans que Dorcas fût là pour donner à Fanie, à sa fragile épouse, la délicieuse sensation de s’anéantir dans son amour et que cet amour fût tout l’infini. Dorcas ne revenait point. Et des larmes tombaient des yeux de la jeune femme, quand une voix railleuse et haute l’interpella :

— Eh bien ! Fanie, petite lumière, vous voilà transformée, vous aussi, en fontaine ! Prenez garde que vos joues ne se creusent comme des rigoles à force de pleurer.

Fanie s’essuya vivement les paupières ; il lui déplaisait d’être surprise ainsi dans son chagrin ; et par qui ? par Gullis, la vilaine femme de l’orfèvre Orthon, une vigoureuse commère, indiscrète et bavarde, que toutes les Syracusaines de la ville et du port redoutaient pour sa curiosité.

— Je ne pleure pas, dit-elle. (Ce mensonge envers Gullis ne lui coûtait guère.) Je m’inquiète seulement de voir l’heure passer sans que Dorcas soit rentré à la maison.

— Ce n’est que cela ! dit Gullis. En ce cas vous pouvez attendre encore. Ne savez-vous donc pas qu’il s’est rendu à la fontaine Aréthuse où une inondation s’est produite, paraît-il ? Orthon, qui était ce matin au palais, l’a vu partir avec toute une suite d’hommes et des machines pour faire refluer le cours des eaux.

— Par la Moire ! s’écria Fanie, pourvu qu’il ne lui arrive rien !

Gullis ouvrit largement la bouche et se mit à rire ; et son rire éclatait par saccades, comme le hennissement d’une cavale. En même temps son visage épais se plissait de grosses rides qui semblaient des cordes tendues sur un buisson flétri par l’automne. Lorsqu’elle se fut ainsi soulagée, elle reprit en regardant les yeux désolés de Fanie :

— Heureusement, ma petite, que toutes les femmes ne sont pas comme vous ; sans quoi, il n’y aurait pas beaucoup de bon temps pour les hommes. Quant à moi, vous pouvez m’en croire, qu’Orthon soit à la maison, dans la boutique ou sur la place, je ne songe guère à m’en tourmenter.

— C’est qu’Orthon n’est pas aussi aimable que Dorcas, répondit Fanie avec un sourire ingénu.

— Ça dépend des goûts. Orthon a bien ses défauts ; il est avare et gourmand : entre une drachme reluisante et un plat de gras-doubles assaisonnés de safran, je ne sais en vérité lequel il choisirait de préférence. Mais c’est un homme convenable et régulier ; je ne crois pas qu’il y ait sur toute l’île beaucoup de maris plus exacts que lui dans le devoir conjugal.

Fanie rougit et évita de répondre. Il y avait longtemps qu’elle avait pris en dégoût le couple peu harmonieux que formait Gullis, énorme et haute en couleur, avec l’orfèvre, chétif et jaune, qui lui arrivait à peine à l’épaule. Toutefois, en cet instant, dans l’inquiétude où elle se trouvait, la compagnie même de Gullis lui était précieuse ; pendant qu’elle causait ainsi, les minutes s’écoulaient et Dorcas peut-être allait apparaître au bas du chemin… Elle murmura après un silence :

— Bien sûr que chacun est juge de son propre bonheur : pour moi, je ne voudrais pas changer, dussé-je repousser le séduisant Adonis, qui inspira de l’amour à Perséphoneia elle-même ; et je ne crois pas me tromper en assurant que Dorcas est dans de pareilles dispositions à mon égard.

— On n’est jamais sûr de la fidélité des hommes, dit Gullis avec un mauvais rire de sa bouche tumultueuse.

Certes, il n’y avait rien à reprendre sur la conduite de Dorcas, et elle le savait bien, la vilaine mégère ; mais il lui plaisait de voir rougir et pâlir tour à tour la jeune femme sous ses insinuations perfides. Elle ajouta :

— D’ailleurs il ne sert de rien d’être à leurs trousses, comme le chien d’Ulysse après les amoureux de Pénélope. Peut-on se douter seulement de ce qu’ils font quand ils sont dehors ? Les paroles n’ont pas de couleur ; qu’ils racontent blanc ou noir en rentrant, c’est aussi bon.

— Je ne crois pas que Dorcas m’ait jamais menti, répondit Fanie en changeant de visage.

— Oui-dà ! Vous pensez être seule à le trouver beau ? C’est qu’alors quelque dieu aurait éternué en votre faveur ! Sur ce, bonsoir, ma petite. Je vous souhaite une bonne nuit avec votre cher époux.

Et Gullis s’éloigna d’un pas traînant. Fanie vit sa large stature se balancer au milieu de la route. Mais elle ne l’accompagna pas longtemps du regard. Elle cherchait toujours à apercevoir Dorcas qui ne venait point ; et son inquiétude, endiguée un moment, redevenait mortelle. Elle eût voulu courir au-devant de lui, forcer l’entrée du Portique ; mais elle savait bien que cela n’était pas possible, et elle craignait aussi de mécontenter Dorcas. Il n’aimait pas qu’elle sortît seule, à la fin du jour, ni même qu’elle se joignît à ses voisines pour faire les cent pas sur la route, comme beaucoup d’autres femmes de la ville, qui se prenaient par le bras et s’en allaient ainsi, très tard, nouées toutes ensemble — telles les grappes d’un espalier — en bavardant et riant aux étoiles. Fanie n’osait pas quitter le seuil du logis et elle se tuait les yeux à guetter le retour de son bien-aimé.

Enfin il parut, grave et lent, le front baissé, et tout de suite elle comprit que quelque préoccupation secrète l’empêchait d’accourir plus vite vers elle. Mais sa joie était si grande de le savoir sain et sauf que tout le reste disparaissait devant cette joie immense dont son cœur était rempli. Quand il fut assez près d’elle pour l’entendre, elle n’y tint plus et lui cria de toutes ses forces :

— Dorcas ! Oh ! Dorcas, je suis là ! Je t’aime !

Alors seulement il hâta le pas un peu et leva la tête ; et Fanie, ayant vu son visage qu’éclairait la lueur fauve du soir, éprouva un redoublement de tendresse et ouvrit ses bras très grands pour y recevoir l’époux.

Côte à côte, ils entrèrent dans la maison. Le bas était occupé tout entier par une salle assez vaste, divisée en compartiments et coupée de parois mobiles. Dans l’un de ces compartiments le souper tout prêt attendait. Ils s’attablèrent l’un près de l’autre et Fanie, par pudeur, à cause de ce que lui avait dit Gullis, n’osait pas interroger Dorcas ; ce fut lui qui le premier parla :

— Tu as été inquiète, ma Fanie, petite lumière ?

— Oh ! oui, dit Fanie, bien inquiète. Je ne sais trop pourquoi, j’avais des pressentiments mauvais…

Dorcas la regarda, et leurs yeux bleus et noirs se croisèrent en une interlocution rapide. Les yeux noirs de Dorcas disaient la résolution, et les yeux bleus de Fanie l’incertitude. Dorcas reprit d’une voix serrée :

— Il m’a fallu accomplir une mission délicate et très difficile. C’est pourquoi je n’ai pu revenir plus vite auprès de toi.

— Oui, je sais, continua Fanie, une inondation s’est produite près de la fontaine Aréthuse, et tu y as été envoyé par le roi Hiéron.

— Comment as-tu appris cela ? fit Dorcas.

— C’est Gullis qui me l’a raconté tout à l’heure ; elle passait devant la porte, et comme toujours elle s’est arrêtée à bavarder avec moi.

— Oh ! cette Gullis ! exclama Dorcas ; quelle Renommée aux cent bouches ! Il n’arrive pas un événement dans la ville, sans qu’elle trouve le moyen d’en être informée et de le répéter à tout venant.

Fanie sourit d’un demi-sourire qui masquait mal son inquiétude, et elle profita de l’emportement de Dorcas pour se jeter dans ses bras.

— Cher Dorcas, ne vaudrait-il pas mieux m’informer toi-même de ce qui t’intéresse ? Tu ferais ainsi que, lorsque je serais séparée de toi, je pourrais te suivre par la pensée.

Mais Dorcas, sans lui répondre, évita de lui rendre cette étreinte. La tête de Fanie reposait maintenant sur sa poitrine, à la place même où celle de l’hiérophantide avait imprimé son ineffaçable trace ; et une douleur sourde, un malaise inexprimable, lui faisait pour la première fois trouver lourd à supporter le front charmant de l’épouse. Pourtant il vainquit cette singulière angoisse, et doucement, avec tendresse, il répondit :

— Fanie, petite lumière, tu ne peux te rendre compte de tous les devoirs qui incombent à un homme ; le premier parmi ces devoirs est de respecter les choses secrètes auxquelles il se trouve mêlé dans l’exercice de sa charge. Ne me demande donc rien de ce qui concerne la fontaine Aréthuse et le collège sacré des Vierges.

Fanie se blottit plus profondément dans la poitrine de Dorcas, afin qu’il ne vît pas les larmes qu’elle avait aux yeux. Elle dit très bas :

— Tu peux bien me raconter toujours si les choses se sont bien passées, si personne n’a trouvé la mort dans cet accident ?

— Personne ! répondit Dorcas avec une fierté intime dans la voix.

— Et, — demanda encore la petite épouse, — est-ce bien fini au moins ? Tu ne seras pas obligé d’y retourner ?

Dorcas se leva et par la baie ouverte de la fenêtre il jeta les yeux du côté de la sainte Fontaine dont la lune baignait le portique.

— Si, dit-il brièvement, il m’y faudra retourner souvent, au contraire ; des travaux doivent être exécutés dans les souterrains qui avoisinent la Fontaine, pour éviter le retour de l’inondation ; et c’est moi qui en surveillerai l’accomplissement.

Fanie ne dit rien ; elle se contenta de tenir ses regards fixés sur Dorcas, de boire par les yeux sa chère image pour tous les moments où il serait occupé loin d’elle : elle eût voulu le posséder mieux et autrement que dans les intermittentes minutes accordées par les Heures avares, — et que l’âme de l’Époux fût prisonnière dans la sienne, comme une colombe dans un douillet nid d’amour.


Chapitre vi


ous allons voir, dit Hiéron en quittant la terrasse de son palais, si mon cousin Archimède se tirera cette fois de la gageure qu’il nous a lui-même proposée. »

Le vieux roi descendit gaillardement sur le rivage. Son fils Gélon et son gendre Andranodore l’accompagnaient, et aussi le petit Hiéronyme, vêtu de sa courte tunique ; mais cette fois l’enfant n’était pas surveillé par sa nourrice de la vallée d’Enna, et c’était le général Himocrate, chargé du soin de l’instruire, qui marchait à côté de sa personne royale. Himocrate avait commencé comme Dorcas par remplir la charge d’officier du palais, puis peu à peu il s’était élevé jusqu’à ces fonctions supérieures. On pouvait dire de lui ce que Périclès avait dit cent cinquante ans plus tôt de Cimon l’ancien : qu’il unissait la vertu de l’ambition au vice de la médiocrité. Mais il possédait en plus le don de tenir les hommes à distance, ce qui est une façon de les mieux gouverner. Accusé par quelques-uns de favoriser en secret la politique de Carthage, — accusation que l’on faisait peser aussi sur l’épais Andranodore — il évitait de s’en défendre et répondait par un sourire glacial aux allusions que l’on risquait en sa présence sur ce point épineux. Et il était le seul à qui l’intraitable Hiéronyme se résignât à obéir : d’un regard de ses yeux clairs et froids il domptait l’enfant, ainsi qu’un belluaire dompte un jeune fauve. C’était pour cela sans doute que, malgré les soupçons d’infidélité qui planaient sur lui, le vieux Hiéron l’avait attaché à la personne de son petit-fils.

Maintenant, tous ils se tenaient en demi-cercle sur le rivage qui embrassait étroitement de ses méandres les flancs harmonieux de la mer. Échouée sur le sable comme une baleine énorme et noire, la plus grosse des galères de la flotte attendait le bon plaisir du grand Archimède. Pour l’amener jusque là, il avait fallu mobiliser toute une armée de travailleurs et mettre en jeu tout un système de cordages assez compliqué ; les câbles, déjà usés par ce travail unique, gisaient à l’entour ; et, à quelque distance, les hommes, las de l’effort qu’ils avaient donné, se détendaient en des attitudes pittoresques. Ce que voyant, le bon tyran se prit à sourire ; il murmura, comme il avait déjà fait en quittant la terrasse :

— M’est avis que cette fois mon cousin Archimède ne se tirera pas aisément de sa gageure !

Le calme Gélon, qui était à côté de lui, hocha doucement la tête :

— Je crois, mon père, que votre sagacité pourrait bien se trouver en défaut. On peut s’attendre à tout de cet homme extraordinaire ; son génie se joue avec les difficultés qui paraissent le plus insurmontables. Philosophe comme Pythagore, physicien comme Empédocle, géomètre comme Dosithée, astronome comme Eudoxe de Cnide, il possède l’universalité des connaissances humaines ; et ce n’est encore pour ainsi dire que le socle d’airain d’où sa pensée s’élève vers d’inaccessibles sommets. Souvent en l’écoutant je me prends à croire qu’il est à lui seul l’expression la plus complète de ce mystérieux Cosmos révélé jadis à nos ancêtres doriens, dont chaque homme porte en soi quelque note éparse et dont tous doivent contribuer à former l’accord.

Le vieux roi posa la main sur l’épaule de son fils :

— Gélon, dit-il, vous avez toujours été enclin à maintenir votre esprit sur les considérations de l’idéal ; je vous en loue, parce que vous êtes encore à l’âge où l’étude est la plus forte passion. Je vous en louerais davantage encore, si vous n’étiez pas appelé à me succéder bientôt.

En même temps il regardait le jeune homme, et un peu de compassion attendrissait l’éclat de ses prunelles profondes. Gélon, visiblement, inclinait son front vers le tombeau, comme un arbre chétif s’incline vers la terre après n’avoir donné qu’un seul fruit. Alors les regards du vieux roi se portèrent sur le petit Hiéronyme avec une tristesse différente. Robuste et court, l’enfant jouait à sauter sur le sable entre le général Himocrate et son oncle Andranodore. Le sel de la mer mettait un ourlet d’amertume à ses lèvres ; ses yeux lascifs riaient sans qu’on sût pourquoi, non point d’un rire innocent comme celui des enfants de son âge mais d’un rire nerveux et convulsé, qui semait autour de lui l’inquiétude. Il montra la galère et dit tout haut :

— Si j’étais grand-papa, je la ferais remplir de corbeilles d’or et de femmes nues, comme il y en a dans le tableau de Protogène qui est au palais ; et je me mettrais au milieu. On verrait bien alors si le cousin Archimède se chargerait de la faire avancer du bout de son petit doigt comme il le prétend.

Himocrate intervint :

— Soyez tranquille, même à vide, il ne la remuera pas. Savez-vous combien elle pèse ?

Mais l’enfant ne l’écoutait plus et, les membres saillants sous la tunique, les reins creusés et le ventre en avant, il simulait une charge contre quelque ennemi imaginaire. Andranodore souriait, tandis que Gélon et le vieux roi guettaient l’arrivée d’Archimède.

— Il ne vient pas, disait le vieillard ; peut-être aura-t-il renoncé à sa gageure.

— Plutôt aurait-il oublié, répondit Gélon ; vous savez, mon père, qu’il est coutumier de ces distractions.

— Le voilà ! le voilà ! cria sans façon le petit Hiéronyme.

Archimède apparaissait en effet au pied de la terrasse ; il poussait devant lui d’un geste insoucieux une légère machine ayant l’aspect d’une roue, à laquelle étaient suspendues quelques cordes d’une grosseur moyenne. Tous les membres de la famille royale se portèrent au-devant de lui.

— Ce n’est pas avec cela, dit le roi Hiéron en montrant la frêle roue, que vous avez l’intention, mon cousin, d’accomplir votre tour de force ? Votre machine auprès de ma galère ressemble à une araignée à côté d’un bœuf.

— Avec moins que cela, fit Archimède.

Il sourit et sa bouche merveilleuse, cette bouche qui était la fleur sensible de son esprit, s’épanouit dans les broussailles de sa barbe. Le soleil, qui tombait d’aplomb sur sa tête, en faisait ressortir davantage les défauts puissants, qui se traduisaient en beautés, les rugosités de son crâne chauve et nu, les saillies de ses larges pommettes et l’angle obtus de son nez trop court, pareil à un triangle dont la partie supérieure eût été tronquée. Et de même la négligence de ses vêtements s’étalait dans toute sa plénitude, sous la vive lumière pénétrante et subtile de cette printanière journée. Comme Diogène de Sinope, surnommé le chien du ciel, il méprisait les souillures de la terre ; comme Épicharme, il estimait que c’est la pureté de l’âme qui fait la pureté du corps ; souvent il se laissait traîner de force à l’étuve et frotter par les esclaves, sans abandonner la contemplation de ses problèmes ; et les gamins de Syracuse couraient derrière lui, cortège bizarre où la familiarité se mêlait au respect, et où l’orgueil national de posséder un si grand génie côtoyait la joie ironique de le voir si mal vêtu.

Cette fois encore, en apprenant qu’Archimède venait de sortir du palais, la foule débouchait par l’Achradine et envahissait la digue. Mais la présence de la famille royale tenait à distance toutes ces têtes curieuses, passionnées, noires comme le vin, et animées comme la vendange au fond du pressoir. On se demandait ce qui allait se passer là, pourquoi la plus grosse des galères du roi Hiéron avait été amenée au milieu du sable ; pourquoi le bon tyran attendait debout, encadré de son fils Gélon et de son gendre Andranodore ; pourquoi le petit Hiéronyme lui-même restait à peu près tranquille, à côté du général Himocrate… On se demandait surtout ce qu’Archimède venait faire sur le rivage, et c’était sur lui de préférence que les regards demeuraient fixés.

Cependant, après avoir examiné de près l’énorme coque du navire, bardée de fer, et ceinte d’une épaisse bordure de bronze, Archimède se retourna vers son cousin :

— Vous avez oublié, lui dit-il, de faire remettre dans les flancs de la galère les marchandises qu’elle contenait. Ne m’avez-vous pas dit que votre flotte avait rapporté d’Afrique un chargement considérable ?

— En effet, répondit le vieux Hiéron ; mais nous avons pensé que l’épreuve serait suffisante ainsi. Et d’ailleurs — ajouta-t-il en montrant l’équipe des ouvriers qui se reposait au loin sur le sable — ces hommes eussent été incapables de la faire bouger telle qu’elle était, et ils ont dû la vider entièrement avant de songer à s’y atteler.

— Eh bien, qu’ils la rechargent ! dit Archimède. Puisque je m’accorde aujourd’hui une heure de délassement, je veux au moins en régler le détail à mon gré.

Sur un signe que leur fit Himocrate, les ouvriers approchèrent. Ils portaient tous une cotte de laine uniforme dont les mailles adhéraient au corps, et sur la tête une sorte de bonnet recourbé, à peu près semblable à celui qu’avaient adopté les Phrygiens dans le temps que régnait sur eux le roi Midas aux oreilles d’âne. Et ils marchaient en ligne, d’un pas égal et assuré, leurs bras durs pliés contre leur torse noueux, et la bouche entr’ouverte par l’habitude qu’ils avaient prise de ne respirer qu’avec peine en remuant de lourds fardeaux.

Le petit Hiéronyme s’était faufilé près d’Archimède. Il se frottait les mains et ses yeux clignotaient d’allégresse.

— Quel bonheur ! on va leur en faire transporter beaucoup, beaucoup, jusqu’à ce que la galère en soit toute pleine !

Et il ajouta avec un sourire cruel :

— Peut-être qu’il y en aura qui ne pourront plus avancer. Alors on leur donnera des coups de fouet par derrière, comme on fait aux chevaux qui traînent des charges trop lourdes.

Mais Archimède ne l’entendait pas ; il s’était mis lui-même en mesure de préparer sa légère machine ; aidé de Gélon, il l’avait fixée sur le sable, et il en déroulait peu à peu les cordes flexibles. Quand la galère eut reçu de nouveau tout son chargement, sans qu’il y eût d’accidents d’hommes — car le bon tyran veillait à ce que ses sujets ne fussent pas accablés au delà de leurs forces — Archimède dit au roi :

— Voilà qui est bien, mais ce n’est pas assez ; commandez à ces braves gens de monter eux-mêmes sur la galère.

— Quoi ? fit le roi. Vous voulez…

— Absolument, confirma Archimède d’une voix qui montrait à quel point il était sûr de lui.

Cependant, de la foule des cris d’étonnement montaient. On avait compris qu’il s’agissait d’une nouvelle expérience du grand homme, et l’on se pressait pour n’en rien perdre, comme à un spectacle inédit.

— Attention ! disait quelqu’un. Il va trouver le moyen de remettre la galère à l’eau sans qu’elle s’enfonce.

— Non, répondait un autre mieux avisé. Ne voyez-vous pas qu’il se prépare à la tirer à lui avec des cordages ?

Et tout autour des voix s’élevaient :

— C’est impossible ! c’est impossible ! autant vaudrait souffler sur le fort Euryale pour le mettre en mouvement !

Sur le rivage Archimède, le front incliné, ne souriait plus. La galère était devant lui, chargée à n’y plus pouvoir faire tenir une drachme, avec son équipage d’hommes robustes et ses marchandises d’une lourdeur extrême. Archimède la soupesait du regard : il l’examinait avec cette expression de défi de l’homme qui va se mesurer à la matière inerte et qui n’a pour lutter contre elle que la force de son génie. Et, comme il n’y a que les intempérants ou les fous dont l’assurance ne soit jamais traversée d’un doute, il se repliait sur lui-même en cette minute décisive et comparait le souffle immatériel qu’étaient sa compréhension et son âme, avec l’énorme masse qu’il s’était flatté de mouvoir à lui seul. Enfin il se redressa et, sans regarder personne, dans le silence imposant qui s’était fait autour de lui, sans effort apparent, il tourna de la main l’axe de la roue qu’il avait apportée, et à laquelle se reliaient les cordes dont l’extrémité avait été attachée à la galère. Aussitôt l’énorme navire aux flancs arrondis se mit en marche avec autant d’aisance que s’il eût glissé sur les flots d’une mer paisible. On le voyait avancer d’un rythme égal, sans tressaillement ni secousse, tandis que les hommes qui le montaient souriaient d’un air béat de se voir mus ainsi par la puissance d’un seul homme. Alors la foule qui encombrait la digue, et qui s’était même déversée dans l’île sur le rivage, s’ébranla frénétiquement : des bras chargés de passion se tendaient vers Archimède ; des bouches frémissantes lui criaient qu’il était tout puissant, qu’il était dieu. Pour ces gens obscurs, la plupart ignorants des problèmes ardus de la mécanique, Archimède était en effet un être surnaturel qui possédait les secrets de la divinité. Il venait d’en donner une preuve plus éclatante encore que tout ce qu’on avait su de lui jusqu’à ce jour. Et les acclamations allaient vers lui, ferventes et adorantes. Une femme se faufila en rampant à ses pieds et baisa la frange élimée de son manteau.

Cependant le bon roi Hiéron, drapé dans sa vieillesse comme dans la plus auguste des majestés, réfléchissait à l’écart, et des larmes perlaient au bord de ses paupières usées par la vie. Mieux que personne, il avait conscience de ce que représentait de méditations et de calculs le tour de force qu’Archimède venait d’accomplir si simplement. Il se rapprocha de lui ; il lui parla avec déférence, tandis que le grand homme, ayant repris son masque habituel de quiétude, l’écoutait en souriant.

— Mon cousin, prononçait lentement le vieux roi, ce n’est pas tout d’être un grand savant, un génie unique au monde ; il y a une chose plus belle encore et plus précieuse : c’est de servir sa patrie. Savez-vous ce que je me disais en vous voyant attirer à vous ma puissante galère aussi aisément que cet enfant (il montrait le petit Hiéronyme qui jouait sur le sable) attire à lui le cerf-volant dont le fil est enroulé à ses doigts ? Je me disais : voilà l’homme qui sera le défenseur invincible de Syracuse ; à lui seul, il pourra plus pour la sécurité de la ville que toutes les armées et que toutes les murailles.

Archimède souriait toujours. Le général Himocrate se permit de prendre la parole :

— Grand roi, serait-il question d’une nouvelle guerre ? Pour l’instant, il me semble que vos ennemis vous laissent assez en repos.

— Il faut toujours prévoir l’avenir, interrompit Hiéron. Rome d’un côté, Carthage de l’autre, n’ont jamais cessé de nous menacer, malgré une paix apparente.

Et de nouveau, s’adressant à Archimède :

— N’est-ce pas que, si vous le vouliez, vous pourriez trouver le moyen de déjouer les tactiques les plus redoutables ?

Archimède regarda l’infini des flots, l’orbe sans limite de la terre, et il dit :

— Donnez-moi un point d’appui et je soulèverai le monde.

Mais il se reprit et ajouta :

— Cela en vaudrait-il la peine ? Platon, que votre ancêtre Denys le Tyran, chassa de Syracuse parce qu’il le considérait comme un personnage inutile, le sublime Platon avait coutume de dire que toute science s’abaisse à devenir utilitaire et pratique. Laissez-moi à mes rêves, mon cousin ; ne me faites pas payer trop cher l’hospitalité que vous m’accordez.

Hiéron insistait encore :

— Si, ce serait merveilleux, ce serait digne de l’admiration des siècles : votre science, votre génie appliqués à la défense de la ville, à sa primauté indestructible…

Les yeux du vieillard brillaient en face du soleil couchant, dont le globe, gonflé d’une lumière fluide, semblait se balancer dans l’azur. Et les personnages royaux entouraient Archimède de leur respect. Et Archimède marchait dans l’éclat de cette gloire du soleil couchant et de cette gloire royale projetées sur lui.


Chapitre vii


orcas n’avait pas assisté au triomphe du savant Archimède. Ses fonctions le retenaient dans la ville souterraine, en laquelle, sur l’ordre du roi Hiéron, de grands travaux étaient exécutés pour éviter l’envahissement des eaux.

Cette ville souterraine, qui s’étendait sous la brillante Syracuse, était rigoureusement fermée aux profanes ; elle remontait, disait-on, à l’époque où les Phéniciens avaient établi des colonies en Sicile. Quelques-uns prétendaient même qu’elle avait été créée antérieurement encore par des théosophes venus d’Égypte, qui avaient renouvelé là les architectures imposantes de leurs hypogées, et déposé dans des compartiments, le long des murailles, les restes vénérés de leurs morts. Quoi qu’il en soit, la cité funéraire s’alignait, vaste et silencieuse, avec ses ruelles et ses places, ses carrefours baignés d’une lumière blanche et ses autels creusés dans la pierre où, certains jours de l’année, s’accomplissaient les rites secrets du culte de Perséphone.

Dorcas, à s’y promener, trouvait une joie abondante et particulièrement aiguë. Là, plus que partout ailleurs, il se sentait rapproché de Praxilla, et à chaque instant il lui semblait que la haute silhouette de l’hiérophantide allait apparaître à ses regards. La Vierge, dont il ne connaissait pas le visage, mais dont le front s’était imprimé comme un sceau brûlant sur sa poitrine, la Vierge, qu’il avait sauvée d’une mort certaine, était maintenant le centre de ses pensées et de son existence d’âme. Elle fleurissait en lui, pareille à un lis. Elle s’élevait au-dessus de sa vie terrestre, et lui, il vivait à cette ombre bienfaisante et mystérieuse. Certes, sa conscience n’en était point troublée. Aucune préoccupation égoïste n’altérait la pureté de ce sentiment. Praxilla représentait à ses yeux un être intermédiaire entre la créature humaine et la divinité. Mais combien il désirait la revoir ! La seule pensée qu’elle pouvait traverser l’une de ces galeries, et qu’il l’apercevrait au passage, lui faisait battre le cœur aussi violemment que s’il eût éprouvé avec une autre femme les transports les plus impétueux de l’amour. Et l’amour même lui paraissait fade et illusoire à côté de ce rêve merveilleux de son esprit ; et la tendresse même de Fanie, petite flamme, petite lumière, s’amoindrissait, comme la lueur d’un feu follet en face de la grande clarté divine du soleil.

Pourtant, il avait beau parcourir les rues de la cité souterraine, Praxilla n’y apparaissait point ; Dorcas attribuait à la présence des ouvriers l’abstention de l’hiérophantide. Il ignorait que le temps était proche où les Vierges allaient célébrer l’Épiphanie de la Déesse, revenue sur la terre avec le printemps et sortie enfin de sa demeure de ténèbres. Maintenant c’était dans l’enceinte du temple d’Ortygie, ou sous le clair portique de la fontaine Aréthuse, que les rites saints se déroulaient. Perséphone, à la sombre chevelure, était transformée en la brillante Artémis au visage radieux ; et sous ses pas les campagnes s’émaillaient de fleurs vermeilles, et la nature, renaissant à la vie, tressaillait comme un enfant prêt à rompre le sein de sa mère.

Dès lors, que faisait Dorcas dans la ville muette entre les tombeaux ? Si anciennes étaient les sépultures où dormaient ces mânes qu’un néant plus total encore que celui de la mort, la consommation par le temps de tout ce qui fut l’être organisé, les enveloppait comme un second et impénétrable linceul. Au-dessus, le bruit de la Syracuse vivante, les clameurs du peuple et la course rapide des chars, s’entendait à peine, ainsi que du fond d’une grotte inaccessible au reflux des vagues, s’entend la houle lointaine de la mer. Tout était blanc et immobile comme la clarté lunaire, comme le silence. Indéfiniment, l’œil plongeait dans ce labyrinthe de ruelles et de carrefours, sans rencontrer autre chose que des tombes ou des autels ; et Dorcas pensait que ce serait là un endroit admirable pour voir apparaître Praxilla, le seul endroit digne de son héroïque amour, si jamais le front pur de l’hiérophantide devait lui être révélé.

Il avançait, soulevé par cette extase intérieure, lorsqu’il s’arrêta tout à coup : Orthon l’orfèvre était devant lui ; Orthon, avec son mauvais visage jaune comme l’huile, avec ses épaules étroites et son dos voûté ; et sa voix aiguë troua le silence :

— Enfin, je vous trouve ! Que Zeus vous bénisse ! Voilà trois jours que je retourne à la même heure vous demander au Trésor et que l’on me fait chaque fois la même réponse : Dorcas est à surveiller les travaux de l’hypogée. Bon pour les morts ! mais encore faut-il s’occuper aussi des vivants !

Il n’acheva pas, car Dorcas venait de le saisir par une épaule et l’immobilisait au sol.

— Qui vous a permis d’entrer ici ?

— Personne, balbutia Orthon. J’ai suivi un des ouvriers.

— Eh bien ! c’est moi que vous allez suivre maintenant ! Et silence ! Nous nous expliquerons plus tard.

De sa poigne vigoureuse, Dorcas maintenait l’épaule d’Orthon. Et il le faisait marcher devant lui, imprimant à chaque pas une nouvelle secousse à ce corps débile. Ainsi ils traversèrent une longue suite de rues toutes pareilles. Orthon mourait de peur. Il avait perdu le fil du dédale et se demandait où Dorcas l’entraînait ainsi. Il n’osait parler, et se contentait de pousser de petits gloussements comme une poule que l’oiseleur a prise au nid et qu’il se prépare à plumer. Enfin apparut la porte étroite taillée dans le roc, par laquelle il s’était faufilé tout à l’heure. Et Dorcas alors le lâcha si rudement que le chétif époux de Gullis alla tomber sur le nez à quelque distance.

Aussitôt à l’air libre, Orthon avait retrouvé toute sa hardiesse. Il se releva prestement et se campa en face de l’officier.

— Maintenant, dit-il, j’espère que vous allez me faire donner mon lingot.

— Quel lingot ? fit Dorcas.

— Celui que le roi Hiéron vous a chargé de me fournir et dans lequel je dois lui ciseler une couronne. Le roi est pressé de posséder ce joyau. Pensez-vous que le travail se fasse tout seul ? ou bien, vous croyez-vous capable de l’entreprendre à ma place ?

— Il suffit, dit Dorcas, le roi sera obéi.

Mais avant de se remettre en marche, il regarda l’orfèvre dans les yeux ; puis il lui montra l’endroit qu’ils venaient tous deux de quitter :

— Écoutez-moi ; si jamais je vous surprends à rôder de nouveau dans les galeries de la ville souterraine, je vous y enfermerai si bien que vous n’en pourrez plus sortir. Ce lieu est sacré, il faut pour y entrer la permission de l’Éponyme, celle du roi, — ou la mienne.

— C’est bon, c’est bon ! bredouilla l’orfèvre. Je n’y allais que pour vous y chercher. Donnez-moi le lingot et je retourne à ma boutique. Chacun son métier, comme dit le proverbe.

Ils s’acheminèrent ensemble vers le Trésor. C’était, devant la citadelle et à côté même de l’arsenal, un bâtiment affectant la forme d’un dé à jouer et blindé de fer sur toutes ses façades, qui remontait à l’époque de Denys l’Ancien. Il y avait là des richesses immenses entassées, de quoi ériger une seconde ville aussi merveilleuse que Syracuse. La fortune de Gellias d’Agrigente, qui avait fait
… et ses yeux n’osaient même plus se poser sur elle…
construire une hôtellerie où tout venant trouvait la plus magnifique hospitalité, n’était rien en comparaison de ce que possédait le roi Hiéron. Des perles, dont la plus petite valait une province, remplissaient l’espace d’une chambre entière. Des blocs des matières les plus rares, depuis l’ambre pâle jusqu’à la cornaline empourprée, des pierres précieuses, encore dans leur gangue, améthystes, béryls, rubis et topazes, formaient des tas à remuer à la pelle. Dorcas se dirigea dans l’emplacement où étaient réunis les lingots d’or. L’orfèvre, auprès de lui, regardait tout avec avidité, s’emplissait les yeux de ces splendeurs, comme s’il eût dû en rester quelques fragments attachés au bulbe terreux de ses prunelles. Toujours il avait aimé l’or d’une passion invincible et sensuelle, et c’était cette passion qui l’avait poussé à se faire orfèvre, afin de s’identifier davantage à l’objet de son amour, et, n’en pouvant avoir assez pour satisfaire ses désirs, s’enivrer du moins d’une possession éphémère.

Cependant Dorcas avait fait signe au trésorier Théophraste de déplacer un des lingots rangés contre la muraille.

— Celui-là vous convient-il ?

— Non, par Hermès ! répondit l’orfèvre ; il n’est pas assez gros. Jamais je n’y pourrai tailler la couronne.

Dorcas en avisa un autre :

— Et celui-ci ?

— Pas assez gros, pas assez encore !

— Celui-ci ? Celui-ci ?

— Non, non, répondait toujours Orthon. Le roi ne serait pas satisfait ; il m’a donné l’ordre de ne rien épargner pour la beauté du travail, et il veut que ce diadème soit aussi lourd que sa tête le pourra porter.

— Eh bien ! fit Dorcas impatient, choisissez-lui le plus gros et qu’il l’emporte !

Le trésorier, habitué aux fantaisies royales et connaissant le crédit de Dorcas, n’hésita pas. Et Orthon reçut dans ses bras le lingot énorme et pesant. Il resta une seconde, les yeux fermés, les narines ouvertes, jouissant voluptueusement de cet or ; puis, relevant son manteau, il l’emmaillota dans les plis de l’étoffe et partit avec, sans plus rien regarder autour de lui.

Le voyant s’en aller ainsi, Dorcas et Théophraste se prirent à sourire.

— Il s’enfuit comme un voleur, dit Dorcas.

— Êtes-vous sûr qu’il n’en soit pas un ? fit le trésorier. Je m’étonne toujours que le roi Hiéron lui accorde tant de confiance.

— Le roi l’apprécie à cause de son adresse, repartit Dorcas ; il est certain qu’il n’y en a pas deux comme lui pour ciseler une coupe ou tailler un camée dans la pierre dure.

Et, faisant un geste qui montrait à quel point il était dédaigneux de la richesse, Dorcas ajouta :

— D’ailleurs, qu’importe au roi ? Pensez-vous que ce soit un peu plus ou un peu moins d’or qui donne le bonheur ?

— Eh ! Eh ! fit le trésorier, un peu vous attire et beaucoup vous attache ! C’est comme les caresses d’une femme.

Ils se quittèrent, après avoir échangé un salut rapide. Ils se connaissaient de longue date, et, enfants, ils avaient joué ensemble sur le port.


Chapitre viii


e jour était venu où l’on célébrait dans le temple d’Ortygie l’Épiphanie de la Déesse. Cette unique fois au cours de l’année, Artémis se faisait visible à la foule de ses adorateurs ; et sa statue, — cette statue qui était le gage des destinées glorieuses de la ville et dont il avait suffi à maintes reprises de tourner le visage contre les ennemis de Syracuse pour leur faire prendre la fuite, — apparaissait sans voile au milieu de la cella sainte. Pour l’instant le temple était obscur ; ou plutôt une ombre douce y régnait, pareille au crépuscule matinal qui précède l’avènement de la lumière ; entre les hautes colonnes doriques comme à l’ombre d’une forêt peuplée de chênes, les fidèles debout attendaient ; et l’on devinait, dans l’atmosphère imprégnée de pieux désirs, l’ardeur de toute une multitude humaine jetée sur la terre ingrate et aspirant à la vision de la divinité.

La voix de l’hiérophantide s’éleva tout près de l’autel : et avec cette voix suave s’élevèrent aussi les parfums des aromates que faisaient brûler les autres Vierges autour de la statue voilée encore. Praxilla ne chantait point ; elle prononçait lentement les paroles de l’hymne ; c’était une récitation sonore et accentuée, dont chaque mot semblait une perle fine détachée d’un collier précieux. La voix de Praxilla disait :

« Entends-moi, Déesse, vierge qui recèles en toi la lumière, divine Séléné. Séléné qui portes sur ton front les cornes du taureau nocturne, toi qui marches dans l’éther environnée du chœur des étoiles, illuminatrice de la nuit, tour à tour resplendissante ou pleine de tristesse ; ô très pure Hagnée, ô bienheureuse, entends-moi !

« Entends-moi, fille auguste de Déméter, vierge éternellement jeune et éternellement renaissante, sœur jumelle des blés, ô Sita ! Toi à qui Zeus offrit en présent la Sicile tout entière avec ses vallées, ses prairies et ses montagnes, et qui répands sur elle les trésors de la germination ; toi qui habites sous terre pendant l’hiver cruel et reparais ensuite à la lumière, révélant ton corps sacré dans les pousses vertes qui nous promettent la moisson ; ô Sita, Simalis, sœur jumelle des blés, entends-moi !

« Entends-moi, Sotéira, Perséphone à la chevelure de ténèbres, funèbre Hécate, Coré libératrice, entends-moi ! Toi qui produis et détruis sans cesse, toi qui seule es la vie et la mort, Perséphone que Plouton ravit des bords bleus de l’Anapos où tu jouais avec la nymphe Cyané pour en faire l’ornement de l’Hadès, maîtresse des Moires aux longs fuseaux, compagne des Euménides invisibles, entends-moi !

« Révèle aujourd’hui à ton peuple la beauté de ton visage ; reine des Enfers, reine de la Terre, reine du Ciel, entends-moi ! »

Praxilla se tut ; et pendant quelques minutes le parfum seul des aromates s’éleva vers la Déesse. On entrevoyait confusément la théorie blanche des Vierges inclinées devant l’autel, et, au-dessus de leur front, l’entablement de la voûte que soutenaient les piliers énormes et doux, imprécis comme des fantômes. Puis tout à coup l’enceinte entière du temple s’illumina ; ce fut un frisson rapide de lumière qui courut partout et prit possession des moindres surfaces. Alors la majesté de la demeure sacrée fut révélée, pareille à celle d’une forêt enveloppée de brumes et qu’inonde tout à coup la clarté triomphante du soleil. Les colonnes sans base sortaient du parvis comme les arbres du sol ; très larges à leur point de départ, elles s’amincissaient peu à peu jusqu’à leur cime que couronnait un épais turban de grès ; et malgré leur lourdeur extrême elles paraissaient légères et vivantes dans l’irradiation de cette lumière qui les soulevait et semblait pénétrer en elles. Une gravité forte, une noblesse sans apparat, ressortaient de ces profils sublimes, aussi immobiles que l’éternité, mais où l’œil croyait découvrir de souples et divines flexions. Et, se détachant du gris moelleux de la pierre, le long de l’architrave et sur les corniches, c’était la vivacité d’un bleu d’azur, éclatant et profond comme celui du ciel matinal. On eût dit que les dieux eux-mêmes s’étaient plu à bâtir cette demeure pour en faire l’image sensible de ce mystérieux Cosmos, chef-d’œuvre d’harmonie et de beauté, que leur sagesse dès l’aube des temps avait proposé en modèle à l’austère génie dorien.

Mais le peuple de Syracuse ne se préoccupait guère d’admirer, en cette minute solennelle, les splendeurs de l’édifice. Ainsi que tous les rais lumineux d’une étoile convergent au même foyer, tous les regards étaient tournés vers la statue de la Déesse dont le voile fragile venait de tomber. Elle apparaissait revêtue de ses plus magnifiques ornements, le front encerclé d’un diadème de pierreries et la ceinture attachée plus bas que la taille, comme la portaient les vierges. Ses bras seuls et son visage étaient nus ; le reste de son corps se dessinait chastement sous une chlamyde légère ; — et le bronze clair et luisant dans lequel le corps de l’invincible Artémis avait été coulé frémissait comme une chair tiède, dorée par les caresses du soleil. Une de ses mains tenait l’arc au-dessus de sa tête, et l’autre emprisonnait le faisceau pointu des flèches. Agile et forte, elle semblait défier les obstacles, prête aussi bien à s’élancer dans les régions éthérées de l’espace, qu’en la profondeur inconnue des abîmes. Elle ne souriait pas, mais un souffle léger entr’ouvrait ses lèvres. Son nez respirait l’enthousiasme et l’ardeur. Et sur tout son visage baigné de clarté, palpitait la même sève de jeunesse. À ses pieds, en colonnes bleues, où s’enroulaient d’impalpables spirales, la fumée des aromates continuait lentement de monter, et les prêtresses ensemble, de leurs voix unies, rendaient grâces à la Déesse pour son Épiphanie glorieuse et consolatrice.

Puis, soudain, le temple retomba dans les ténèbres ; les grandes formes hautaines des colonnes doriques se drapèrent d’ombre, devinrent de nouveau imprécises et vagues comme des fantômes ; le chœur des prêtresses devant l’autel ne forma plus qu’une masse blanche, — tel un nuage clair dans un ciel obscur ; et du parvis à la voûte, dans l’atmosphère chargée de parfums, l’âme du peuple répandue ne rencontrait désormais que du mystère. Mais les portes furent ouvertes et du dehors une grande clameur parvint jusqu’à la cella. Tous ceux qui n’avaient pu entrer dans le temple, tous ceux qui, à demi fervents, ne cherchaient de la religion que le côté extérieur, se pressaient maintenant pour voir la procession des prêtresses. « Les Vierges ! Les Vierges ! » voilà le cri qui sortait de toutes les bouches, qui remplissait Ortygie et se perdait dans les flots d’argent de la mer : « Les Vierges ! Les Vierges ! » Si rarement elles se montraient en public, et seulement dans les jours de fêtes solennelles, que c’était sur leur passage un délire, une frénésie. Cependant le respect maintenait en bon ordre toute cette foule qui, sans qu’on fût obligé de l’écarter, formait une double haie de visages derrière laquelle d’autres visages encore s’agitaient, désespérant de rien apercevoir du cortège.

Dorcas était au premier rang. Il avait assisté dans le temple à l’Épiphanie de la Déesse ; mais il n’avait eu de pensée que pour Praxilla, et quand sa voix pure s’était élevée, offrant les parfums, il avait tressailli comme la lyre sous le plectre. Cette voix, c’était quelque chose de plus de l’hiérophantide qui lui était révélée ; c’était comme une seconde incarnation d’elle-même, un peu de sa chair et de son sang qui pénétrait en lui avec la liqueur subtile des paroles. Jamais il n’avait entendu de voix pareille, aussi suave, aussi céleste et en même temps aussi voluptueusement humaine. Et plus tard, quand toutes les prêtresses avaient mêlé leurs accents, c’était encore la voix de Praxilla qui avait retenti uniquement en lui, comme si dans ce chœur des Vierges, ainsi qu’en une syringe faite de plusieurs roseaux assemblés, une seule bouche, celle de l’hiérophantide, eût fait jaillir l’âme mélodieuse du son.

Maintenant Dorcas au premier rang parmi la foule attendait la sortie des Vierges. Une musique moitié religieuse, moitié guerrière les précédait ; et on les voyait de loin descendre les degrés du temple, une à une, avec leur voile de lin abaissé, et sur le front leur couronne de myrte et de pavots. Comme elles étaient toutes de même taille, sveltes et grandes, et vêtues uniformément d’un péplos blanc à frange argentée, il était impossible de les reconnaître entre elles. Cependant, à mesure qu’elles défilaient, marquant la mesure de leurs pas cadencés, des individus dans la foule, ceux qui familiers avec les fonctions saintes les distinguaient aux emblèmes qu’elles portaient, prononçaient leurs noms : « Voyez celle-ci, la première, elle n’a pas seize ans. C’est Glaucé, la fille de Cythéas ; elle tient dans ses doigts un bouquet de narcisses, comme Perséphoneia quand elle fut surprise par Plouton. »

La vierge passa et sans qu’on eût aperçu rien de son corps ni de son visage, on devinait assez à la légèreté de sa démarche, à quelque chose de naïf encore et de puéril dans la façon dont ses doigts effilés se croisaient aux stipes étroits des narcisses, on devinait sa grande jeunesse, et que tout en elle, en dépit de l’austérité du sacerdoce, devait être resté frais et gracieux comme les premières fleurs du printemps.

Puis parut Démo, aussi brune que la nuit, mais étroitement enveloppée dans ses voiles. Elle avançait avec tant de noblesse et dans un tel sentiment de sa dignité, qu’on ne pouvait s’empêcher d’en être frappé ; et elle portait le flambeau de Perséphone allumé dans ses mains, malgré la clarté du jour. La foule se pressait pour la voir, car sa beauté transperçait l’étamine légère du lin. Des chuchotements couraient : « Celle-là, c’est celle qui a été aimée par le prince Gélon avant de se vouer au culte de la Déesse. Regardez combien elle est fière et imposante ! On croirait voir marcher la divine Artémis elle-même… »

Mais bientôt les yeux quittèrent la vierge brune pour se reporter sur Anticlée. D’un geste charmant, elle élevait au bord de son épaule le vase des grains offerts en prémices à la Déesse ; ce vase d’un émail bleu et transparent avait la forme allongée d’un luth, et pour l’empêcher de vaciller, Anticlée arrondissait son bras au-dessus de son front, tandis que les plis de son péplos retombaient en éventail le long de sa gorge. Derrière elle, et toutes deux sur le même plan, venaient Naïs et Meltine, les vierges jumelles ; elles tenaient une corbeille d’or pesante, qui pendait très bas entre leurs flancs et dans laquelle étaient des gâteaux de miel en forme de croissants lunaires ; et elles étaient si pareilles toutes deux que leurs couronnes de pavots sur leur tête devaient compter le même nombre de pétales, et que la même brebis immaculée devait avoir fourni la laine de leurs vêtements. Dans le peuple les femmes surtout les admiraient, se sentant émues de cette parité si parfaite, de ces deux roses blanches poussées sur le même rosier. Et des voix enrouées par les larmes murmuraient : « Les deux colombes ! Ne dirait-on pas qu’elles vont s’envoler ensemble chez Zeus tout puissant ? » Et en effet, l’air était si léger, si doux, une brise si voluptueuse soufflait en ce moment de la mer, que les deux jeunes Vierges eussent pu, semblait-il, prendre leur essor au-dessus de la blanche Ortygie, n’eût été la lourde corbeille dont l’or tordu en cariatides puissantes oscillait entre leurs flancs.

Au son de la flûte qui se faisait plus martiale, Rhénaïa parut à son tour ; Rhénaïa aux sourcils aigus, qui portait l’arc et les flèches de la Déesse. Certes, elle était chaste en sa démarche comme Aréthuse et Cyané, ses modèles, comme les nymphes de l’Etna et les muses Sicélides dont l’ombre seule met en déroute les satyres aux instincts pervers. Pourtant quelque chose de plus audacieux la distinguait de ses compagnes. On eût dit qu’elle avait conscience que l’arc et les flèches qu’elle portait, s’ils appartenaient en propre à la Chasseresse auguste des forêts, étaient aussi l’apanage du cruel enfant de Cypris. Et, sans la moindre flexion de son buste étroit, droite et hiératique dans son peplos, Rhénaïa aux sourcils aigus traversa lentement la foule…

Il n’en restait plus qu’une avant Praxilla, Zénophile dont la poitrine virginale servait de support au livre sacré de la loi. Ses deux mains blanches comme les ailes d’un cygne en retenaient les pages ouvertes, où se lisait d’un côté la loi religieuse et de l’autre la loi civile ; car c’était là précisément ce qu’il fallait rappeler au peuple : qu’un indissoluble lien entre la divinité et la nation maintenait debout l’édifice de la gloire syracusaine, et que la Déesse qui régnait au ciel et dans les enfers était avant tout l’invincible Thesmophore, gardienne des institutions de la cité.

Déjà sur le passage de Zénophile le silence s’était fait et devant les Tables de la loi les fronts s’étaient inclinés pieusement. Puis le recueillement devint tout à coup plus intense ; dans l’air léger traversé de nuages, la lumière du soleil avait pâli ; et l’on vit l’hiérophantide descendre lentement les trois degrés du temple. Qu’avait-elle de plus que les autres ? Rien, sinon le mince cercle d’or qui luisait sous sa couronne de pavots, et que la clef suspendue à l’épaule, symbole de son suprême pouvoir. Cependant, quand elle passa, un grand frisson ébranla la foule, et toutes les voix ensemble, basses et ardentes, murmurèrent : « C’est elle, c’est elle, l’hiérophantide !… » Et, comme d’un mouvement à peine perceptible sous son voile elle s’était retournée du côté où se trouvait Dorcas, lui, tomba à genoux dans la poussière du chemin.


Chapitre ix


orcas et Fanie étaient sortis ce soir-là comme de coutume, pour respirer un air plus pur après la chaleur du jour. Mais ils ne se mêlaient pas aux groupes nombreux répandus dans les campagnes. Ils allaient seulement à la pointe extrême de l’île, en face du cap Plemmyrium, d’où ils découvraient l’étendue immense de la mer et de la cité. C’était le lieu préféré de Dorcas, et Fanie n’avait pas d’autre volonté que celle de son cher époux ; pourvu qu’elle fût suspendue à son épaule, qu’elle sentît son pas se rythmer au sien, elle trouvait toujours la même beauté aux nuances infinies du paysage. En route Fanie dit d’une voix tremblante :

— Je voudrais te demander quelque chose, cher Dorcas ; est-il vrai que les serments échangés en face de la mer bleue, où vivent les dauphins amis des hommes, aient une importance telle que rien au monde ne peut les faire oublier ?

— On le dit, répliqua Dorcas, et je suis bien près de le croire. La mer n’est-elle pas, en effet, comme le grand miroir de notre vie, où se reflète l’image de nos joies et de nos douleurs : et si nous trahissons un serment échangé en prenant à témoins ses ondes, ne peut-elle pas nous en punir à son gré ?

— Eh bien ! cher Dorcas, jure-moi que, comme tu m’aimes aujourd’hui, tu m’aimeras jusqu’à la fin de tes jours.

Ils étaient arrivés au pied d’un rocher en forme de gradin sur lequel ils s’assirent ; et Dorcas tourna ses yeux émus vers Fanie, qui le regardait anxieusement.

— Oui, je t’aime, chère petite épouse, petite lumière de ma vie. Comment ne t’aimerais-je pas ? Tu es le vase fragile et pur où j’ai déposé toutes mes tendresses : et jamais depuis six ans que l’Hymen a uni nos mains, tu ne m’as infligé la moindre peine.

— C’est que, vois-tu, — dit Fanie, en lui passant les bras autour du cou, — je me demande parfois si tu ne te fatigues pas de cette grande joie paisible de notre amour. C’est comme un lac sans rides dans lequel nous naviguons ; et les hommes hardis comme toi, Dorcas, doivent préférer aux enchantements des lacs sans naufrage l’attrait tumultueux des tempêtes.

Dorcas avait un peu pâli ; il descendait au fond de sa conscience, et cherchait si son héroïque amour pour l’hiérophantide pouvait entraver le cours de ses tendres sentiments d’époux.

— Non, non ! reprit-il enfin ; sois tranquille, ma douce Fanie. Dorcas te jure de te conserver toujours la même fidélité. Il te le jure devant les ondes sacrées de la mer, où vivent les dauphins amis des hommes.

Et comme si ce serment l’eût soulagé lui-même, il sourit à Fanie, d’un sourire clair dont fut illuminé son visage grave et viril.

Alors tous deux ne songèrent plus qu’à jouir de l’heure présente. Cette soirée d’ailleurs était admirable. Une lumière vibrante et tiède, fine et rosée mettait à découvert très loin la face renouvelée des choses. On voyait se découper en vives arêtes taillées dans le marbre, la haute structure des montagnes inaccessibles, et plus bas ondoyer les pentes ombreuses du Thymbris, d’où les bouviers, deux à deux, ramenaient leurs génisses blanches. Et les vergers de Syracuse, célèbres dans le monde entier pour leur douceur, entouraient la ville d’un collier formé des rubis rouges de leurs fruits et de l’émeraude verte de leurs feuillages. Des chants heureux sortaient des haies épaisses d’agaves, ainsi que des hauts roseaux qui enfermaient le cours de l’Anapos et la source de la vierge Cyané, la source bleue de bleuets. Une poésie abondante et pure coulait à pleins bords des eaux murmurantes et des lèvres des bergers ; ils célébraient la douceur du climat sicilien et la beauté d’Ortygie, couchée sur les flots, toute pareille à une jeune fille qui nage offrant à la vague sa tête, sa poitrine et ses bras étendus, et appuyant ses pieds à la terre. « Là seulement, disaient-ils, le bouvier est le voisin du nocher, et le chevrier s’entretient avec le pêcheur ; l’un joue de la flûte sur le rivage, tandis que l’autre retire ses filets ; la charrue sillonne les champs tout à côté de la rame qui sillonne les flots : la forêt côtoie la mer, et l’on entend en même temps le retentissement des ondes, le mugissement des bœufs et le gazouillis des ombrages. » Nulle part peut-être plus qu’en ce coin de l’univers l’homme n’associait les joies de la nature à ses joies, sa tendresse à ses tendresses ; les couples qui cheminaient la main dans la main, le long des sentiers, songeaient d’abord à célébrer la gloire du printemps avant que de mêler leurs lèvres. Fanie le sentait assurément, car elle dit à Dorcas :

— Je ne crois pas qu’il y ait dans aucune vallée de la terre un autre endroit aussi fortuné. C’est sans doute qu’ailleurs on ne sait pas aussi bien qu’ici rendre grâces à l’aimable fille de Déméter, n’est-ce pas, cher Dorcas ?

— Tu dis vrai, fit Dorcas ; la triple Déesse se plaît à combler de ses dons cette terre privilégiée d’où s’élèvent vers elle des adorations si ferventes.

Il était devenu songeur et ses yeux s’étaient attachés sur le Portique de la fontaine Aréthuse où se profilaient mystérieusement les formes blanches des Vierges. Fanie reprit de sa voix chantante :

— Là-bas, regarde, tout au bout du Plemmyrium, ces deux amants tendrement enlacés. Penses-tu qu’ils s’aiment mieux que nous, Dorcas ?

Et tout de suite, sans lui laisser le temps de répondre, elle ajouta :

— J’entends le grillon qui ronfle dans l’herbe. C’est signe que quelque pensée indiscrète rôde autour de notre bonheur. Cher Dorcas, éloignons-nous, allons de l’autre côté de l’île où croissent les tamaris ; je voudrais que sur toute la surface de la terre il n’y eût pas une seule voix autre que la tienne pour m’enchanter.

Ils se levèrent et gagnèrent l’endroit que Fanie avait désigné. Il y poussait en effet des tamaris clairs et onduleux, dont la fleur était aussi légère que le feuillage, et des arbres de Judée chargés de corolles ouvertes qui formaient de larges bouquets violets sur la nacre transparente du ciel. C’était là que le pasteur Aristée avait eu longtemps sa statue, que l’on avait transportée depuis dans le temple de Bacchus-Eleuthéros ; mais sa présence régnait encore parmi ces ombrages, et les abeilles bourdonnantes se souvenaient de l’avoir connu. Dorcas, qui avait toujours présents à l’esprit les mythes gracieux de l’histoire de Syracuse, s’exalta à les évoquer ; en cet instant il se sentait comme éternel, relié dans sa vie fragile au passé et à l’avenir par la chaîne des traditions de sa race.

— Vois, dit-il à Fanie, combien il est doux d’appartenir à une souche puissante et de savoir que palpite dans nos veines le même sang qui anima les premiers aèdes sicélides ; nous nous éteindrons à notre tour, Fanie, ma petite lumière ; les Heures circulaires nous emporteront dans leur ronde ; mais d’autres après nous viendront à cette place rechercher les traces du pasteur, ami des abeilles, et s’attendrir comme nous à son souvenir.

Fanie sourit ; l’enthousiasme de Dorcas lui plaisait, parce que cet enthousiasme faisait s’allumer dans les prunelles noires du jeune époux des flammes qui les rendaient plus brillantes encore. Elle dit :

— Raconte-moi quelque chose de cet Aristée, cher Dorcas ; je n’en sais presque rien, si ce n’est qu’il a été enlevé de la terre tout vivant, et porté au ciel sur l’aile des muses qui l’avaient nourri.

— Écoute alors, dit Dorcas :

« Le pasteur Aristée conduisait un jour ses troupeaux sur les pentes de l’Eryx, lorsqu’il aperçut devant lui un mendiant qui ramassait des châtaignes aux coques épineuses. Il pressa le pas pour le rejoindre et lorsqu’il fut assez près pour que l’homme en haillons l’entendit, il cria de sa voix de berger, habituée à rassembler les bêtes errantes : « Hé ! l’Ami, ne prenez pas tant de peine ; je vais traire pour vous la plus pesante de mes brebis. » Mais il s’arrêta, car ce mendiant était une femme qui, s’étant retournée, lui apparut tout éblouissante de jeunesse. Et c’était la brillante Cypris, elle-même qui lui souriait entre la double rangée de perles de sa bouche. « Aristée, disait-elle, je t’attendais ; veux-tu laisser là tes troupeaux et le culte de l’ingrate et vagabonde Artémis pour me suivre jusqu’au sommet du mont où se trouve mon temple ? Là je me révélerai à toi dans toute ma beauté. » Mais Aristée refusa de suivre Cypris ; il lui montra de la main la toison blanche de ses moutons, et la syringe dont il tirait des sons si harmonieux que les abeilles venaient d’elles-mêmes se ranger autour de lui, et la mousse épaisse de l’arbre où il avait coutume de s’asseoir, les yeux tournés vers la mer de Sicile. « Ô Déesse, dit-il, ton amour vaudrait-il pour moi tant de douceurs ?… »

Fanie, pendant le récit de Dorcas, n’avait pas cessé de sourire.

— Qu’aurais-tu fait, toi ? demanda-t-elle quand il se tut.

— J’aurais fait comme le pasteur Aristée, — répondit Dorcas, — j’aurais préféré suivre la chaste Déesse.

Et il rougit, car le souvenir de Praxilla venait de lui traverser la pensée.

— Vraiment ? Vraiment ? dit Fanie toujours souriante.

Elle le regardait, cherchant à démêler sur ses traits l’énigme qu’elle sentait poindre au fond de lui-même ; mais le soir s’embrunissait déjà, et sur le visage de Dorcas, elle ne voyait plus que les faibles lueurs qu’y promenaient les tamaris remués par la brise.

— Rentrons maintenant, il se fait tard, murmura Dorcas.

Devant eux la ville en effet disparaissait presque sous les larges pans de vapeur bleuâtre qui l’enveloppaient comme une stole aux plis onduleux. À peine discernait-on, entre les montagnes immobiles et la mer mouvante, l’échelonnement des toits, interrompus de terrasses et de jardins. C’étaient les Épipoles aux fortes assises, et Tyché que couronnait le Temple de la Fortune, et l’Achradine traversée de rues étroites et de vastes places, au pied de qui l’île d’Aréthuse était couchée dans la paix de son sommeil de vierge. Et sur tout cet amas de pierres et de marbre qui formait la triomphante Syracuse, sur toute cette gloire endormie, veillait seul le Pégase d’or, ses ailes ouvertes dans l’ombre. Et seul, il reluisait, pareil à une constellation éblouissante, alors que tous les autres astres s’étaient obscurcis, que toutes les lumières étaient éteintes. Il veillait sur les deux ports et sur la mer, fils indompté de Poséïdon ; il veillait sur les temples et sur les portiques, sur les palais et sur les masures. Dans le silence de cette obscure nuit d’été, il étendait ses ailes frémissantes, tandis que ses naseaux entr’ouverts respiraient l’haleine des bois lointains, des hautes herbes, des fleurs sauvages. Et Dorcas, avant de regagner sa demeure, salua en lui le frère de son ardente âme dorienne, le symbole sublime de sa Patrie.


DEVXIÈME LIVRE
L’ACHRADINE

Chapitre premier


e matin-là il y avait foule sur le marché. La grosse Gullis, son péplos vert retroussé sur sa tunique jaune et ses mains aussi bavardes que ses lèvres, discourait et gesticulait au milieu des groupes. Il fallait l’entendre ; à elle seule elle en savait plus long que les bourgeois de la ville et que les ouvriers des deux ports. Sur cette place immense où toutes les classes se coudoyaient — les riches ne dédaignant pas d’y descendre eux-mêmes pour choisir quelque bon morceau — elle allait et venait, semant des paroles, et emplissant tour à tour de sa remuante personne les boutiques et la colonnade.

Autour d’elle, à vrai dire, on n’était pas moins agité : la nouvelle s’était répandue depuis la veille que grâce à une intervention heureuse du roi Hiéron, les Syracusains étaient désormais tenus quittes du dernier tribut de cent talents que Rome jusqu’ici avait exigé d’eux pour prix de son alliance. C’était la liberté totale si longtemps rêvée, l’affranchissement absolu. Et l’on s’abordait, le sourire aux lèvres ; on s’interrogeait avec une joie patriotique dans les yeux : « Comment cela s’est-il fait ? Il doit y avoir là-dessous une raison que l’on ignore… — Attendez un peu. Le roi réunira sûrement l’assemblée du peuple et alors on saura tout. »

Mais Gullis intervenait triomphante :

— Attendre ! ce n’est pas la peine, je vais vous expliquer, moi. C’est à la suite de la bataille de Trasimène où les Romains ont été si bien taillés en pièces par les Carthaginois — que même leur consul Flaminius en a eu la tête coupée ; — le roi Hiéron qui n’aime pas beaucoup les soldats de Rome, mais qui déteste encore plus ceux de Carthage, a envoyé au Sénat qui siège en ce moment sur le Mont Capitolin une statue de la Victoire tout en or, du poids de trois cent vingt mines. — Qui le saurait si ce n’est celle qui vous parle ? c’est Orthon, mon cher mari, qui l’a exécutée ; — et en même temps il a fait graver sur le socle une inscription que je vais vous dire, si Mnémosyna veut bien me venir en aide : « Que ce don, Pères Conscrits, vous soit d’un heureux présage ! Car, bien que nous soyons persuadés que la grandeur d’âme du peuple romain se fortifie avec l’adversité, nous avons voulu vous offrir cette Victoire, que vous êtes dignes, malgré vos revers, de posséder. Nous vous prions de l’accepter, de la conserver, de la fixer à jamais auprès de vous dans le Capitole… »

Gullis avait débité cette tirade sans emphase et même avec une certaine précipitation, car elle avait encore beaucoup d’autres choses à dire ; on l’applaudit néanmoins frénétiquement, comme si elle y eût mis toute la science déclamatoire d’Ariston, l’acteur préféré des Syracusains. Elle se hâta d’ajouter :

— Vous comprenez qu’après ce cadeau royal les Pères Conscrits ne pouvaient moins faire que de lever toute redevance ; mais ce n’est pas tout : N’avez-vous pas remarqué depuis deux jours les manœuvres des maçons qui vont aux Carrières chercher des matériaux et les rapportent près du Timoléontium ? Vous vous imaginez peut-être que c’est pour bâtir encore un temple ou un palais, comme il y en a déjà deux cent quarante-huit dans la ville ? À moins que vous ne pensiez que ce soit pour loger les courtisans, ce à quoi ne suffirait point la maison des soixante lits d’Agathocle ? Ni ceci ni cela. Il s’agit simplement d’un autel en plein air que le roi va faire construire pour rendre grâces à Zeus tout puissant d’avoir reconquis enfin la complète indépendance de Syracuse. Mais ce n’est pas tout. Ne vous hâtez pas de crier merveille, comme si vous aviez vu tomber du ciel l’œuf des Tyndarides. L’autel doit avoir un stade de long, et l’on pourra y sacrifier cent cinquante taureaux à la fois.

— Un autel d’un stade de long ! Par Héraclès ! dit un adolescent aux cheveux bouclés, il faudra du temps pour l’établir ! Ce n’est pas demain qu’on verra l’hécatombe des cent cinquante taureaux.

En entendant ce propos, un homme du peuple barbu et noir, qui achetait des olives près de là, haussa les épaules.

— Voyez-vous, le myrmidon ! Ignores-tu donc que Denys l’Ancien fit élever en vingt jours les murailles qui défendent le nord de la ville depuis Tyché jusqu’aux Épipoles ? Il n’en coûte rien aux tyrans de commander, et quand c’est pour le bien de tous on doit avaler sa langue et obéir.
La voix de Thiérophantide s’éleva tout près de l’autel…

Pendant ce temps, Gullis continuait à pérorer ; elle expliquait à qui voulait le savoir que l’autel, malgré sa grandeur, serait très vite achevé au contraire, et que l’hécatombe ne tarderait pas à y être immolée. Elle en était sûre par cette raison que le roi voulait porter ce jour-là une magnifique couronne qu’il avait commandée depuis longtemps à Orthon. Or, l’orfèvre était loin d’avoir terminé son travail d’art, et il se pressait pour avoir fini la couronne en même temps que les ouvriers auraient achevé l’autel.

— Le pauvre homme ! disait Gullis ; il en perd le boire et le manger depuis que le roi lui a donné l’ordre de livrer promptement ce joyau. Vous auriez peine à le reconnaître ! Lui si gourmand d’habitude. Rien qu’à le voir savourer un bon morceau, c’est à mourir ! il renifle, ses oreilles se dressent, il ne regarde plus personne.

Et la femme de l’orfèvre, dans l’intention sans doute de remettre son époux en humeur de faire bonne chère, choisissait un superbe francolin de Phrygie à l’étalage d’un paysan.

Sur l’immense place, dans les groupes, les commentaires continuaient ; on louait généralement le « bon tyran » d’avoir su profiter si habilement des circonstances pour obtenir l’affranchissement complet de Syracuse, tout en conservant l’alliance de Rome ; et l’on supputait tout ce que cette paix solidement affermie vaudrait encore de merveilles à la ville.

Quelqu’un dit cependant :

— Ne vous y fiez pas. Si l’osier fleurit, le raisin mûrit, comme dit le proverbe. Le vautour romain rentre ses griffes, mais prenez garde à Carthage. Carthage a des amitiés puissantes jusque dans le palais du roi Hiéron.

Cette insinuation refroidit l’enthousiasme, et pendant quelques instants un silence figea les lèvres de ceux qui étaient là. Puis des murmures se firent jour et le nom du général Himocrate courut de bouche en bouche ; à voix basse d’abord, plus hardiment ensuite, jusqu’à ce qu’enfin les pêcheurs de thon, qui vendaient leur marchandise debout sous un portique, ne se gênèrent pas pour dire tout haut ce que les autres pensaient tout bas.

— Ce général-là, on le connaît ! N’est-il pas né à Carthage, d’abord, lui ainsi que son frère Épicyde qui est resté là-bas ? Ils ne se font pas faute de s’entendre à distance, et un de ces jours, quand le vieux roi ira régler son compte chez Plouton, ils mettront la ville entre les mains d’Annibal, comme Agrigente y est déjà.

— Qu’est-ce que cela prouve ? dit un vieillard. Si Agrigente est tombée aux mains de Carthage, Camarine n’est-elle pas tombée dans celles des Romains ? Grâce à la Déesse, le sort de Syracuse n’est pas lié à celui des autres villes.

Il passa ; et celui qui avait parlé d’abord reprit d’un ton assuré :

— Himocrate a déjà gagné à sa cause le gendre du roi, Andranodore, et le jeune Hiéronyme ; il est vrai que Gélon, son fils, parait décidé à maintenir nos libertés. Mais qu’est-ce que Gélon, malade et débile, auprès des deux autres, puissants et forts ? Un homme à pied qui court près d’un char, voilà ce qu’est présentement l’héritier du trône de Syracuse…

Il y eut quelques faibles protestations, mais le venin était jeté et des voix de tous côtés s’élevaient, menaçantes, violentes. Et, comme c’était l’heure où les jeunes gens traversaient la place pour se rendre à la palestre, la foule grossissait à vue d’œil, envahissait l’agora, comme les vagues envahissent le rivage. Le bruit colossal de cette marée humaine faisait retentir les portiques et semblait secouer sur leur piédestal les statues de l’Abondance et de la Concorde qui dominaient l’assistance. Un marchand de légumes, brandissant un lupin énorme, qu’il tenait par la racine comme une lance, clama :

— Qu’il se montre seulement, l’Africain, le traître ; il verra ce que nous, les vrais Syracusains, nous pensons de lui !

Mais, déconcerté, il se tut, ayant aperçu tout à coup le général Himocrate en personne, qui sortait de la citadelle et s’avançait au milieu de la foule. Alors il fit semblant de vanter sa marchandise et continuant à brandir le végétal énorme :

— Voyez ce lupin ! En trouveriez-vous un pareil sur tout le marché ? Il contient plus de grains qu’il n’en faudrait pour servir de tessères au théâtre à tout le peuple de Syracuse, et une famille entière pourrait se nourrir de sa chair pendant huit jours !

Cependant, parmi la foule, on était loin de montrer la même souplesse d’esprit que le maraîcher, et la présence du général en costume de sa charge avait au contraire exaspéré les mécontentements. Le même personnage, qui tout à l’heure avait parlé le premier contre Himocrate, mit sa main en tuyau devant sa bouche et cria : « Le Pétalisme ! » Et aussitôt, non point comme un écho affaibli mais comme une clameur grossissante, des milliers de voix répétèrent : « Le Pétalisme ! le Pétalisme ! »

Himocrate pâlit, mais ne sourcilla point. Il savait bien ce que signifiait cette menace, cette exclamation comminatoire. Le Pétalisme, c’était la ressource suprême du peuple de Syracuse, lorsque, excédé par les exigences d’un tyran ou les menées perfides d’un citoyen, il voulait à toute force se débarrasser de lui. Le Pétalisme, c’était l’exil voté d’acclamation par la foule, le nom du proscrit tracé à la hâte sur les feuilles légères de l’olivier, le jugement populaire contre lequel aucune loi écrite ne pouvait prévaloir ; et déjà des mains fiévreuses arrachaient des rameaux aux arbres voisins, des huées escortaient le général, le poussaient vers la direction du Timoléontium où se tenait d’habitude l’assemblée du peuple. Himocrate, pris dans ce torrent, ne songeait pas à se défendre. Son regard clair et hautain dédaignait de se poser sur ses insulteurs. Arrivé au Timoléontium, il monta au sommet de la tribune où siégeaient les magistrats amphipoles qui rendaient la justice ; et il dit aux Syracusains, dont la masse noire et grouillante formait une fourmilière à ses pieds :

— Renvoyez-moi dans Carthage, ô peuple de fous, Doriens orgueilleux et insensés ! Renvoyez-moi dans Carthage ! J’en reviendrai le jour où vous ploierez sous le faix de votre gloire inutile ; et l’ardente lueur du Moloch africain s’étendra sur le front de vos Victoires, impuissantes à vous gouverner.


Chapitre ii


es travaux de la ville souterraine étaient achevés depuis longtemps. Mais Dorcas avait conservé l’habitude d’y venir chaque jour passer de longues heures pour rêver de Praxilla. Ici du moins rien ne distrayait sa pensée ; il était lui-même comme un homme nouveau dans cette cité funèbre, un homme presque dépouillé de sa chair et des habituelles passions terrestres, et déjà initié par le désir aux joies idéales qu’on doit ressentir par delà la mort. Ainsi, dans cette solitude et dans ce silence, son exaltation atteignait au paroxysme et l’image de l’hiérophantide, à chaque détour des rues étroites et blanches, venait d’elle-même se placer devant les yeux de son esprit.

Un jour, cependant, il la vit matériellement et telle qu’elle avait paru devant lui en sortant du temple, fermant la procession des prêtresses. Cette fois encore, elles étaient toutes ensemble, les huit Vierges saintes, se rendant à l’un des autels de Perséphone. Et, bien que leur voile fût resté abaissé sur leur visage, elles causaient entre elles familièrement comme de simples mortelles. Mais le timbre cristallin de leur voix ne semblait point profaner ce lieu sacré ; au contraire, il s’harmonisait avec la clarté pâle et presque lunaire de l’hypogée ; et pareillement, dans le cœur de Dorcas, il résonnait comme une musique délicieuse.

À l’approche des Vierges, l’époux de Fanie n’avait eu que le temps de se dissimuler dans une anfractuosité de la muraille ; de là, il se trouvait à merveille pour voir et entendre sans être aperçu. En toute autre circonstance, il eût éprouvé quelque honte à surprendre ainsi des paroles qui n’étaient pas prononcées pour lui ; mais il n’avait aucun moyen de fuir, et d’ailleurs la joie de se trouver sur le passage de Praxilla anéantissait pour le moment tous ses scrupules. Sa seule crainte était que le bruit de son cœur, battant comme un dur marteau sur l’enclume brûlante de sa poitrine, n’éveillât l’attention des prêtresses. Mais non ; elles passèrent sans se douter qu’un homme était là qui les épiait. Elles conservaient par habitude le rythme égal de leur démarche, et deux à deux s’avançaient tout en échangeant des phrases légères. Démo disait :

— J’ai fait aujourd’hui un vœu à Perséphoneia : c’est de ne jamais tourner les yeux vers la ville quand nous sommes le soir sous le Portique. La ville, c’est la lumière et le bruit, tout le tumulte de notre vie ancienne qui vient expirer au pied de notre solitude.

Et Glaucé, qui marchait à côté de Démo, répondit :

— Moi, j’aime au contraire à comparer ce bruit et ce tumulte lointain avec la douce paix qui règne en mon cœur. Cela me fait chérir encore davantage la Déesse, et je la remercie alors avec plus de ferveur de m’avoir appelée à son service.

La voix de Praxilla s’éleva un peu haute, avec des modulations qui la faisaient semblable aux colonnes doriques du temple, inébranlables dans leur structure, mais qui, cependant, paraissaient flexibles.

— Mes sœurs, prononçait l’hiérophantide, c’est déjà trop de chercher à se réjouir de notre état présent par le souvenir du passé. En prenant le bandeau sacré, n’avons-nous pas renoncé à tout ce que nous avons pu aimer autrefois et fait l’abandon complet de nos personnes : en sorte que nous avons en réalité cessé de vivre par nous-mêmes pour être les sanctuaires purs et choisis de la Déesse ?

Et, pareil à un roucoulement de tourterelles, un murmure s’était élevé de toutes les bouches virginales :

— Oui, nous sommes les sanctuaires purs et choisis de la Déesse.

Elles disparues, Dorcas était resté longtemps encore enfoui dans l’anfractuosité de la muraille. Les battements de son cœur ne parvenaient pas à s’apaiser. Une odeur suave restait dans l’air, où se mêlaient le souvenir des aromates brûlés devant l’autel et la langueur du parfum des Vierges ; — et les vibrations des paroles de Praxilla, telles les émanations de ces parfums, demeuraient aussi suspendues dans la rue étroite et blanche, entre les tombeaux…

Depuis, à plusieurs reprises, Dorcas avait revu les Vierges. Tantôt elles étaient toutes réunies, tantôt une seule prêtresse accompagnait l’hiérophantide. Et de les entendre s’interpeller et se répondre, il en était arrivé à les connaître par leur nom. Il les distinguait même de loin aux particularités de leurs gestes ou à quelque pli de leurs vêtements, bien qu’elles fussent toutes voilées et pareilles. Et il attendait anxieusement le jour où, par un hasard béni, Praxilla viendrait à traverser seule l’hypogée. Que ferait-il alors ? Aurait-il le courage de se montrer à elle, de lui avouer comment et pourquoi il se trouvait là ? En réalité, il n’en savait rien. Mais un immense désir le projetait à l’avance aux pieds de l’hiérophantide. Il était dans cet état de fièvre mentale qui fait paraître réalisables toutes les folies.

Ce jour vint enfin ; c’était le matin, à l’heure où tout dormait encore dans la Syracuse vivante, au-dessus de la cité funèbre. Dorcas, lui, n’avait guère reposé cette nuit-là. Il avait remué dans son esprit des considérations diverses où se confondaient ses ardeurs de patriote et son héroïque amour pour l’hiérophantide ; et dès l’aube il s’était faufilé dans la ville souterraine. Le silence y régnait, encore plus compact, encore plus total que d’habitude ; et là, parmi les mânes des morts anciens, il avait continué de rêver son rêve. Praxilla évoquait à ses yeux tout ce que sa patrie renfermait de noblesse et de vertu ; elle en était la surhumaine protectrice, la jeune Victoire ailée, aux pieds invulnérables et au front sans tache, qui commandait à toutes les autres Victoires dressées sur les seuils des maisons et sous les portiques, et qui, de la pointe extrême d’Ortygie, gardait à la fois l’île, la citadelle et toute la contrée.

Et de même, les élans religieux de Dorcas se résumaient en la seule personne de Praxilla ; il ignorait presque tout du caractère mystérieux de la Déesse ; jamais il n’avait cherché à pénétrer le sens caché de son culte ; aujourd’hui cependant quelque chose d’impérieux, une seconde volonté née en lui, le poussait à en connaître davantage ; et devant chaque autel qu’il rencontrait sur son chemin, il s’arrêtait, interrogeant les pierres muettes. Mais ces autels étaient presque tous nus et sans aucun symbole extérieur ; à peine les distinguait-on d’entre les tombeaux, comme eux incrustés dans la muraille et comme eux froids et insensibles. « J’irai jusqu’au bout de mon pèlerinage, se disait Dorcas ; je visiterai l’un après l’autre tous les endroits consacrés où les prêtresses viennent déposer leurs offrandes ». Ainsi il avançait toujours, mû par cette force irrésistible et secrète que l’amour, à son insu, avait déposée dans son âme ; il se trouvait maintenant dans une partie de l’hypogée où il n’avait jamais pénétré encore ; ce devait être, sous l’Achradine, le lieu correspondant à une carrière abandonnée, que le premier Denys, deux siècles avant, avait organisée en prison. Dorcas se rappelait avoir entendu les récits de ses ancêtres, narrant la cruauté du tyran, qui trouvait un raffinement de plaisir à écouter par un trou disposé dans la pierre les plaintes et les gémissements de ses victimes. Depuis, cette latomie avait été transformée en un jardin luxuriant orné de statues et de fontaines, où les Syracusains aimaient à se promener aux heures de loisir. Les oiseaux y chantaient, et les fleurs y poussaient en abondance ; et Dorcas se souvint de la parole du poète dorien que « le sang enfante la rose et que les larmes enfantent l’anémone ». Mais ici, dans ce dernier étage de la cité tant de fois reconstruite, rien ne germait ; — et la mort trop vieille n’enfantait plus aucune parcelle de vie. Pourtant sur l’autel qui s’élevait devant ses yeux, Dorcas aperçut un bouquet de pavots…

Il aperçut un bouquet de pavots et, s’étant approché, il vit l’hiérophantide étendue à terre, le front en avant ; sa chlamyde blanche se confondait avec la teinte crayeuse du sol, et son voile de lin par-dessus sa tête prolongeait la ligne sinueuse de son corps. Elle priait ; un souffle régulier soulevait son dos aux épaules évasées comme les deux branches d’une lyre. De temps en temps, un soupir plus profond faisait onduler davantage cette lyre vivante. Dorcas crut qu’elle pleurait. Mais pourquoi l’hiérophantide aurait-elle versé des larmes ? Il s’agenouilla à quelque distance derrière elle et attendit.

Au bout d’un instant, Praxilla se leva et prit le bouquet déposé sur l’autel. Son visage était toujours voilé, mais ses mains étaient nues ; et leur blancheur mêlée à l’incarnat sanglant des corolles impressionna si vivement Dorcas qu’il fut sur le point de défaillir. Maintenant toute son attention était attachée à ces mains admirables de la prêtresse. Un à un, de ses doigts légers, elle détachait les pétales, et bientôt ce fut sur l’autel un éparpillement de taches larges et luisantes comme des gouttes de sang. Et la voix claire de Praxilla s’éleva dans la ville funèbre, en fit tressaillir les voûtes :

— Ô Perséphoneia souterraine, terrible Hécate, fille auguste de Déméter, disait l’hiérophantide, je t’appartiens, ô chevelue-de-ténèbres ! Tu marches devant moi, tour à tour lumineuse ou sombre, triste ou gonflée d’espérance comme mon âme. — Je t’appartiens, ô maîtresse de ma destinée ! Prends ma chair, prends mon sang, prends mon désir et ma volonté. Je t’en renouvelle l’offrande sur cet autel, pour la ville de ta gloire, pour la Syracuse aux mille couronnes. Ne permets pas que jamais une main étrangère puisse en profaner la radieuse beauté, ni que l’ombre d’une pensée coupable sépare de ta pensée unique la Vierge consacrée à ton service. »

Elle posa ses lèvres sur l’autel, parmi la jonchée sanglante des pavots et lentement se retourna. Et elle vit Dorcas à genoux, immobile sur le sol, tout blanc lui aussi dans sa tunique de laine. Il lui apparut comme si, de l’un des tombeaux entr’ouverts, des mânes soudainement réveillés se fussent réincarnés dans la vie ; et, les yeux fixés sur elle, il la regardait éperdument. Mais elle ne donna aucun signe de terreur ; elle le reconnut sans doute ; sans doute avait-elle gardé la mémoire du jour où il l’avait portée entre ses bras sans même l’effleurer d’un regard impur, car elle lui dit de sa voix harmonieuse et chantante :

— Que faites-vous là, Dorcas, fils de Damilès ?

Et lui, d’entendre cette bouche sainte et irrévélée l’appeler par son nom, il tressaillit comme si vraiment il venait de sortir du tombeau. Et il murmura :

— Ô Praxilla ! ô très pure hiérophantide !…

La parole expira sur ses lèvres ; mais il se reprit cependant ; et, s’étant relevé, il dit avec plus de force :

— Ne vous irritez pas si vous me surprenez devant l’un des autels de la Déesse. N’est-il pas permis à tout homme de prier pour la prospérité de sa patrie ?

À travers le lin qui les couvrait, les yeux ardents de Praxilla jetèrent un éclair.

— Oui, dit-elle, il est permis à tout homme d’invoquer la protection de la Déesse ; mais vous ne savez pas, sans doute, que ce lieu est saint et que l’accès en est interdit aux profanes ?

— Je ne l’ignore point, fit Dorcas.

Il s’enhardissait, car à l’accent de la prêtresse il avait compris qu’elle n’avait contre lui aucune colère. Et, tirant de sa poitrine la clef de la ville souterraine que l’Éponyme lui avait remise, il la montra à Praxilla.

— Voyez cette clef, ô Praxilla, c’est le grand-prêtre lui-même qui me l’a confiée, celui qui dispose de nous tous, et dont il est défendu de prononcer même le nom. Sans doute a-t-il eu foi dans ma loyauté. Serez-vous plus sévère que lui, et m’obligerez-vous à vous la rendre ?

Praxilla hésita ; ses regards, invisibles pour Dorcas, s’étaient arrêtés sur lui :

— Non, dit-elle enfin, je ne vous ferai pas cet affront ; moi aussi, je crois à la loyauté de votre cœur ; mais souvenez-vous que nul n’a le droit de chercher à connaître le visage des prêtresses, ni même de toucher à la frange de leur manteau.

Une joie ardente illuminait la face passionnée de Dorcas.

— Zeus m’est témoin, affirma-t-il, que je préférerais mourir cent fois plutôt que de vous offenser.

Et, joignant les mains, il dit encore :

— Mais laissez-moi réchauffer mon âme à la vôtre, ô Praxilla ! J’en ai tant besoin, si vous saviez ! Une lourde charge pèse sur mes épaules ; depuis l’exil du général Himocrate, la garde de la ville m’est entièrement dévolue, et souvent je tremble de penser que le sort de la sublime Syracuse est entre mes mains. Aidez-moi de vos conseils, ô très pure hiérophantide, qui pénétrez les secrets de la divinité. Soyez mon inspiratrice. Ainsi nous serons deux à veiller sur les destinées de notre patrie : vous par la prière et moi par les armes.

Praxilla avait écouté Dorcas, sans que le moindre tressaillement eût agité ses pâles mains rejointes sous sa chlamyde. Et ce fut d’une voix presque insensible qu’elle répondit :

— Je vous dois la vie, Dorcas, je ne puis vous refuser mon assistance. Mais que la Déesse nous protège !


Chapitre iii


ullis pour cette fois avait dit vrai : l’autel commandé par Hiéron avait été terminé, malgré ses proportions colossales, en moins de temps qu’il n’en aurait fallu dans toute autre circonstance pour bâtir l’étroite maison d’un philosophe. Il s’élevait au centre même de la ville, entre la frise coloriée du théâtre et les colonnes blanches de la place publique, où reposaient les restes de Timoléon, le héros qui jadis était venu de Corinthe pour rétablir l’indépendance des Syracusains. Hiéron avait voulu qu’ainsi fussent rassemblés sous l’œil du peuple tous les grands monuments qui lui rappelaient le triomphe de sa liberté.

Et certes rien n’avait été ménagé pour que le nouvel édifice fût digne de figurer parmi les splendeurs de la plus belle de toutes les villes. L’immense table où devait avoir lieu l’immolation était un morceau unique de marbre de Thasos sans défaut, dont le grain fin et luisant étincelait au soleil comme l’épiderme des blanches statues frissonnantes dans leur nudité. Une console à crosses, imitant la forme des hautes fougères lydiennes, régnait d’un bout à l’autre sous l’autel, et, entre ces volutes, une fresque avait été peinte, retraçant le plus haut fait d’armes de l’histoire de Syracuse : sa lutte contre les Athéniens au temps où la flotte de Nicias fut mise en déroute par le Spartiate Gylippe dans les eaux de la mer de Sicile. Cette vieille querelle entre les Doriens de Lacédémone et de la Grande Grèce et les Ioniens d’Athènes demeurait encore vivante dans tous les esprits, parce qu’elle était inscrite dans le sang même de ces races jumelles, également jalouses de leur gloire, mais toutes deux si éprises d’héroïque beauté qu’après le combat une strophe d’Euripide, récitée à voix haute, avait fait de nouveau fraterniser et tomber aux bras les uns des autres ces fils d’Hellen ennemis. D’autres images encore, familières au génie du peuple, décoraient l’autel. Un sculpteur y avait évoqué les têtes gigantesques des trois Gorgognes, Sthéno, Euryale et Méduse, écumantes et telles que les avait rejetées sur la côte l’antre de Charybde ; et celles des deux Græés, Péphrédo et Enyo, portant sur leur visage autant de plis que l’Eurus en fait naître à la surface des eaux. Ces cinq figures de femmes d’expression diverse, mais toutes énormes et grimaçantes, semblaient savourer à l’avance la joie de sentir couler sur leur front le sang chaud des victimes.

Déjà elles se trouvaient là, ces victimes, les cent cinquante jeunes taureaux qui allaient être sacrifiés dans un instant. Leur masse, derrière l’autel, formait comme un groupe taillé dans un bloc de Ténare et que Myron d’Éleuthères eût sculpté. Ils étaient tous d’un noir opaque et leurs cornes même étaient noires, et leurs naseaux étaient tournés du côté du Mont Thymbris, d’où ils étaient descendus. Trois hommes suffisaient à les garder, bien qu’ils fussent impétueux et ardents ; mais avant de les amener on avait eu soin de les réunir aux génisses et maintenant, rêvant encore de cette félicité, ils se tenaient immobiles, sans autre tressaillement que celui de leur souffle dans leurs flancs profonds. Autour d’eux la foule commençait à s’épaissir. On venait de partout, des Épipoles et de Tyché, de toutes les rues tortueuses et enchevêtrées de l’Achradine. On venait, pédestrement ou en char, des bourgades qui s’essaimaient dans la plaine, au delà du cours de l’Anapos ; il y avait des gens qui avaient marché depuis la veille et qui conservaient dans leurs mains un bâton noueux aussi gros que la massue d’Héraclès. Des femmes n’avaient pas craint d’amener leur plus jeune enfant et elles le portaient debout sur l’épaule à la façon d’une amphore. Et, pullulant comme des fèves dans les marais, les gamins surgissaient de tous les côtés à la fois, semblaient sortir d’entre les pierres.

Cependant, pareille à une trirème blanche attachée au rivage, Ortygie se balançait sur les flots. Calme et recueillie, elle semblait étrangère à cette animation : le palais du roi, le temple majeur d’Artémis, la citadelle et le Portique de la fontaine Aréthuse se diluaient dans la lumière vaporeuse dont les rayons s’effrangeaient sur elle, tandis que le soleil tombait à pic sur le centre de la ville, où se dressait l’autel neuf et brillant d’Hiéron. À cet instant le vieux roi sortit, accompagné seulement de Dorcas. Malgré son grand âge, il marchait à pied, ne voulant pas donner à son peuple l’exemple de l’ostentation. De même avait-il refusé pour cette fête de la Liberté de se faire escorter par sa garde habituelle d’hoplites. La seule marque de sa puissance était, sur ses cheveux blancs, la couronne qu’Orthon avait ciselée. Elle était épaisse et haute, semblable à une tourelle palissée de roses ; et quelle que fût sa lourdeur, elle semblait ne pas peser sur le front auguste du vieillard. Près de lui, Dorcas avançait respectueusement. Mais le roi le traitait avec familiarité et parfois s’appuyait à son épaule. En passant devant la maison attenante au palais, que l’officier habitait avec sa jeune épouse, on vit luire derrière la fenêtre le visage blanc de Fanie. Elle se tenait blottie là, non point pour contempler la face vénérable d’Hiéron, mais pour apercevoir une fois de plus son cher Dorcas ; et quand il fut tout près d’elle, séparé seulement par l’épaisseur du vitrage, elle lui envoya un baiser de la main, puis elle entr’ouvrit doucement la fenêtre comme pour laisser s’enfuir un oiseau. Le vieux roi, qui avait conservé dans le regard toute l’acuité de la jeunesse, vit l’envolée de ce baiser et sourit. Il dit à l’officier : « Vous avez dû naître sous une heureuse étoile, Dorcas : le plus beau don que les dieux puissent faire à un homme, c’est une femme fidèle ! — En effet, dit Dorcas, et je prie tous les jours la Divinité de me rendre digne d’une telle faveur. » En prononçant ces paroles, il ne put s’empêcher de soupirer. Cette grande tendresse de Fanie, dont longtemps il avait été si heureux, commençait à lui paraître déraisonnable et puérile ; il ne savait comment y répondre et il souhaitait parfois que celle qu’il nommait sa petite flamme, sa petite lumière, n’eût désormais pour lui que l’affection tranquille d’une épouse…

Quand le roi arriva sur le Timoléontium, la foule était si compacte que Dorcas, inquiet, regrettait en lui-même de n’avoir pas fait mettre sur pied les hoplites. Mais comme par enchantement un passage s’ouvrit devant le vieillard couronné de ses roses d’or, en même temps qu’une acclamation formidable s’élevait de toutes les bouches. On n’attendait plus que lui pour commencer le sacrifice. Le grand-prêtre éponyme était debout sous son dais, le front ceint d’un épais turban de pourpre, et les cent cinquante taureaux avaient été conduits, les yeux bandés, autour de l’autel. Derrière eux les sacrificateurs avaient déjà répandu sur le sol les orges salées. Le bon tyran prit place au milieu de l’estrade qui avait été préparée pour la famille royale, et où dominait son trône ; et, d’un geste de sa main étendue, il remit au grand-prêtre la riche hécatombe, afin qu’elle fût offerte en actions de grâces à Zeus libérateur.

Le sang coulait. Succédant aux acclamations du peuple, la plainte éperdue de surprise des taureaux montait vers le ciel ; d’un bout à l’autre de l’autel immense, leurs flancs convulsés opposaient leur matité sombre à l’éclat étincelant du marbre. Le sang coulait ; en cascades d’abord sur le front réjoui des Gorgones, puis en ruisseaux épars le long de la fresque héroïque, puis au milieu de la place en un lac épais et stagnant, dont la nappe, de minute en minute, se faisait plus haute. À ce moment dans la foule plusieurs personnes s’évanouirent, tant l’effusion de cette denrée fauve et brûlante mettait dans l’air une animale fadeur. Cependant, Hiéron, immobile sur son estrade, assistait au sacrifice ; et il remerciait dans son cœur le Zeus tout puissant, protecteur éternel des fils d’Hellen, d’épargner le sang de son peuple et d’accepter en échange celui de ces bêtes inutiles. Le sang coulait. Toute rumeur s’était tue ; on n’entendait plus que la voix du grand-prêtre qui, les bras levés, priait pour la ville. Dans les dernières torsions de l’agonie, les cent cinquante taureaux noirs pantelaient sur le marbre blanc. Et le regard du vieux roi se porta sur le jeune Hiéronyme, debout lui aussi au bord de l’estrade. L’enfant, subitement grandi et adolescent presque, passait sur ses lèvres rouges une langue ardente : ses yeux petits et cruels fourmillaient d’une joie féroce, et toute son âme — c’était visible — accourait dans ce sang, s’y réfugiait, y nageait dans une ivresse charnelle. Et tandis que l’odeur attiédie s’affadissait encore et faisait tournoyer les corbeaux au-dessus de la Syracuse aux mille couronnes, l’enfant royal, les poings crispés, les narines ouvertes, humait voluptueusement l’odeur du sang, de la souffrance et de la mort…

La partie liturgique du sacrifice était terminée. Hiéron descendit lentement les degrés du trône ; bientôt l’Éponyme disparut aussi, laissant aux sacrificateurs le soin de brûler l’hécatombe et d’en partager les morceaux à la multitude. C’était maintenant le peuple tout entier qui allait célébrer les rites de sa liberté : de tous côtés, des chants s’élevèrent sur le mode dorien, graves et virils, bien que les femmes et les enfants joignissent leurs voix à celles des hommes. On sentait que la musique était une fonction essentielle de cette race et pour ainsi dire sa seconde âme ; d’elle lui venait son « euphrosinè », sa joie secrète et sa force ; elle maintenait l’équilibre entre ses passions exaltées et son sens de la vie réelle ; dès le berceau, les nouveau-nés apprenaient à y plier leurs accents, et les jeunes filles s’exerçaient aux harmonieuses parthénies qui devaient charmer l’époux. Or, en ce moment, cette seconde âme du peuple de Syracuse s’élevait vers la Divinité en un seul et magnifique essor.

Mais bientôt d’autres divertissements succédèrent aux chants des hymnes. Les adolescents s’alignèrent sous les portiques et donnèrent aux vieillards le spectacle de la lutte. Leurs membres souples, frottés d’huile d’aneth, s’enchevêtraient comme les blancs rameaux des platanes ; leurs fronts couronnés d’une chevelure épaisse et ronde se touchaient parfois, tels des disques encadrés de lauriers. Quelques-uns simulaient des danses martiales ; ils se tenaient par la main et au son de la buccine partaient tous ensemble vers le but ; les genoux vigoureux, les jambes nerveuses s’élançaient avec une précision si parfaite que l’œil ne discernait plus qu’un seul mouvement de tant de corps assemblés ; — ainsi dans un bas-relief de marbre se profile sur une seule ligne la cohorte animée des guerriers.

Pendant ce temps les femmes entouraient les sacrificateurs pour avoir leur part des viandes. Inquiètes, affairées, elles présentaient leur visage à la flamme violette du bûcher, où achevaient de se consumer les entrailles des victimes ; et il y en avait qui trichaient pour avoir deux fois leur part. Mais les sacrificateurs ne s’en préoccupaient pas ; ils savaient que, tout le monde pourvu, il en resterait encore assez pour les nourrir largement, eux et leur famille ; et ils servaient, ils servaient toujours la multitude. La fête, commencée dans le recueillement, s’achevait dans la fièvre et dans le tumulte. Des cratères de vin noir, enguirlandés de marjolaine, avaient été apportés des maisons voisines. On buvait à la gloire de la cité, à l’heureuse vieillesse du roi Hiéron, à Zeus libérateur, et à la triple Déesse. Devant l’autel, près du bûcher, d’autres danses s’organisaient, d’autres chants vibraient dans l’air ; les jeunes hommes, leurs pieds nus dans le sang refroidi qui achevait de sécher sur le sol, inventaient de nouvelles façons de montrer leur adresse. Et les vieillards inclinés vers eux souriaient ; il semblait que dans la ville, libre enfin de toute entrave, ce sang fût le dernier qui dût être versé, le sang des cent cinquante taureaux offerts en victimes, tandis que là-bas, aux pentes fertiles du Thymbris, la flûte des bergers Syracusains berçait d’autres troupeaux innombrables, mollement, sous le ciel endormi.


Chapitre iv


oujours accompagné de Dorcas, le bon tyran avait regagné le palais. Son premier soin, en montant les degrés, avait été de demander des nouvelles de son fils Gélon qu’il n’avait pas vu sur l’estrade assister au sacrifice. « Le prince Gélon est plus souffrant, » avait répondu l’un des gardes ; puis il était rentré dans son mutisme de commande.

Cette information vague n’avait pas satisfait le vieux roi. Sans même prendre le temps de déposer sa couronne, il se rendit à l’appartement qu’occupait son fils dans l’intérieur du palais ; mais sur le seuil il rencontra le grand Archimède, et cela l’inquiéta et le rassura à la fois : le savant aimait Gélon et Gélon l’aimait ; dans ce palais, où chacun était emporté par la vie active, ils étaient les deux seuls êtres occupés de science et de méditation.

— Eh bien, dit le roi, qu’y a-t-il ?

Archimède mit un doigt sur sa bouche.

— Rien de nouveau, fit-il. En ce moment il repose. Il faut respecter cette accalmie que lui envoie la divine sagesse.

Hiéron sans insister rebroussa chemin ; il savait qu’au mal dont souffrait Gélon il n’y avait pas de remède. C’était un affaiblissement de jour en jour plus sensible, un anéantissement successif de toutes les forces physiques, tandis que l’esprit au contraire s’avivait davantage, jetait de nouvelles lueurs, soulagé peu à peu de la matière comme une pierre précieuse de sa gangue.

— Il viendra nous retrouver à son réveil, reprit Archimède ; je lui ai promis d’être là.

Il avait parlé simplement, comme ayant conscience de remplir un devoir, et il trouvait naturel de délaisser pour cela ce qui faisait la joie de sa vie, ce qui la remplissait tout entière.

Dorcas en fut ému et murmura :

— Ainsi vous faites passer les œuvres du cœur avant celles de l’intelligence.

— Oui, répondit Archimède ; la bonté est préférable au savoir autant que le miel qui adoucit la bouche l’est au vin qui excite et enorgueillit le cerveau.

On était arrivé dans la salle où la famille royale avait coutume de se réunir vers le soir, autour du souverain nonagénaire. Tout y était aménagé pour l’intimité, et rien n’y rappelait le pouvoir suprême, sinon la haute chaise à dossier d’ivoire, surmontée d’une petite Victoire d’or, que le roi seul avait le droit d’occuper. Il s’y assit ; et Dorcas aussitôt lui retira du front sa lourde couronne. Archimède, selon l’habitude qu’il en avait, marchait de long en en large, poussé par l’ardeur de ses pensées. Cependant, après avoir déambulé quelques instants en silence, il s’arrêta devant Hiéron et lui dit :

— Eh bien ! mon cousin, êtes-vous content de votre journée ? L’enthousiasme du peuple a-t-il répondu à votre attente ?

— Tout a été parfait, dit le roi ; il ne manquait que la présence de Gélon et la vôtre.

— Je n’aime pas à voir verser le sang, fit Archimède.

Il se tut, et le roi ne répliqua point. On disait à la cour que l’illustre savant suivait en secret la doctrine de Pythagore, qu’il croyait à un dieu unique auquel l’homme ne doit offrir en sacrifice que des hosties non sanglantes. En tout cas, sa conduite extérieure se modelait sur les règles de l’ascétisme pythagoricien : il observait pendant de longues heures le silence ; il ne mangeait d’aucune chair, ni de rien de ce qui avait eu vie ; il se gardait soigneusement de détruire les moindres insectes, et souvent, dans les chaleurs de l’été, il laissait les moustiques s’attacher à son visage, plutôt que de s’exposer à les blesser en les chassant de la main. Ils étaient nombreux, d’ailleurs, ceux qui dans la Grande-Grèce, en Sicile et particulièrement à Syracuse, conservaient dans leur âme les préceptes que leur avait légués l’austère philosophe ; et hier Empédocle, comme aujourd’hui Archimède, comptaient parmi les anneaux les plus robustes de cette chaîne de vérité qui, de l’Inde à l’Égypte et de l’Orient à l’Occident, maintenait, à travers les multiples formes des superstitions locales, la tradition du plus pur idéalisme.

Au bout d’un instant, le vieux roi reprit :

— Il s’en est fallu de peu, cependant, qu’en ne venant pas vous ayez manqué un spectacle extraordinaire, unique dans les annales du monde, et plus beau, s’il se fût produit, que l’hécatombe des cent cinquante victimes qui ont été immolées sur l’autel.

Le roi avait parlé avec émotion et aussi avec un peu de cette solennité que mettent les vieillards à exprimer leurs pensées intimes. Et Archimède, frappé du son de sa voix, s’était de nouveau arrêté
À l’approche des Vierges, l’époux de Fanie n’avait eu que le temps de se dissimuler…
devant lui. Maintenant il écoutait, à côté de Dorcas, qui se tenait debout près de la chaise d’ivoire et d’or.

— Je suis vieux, dit lentement Hiéron : j’ai régné soixante ans sur mon peuple ; et pendant ces douze lustres mon ambition la plus chère a été de faire refleurir dans la ville les libertés qui l’avaient rendue si grande aux temps de Timoléon et de Hiéron Ier, mon aïeul. Pour cela j’ai cultivé tour à tour l’amitié de Carthage et celle de Rome, comme un matelot navigue entre le double écueil de Scylla et de Charybde, dont les vagues avides voudraient l’engloutir. Mais la nuit rend le pilote craintif : que deviendront après moi ces libertés que j’ai reconquises une à une ? — que deviendra la gloire de Syracuse et sa beauté ? Gélon, vous le savez, est déjà marqué par la mort, et peut-être descendra-t-il avant moi dans la tombe. Ce sera donc Hiéronyme, cet enfant vicieux et cruel, qui portera dans ses mains le précieux fardeau. J’ai horreur d’y penser. Cette obsession trouble et empoisonne ma vieillesse. Or tout à l’heure, en présence du peuple assemblé, un désir immense me poussait à descendre les marches de mon trône, et, prenant à deux mains ma couronne sur mes cheveux blancs, de la déposer au milieu de l’autel où était rangée l’hécatombe. On eût alors gravé ces lignes dans le marbre : « Le roi Hiéron a fait construire cet autel pour y déposer sa couronne : Syracusains, soyez vous-mêmes les gardiens de votre liberté. » — Qu’en dites-vous, mes amis ? Ce spectacle n’eût-il pas été beau ?

Archimède et Dorcas tardaient à répondre, ayant les yeux mouillés de larmes. Mais à cet instant les deux filles d’Hiéron entrèrent dans la salle. Elles étaient toutes deux hautes et brunes ; leurs chevelures entremêlées de perles formaient plusieurs étages sur leurs fronts, et elles portaient de longues robes traînantes d’un tissu filigrané d’or. S’étant placées à droite et à gauche du siège royal, elles se prirent à cajoler le vieillard, en lui baisant tour à tour les mains et le visage, et en lui adressant des paroles tendres.

Hiéron se laissait faire, un sourire paternel sur les lèvres. Puis il dit à Archimède et à Dorcas :

— Voilà ce qui m’a retenu de déposer ma couronne. Ah ! mes amis, celui qui ne veut pas être esclave dans sa maison doit d’abord en éloigner les femmes.

Mais les princesses souriaient à leur tour. Philistis, qui avait épousé Andranodore, se mit à dire :

— Pourquoi craindre les caprices d’Hiéronyme, mon père ? Ne serons-nous pas là pour le guider ?

Et Néréis, la cadette, qu’on appelait aussi Héraclée, reprit aussitôt :

— D’ailleurs, que parlez-vous de mourir ? Ce sont les maladies bien plus que les années qui font la vieillesse. Vous êtes robuste et bien portant. Les dieux vous laisseront longtemps encore parmi nous.

Hiéron hochait la tête, à demi convaincu, et, comme tous les êtres forts, sensible aux cajoleries des femmes.

— Oui, je sais, fit-il enfin : vous voulez qu’Hiéronyme règne, ou plutôt vous voulez régner pour lui. Je ne vous déshériterai pas de ce droit qui vous appartient. Mais songez, mes filles, que vous devrez régler vos actes, non sur votre bon plaisir, mais sur la justice.

Pour détourner l’entretien de cette pente sévère, et aussi parce qu’elle aimait à imposer ses désirs, Néréis dit, s’adressant à Archimède :

— Si nous jouions aux gryphes, voulez-vous ? Gélon va venir tout à l’heure, et il ne manquera pas de nous proposer ce divertissement dont il raffole.

Elle parlait d’une voix merveilleuse, sans cette affectation de « plataïsme » commune aux habitants de Syracuse. Dans la ville on disait d’elle que, pareille à la sirène dont elle portait le nom, elle avait le pouvoir de charmer tous les mortels, sans jamais se soucier d’eux autrement que pour les faire souffrir. Mais de Philistis, sa sœur, on disait au contraire que sous un visage plutôt austère elle portait un cœur capable de tous les débordements ; et l’une et l’autre, d’une beauté parfaite mais hautaine, faisaient à la fois l’admiration et l’effroi du peuple.

Archimède avait consenti. Peut-être subissait-il l’infaillible attrait qu’exerçaient autour d’elles les deux princesses. En tout cas, son amitié pour Gélon lui imposait le devoir de se prêter à ce qui pouvait distraire ses derniers moments. Il s’assit sur le siège qui lui avait été préparé en face du vieux roi, et Néréis aussitôt commença le jeu des gryphes.

— Quelle est, dit-elle en s’adressant à son père, la raison pour laquelle il ne faut pas croire aux songes de l’automne ?

— Je l’ignore, répondit le roi, ne m’étant jamais préoccupé de mes rêves ; mais Dorcas va nous l’apprendre.

Dorcas, qui se tenait toujours debout auprès du vieillard, obéit :

— Ne serait-ce pas, fit-il, que dans la saison où les feuilles tombent l’esprit est moins apte à retenir les images, de sorte qu’au réveil ces images se brouillent et se confondent devant lui, comme les feuilles au pied de l’arbre dépouillé ?

— Bon ! dit Philistis. Qui nous donnera maintenant le mot de cette énigme : « Issu de parents sans aïeux et moi-même sans postérité, je suis un éphèbe couronné de roses, toujours jeune, toujours séduisant. »

— Voilà qui n’est pas difficile, dit Andranodore qui venait d’entrer : c’est le printemps.

Néréis éclata de rire au nez de son épais beau-frère.

— Pas du tout, affirma-t-elle. Avez-vous jamais entendu dire que le printemps fût sans postérité, alors qu’au contraire il engendre tout ce qui vit ? L’éphèbe dont parle l’énigme ne peut être qu’Éros, que l’on dit fils de Cypris, mais qui, en réalité, a été enfanté directement du Chaos, dès l’aube des temps. Qu’en pense l’illustre Archimède ?

— Que pense de l’amour celui qui l’a toujours soigneusement évité ? dit Archimède. Et, d’ailleurs, ceux qui lui obéissent ne sont-ils pas les derniers à le connaître ?

— Dans la bouche d’Éros on pourrait encore placer ceci, fit Dorcas : « La poudre d’or qui vient d’Éthiopie a remplacé mon arc et mes flèches. »

Cependant le vieux roi s’était penché vers Andranodore.

— Et Gélon ? Il tarde bien. N’est-il donc pas encore éveillé ?

— Je vais m’en informer, dit Andranodore.

Il quitta la salle et un silence se fit. Les deux princesses s’étaient rejointes et causaient à voix basse. Archimède avait repris le cours de ses pensées, et Dorcas regardait le visage du roi où passaient, comme dans le ciel du soir, tour à tour des reflets et des ombres.

Enfin Gélon parut, pâle et lent, mais sans s’appuyer sur la main qu’Andranodore lui avait offerte. En voyant le cercle de famille qui l’attendait, il eut un faible sourire.

— Vous jouiez aux gryphes, dit-il. Cela se trouve à merveille ! Je roule justement dans mon esprit un problème dont la solution me préoccupe, et que je voudrais soumettre à notre cousin Archimède.

— Je vous écoute, fit Archimède.

Le malade s’était recueilli, et, à travers ses paupières baissées, luisait la flamme vacillante de ses prunelles ; ses doigts minces et blancs comme des fuseaux d’ivoire semblaient lumineux dans la pénombre qui gagnait la salle. Mais les gardes étant venus allumer les hauts lampadaires de bronze, ce ne fut plus que comme une forme obscure et sans ardeur qu’apparut Gélon au milieu de ceux qui l’entouraient. Il dit d’une voix faible :

— Qu’est-ce que l’Infini, et comment doit-on l’envisager ? Commence-t-il là où le fini cesse d’être supputable ? Par exemple, pourrait-on dire en certain cas que la matière est infinie parce qu’on ne peut parvenir à la mesurer ?

— Non, dit Archimède sans hésiter ; en aucun cas l’infini ne saurait être conçu par l’intelligence limitée de l’homme ; l’infini ne lui sera révélé que lorsque, débarrassé de son corps charnel, il verra esprit à esprit la souveraine Sagesse qui a réglé le Cosmos. Quant à la matière, vous lui faites trop d’honneur en supposant qu’elle puisse jamais être autre chose que limitée et concrète ; à l’origine elle était une, et les éléments divers qu’elle contenait ne s’étaient point manifestés encore. Compressible ou dilatable à volonté, pouvant couvrir un espace dix fois plus grand que celui qu’elle occupe dans l’immensité, ou se réduire à la grosseur d’une coque de noix, telle est cette matière que quelques-uns veulent croire infinie…

— Par Héraclès ! voilà qui est fort ! dit Andranodore en riant de son rire vulgaire. Vous chargeriez-vous de compter les grains de sable qui composent la sphère terrestre ?

— Mieux que cela, fit Archimède. Je travaille depuis longtemps à un ouvrage qui aura pour titre l’Arénaire, et dans lequel, en combinant la numération des Indiens avec celle des Grecs, j’arrive à évaluer, non pas les grains de sable de notre sphère, mais ceux d’une sphère beaucoup plus vaste qui aurait pour centre supposé la terre et pour limite l’orbite du soleil.

Et, comme Gélon était le seul à ne pas sourire et que ses yeux de malade, pensifs et clairs, restaient fixés sur la bouche du grand Archimède, le savant reprit :

— Je vous dédierai ce livre, mon cher Gélon ; vous verrez que les choses créées, si incommensurables qu’elles nous paraissent, ne sont rien à côté de l’Infini qui est le Divin.

— Merci, mon cousin, dit Gélon. Mais hâtez-vous alors de terminer votre ouvrage.

Il avait souri faiblement et, voyant le front d’Archimède se rembrunir, il ajouta :

— Qu’importe, d’ailleurs, puisque nous devons nous retrouver un jour ? Rien de ce qui est esprit n’est engendré, rien ne périt de la mort funeste ; il n’y a que mélange et séparation. N’est-ce pas là ce que vous m’avez enseigné ?

Pendant ce colloque, le vieux roi était demeuré silencieux, les yeux fixés sur la couronne que Dorcas avait déposée à ses pieds. Les spéculations philosophiques ne l’intéressaient guère, et il déplorait toujours en son cœur que le génie d’Archimède ne s’inclinât pas vers des considérations pratiques.

— À mon tour, dit-il enfin, de poser une question à notre illustre cousin.

S’étant baissé, il avait pris la lourde couronne et l’avait placée sur ses genoux. Et comme des papillons attirés par la flamme, tous les regards s’envolaient vers ce disque d’or brillant dont rien encore n’avait terni le vif éclat.

— Je voudrais savoir, dît Hiéron, si l’orfèvre qui a fait ce diadème n’a pas substitué un alliage au métal pur qui lui avait été fourni pour cela. Voilà longtemps que je le soupçonne d’agir en fraude, sans pourtant en avoir aucune preuve palpable. Aujourd’hui plus que jamais ce doute me poursuit. Y aurait-il un moyen de l’éclaircir ?

— Je n’en vois pas d’autre, dit Archimède, que de fondre le métal pour se rendre compte de sa composition.

Le vieux roi eut un geste découragé :

— Comment ? Pas d’autre moyen ? Pas d’autre ? N’est-ce pas déconcertant de pouvoir discuter sur la nature des étoiles et d’être sans discernement devant un objet que l’on peut toucher de la main ? Ce joyau est admirable. Voyez ces roses : elles respirent ; la sève est encore dans leurs pétales. Je ne puis me décider à y laisser toucher.

Archimède s’agitait :

— C’est impossible, tout à fait impossible autrement. Comment voulez-vous que sans cela je puisse m’assurer qu’il y a eu substitution ? Vous avez dû faire peser la couronne, sans doute ?

— Assurément, répondit Hiéron : cela a été mon premier soin. Son poids est égal à celui du lingot qui a été fourni à Orthon par Théophraste, mon trésorier, sous les yeux de Dorcas.

Archimède ne l’écoutait plus ; le front baissé, il avait repris sa marche à travers la salle, murmurant des paroles indistinctes. Puis, tout à coup, sans prendre congé de personne, il sortit.

Néréis dit alors :

— Le voilà de nouveau rendu à ses théorèmes et à ses lemmes. On ne pourra plus rien en tirer qu’il n’ait trouvé la solution de ce qui le préoccupe.

— Mon avis, fît Andranodore, est qu’il serait dangereux de poursuivre Orthon, même coupable. L’orfèvre serait homme à se venger de l’un de nous dès la première occasion. Qu’en pense Dorcas ?

— Pour ma part, je ne crains personne, dit l’officier.

Mais, s’étant entendu, il rougit aussitôt et s’empressa auprès d’Hiéron qui se levait. Le vieillard, debout, laissa tomber son regard sur ses enfants.

— Il ne convient pas, dit-il, qu’un roi souffre d’être trompé, même dans les choses secondaires. La vigilance et la défiance, voilà les deux ressorts de la sagesse.


Chapitre v


i Dorcas avait rougi après avoir déclaré qu’il ne redoutait personne, c’était que dans un éclair subit de sa conscience, il avait aperçu le danger de ses entretiens clandestins avec Praxilla. Pourtant ce danger semblait en réalité ne pouvoir exister. Rien de plus secret, rien de plus désert, que la ville muette des autels et des tombeaux où ces deux amants de l’idéal venaient se fortifier dans leur surnaturelle passion et se confier leurs espoirs. Quelle oreille jamais pourrait les entendre, quel œil les suivre dans ces ruelles silencieuses dont, seules, les Vierges de Perséphone avaient l’accès ? L’Éponyme lui-même n’y venait qu’à des époques prévues d’avance, quand s’ouvrait et se fermait pour la glorieuse fille de Déméter le cycle de ses étapes dans l’Hadès. Pour éveiller le soupçon, il eût fallu que Dorcas se trahît par sa propre imprudence. Or il évitait soigneusement dans ses paroles toute allusion au collège sacré des Vierges et surtout à l’hiérophantide ; quant à ses actes, il s’arrangeait de façon à ce qu’ils ne fussent point observés. Sa quiétude lui était donc très vite revenue et c’était le cœur libre de toute appréhension qu’il se rendait auprès de Praxilla.

D’ailleurs, il eût traversé le Styx aux ondes funestes pour la rejoindre. D’elle à lui, tout de suite, ces affinités subtiles qui lient et retiennent les âmes avaient tissé leur mystérieux réseau. Ils s’étaient reconnus fraternels, non seulement par la race, mais encore par les sentiments, comme ces héros parèdres dont les statues se voient dans les temples, assistant la divinité. Leurs aspirations, leurs désirs étaient semblables. Ils palpitaient des mêmes joies et souffraient les mêmes passions. On eût dit que la plus pure essence du patriotisme syracusain s’était concentrée spécialement en eux. Lequel, du soldat au mâle visage ou de la vierge dont le front restait invisible, possédait plus de secrète ferveur ? Un dieu seul eût pu le discerner, encore que dans les entretiens sublimes où ils s’exhortaient l’un l’autre à mieux servir la patrie, l’ardeur de ces deux âmes pareilles montât comme une flamme unique vers le ciel. Et tel était alors l’excès de leur enthousiasme qu’ils oubliaient la singularité du sort qui les faisait se rejoindre ainsi, en dépit des lois, en dépit de toute humaine sagesse. Certes jamais, depuis que se déroulaient dans la cité souterraine les mystères du culte de Perséphone, pareille infraction à l’ordre établi ne s’était produite : jamais un homme, surgissant entre les tombeaux, n’avait troublé par sa présence le recueillement des prêtresses.

Mais Dorcas n’en avait cure. Le plus souvent il arrivait dans l’hypogée longtemps avant que Praxilla dût y venir. C’était tantôt dès la première aube du matin, tantôt quelques heures avant le soir ; mais toujours à l’endroit où ils s’étaient pour la première fois parlé, près de cet autel que l’hiérophantide avait ensanglanté de ses pavots, et devant lequel Dorcas l’avait surprise, étendue et priante, le front sur la pierre.

Ce lieu était le plus désert de ce désert, celui qui ne se trouvait même pas sur le chemin que parcouraient les Vierges. Pourtant Dorcas avait encore une raison de le préférer à tout autre, si austère, si calme et plein de spirituelle magie ! Il lui paraissait que Praxilla devait s’y sentir protégée tout spécialement et que lui-même, au souvenir de l’émotion qu’il y avait éprouvée, puisait de nouvelles forces pour maintenir son amour dans les régions immatérielles.

Ce jour-là, il avait profité de ce que les Syracusains célébraient la fête du Rire pour descendre plus tôt dans la ville souterraine ; et, comme si Praxilla eût pu se douter de sa présence, elle avait elle-même devancé l’heure. Ils causaient. La jeune prêtresse plongeait dans les yeux de Dorcas ses yeux invisibles, et lui la devinait au travers de ses voiles, comme si elle lui eût été accessible. Longtemps, il avait été gêné de cette barrière entre eux et il avait souhaité qu’un miracle indépendant de sa volonté, quelque jeu fortuit du hasard, lui révélât tout à coup le visage de Praxilla. Mais peu à peu cette préoccupation irritante s’était changée en une source d’émotions délicieuses. Il éprouvait un charme subtil à recomposer nuance à nuance la chère image, à être l’artiste qui peint avec des couleurs librement choisies une vision idéale. Et, pour s’y aider, il se servait des moindres gestes, des moindres inflexions de voix de l’hiérophantide. Il en était arrivé, non seulement à savoir quels étaient ses traits, mais encore à en reconnaître l’expression changeante, comme les marins qui, d’après les variations de la brise, connaissent l’état du ciel. Et à mesure que leur intimité morale grandissait, cette appréciation physique lui devenait plus sensible ; contrairement à ce qui se passe d’habitude, c’était du dedans au dehors qu’il la devinait et par son âme qu’il pénétrait son visage.

Âme de Praxilla sereine et forte, mais déconcertante aussi parfois, comme tout ce qui des splendeurs de l’infini est tombé sous le joug de la forme humaine ! Dorcas se passionnait à voir cette âme, colombe de feu, osciller au-dessus de ce front clos, pareil à un tabernacle. Il en était sûr maintenant, quel que fût le degré d’impersonnalité auquel la vie du cloître avait dû amener la prêtresse, il restait en elle une femme très supérieure à toutes les autres sans doute, très pure et très détachée des vanités terrestres, mais encore sensible à toutes les émotions et capable de comprendre toutes les douleurs. En ce moment, Dorcas, les regards ardemment attachés sur elle, venait pour la première fois — et sans l’avoir prémédité — de s’écarter du sujet habituel de leurs entretiens. D’ordinaire c’étaient toujours les mêmes idées de ferveur patriotique et de gloire qui les attiraient et les grisaient, ainsi qu’une coupe d’hydromel à laquelle ils eussent tour à tour pressé leurs lèvres. Mais une impulsion irrésistible avait emporté Dorcas, et il s’était pris à dire tout à coup :

— Vous êtes plus heureuse que moi, ô Praxilla, toute votre vie se concentre dans l’accomplissement du devoir qui vous est imposé ; tandis qu’il me faut subir mille entraves, lutter contre des difficultés incessantes…

— Ne vous plaignez pas de votre sort, Dorcas, dit Praxilla ; ces entraves ne sont rien, puisque votre âme s’en détache et plane au-dessus d’elles, parmi les objets de sa prédilection. N’est-ce pas en cela même que consiste le bonheur ?

— Oui, fit Dorcas. Le bonheur c’est de sentir une harmonie parfaite entre ses désirs et sa volonté.

Dorcas comprit que le regard de Praxilla devenait extatique sous son voile.

— Voilà précisément, dit-elle, ce qui fait notre paix à nous, les servantes de la Déesse. Tous nos désirs sont accordés à sa volonté divine qui règne en nous. Nous nous levons, nous nous couchons, avec l’unique pensée de lui obéir. Pendant notre sommeil, cette pensée forme encore le tissu de nos songes, et quand le matin, autour du Portique d’Aréthuse, nous unissons nos voix pour rendre grâces à l’immortelle Perséphone, c’est encore dans le même esprit de soumission.

Elle s’arrêta soudain et regarda Dorcas. Au-dessus d’eux le bruit de la ville, qui jusqu’alors n’avait été qu’un bourdonnement confus, augmentait, devenait plus distinct, trop lointain cependant pour qu’on pût savoir quelle en était la cause, et si c’était de la colère ou de la joie, de la fureur ou du délire, qui agitait ainsi la multitude.

— Qu’est-ce donc ? dit Praxilla. Jamais encore pareil tumulte n’était arrivé jusqu’à nous. Le peuple se soulèverait-il ?

— Soyez tranquille, fit Dorcas. Il n’y songe guère en ce moment. Ce que nous entendons, c’est l’écho de sa gaieté. C’est la fête du Rire aujourd’hui, et, en ce moment même, on doit couronner la statue de Gélos qui se trouve juste au-dessus de notre tête, dans le jardin des anciennes Latomies.

— Les dieux en soient loués ! fit la prêtresse. Ainsi, Dorcas, vos prières et les miennes n’ont pas été inutiles ; jointes à celles des âmes ferventes qui nous ont précédés, elles ont obtenu à Syracuse un Hiéron bienfaisant au lieu d’un Denys cruel ; et des fleurs croissent en buissons épais là où autrefois se penchait l’oreille du tyran pour entendre les plaintes de ses victimes.

Mais, de nouveau, elle s’arrêta. Et d’un geste instinctif, plus rapide que l’impulsion de son esprit, elle posa sa main sur celle de Dorcas :

— Dorcas, avez-vous entendu ?… Un souffle humain quelque part, près de nous ?…

Une pâleur subite avait envahi le visage de Dorcas. Il s’efforça néanmoins de cacher son émotion :

— Vous vous trompez, Praxilla ; c’est impossible. Personne n’a pu pénétrer jusqu’ici. Voyez : tout est clos, tout est silencieux…

— Cependant, vous avez tremblé aussi, dit la prêtresse.

Il ne voulut pas avouer que c’était la main de Praxilla, en se posant sur la sienne, qui avait surtout causé sa pâleur et son émoi. En réalité il n’avait rien perçu de ce bruit, dont l’écho s’était sans doute confondu dans son oreille avec le tumulte lointain de la ville. Pourtant, afin de rassurer Praxilla, il dit :

— Quelqu’une des Vierges, en traversant l’hypogée, ne se serait-elle point détournée de son chemin ?

— Non, dit l’hiérophantide avec la certitude d’un chef qui se sait obéi de ses soldats ; les Vierges sont en ce moment autour de la fontaine Aréthuse. C’est l’heure où chaque jour elles se délassent en jetant aux poissons argentés du bassin les miettes des gâteaux que nous offrons à la Déesse. Je vous le répète, Dorcas, quelqu’un a dû nous surprendre.

— Alors, fit Dorcas, s’il en est ainsi, il faudra donc renoncer à nous revoir, Praxilla ?

L’hiérophantide s’était redressée sous ses voiles :

— Écoutez-moi, dit-elle ; nous avons fait un pacte et, quoi qu’il arrive, je le tiendrai. Si jamais quelque chose m’empêchait de revenir ici, ce ne pourrait être que la voix de ma conscience.

Elle avait repris sa quiétude habituelle, et Dorcas l’admirait et l’aimait plus encore qu’il ne l’avait jamais fait. Comme il l’admirait ! Comme il l’aimait ! Un élan de tout son être le poussait à tomber à genoux devant elle, à baiser le bas de sa longue robe. Il se contint, retenu par la crainte du sacrilège. N’était-ce pas assez que tout à l’heure la main de l’hiérophantide eût touché involontairement la sienne ? Maintenant que l’enchantement de cette caresse s’était évanoui, un trouble superstitieux lui en restait. Sa seule terreur, sa seule inquiétude, était de perdre la présence de Praxilla. Le reste ne comptait pas à ses yeux.

Cependant, comme elle le quittait et lui jetait de sa voix aux inflexions harmonieuses : « Adieu Dorcas ! » il la supplia de lui permettre de l’escorter jusqu’à l’entrée du passage secret par où elle regagnait le Portique. Elle consentit, et il vint se ranger près d’elle.

C’était la première fois qu’ils marchaient ainsi, à côté l’un de l’autre, dans le même sillon de lumière, de cette lumière blanche et immobile qui semblait émaner des régions mêmes de la mort. À droite, à gauche, tout le long des rues étroites, la double rangée des tombeaux les enserrait dans du recueillement et du silence. Ils avaient cessé de se parler et ils avançaient, les yeux fixés sur la poussière impalpable du sol. On eût dit que de fouler ainsi d’un même pas égal et pieux cette poussière vénérable faite sans doute de chairs et d’ossements, donnait à leur intimité un caractère plus sacré encore, et établissait entre eux une communion qui devait durer éternellement. Cependant, à mesure qu’ils approchaient du passage où ils allaient se quitter, Dorcas, à dessein, ralentissait sa marche. Le corps souple et chaud de l’hiérophantide répandait dans l’air un parfum léger d’encensoir, et ses voiles, mollement agités, semblaient la fumée même de l’encens. Et Dorcas songeait au jour où il l’avait portée dans ses bras, et où peu à peu elle s’était attiédie contre sa poitrine. Que de fois depuis il s’était demandé si elle avait eu conscience de leur longue et chaste étreinte, si elle avait senti, à travers les voiles qui l’enveloppaient, les battements tumultueux de son cœur !… Et, bien qu’elle parût évanouie encore quand il avait déposé sous le Portique son précieux fardeau, quelque chose en lui persistait à croire qu’elle n’était pas insensible. Jamais il n’avait osé faire la moindre allusion à cette heure troublante ; mais il lui semblait qu’aujourd’hui, enhardi par l’intimité de leur course commune, il allait pouvoir enfin laisser échapper de ses lèvres la question qui les brûlait depuis si longtemps…

Ils étaient arrivés devant le passage. Praxilla ouvrit la porte et Dorcas, dans l’éclair de cet instant, revit, accrochées à la paroi rocailleuse, les touffes de genêts fleuris qui, pareilles à de petits jets de lumière, avaient guidé sa marche incertaine. Il fit un signe à l’hiérophantide pour implorer qu’elle l’écoutât :

— Praxilla, vous souvenez-vous ?

Et comme il connaissait les moindres frissons de son visage, il comprit qu’elle rougissait.

— Oui, dit-elle, je me souviens. C’était le jour où les eaux avaient envahi le passage. J’avançais, mon flambeau entre les mains, pour me rendre à la fontaine Cyané, quand tout à coup je me sentis frappée au cœur par un froid glacial, et j’eus la sensation de la mort. Quand je me réveillai de cette léthargie, — non pas subitement, mais peu à peu — il me sembla d’abord que c’était un songe, que j’étais parvenue aux régions tièdes de l’Hadès, et que la Déesse auguste me réchauffait entre ses bras. Alors j’ouvris à demi les yeux, Dorcas, et je vous vis…

Brusquement, elle changea de ton et ajouta :

— Mais il ne faut jamais penser à cela, jamais, entendez-vous, Dorcas ? Ce n’est pas l’hiérophantide que vous avez tenue contre votre poitrine, mais une âme égarée qui revenait de l’autre rivage.

Ayant ainsi parlé, elle disparut.


Chapitre vi


à-haut, en effet, dans la Syracuse vivante, on fêtait Gélos, l’Esprit du Rire, que les Doriens avaient divinisé. Pour eux, il était l’un des symboles de la vertu et l’emblème de cette force d’âme qui ne se laisse abattre par aucun maléfice de la destinée. Il s’alliait merveilleusement avec leur amour de l’héroïsme et de la sagesse, à peu près comme dans le calice où le condamné boit l’oubli de ses maux, la saveur pénétrante de la myrrhe s’allie à celle plus âcre du vin qu’elle corrige et adoucit. Gélos régnait dans les maisons parmi les sanctuaires domestiques, et dans les carrefours où il partageait les sympathies de la foule avec les jeunes Victoires aux ailes d’or. Il apparaissait même au seuil des temples, rappelant ainsi que la religion réjouit les hommes. Gélos était l’ami des enfants et des femmes, des vieillards et des jeunes gens ; il distribuait à tous ce bien suprême, la gaieté, huile qui assouplit les rouages, chaleur vivifiante qui brûle au foyer secret du cœur et se répand doucement au dehors.

Donc on fêtait Gélos ce jour-là, partout dans la ville, mais plus particulièrement au jardin des anciennes Latomies, où le dieu avait sa statue de proportions colossales. Chacun voulait la toucher du doigt, en faire retentir l’airain sonore. Ne fallait-il pas s’assurer qu’il était toujours aussi bien disposé pour ses fidèles ? On lui apportait des fleurs, on en jetait par brassées jusque dans sa bouche largement fendue, jusque dans l’orbite de ses yeux sans prunelles. Des fleurs multicolores et légères tombaient en cascades devant lui, semblaient les éclats mêmes de sa joie ; — tandis que, parmi les verdures éternelles du jardin, le torse nu et les bras en couronne, il offrait son front luisant et chauve aux rayons empourprés du soleil, cet autre dieu puissant de la gaieté.

Deux femmes parurent à quelque distance : c’était Damalis, qu’on surnommait la Jacinthe à cause de la blancheur de sa peau, et Rhodoclée la femme de Théophraste, le trésorier du roi Hiéron. Elles se tenaient par la main et guidaient au milieu de la foule leurs deux jeunes enfants. À cet instant, Gullis déboucha d’un massif de lotus et, sans en être priée, leur barra la route.

— À la bonne heure ! Voilà Damalis qui se console de son veuvage…

La Jacinthe, qui en effet avait perdu son mari aux dernières panégyries, rougit un peu malgré sa pâleur :

— Si je suis là, c’est pour ma petite fille. L’enfant s’ennuie, toujours enfermée dans la maison ; j’ai suivi Rhodoclée qui est venue me chercher avec son plus jeune garçon.

— Oui, dit Rhodoclée en souriant à l’enfant, et son père Théophraste a promis de nous mener à la comédie ; nous lui avons donné rendez-vous près de la statue du dieu ; mais il n’est pas facile d’avancer.

Et elle ajouta pour être polie :

— Et Orthon l’orfèvre, votre cher époux, va bien ?

Gullis haussa ses fortes épaules :

— Il va aussi bien que peut aller celui qui fait en tout le double de ce qu’il doit faire. Mange-t-il ? il en avale plus que ses boyaux n’en peuvent digérer. Travaille-t-il ? le voilà qui s’use les yeux à polir ses statues ou ses médailles jusqu’au milieu de la nuit. Et de même du reste. Aussi il n’a plus que la peau sur les os, le cher homme ; mais cette peau est solide autant que le cuir d’une baleine.

— Ne vous plaignez pas, fit Damalis doucement ; tant que les Moires ne nous ont pas retiré la santé, il ne faut pas s’effrayer des autres maux.

— Vous dites vrai, répondit Gullis. Un rat vivant vaut mieux qu’un lion mort. Zeus me préserve d’ailleurs de me plaindre de mon époux ! C’est un homme comme il n’y en a pas un second dans Syracuse. Le renard fait des milliers de tours ; le hérisson n’en fait qu’un, mais il est bon. Ainsi Orthon, qui dans son métier n’a été surpassé par personne.

Cependant les enfants tiraient la main de leurs mères ; il y avait encore une centaine de pas avant d’arriver jusqu’au pied de la statue, dont la tête luisante émergeait d’un amas de roses. Les deux jeunes femmes se remirent en marche, accompagnées de Gullis qui semblait résolue à ne pas les quitter.

Mais la foule avait grossi autour d’elles. Au bout d’un instant Rhodoclée s’arrêta, découragée.

— Quelle cohue ! Jamais nous ne pourrons retrouver Théophraste parmi tant de visages !

— Comptez sur moi pour le reconnaître, dit Gullis. J’ai des yeux qui verraient luire le front du cyclope à travers le Mont Etna.

Elle s’était placée en avant et jouait des coudes au milieu de la multitude ; et de temps en temps elle se retournait pour causer, quand la langue lui démangeait trop.

— Voyez-vous, mes petites : ici c’est comme dans la vie, ceux qui ne poussent pas sont écrasés. Ne vous gênez pas, Damalis ; accrochez-vous à mon péplos ; et vous, Rhodoclée, méfiez-vous de ces gens qui, sous prétexte de flatter une femme en passant, lui dérobent son collier ou ses boucles. Vous avez justement aux oreilles des rubis aussi gros que l’œil d’un bœuf. Il est vrai qu’ils ne vous coûtent rien : Théophraste n’a qu’à puiser dans le Trésor.

Elle rit de son rire aigu qui ressemblait au hennissement d’une cavale. Mais Rhodoclée repartit avec aigreur :

— Tenez votre langue, Gullis. Théophraste n’est pas homme à disposer de ce qui ne lui appartient pas. Le roi Hiéron le sait bien : c’est pourquoi il lui laisse tout entre les mains. Il en est de même d’Orthon, je suppose ; et ni l’un ni l’autre ne voudraient trahir la confiance d’un si bon maître.

On était parvenu enfin devant la statue, et, après lui avoir fait leurs dévotions, les trois femmes se mirent un peu à l’écart. La foule était innombrable ; c’était au pied du dieu un va et vient renouvelé sans cesse, des ondes humaines que le courant portait et remportait comme des vagues battant un récif.

— Je ne vois pas du tout Théophraste, dit Damalis.

— Patience ! fit Gullis, on se retrouvera.

La femme de l’orfèvre continuait à fouiller la foule de ses yeux perçants. Tout à coup elle dit :

— Mais regardez donc là-bas, cette blonde vêtue d’une robe couleur améthyste qui passe plus fière qu’Artémis, sans même baiser l’orteil du dieu. Ne dirait-on pas Fanie, la petite épouse de Dorcas ?

— Elle-même, dit Rhodoclée. Ce n’est pourtant pas dans ses habitudes de se montrer seule aux endroits publics. Et dans un tel jour ! Il faut qu’elle ait une raison pour cela.

Gullis, qui n’avait pas quitté Fanie du regard, attendit qu’elle fût tout près et dans l’impossibilité de fuir. Alors elle l’interpella :

— Eh ! Fanie, petite lumière ! Que venez-vous faire par ici, si ce n’est rendre vos devoirs à Gélos ? Or, vous avez oublié, il me semble, de le saluer en passant.

Fanie releva la tête. Son visage un peu attristé, mais toujours revêtu de douceur, eut un sourire indécis.

— Ce n’est pas pour le dieu que je viens en effet, mais pour chercher Dorcas. Ne l’auriez-vous pas aperçu ?

— Pas plus que le bouclier de Nicias, dit Gullis. Vous perdez votre temps, je pense. Dorcas a mieux à faire que de se promener au milieu du peuple.

— Hélas ! — murmura la petite épouse, — c’est fête pour tout le monde aujourd’hui, excepté pour moi !

Ses yeux exprimaient tant de désolation que Damalis en eut pitié. Elle lui posa doucement la main sur l’épaule :

— Chère Fanie, restez avec nous. Nous attendons justement Théophraste qui doit nous conduire à la comédie. Peut-être y retrouverons-nous Dorcas.

— Je ne pense pas, dit Fanie. La ville est couverte de théâtres en plein vent, où l’on joue les pièces d’Épicharme et de Sophron ; ce serait un miracle de tomber juste dans le même. Puis, s’il avait dû y aller, il m’aurait certainement invitée à le suivre.

Gullis réfléchissait, ses grosses mains appuyées l’une sur l’autre.

— Dites-moi, Fanie, il est peut-être resté tout simplement au palais, votre cher Dorcas ?

— Non, dit encore Fanie ; en sortant il a pris par un autre côté.

— Ah ! et par quel côté a-t-il pris ?

— Par la rue qui descend vers le Portique d’Aréthuse, dit Fanie naïvement.

Il y eut un silence, puis la voix de Rhodoclée retentit joyeuse :

— Voilà Théophraste !

Et se penchant vers son fils dont elle tenait toujours la main :

— Regarde ton papa, mon chéri !

Théophraste avançait d’un pas pressé, comme un homme qui se sent en retard. Il sourit de loin au groupe charmant que formaient les trois jeunes femmes et les deux petits enfants.

Gullis, sans rien dire, s’était éloignée. On la vit tout à coup disparaître parmi la foule.

— Tiens, Gullis qui s’en va ! fit Damalis.

Rhodoclée eut une grimace significative :

— Les Ménades l’accompagnent ! Elle court sans doute raconter à Orthon tout ce qu’elle a vu et entendu.

— Oui, reprit Damalis ; sa curiosité est aussi dangereuse que sa jalousie. Quand on se trouve dans le même chemin qu’elle, il vaut mieux l’avoir devant soi que sur ses talons.

Théophraste avait pris les deux enfants par la main, et grâce à sa haute taille, et aussi à l’autorité que lui donnaient ses fonctions, il trouvait facilement à se faire un passage dans la foule. Les trois jeunes femmes marchaient derrière lui, ne le quittant pas du regard, de crainte de s’en trouver brusquement séparées. Fanie avançait entre Rhodoclée et Damalis. De temps en temps, elle étouffait un soupir.

— Chère Rhodoclée ! que vous êtes heureuse d’avoir votre époux auprès de vous, dit-elle enfin.

— Oui, fit Rhodoclée ; mais que diriez-vous si, comme à Damalis, le vôtre vous avait été pris par la mort ?

Fanie tressaillit et ne répondit rien ; elle venait de voir contre la sienne pâlir davantage encore la joue blanche de la Jacinthe ; et elle se disait que Perséphoneia, qui décide du sort des humains, était une déesse bien cruelle.

— Voulez-vous vous arrêter ici ? fit Théophraste en se retournant.

Devant eux était un théâtre en planches, qui vraisemblablement avait été élevé dans la nuit pour la circonstance, comme la plupart de ceux dont la ville se trouvait pleine. Mais il était gai et joli avec des lettres d’or peintes sur le linteau de sa façade, et des branches de lierre vivace entremêlées aux colonnes de stuc qui le supportaient. Sur l’estrade, un homme se livrait à une improvisation véhémente pour attirer les spectateurs. Ce devait être un Phrygien, car il s’agitait autant qu’un esclave sous le fouet, et son bonnet à mèche recourbée lui retombait tout entier sur l’oreille.

— Entrez ! disait-il, entrez ! Dans quelques instants vous verrez jouer la Glorieuse du grand Épicharme, Épicharme de Cos, que le peuple de Syracuse a si souvent couronné ! N’allez pas ailleurs ; vous n’entendriez que les mimes stupides de Sophron, ou ceux plus ridicules encore de Dinoloque. C’est ici que vous trouverez devant vos yeux le spectacle de la Comédie syracusaine. Que dis-je ? De la Comédie dorienne, de la vraie et inimitable Comédie ! Car, si l’on peut assurer que le dieu Bacchus lui-même inventa les jeux du théâtre avec ses compagnons les satyres, ce fut Épicharme qui, le premier après lui, eut l’honneur de plier la comédie satyrique aux lois de la scène, et de la rendre digne des citadins. Entrez tous, les petits comme les grands, les fous comme les sages ! Entrez ! Entrez ! Ce n’est qu’une drachme, — six oboles — la place ! Et, à ceux qui n’auraient pas été satisfaits, on rendra l’argent à la sortie !

Tout le monde n’entrait pas cependant ; beaucoup se contentaient de regarder la figure rouge du Phrygien, ses yeux éraillés et son bonnet de travers. Parfois, pour forcer davantage l’attention, il mettait un masque ; alors sa voix semblait devenir plus perçante, et toute la verbosité fougueuse de son être s’en allait par le même chemin, par le trou étroit du masque qui appelait éperdument la foule :
…il tressaillit comme si vraiment il venait de sortir du tombeau…

— Entrez ! Entrez ! ce n’est qu’une drachme la place !

Théophraste avait fait passer devant lui les jeunes femmes, et, sans lâcher la main des deux enfants, il avait monté les degrés de l’estrade. À l’intérieur, le public était encore clairsemé. Ils s’assirent sur un gradin, les enfants debout devant eux. Au milieu de la scène, il y avait une statue de Bacchus, laquelle, creuse à l’intérieur, en contenait plusieurs autres ; et, pour faire prendre patience aux spectateurs en attendant que la représentation commençât, on démontait la statue, qui laissait voir tour à tour l’image d’Épicharme, celle de Gélos, celle de Cypris, des Charites et du Satyre. À chacune de ces transformations nouvelles, le public s’esclaffait davantage ; Rhodoclée semblait y trouver le plus grand plaisir, et Damalis, malgré la tristesse de son récent veuvage, souriait complaisamment. Seule, Fanie restait indifférente ; ses yeux bleus fixés devant elle continuaient à chercher Dorcas ; la pièce même d’Épicharme, quelles qu’en fussent la verve et la gaieté, ne la tirait pas de son marasme ; elle avait hâte maintenant de rentrer à la maison, de savoir s’il était là.

Vers la fin, elle se pencha sur Damalis :

— Je n’en puis plus, il faut que je parte !

— Un peu de patience, dit Damalis. Attendez encore pour voir ce que devient la Glorieuse.

Mais elle poussa un cri, car Fanie venait soudain de s’évanouir. Il fallut l’emporter à travers les gradins, jusque sur l’estrade où le Phrygien continuait à apostropher la foule. À cet instant, Dorcas apparut, cherchant sa petite épouse, inquiet de ne l’avoir point trouvée comme d’habitude sur le seuil de leur demeure, empressée et souriante.

— Fanie, ma petite lumière, qu’y a-t-il ?

À la voix de l’époux bien-aimé, Fanie rouvrit subitement les yeux.

— Dorcas, cher Dorcas, c’est toi !

Son visage était redevenu serein ; elle avait oublié toute sa peine, sa longue journée passée dans les larmes, alors que la ville entière fêtait Gélos, le dieu de la Gaieté…

— Emmène-moi d’ici, fît-elle tout bas.

Ils partirent ensemble, et Fanie, le long du chemin, disait à Dorcas :

— Tu m’aimes donc ? Tu m’aimes donc toujours ? J’étais si triste de penser que tu ne m’aimais plus !…


Chapitre vii


rchimède se promenait d’un pas fiévreux sous la colonnade du Timoléontium. Depuis que le roi lui avait demandé d’éclaircir ses doutes au sujet de la couronne ciselée par Orthon, l’illustre savant ne connaissait plus de repos. Jour et nuit il était poursuivi par cette idée fixe : comment déterminer qu’il y avait eu alliage, substitution, et dans quelle mesure ?… Après avoir démontré tant de problèmes qui, jusqu’à lui, avaient été réputés impénétrables, il souffrait de ne pouvoir résoudre celui-là, si simple en apparence, si complexe en réalité. Son amour-propre s’y intéressait moins encore que sa passion pour la science. Il était allé trop loin dans l’étude des lois de la nature, pour admettre que nulle barrière pût jamais l’arrêter dans ses investigations. Moralement il était sûr que la solution existait, qu’il devait y avoir un moyen de donner satisfaction à Hiéron, sans détériorer le travail de l’orfèvre. Et, ne trouvant pas, il accusait son esprit d’être infirme et borné ; il doutait de son propre génie, oubliant devant cette actuelle impuissance toutes les admirables découvertes qui avaient auréolé son front de plus de gloire qu’aucun homme vivant n’en eût jamais possédé.

En ce moment il était pitoyable à voir, le grand Archimède, hagard et pâle, les vêtements en loques et la barbe broussailleuse. On eût dit son corps une maison inhabitée, où la poussière et les moisissures s’entassaient à plaisir. Et de fait son âme était continuellement absente, à la poursuite de ses rêves. Sur cette place brillante du Timoléontium, au milieu de tant de splendeurs assemblées, l’hôte glorieux du palais d’Hiéron apparaissait comme un troglodyte échappé de sa caverne ; il eût effrayé les femmes et les petits enfants si, pareil au divin Homère, il eût parcouru les campagnes avec le bâton du voyageur : mais, dans Syracuse, tout le monde le connaissait, et voyant à quel degré aujourd’hui sa méditation était profonde, on s’écartait de lui avec respect.

Cependant un groupe de jeunes gens venait de quitter la palestre ; tous ils étaient souples et forts, dans le triomphant éclat d’une santé vigoureuse. Quelques-uns portaient les cheveux frisés et le petit manteau des philosophes, et leur épaule nue étincelait au soleil comme le fruit doré du pommier. De loin ils aperçurent Archimède, courbé et las, plus usé qu’il ne leur avait jamais paru. Le savant s’était arrêté et, le dos appuyé à une colonne, les yeux à demi-clos, il réfléchissait, tandis que le soleil, lui frappant brutalement le visage, en accusait les rides profondes.

— Il va se laisser mourir, si personne ne l’en empêche, dirent entre eux les jeunes hommes.

Et, s’enhardissant, ils l’entourèrent ; ils formèrent de toutes leurs mains rejointes un cercle étroit ; l’ayant ainsi emprisonné, ils lui parlèrent avec la familiarité tendre de disciples s’adressant à leur maître :

— Illustre Archimède, il faut aller aux Bains. Vous ne pouvez laisser plus longtemps votre corps sans les soins indispensables que réclame toute chair humaine. Voyez : la poussière a souillé vos vêtements, et vos membres même sont flétris et desséchés comme les feuillages altérés de l’olivier, après que le brûlant Notos a soufflé sur eux. Venez avec nous ; nous vous conduirons jusqu’au seuil.

Et, resserrant encore le cercle qu’ils avaient formé autour de lui, les adolescents forcèrent Archimède à avancer. Lui se laissait faire sans prendre la peine de protester, se souvenant d’ailleurs qu’il avait quitté le palais avec l’intention vague d’aller aux Bains, et qu’en route, distrait par l’éternelle préoccupation de son esprit, il avait oublié le but de sa course. Ils sortirent ainsi du Timoléontium et s’engagèrent dans la rue qui menait aux Thermes. Comme la journée était tiède, les femmes se tenaient sous l’arceau de leur porte et devant les boutiques, ravaudant leurs nippes, ou faisant virevolter leurs fuseaux, tout en regardant passer les chars brillants et les élégantes toilettes des promeneuses. On allait voir dans le grand port le lancement d’une trirème nouvellement construite, qui portait les noms de Déméter et de Perséphone, et qui était en tout pareille à celle que les Corinthiens avaient laissée à Syracuse lorsqu’ils étaient venus délivrer la ville du joug des tyrans. Cela amenait un surcroît de mouvement dans cette rue habituellement animée ; la richesse des habitants, la prospérité du commerce s’étalaient manifestement ; mais ce n’était ni l’orgueil d’une aristocratie privilégiée comme à Sparte, ni l’ostentation des parvenus comme à Agrigente où par vanité les bourgeois peignaient leurs enfants avec des peignes d’or. Ici chacun tenait son rang ; — et ce signe infaillible de la décadence d’un peuple, l’interversion des classes sociales et des fortunes, n’apparaissait point.

En voyant passer le grand Archimède traîné par la cohorte des jeunes gens, les femmes causant d’une porte à l’autre, avaient souri.

— On le conduit aux Bains, bien sûr ! Voilà plus de trois lunes qu’on ne l’a vu s’y rendre. C’est aussi rare qu’une Épiphanie.

— En revanche, une fois qu’il y est, il y en a pour longtemps. Il paraît que lorsqu’on l’a frotté d’huile, il reste des heures à tracer des inscriptions sur ses bras et sur sa poitrine, comme les enfants sur les murs des portiques ; et souvent il oublie de remettre ses vêtements ; on est obligé de le rhabiller tout entier depuis la mitre jusqu’aux sandales.

— Grande misère ! Ne vaut-il pas mieux en avoir appris moins long et savoir se conduire ? L’illustre Archimède est comme l’astronome d’Ésope le bossu : il lit couramment dans les étoiles et ne voit pas clair autour de soi.

Cependant les promeneurs continuaient à se presser dans cette rue centrale de l’Achradine. Les élégants de Tyché, les grands seigneurs d’Ortygie et les fonctionnaires des Épipoles s’y croisaient silencieusement, dignement, comme il convient aux habitants d’une cité de six cent mille âmes, dont chaque quartier forme pour ainsi dire une ville à part. Il y avait dans l’air de la délicatesse et comme un parfum de bon ton. Une lumière fine, ambrée, pareille à celle des premiers après-midi de printemps, faisait ressortir les parures discrètes des femmes, et les riches broderies dont les manteaux des hommes étaient ornés. Tout à coup, on vit Archimède s’échapper du Portique des Thermes sans autre vêtement que sa barbe grise, encore trempée d’eau, qui formait deux gouttières le long de ses côtes. Et ainsi, tout nu et ruisselant, il s’élançait à travers les groupes, bousculant les promeneurs et poussant un seul cri toujours le même : Eurêka ! Eurêka !

— Il est devenu tout à fait fou ! disaient les ravaudeuses et les fileuses assises devant leur maison.

— Cela devait finir ainsi. À vouloir en connaître autant que les dieux l’homme tombe au-dessous de la bête.

Et Archimède courait toujours. Quelqu’un voulut lui jeter un vêtement au passage ; mais l’étoffe glissa à terre, après avoir flotté quelques instants sur ses épaules. On se détournait de lui, n’osant l’arrêter, car c’était une superstition populaire qu’il ne fallait pas toucher à un homme qui avait perdu la raison. Ainsi il parcourut la longue rue de l’Achradine et la digue qui conduisait à Ortygie. Un instant on vit sa haute stature passer sous le Pégase étincelant, aux ailes ouvertes. Puis, d’un bond, avec la souplesse d’un jeune homme, il monta les degrés du palais.

Le roi Hiéron méditait dans la salle où il avait coutume de se tenir quand il était seul. Une exclamation de stupeur lui échappa des lèvres en voyant surgir devant lui Archimède, toujours nu et ruisselant, et répétant toujours son même cri de triomphe : Eurêka !

— Vous avez trouvé, quoi donc ? Mais couvrez-vous d’abord, par la Déesse !

Et de ses propres mains détachant de sa poitrine son manteau royal, Hiéron en enveloppait l’illustre savant.

— La couronne ! fit Archimède, que l’on m’apporte la couronne !

— Vous voulez donc gouverner à ma place ? dit le vieux roi en souriant.

Mais en même temps il se souvenait :

— Ah oui ! la couronne ciselée par Orthon ! C’est donc cela que vous avez trouvé, mon cousin, le moyen de me dire si mes doutes étaient fondés ? J’y avais renoncé, je l’avoue ; je croyais le problème sans solution.

— Il n’y a pas de problème sans solution, dit gravement Archimède.

Et levant le doigt, il formula lentement la loi qu’il venait de découvrir : « Tout corps, plongé dans un fluide, perd de son poids le poids du volume de fluide qu’il déplace. »

— J’entends, dit le roi ; c’est là une découverte précieuse ; mais quel rapport cela a-t-il avec ce qui nous occupe ?

— Vous le saurez tout à l’heure, répondit Archimède.

On avait apporté la couronne. Le savant la prit dans ses mains, l’examina :

— De quel métal pensez-vous qu’on ait pu se servir pour l’alliage ? fit-il.

— Cela ne pourrait être que de l’argent, dit le roi. Toute autre matière aurait eu pour effet de dénaturer l’aspect du joyau.

— Eh bien ! pouvez-vous me faire apporter un lingot d’or et un autre d’argent, du même poids que la couronne ?

— Rien de plus facile, dit le roi. — Vous avez entendu ? fit-il, en s’adressant au garde à qui il avait demandé la couronne : hâtez-vous !

Pendant ce temps, Archimède s’expliquait : en prenant l’eau pour unité, il avait trouvé le moyen de déterminer la pesanteur spécifique de tous les corps. C’était si simple et il avait cherché si longtemps ! Il avait fallu que dans le bain, soulevant un de ses membres, il l’eût tout à coup senti plus léger ; et l’éclair de vérité avait jailli à ses yeux.

— C’est merveilleux, dit Hiéron. Voilà pourtant la puissance du génie. Des milliers et des milliers d’hommes ont plongé jusqu’à ce jour leurs membres lassés dans l’eau des piscines ; et le grand Archimède seul a su en déduire une loi dont la science va se trouver enrichie jusqu’à la fin des siècles.

— Grâce à vous aussi, mon cousin, reprit Archimède. Il faut toujours à l’intelligence de l’homme la chiquenaude qui la met en activité.

Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre et s’embrassèrent. Archimède, revêtu du manteau royal, semblait en ce moment plus digne qu’aucun mortel de le porter…

À cet instant entrèrent Dorcas et Théophraste avec les lingots d’argent et d’or. Une vasque de bronze remplie d’eau claire se trouvait à l’entrée de la salle, sur la terrasse. Archimède s’y dirigea, tenant toujours la couronne entre ses mains. Il la plongea seule d’abord, surveillant attentivement l’étiage du liquide ; il fit ensuite la même opération avec le lingot d’argent, puis avec le lingot d’or : et chaque fois le niveau de l’eau fut différent dans le bronze clair du bassin. Archimède alors se retourna vers le roi qui, entre Dorcas et Théophraste, suivait l’expérience avec émotion.

— Vous aviez deviné juste, mon cousin, dit-il ; il y a eu alliage en effet. Je vous dirai bientôt dans quelle mesure l’argent a été mêlé à l’or ; c’est une simple proportion à établir, un calcul que ferait un enfant. Qu’il vous suffise pour l’heure de savoir que vous avez été trompé.

Il se retira ; et aussitôt Hiéron, faisant signe à Dorcas, lui dit :

— Je n’attendrai pas un jour de plus pour congédier ce serviteur infidèle. Allez le chercher, Dorcas, ramenez-le ; mais ne lui dites pas de quoi il s’agit ; je veux avoir la satisfaction de le confondre moi-même.

Un quart d’heure s’écoula. Le vieux roi s’était assis dans son fauteuil et songeait. Il songeait à toutes les autres malversations qu’Orthon avait dû commettre, à toutes les œuvres d’art charmantes qui étaient sorties de ses mains, médailles, figurines d’or, coupes ciselées et incrustées de pierres fines ; et un grand courroux le prenait de penser que tant de talent était mêlé à tant de duplicité. « À cause de cela, se disait-il, je lui ferai grâce du châtiment, j’éviterai ainsi le scandale ; mais il mérite une leçon, et je me punirai moi-même en lui enlevant à tout jamais le privilège de travailler pour le palais. »

Il poussa un long soupir. Malgré l’expérience qu’il en avait, la mauvaise foi des hommes le contristait toujours, comme s’il la découvrait pour la première fois ; et une fureur sourde l’agitait encore lorsqu’Orthon parut devant lui.

L’orfèvre arrivait, empressé, confiant dans son adresse qui jusqu’à présent n’avait jamais été prise en défaut ; il jeta un coup d’œil sur les lingots d’or et d’argent et sourit : sans nul doute, une nouvelle commande allait lui être faite.

— Orthon, dit le roi tout à coup, vous m’avez trompé.

Sous l’œil sévère du vieillard, Orthon eut un sursaut de trouble, mais il se ressaisit, fit bonne contenance.

— Moi, vous tromper, grand roi Hiéron ! Je préférerais que mes deux mains soient réduites en poussière ; que les dieux…

— Ne blasphémez pas, — reprit Hiéron d’une voix calme. — Vous m’avez trompé sur le métal qui vous avait été fourni pour la couronne. Vous avez gardé une part de l’or et vous y avez substitué de l’argent.

Orthon protesta :

— C’est impossible ! Zeus qui voit toutes choses, sait bien que c’est impossible.

Il regarda la couronne et respira de la trouver intacte.

— Comment d’ailleurs pourrait-on prétendre cela puisque le joyau n’a pas été touché ?

— Archimède a su le découvrir, dit lentement Hiéron.

Orthon frémit des pieds à la tête ; son teint jaune devint plus huileux encore. Il balbutia :

— C’est de la magie. Cet homme a des connivences secrètes avec la terrible Hécate aux philtres menteurs. Il ne faut pas le croire, grand roi, ne le croyez point.

Il faisait pitié à voir, tout tremblant, prêt à défaillir. Le roi se détourna de lui.

— Sortez, dit-il, et ne vous trouvez jamais plus en ma présence.

L’orfèvre se hâta d’obéir. Alors le jeune Hiéronyme surgit de la terrasse où il tirait à l’arc avec un de ses compagnons. Ses petits yeux cruels, ses narines palpitantes, sa bouche trop rouge témoignaient de sa colère.

— Pourquoi l’avez-vous chassé ? dit-il à Hiéron ; il est si habile !

Et, comme le vieillard ne lui répondait pas, il se remit à tirer sur les cailles, qui, à cette heure du jour, passaient en bandes serrées au-dessus d’Ortygie. Puis, se retournant vers son camarade, l’athénien Callon, pour qui il s’était épris d’une amitié subite :

— Quand mon père sera mort et que grand-père l’aura rejoint, c’est moi qui serai tyran de Syracuse. Alors je ferai venir Orthon près de moi, et il mettra mon portrait sur les drachmes d’argent et d’or, à la place de la tête de Perséphoneia, d’Aréthuse ou de Poséidon.

Un oiseau était tombé tout sanglant devant lui ; il le prit par le bout de l’aile et le jeta dans la mer. Et les vagues pâles eurent un petit sillon d’écume rouge qui se rétrécit peu à peu, un seul petit point imperceptible, comme une blessure dans la poitrine aux blanches ondes de la nymphe sicélide, qui pleurait de se voir trahie.


Chapitre viii


a nouvelle s’était répercutée dans tous les quartiers de la ville avec la rapidité d’un coup de foudre : Gélon était mort. Bien qu’il se montrât rarement aux endroits publics et qu’il eût la physionomie d’un philosophe plutôt que celle d’un futur souverain, le peuple l’aimait ; il l’aimait autant qu’il redoutait le jeune Hiéronyme dont les vices étaient connus, et les princesses de beauté hautaine qui ressemblaient à des néréides malfaisantes.

Orthon avait peut-être été le seul à se réjouir ouvertement de la mort de l’héritier royal. Dans sa boutique, penché sur le coin qu’il burinait, il ne se gênait pas pour confier son sentiment à Gullis qui, debout, attendait le passage des funérailles. Il était dix heures du matin et le convoi devait défiler dans un moment. En face de la boutique, et partant d’un des côtés du théâtre, s’allongeait la rue du cimetière où, droits comme les fuseaux des Moires, montaient les cônes aigus des cyprès. Et l’avenue se prolongeait ainsi, en plein cœur de la ville, depuis le théâtre jusqu’aux plateaux de Tyché. De sa porte, Gullis en embrassait toute l’étendue,

— Ça en fait toujours un de moins, grommelait l’orfèvre. Mais ce n’est pas celui-là qui me tenait le plus au cœur ; il y en a deux autres que je voudrais voir aller chez Plouton.

— Oui, dit Gullis sans se retourner : le roi Hiéron et Dorcas. Pour le premier, il y a des chances que tes vœux soient bientôt exaucés : un vieillard de quatre-vingt-seize ans ! Quant à l’autre, tu peux attendre ; il n’a pas l’air d’avoir envie de mourir !

— Patience ! répliqua Orthon, je ne suis pas pressé. La vengeance doit être savourée lentement. Quand le chat tient la souris dans ses pattes, il la retourne plus d’une fois avant de l’avaler.

Son front se plissa d’une multitude de petites rides vermiculaires, tandis que ses mains agiles continuaient à buriner le coin de la médaille. Gullis s’approcha de lui :

— Comment comptes-tu faire pour te venger de Dorcas ?

— C’est mon secret, répondit Orthon, devenu subitement silencieux ; laisse-moi travailler.

— Tu peux bien me le dire, insista Gullis. Moi, je ne te cache rien. Tout ce que je sais, je te le répète fidèlement. Le jour où j’ai trouvé Fanie, la petite épouse de Dorcas, pleurant sur le seuil de sa maison, ne te l’ai-je pas raconté aussitôt ? Et quand elle se lamentait toute seule, alors que tout le monde sortait en famille pour fêter Gélos et qu’elle réclamait partout son cher Dorcas, ne me suis-je pas empressée d’aller t’en prévenir ?

— C’est vrai, fit Orthon, et il faut toujours continuer ainsi ; à présent, laisse-moi.

Gullis resta quelques instants immobile, sa grosse personne plantée comme une outre en face d’Orthon ; brûlante de curiosité, elle cherchait par quel moyen le séduire ; enfin elle dit :

— Mon petit Orthon, sois gentil, aie confiance en moi, et je te préparerai pour souper ce soir un de ces ragoûts de gras-doubles que tu aimes tant.

— Non, répondit l’orfèvre, sans lever les yeux.

— Un plat de morue de Pessinonte ?

— Non !

— Des francolins de Phrygie ?

— Non !

— Un paon de Samos cuit dans le vin doux, à petit feu ?

— Non, non et non ! En voilà assez, Gullis ! Ne me tente pas. Si je te disais mon secret ce matin, ce soir tout le monde le saurait dans la ville. Et ma vengeance m’échapperait.

Il serra les lèvres et battit des paupières dans une grimace que Gullis connaissait bien et qui signifiait sa volonté irrévocable de ne pas céder. Gullis s’en retourna vers la porte, ayant épuisé tous ses arguments. D’ailleurs le bruit du cortège commençait à se faire entendre, et l’on apercevait déjà une longue file d’hommes et de femmes vêtus de robes blanches, qui portaient des trophées de fleurs.

— En voilà du monde ! dit Gullis. Viens donc voir, Orthon.

— Pourquoi faire ? dit l’orfèvre sans quitter son travail. Il sera temps que je me dérange tout à l’heure quand le lit funèbre passera. Des gens vêtus de blanc, on en voit à toutes les funérailles.

— Pas comme ceux-là ! D’abord il y en a beaucoup plus, et les fleurs qu’ils portent sont beaucoup plus belles ; ils disparaissent sous la quantité. D’ici on croirait un jardin en marche.

— C’est bon, c’est bon ! fit Orthon. Quand je mourrai, on n’en mettra pas autant.

Cependant Gullis, sur le seuil, continuait à s’exclamer. Les trompettes sonnaient une marche guerrière ; le pas des chevaux, tenus étroitement en main, retentissait, nombreux et cadencé ; on eût dit le départ d’une armée pour une expédition glorieuse. Les trophées de fleurs avaient passé. Gullis se retourna subitement :

— Les voilà, les voilà ! Celui qui marche le premier en avant de tous les autres, c’est Dorcas qui porte une tunique blanche chamarrée d’or ; il est beau, vraiment.

— Il faut bien qu’il soit beau, grommela Orthon.

Et il ajouta quelque chose entre ses dents. Mais Gullis ne l’écoutait pas ; elle était toute au spectacle qui se déroulait devant ses yeux, spectacle grandiose et magnifique dont le recueillement l’impressionnait malgré elle. Hiéron, qui ne voulait pas que des larmes à gages fussent mêlées aux larmes sincères versées sur son fils, avait donné ordre qu’on supprimât les pleureuses. C’était le peuple entier qui formait le chœur des lamentations. Et, de même qu’on l’avait fait pour Timoléon, le lit funèbre était porté par des jeunes gens de la ville, dont on avait tiré les noms au sort ; mais il se trouvait qu’ils étaient tous d’un galbe aussi admirablement pur que si on les eût choisis avec soin pour leur beauté. Ils avançaient, soutenant sur l’épaule le précieux fardeau ; un de leurs bras était nu, leur tête était couronnée de roses, et l’arc à la fois voluptueux et ferme de leur bouche, dans l’ovale lisse de leur visage, marquait l’âpre désir de la vie et l’ivresse aussi de la mort.

Car c’était cette ivresse secrète de la mort, enseignée par les philosophes, qui planait au-dessus des lamentations de la foule, comme un oiseau aux ailes ouvertes plane au-dessus de la plainte ignorante des flots. Tout à l’heure, quand la dépouille inanimée de Gélon descendrait aux profondeurs froides du tombeau, on verrait apparaître les symboles de cette foi irréductible dans l’infini. La coupe orgiaque de Bacchus, ciselée en relief sur la paroi médiale du sarcophage, ne signifierait plus la plénitude des joies terrestres, mais cette ivresse de l’âme affranchie du corps, qui goûte enfin le vin de la sagesse et qui s’y abreuve à longs traits. Bacchus, dieu de la vie, se transformerait en dieu de la félicité éternelle. On le verrait, donnant la main à la vierge Perséphone pour la célébration d’un mystique hymen ; tous deux ressuscitant aux clartés célestes, comme le grain de blé et le cep de vigne ressuscitent au soleil après avoir pourri dans la terre. Oui, c’était une grande ivresse qu’avait dû goûter l’âme de Gélon en abordant aux plaines de la mort ; et sur le lit funèbre son visage découvert gardait l’empreinte de cette suprême volupté, de même que la vague, en quittant le rivage, y laisse la trace de ses derniers tressaillements.

Quand le cortège eut passé tout entier, et que dans l’avenue montante du cimetière la longue file se fut engagée comme un immense reptile aux anneaux mouvants, Gullis se retourna vers Orthon qui était venu se placer près d’elle.

— Ça va être beau, là-bas ! On dit que le sarcophage est tout en or massif et que les ornements en ont été commandés à Évériète.

— Il se peut, dit l’orfèvre brusquement.

Et il se remit à son travail. La phrase de Gullis venait de s’enfoncer comme un fer rouge dans son cœur et d’y causer une blessure cuisante. Il pensait que, sans l’incident de la couronne, c’eût été à lui que fût revenu le droit de ciseler dans le métal du sarcophage les bas-reliefs symboliques, la coupe enguirlandée de lierre et les figures de Bacchus et de la Déesse. Et sa haine augmentait pour ceux qui avaient découvert sa perfidie, et surtout pour Dorcas qu’il accusait en lui-même d’avoir ouvert les yeux à Hiéron et à Archimède. C’était sur Dorcas que se concentrait toute sa colère : Dorcas qui lui avait fait délivrer le lingot d’or ; Dorcas qui était venu le chercher dans sa boutique, et, sans rien lui dire, l’avait amené devant le roi pour être ignominieusement chassé du palais ; Dorcas enfin qu’il avait toujours détesté, même avant que ce sujet de discorde se fût institué entre eux.

— Oui, continuait Gullis de la porte, on va maintenant faire l’offrande des parfums. J’entends les voix des jeunes gens qui chantent l’hymne à Plouton. Puis on va effeuiller toutes les fleurs au-dessus du lit funèbre.

Elle mourait d’envie d’y aller, mais elle craignait de fâcher Orthon et d’augmenter son déplaisir. Et elle restait sur le seuil de la boutique, la bouche entr’ouverte et les bras pendants, guettant tous les échos de la cérémonie. Mais quand les trompettes de nouveau retentirent, annonçant la mise au tombeau, elle n’y tint plus et sans mot dire, prestement, elle courut vers les cyprès.

— Cet Évériète qui a ciselé les parois du sarcophage, murmurait Orthon, je l’ai pourtant vaincu trois fois au concours…

Il se tut, s’apercevant tout à coup que Gullis n’était plus là, et il continua son ouvrage. C’était un statère d’argent sur lequel il avait représenté, avec la tête de la Gorgone, les trois jambes qui forment la triquetra, l’antique emblème de la Sicile, que les chevriers, longtemps avant que fût inventé l’art des orfèvres, se plaisaient à tailler dans le tronc robuste des chênes. Orthon s’appliquait à faire de cette médaille un chef-d’œuvre. Il voulait qu’en la voyant le roi, qui l’avait si durement chassé, eût un mouvement de dépit et de repentir. Et dans la fièvre de ce travail, rien de ce qui se passait au dehors ne l’intéressait. Il savait que dans un instant, après la cérémonie funèbre, le peuple allait se répandre par toute la ville, courir dans toutes les directions pour assister aux jeux gymniques : courses de chevaux, courses de chars, récitations de poésies, concours de musique, il y en aurait pour tous les goûts. Le roi avait sorti de sa cassette dix-huit cents mines à distribuer aux vainqueurs des jeux. Mais Orthon ne s’en inquiétait point ; il travaillait toujours, un sourire étroit sur les lèvres ; et toujours il pensait : « Quand le vieux roi verra de quel art parfait a été buriné ce statère, il mourra de dépit de ne plus m’avoir pour orfèvre. »

La rue était déserte ; la foule était encore amoncelée là-bas, entre les deux lignes droites des cyprès. Cependant un pas alerte se fit entendre et Orthon leva les yeux. Il aperçut Dorcas qui débouchait par le côté du théâtre, un manteau sombre jeté sur sa tunique blanche chamarrée d’or. Évidemment l’officier cherchait à ne pas être vu. Mais Orthon l’interpella, feignant de ne lui garder aucune rancune :

— Eh bien ! seigneur Dorcas, les funérailles sont déjà finies ?

— Oui, fit Dorcas ; Gélon dort maintenant son dernier sommeil.

Il voulut passer, mais l’orfèvre le retint :

— Êtes-vous si pressé que cela ? Jetez au moins un coup d’œil sur mon travail !

— Volontiers, fit Dorcas.

Lui non plus ne voulait pas laisser voir le fond de ses sentiments. Il estimait d’ailleurs que l’orfèvre avait été assez sévèrement puni. Un peu de pitié lui venait pour cet homme déchu. Il se pencha sur la médaille, la regarda quelques minutes avec complaisance. Pendant ce temps, Orthon ne le quittait pas des yeux. Un rictus mauvais plissait le parchemin de son visage. Un petit frisson de contentement, de retenir ainsi Dorcas contre son gré, agitait ses doigts courbes que le contact du métal avait brunis.

— C’est fort beau, dit enfin Dorcas, mais je ne vois pas quelle en peut être la légende.

— La voici, fit Orthon ; — et son sourire devint plus mauvais encore : « Ô toi qui jadis as lancé un javelot contre mon bouclier, méfie-toi de la Gorgone qui pétrifie — et fuis l’homme rapide aux trois jambes. »


DEVXIÈME PARTIE
LA GVERRE

TROISIÈME LIVRE
LES ÉPIPOLES

Chapitre premier


ans l’enceinte immense du théâtre grec taillé dans le roc et où convergeaient tous les quartiers de la ville, l’Assemblée du peuple était convoquée. Suivant de près son fils Gélon dans la tombe, le vieux roi Hiéron venait de mourir. Il avait quitté la vie sans souffrance, un soir que le soleil s’éteignait lentement à l’horizon. On l’avait trouvé assis devant sa terrasse qui bordait la mer, les yeux ouverts encore et remplis de cette dernière vision de clarté. On lui avait parlé, et, comme il ne répondait pas, on s’était aperçu que cette extase profonde en laquelle il semblait plongé était celle de la béatitude éternelle.

Après quelques semaines accordées au deuil public, il avait fallu songer aux affaires. De tous côtés une inquiétude sourde montait, pareille à la brume épaisse qui s’élève du sol détrempé par une rosée abondante. Quelles étaient les dernières volontés du bon tyran ? Il avait régné pendant des années si longues qu’on avait perdu de vue la perspective de le remplacer jamais. Cependant le moment était venu de savoir comment on allait être gouverné, quelles garanties seraient offertes au peuple en échange de sa soumission. Le souvenir opprimant des deux Denys, celui non moins odieux de Thrasybule, pesait encore sur la ville, l’oppressait comme aurait pu le faire une nuée de sang. Et le nom du jeune Hiéronyme courait de bouche en bouche avec des soupirs d’effroi. On espérait néanmoins que sa grande jeunesse le retiendrait encore pour quelques années éloigné du pouvoir.

Malgré tant de gens assemblés à ciel découvert sur les trois étages de gradins, un silence religieux remplaçait le vacarme habituel à la multitude. On attendait. Sans qu’il leur fût besoin de monter ou de descendre le long des travées, des retardataires arrivaient encore, gagnaient leur place dans les galeries qui se trouvaient de plain pied avec les rues environnantes. Appuyé aux flancs d’une colline, le théâtre dominait l’horizon, et chaque Syracusain, en levant les yeux, enfermait dans son regard les splendeurs éparses de la terre natale. La campagne blonde, la mer argentée, la ville blanche, formaient devant lui un triangle éblouissant de lumière. L’Anapos coulait à travers les roseaux assouplis. Le Fort Euryale se dressait comme un géant armé au-dessus des Épipoles. La formidable ceinture de murailles, flanquée de loin en loin de tours rondes, aboutissait là. À la pointe extrême du triangle, le cap Plemmyrium bleuissait, surplombant les flots.

C’était dans ce théâtre que plus d’une fois — dépassant en grandeur tragique les drames d’Euripide ou de Sophocle — s’étaient jouées les destinées de la patrie. Timoléon, devenu aveugle, s’y rendait à la dernière période de son existence, lorsque des circonstances graves l’obligeaient à prendre l’avis du peuple. Il arrivait, assis sur son char, au milieu des acclamations unanimes ; et d’avance il était sûr que ses discours recueilleraient tous les suffrages… Mais aujourd’hui une émotion différente étreignait les cœurs, et dans ce silence grandissant jusqu’à l’angoisse on sentait que, pour la première fois peut-être depuis cinq siècles qu’elle était fondée, Syracuse sentait faiblir sa foi énergique dans ses destinées.

Comme au temps de Timoléon, les roues d’un char firent retentir d’un bruit strident le pavage de marbre ; et l’on vit descendre Andranodore, seul, son corps épais serré dans une tunique de soie claire. Malgré sa hardiesse, il était visible qu’une gêne intérieure altérait l’aisance de ses mouvements. Il monta les degrés, et s’apprêta à parler à la foule : « Le roi Hiéron, notre père bien-aimé, est mort, dit-il ; mais il a voulu par son esprit et sa sagesse demeurer encore au milieu de nous. Je vais vous donner connaissance de ses dernières volontés ».

Et, dépliant le rouleau de parchemin qui tremblait entre ses doigts, Andranodore commença la lecture du testament d’Hiéron. Le roi adjurait son peuple de se maintenir dans la paix, dans l’union, dans le travail ; de respecter l’amitié de Rome, de ne rien entreprendre sans avoir consulté et prié les dieux. « Enfin, disait-il, je vous demande d’accepter pour souverain mon petit-fils Hiéronyme, auquel j’adjoins quinze tuteurs pour le diriger dans les principes que nous nous sommes toujours efforcés de lui inculquer. Cet enfant n’a pas encore quinze ans ; sans doute il comprendra en grandissant la gravité de la charge qui lui incombe et il
On les voyait de loin descendre les degrés du temple, une à une, avec leur voile de lin abaissé, et sur le front leur couronne de myrte et de pavots…
s’efforcera de s’en montrer digne. Mais si jamais il venait à oublier ses devoirs, n’hésitez pas à le déposer ; l’intérêt du peuple m’est plus cher que celui de mon propre sang, et d’ailleurs, Syracusains, n’êtes-vous pas tous mes fils bien-aimés ? »

Andranodore, ayant achevé sa lecture, disparut au fond du théâtre, et l’on entendit quelques sanglots s’échapper des poitrines oppressées ; puis le silence se rétablit ; un frisson passa de gradin en gradin, un frisson courut dans le vaste théâtre depuis la plus basse travée jusqu’au cintre : Andranodore venait de reparaître, ayant à sa droite Hiéronyme ; il prit l’adolescent par la main et le présenta au peuple assemblé…

Le premier soin du jeune roi, après la mort d’Hiéron, avait été de quitter le palais d’Ortygie, pour s’installer dans un autre palais beaucoup plus somptueux, entre Tyché et les Épipoles, que Denys avait autrefois habité. Ce palais contenait autant de chambres que l’année comptait de jours et jamais nul ne savait dans laquelle couchait le tyran. Hiéronyme y avait amené avec lui Callon, devenu son compagnon inséparable. Désormais leur intimité était de notoriété publique ; on les apercevait le matin descendant ensemble sous le péristyle du palais, entre les colonnes chryséléphantines où se mélangeait onctueusement l’or à l’ivoire. Ils étaient de taille pareille, mais Callon portait les cheveux longs et bouclés sur une tunique flottante, retenue seulement à la ceinture par un étroit ruban de pourpre. Quant à Hiéronyme, son front ne quittait plus le diadème ; des bagues lourdes surchargeaient ses doigts ; du carmin rehaussait ses lèvres ; autour de ses yeux cruels un cercle de kohl s’étendait, comme un halo autour de la lueur scintillante d’un astre. L’après-midi, ils sortaient en char. Tous deux se tenaient immobiles au fond du quadrige, qu’entraînaient quatre chevaux blancs aux crinières ouvertes. On eût dit l’emblème même de Syracuse que les orfèvres se plaisaient à graver au revers des médailles, et où la Victoire était assise à côté d’un jeune héros : mais cette fois ce héros était un prince débauché et la Victoire avait cédé sa place à un éphèbe Athénien au front impur.

Ce qui se passait ensuite dans le palais, le peuple l’ignorait. Il était facile de supposer néanmoins que la nuit continuait pour Hiéronyme les délices efféminées du jour. À quelque heure du soir que les Syracusains regagnassent leurs demeures, ils voyaient briller dans les ténèbres le palais somptueux de Tyché, ce palais si merveilleux, disait-on, que le tyran, pour n’en pas ternir les mosaïques, crachait, quand le besoin lui en prenait, à la face de ses esclaves. Et les anciennes légendes des vices fameux de Denys se réveillaient sur les lèvres apeurées ; on rappelait son avarice qui allait jusqu’à dépouiller les dieux de leur manteau d’or, sa défiance qui le poussait à coucher chaque nuit dans l’une des trois cent-soixante chambres différentes de son palais ; sa luxure qui lui faisait inventer des plaisirs ignorés des autres hommes ; sa cruauté qui lui avait inspiré de suspendre sur la tête de Damoclès pendant toute la durée d’une orgie l’épée menaçante que retenait seulement au plafond le crin léger d’une cavale… Hiéronyme semblait avoir hérité, à travers les siècles, de tout cet amas de corruption, et son adolescence en rendait le scandale plus odieux encore.

Ce soir-là le jeune roi achevait de souper ; sa main enfiévrée tordait le socle fragile d’une coupe incrustée d’opales : Callon, qu’il attendait, tardait à venir, et Hiéronyme s’impatientait. Pourquoi Callon ne venait-il pas, lui toujours si empressé, si docile ? Se serait-il lassé de la faveur dont il était l’objet ? Ou quelque femme peut-être — quelque jeune fille aux seins pointus et aux hanches étroites — l’aurait-elle détourné de servir l’amitié royale ? Cette pensée faisait se crisper davantage la main enfiévrée d’Hiéronyme sur le socle de la coupe incrustée d’opales. Il méditait déjà une vengeance où se soulagerait son cœur : du sang versé, des hoquets, des plaintes, des larmes, beaucoup de larmes…, des larmes qui sont le sang incolore de l’âme, et qui coulent de blessures plus profondes et plus douloureuses que celles du corps. Beaucoup de larmes mêlées au sang pourpre des chairs ouvertes, beaucoup de sanglots mêlés aux convulsifs hoquets des bouches… Le roi adolescent souriait, tant cette vision enfermait pour lui de volupté précieuse et délectable. Mais Callon apparut dans sa robe blanche, le front couronné de roses. Et Hiéronyme renvoya les esclaves.

Quand ils furent seuls, et qu’en silence d’abord ils eurent vidé lentement l’un après l’autre la coupe où Callon avait effeuillé les roses de sa chevelure, l’éphèbe Athénien posa ses yeux sur ceux d’Hiéronyme :

— Savez-vous, lui dit-il, pourquoi je vous ai laissé souper sans moi aujourd’hui ?

— Je me le demandais, dit Hiéronyme. Quelque caprice sans doute ?

Callon brusquement répliqua :

— Vous savez bien que non. Depuis cinq ans que nous vivons côte à côte, vous ai-je jamais été infidèle un seul jour ? Il s’agit d’une chose plus grave. Écoutez.

Il se rapprocha d’Hiéronyme. Sa tête harmonieuse, de beauté attique, discordait avec les traits tourmentés et lascifs du jeune roi.

— On en veut à votre vie. Une conspiration se trame contre vous. Aujourd’hui même, comme je rentrais au palais pour venir vous rejoindre ici, quelqu’un a voulu armer ma main d’un poignard pour vous frapper.

D’un mouvement instinctif, Hiéronyme s’était reculé. Ses yeux se portèrent sur les mains blanches et immobiles de Callon, allongées sur la table parmi les bassins d’or et les coupes.

— Est-ce possible ? Est-ce possible ? Et tu n’as pas fait arrêter le misérable ? Où est-il ? Comment s’appelle-t-il ?

— Ne vous tourmentez pas, — dit Callon de sa voix tranquille. — Il m’attend. C’est un personnage obscur qui se nomme Théodote.

— Va le chercher ! Ou plutôt non, qu’on le ramène ! Deux de mes satellites vont te suivre, et s’empareront de lui, pendant que tu lui parleras. Va vite, mon cher Callon, il n’y a pas une minute à perdre. On le mettra aux fers cette nuit, et demain mon oncle Andranodore l’interrogera.

Il jeta un coup d’œil sur le souper à demi consommé, sur les fleurs qu’ils n’avaient pas effeuillées toutes, sur les vases murrhins où transparaissait encore l’ambre rosé des vins rares. Sa langue rouge pourlécha ses lèvres :

— Et reviens, reviens vite !…

Andranodore avait décidé de tenir autant que possible la conspiration secrète. Il savait le peu de sympathie du peuple pour le jeune roi et craignait que la moindre étincelle fit prendre feu à cette hostilité étouffée. D’ailleurs, il lui était facile de punir les coupables sans sortir même du palais. Hiéronyme, en s’y installant, n’avait pas manqué de faire remettre en état la chambre des supplices organisée jadis par Denys. Rien n’y manquait des instruments compliqués et cruels par lesquels on arrachait aux accusés l’aveu de leurs crimes. C’était là qu’on avait fait venir Théodote, dès la première heure du matin. En face de lui siégeaient Hiéronyme soucieux et las, l’épais Andranodore et les deux princesses, dont les chevelures abondantes s’écroulaient en des résilles parsemées de perles.

Andranodore interrogea le prisonnier.

— Vous avez, dit-il, proposé à Callon la nuit dernière de plonger un poignard dans le sein du jeune roi. Il est impossible que vous ayez médité ce crime à vous seul. Vous avez dû vous entendre avec d’autres personnes plus importantes que vous.

— En effet, dit Théodote, j’ai eu des complices.

C’était un homme du peuple, petit et brun, à l’apparence énergique. Deux prunelles couleur de feu, profondément enfoncées sous l’arcade des sourcils, jetaient, pareilles à des torches, des lueurs intermittentes sur son visage.

— Ces complices, nommez-les, fit Andranodore. Le visage de Théodote s’éteignit soudain. Il resta muet en face de la famille royale.

— Vous ne voulez pas parler ? reprit durement l’oncle d’Hiéronyme.

— Non, seigneur ; je ne dirai pas une parole de plus.

Mais il sursauta aussitôt. Sous ses pieds une trappe venait de s’ouvrir, d’où sortait tout un appareil de torture, des mains de fer qui s’appliquèrent sur ses mains, des cercles hérissés de clous pointus qui emprisonnaient ses genoux, ses reins, sa poitrine. Immobilisé de la sorte, il restait sans pouvoir faire un mouvement, n’ayant plus de libre que la tête et les épaules.

— Parlerez-vous maintenant ? dit Andranodore.

Théodote refusa du front. Alors Hiéronyme se pencha vers son oncle.

— Le taureau d’airain ! murmura-t-il.

Ce taureau était un instrument de supplice pareil à celui qu’avait fait exécuter Phalaris d’Agrigente pour offrir des sacrifices au dieu Moloch. Les victimes humaines enfermées dans ses flancs y étaient consumées peu à peu, et leurs gémissements passant à travers l’airain sonore, se transformaient en une musique étrange, tour à tour effroyable ou suppliante, tandis que les flammes lentement dévoraient leurs chairs.

La bête énorme fut approchée ; elle semblait vivante, tant ses naseaux et sa croupe avaient les frémissements de la nature. Théodote s’y glissa docilement, et le brasier au-dessous fut allumé.

D’abord on n’entendit rien. Les princesses entre elles se regardaient avec inquiétude : si le coupable allait succomber sans avoir révélé le nom de ses complices ! Mais les bourreaux qui se tenaient autour, ayant deviné leur crainte, les rassurèrent :

— Il gémira tout à l’heure, dirent-ils, lorsque les flammes lui arriveront sous les genoux.

Ils ne se trompaient pas en effet. Au bout d’un instant les premières plaintes se firent entendre, confuses d’abord puis de plus en plus hautes et éperdues. Pour en augmenter l’intensité, on introduisit deux flûtes d’ivoire dans les narines du taureau de bronze, et dès lors ce fut un concert formidable où semblaient s’enfler et gémir ensemble toutes les voix de toutes les douleurs. Rugissements du fauve, aboi du chien en détresse, lamentations de la bête surprise et qui veut fuir et que retient la méchanceté du chasseur, tout cela grondait et ululait à la fois dans une sauvage orchestration. Le formidable concert emplissait la vaste chambre, frappait de ses notes révoltées et lugubres, de ses bourdonnements de rage et de colère, les parois retentissantes. Et longtemps cela continua ainsi ; longtemps la voix du supplicié, en passant par les narines de bronze où tremblaient les flûtes d’ivoire, emprunta toutes les clameurs de la nature, évoqua toutes les souffrances terrestres. Puis il y eut un silence ; — et un seul cri, un seul, aigu et terrible, résuma cet accord de plaintes : le cri de l’homme pris à la gorge, étreint et violenté par la mort.

— Vite, qu’on le retire ! fit Hiéronyme.

Il était temps. Le corps de Théodote ne formait plus qu’un tison fumant et noirci ; à peine discernait-on son visage au milieu des crins hérissés de sa barbe et de ses cheveux. Cependant il eut encore le courage de dire :

— Je ne parlerai point. Pourquoi ne pas m’avoir laissé mourir là ?

Alors Andranodore, les deux princesses, le jeune roi, les bourreaux, tous eurent la même inspiration féroce :

— Qu’on l’attache à la roue ! la roue le fera bien céder !

Cela, c’était la plus terrible épreuve, celle à laquelle il n’existait pas d’exemple qu’on eût résisté. Théodote fut attaché au moyeu de la roue, dont les rayons, s’élargissant soudain, firent craquer et se disjoindre ses membres. Il subit en silence un premier tour, puis un second ; mais au troisième il se rendit :

— Assez ! Assez ! cria-t-il. Je dirai tout.

On le mit debout, et, les yeux dans ceux d’Andranodore, il prononça un nom à voix basse :

— Thrason !

— Ah ! Ah ! fit Andranodore. Je m’en doutais. Thrason, cet affidé de Rome que l’on a voulu, absolument nous imposer parmi les quinze tuteurs du trône. Qu’en pense Hiéronyme ? fit-il en se retournant vers le jeune roi.

Hiéronyme eut un éclair de fureur dans son œil lassé…

— Qu’on aille l’égorger à l’instant ! fit-il.

Cependant sa vengeance n’était pas satisfaite encore. Lui-même, il se mit à interroger le prisonnier.

— D’autres ! Nommez-en d’autres !

Et Théodote, de sa bouche convulsée, de ses lèvres à demi rongées par les flammes, laissa tomber d’autres noms encore, les noms de plusieurs satellites au service du jeune prince ; et, à mesure, Andranodore envoyait un bourreau les exécuter.

— Est-ce tout, cette fois ? demanda Hiéronyme.

Théodote ne disait plus rien. Depuis une minute son visage se décomposait, son regard se voilait ; il allait mourir. Cependant une volonté impérieuse, quelque chose de plus puissant que son destin, le tenait encore debout, en face de la famille royale. Qu’attendait-il ?… La porte s’ouvrit. Les bourreaux rentrèrent, annonçant que justice était faite. Alors Théodote se dressa, et rassemblant ses forces, bavant de douleur, il cria ceci à la face du roi, à la face des deux princesses et d’Andranodore :

— J’ai menti ! Ni Thrason, ni les satellites n’étaient coupables. Les vrais coupables, leurs noms, vous ne les connaîtrez jamais. Ils se sont fiés à moi et si bien ils savent qu’ils ne seront pas trahis, qu’à cette heure ils se promènent librement dans Syracuse, humant l’air tiède et le soleil.

Un éclat de rire guttural sortit du trou noir de sa bouche.

— Qu’on le fasse mourir ! hurla Hiéronyme.

Mais c’était inutile. Théodote, s’abattant sur les dalles, venait de rendre le dernier soupir.


Chapitre ii


ussitôt que Praxilla eut rejoint Dorcas dans la cité souterraine, elle l’entraîna vers le socle brisé d’une colonne où ils s’assirent côte à côte. Jamais l’hiérophantide n’avait paru aussi agitée sous ses voiles. Son cœur, en battant, dérangeait les plis de l’étoffe, comme un oiseau enfermé. Avant d’avoir repris haleine, elle se tourna vers l’ami qui l’écoutait, et lui dit d’une voix palpitante :

— Dorcas ! oh ! combien il me tardait de vous revoir, Dorcas !

Dorcas ne répliqua rien ; il craignait que l’accent passionné de ses paroles ne trahît à son tour la secrète ardeur de ses sentiments ; c’était bien assez que son visage pût être pénétré par les yeux voilés de l’hiérophantide, qu’elle vît son trouble, son émotion grandissante, chaque fois qu’il se retrouvait auprès d’elle. D’ailleurs elle allait parler encore ; s’expliquant avec plus de calme, elle reprit :

— Avec la mort d’Hiéron, que de choses changées autour de nous ! Je ne vous ai pas vu depuis la veille de ce triste jour. Nous nous étions rejoints dans le passage secret, près du Portique. Vous en souvenez-vous ? Et vous me disiez : Zeus soit loué de prolonger ainsi l’existence d’un si bon roi !

— Je m’en souviens, fit Dorcas. Hélas ! il ne faut jamais se flatter des bénédictions divines, car jamais on ne les mérite entièrement. Sait-on, lorsqu’on se félicite de voir la lumière, si le lendemain on ne sera pas plongé dans les ténèbres ?

Praxilla poussa un profond soupir :

— C’est vrai ! Les dieux dispensent eux-mêmes aux peuples les bienfaits et les châtiments, et souvent leur main droite qui tient la Justice est plus largement ouverte que la gauche qui tient la Clémence. Croyez-moi, Dorcas, le moment est proche où il faudra des holocaustes humains pour apaiser la colère du grand Zeus.

Sa voix charmante avait pris une intonation prophétique. Dorcas tressaillit :

— Qu’est-ce qui vous fait parler ainsi, Praxilla ? L’Éponyme vous aurait-il donné un avertissement secret ?

— Non. Rien ! Aucune parole n’est sortie de ses lèvres, si ce n’est qu’il nous a recommandé à toutes de redoubler de ferveur dans nos supplications. Mais le danger qui menace Syracuse est certain ; j’en ai reçu des signes qui ne concordent que trop avec l’inquiétude publique. Presque chaque nuit, mon sommeil est troublé par des rêves extraordinaires : je vois une pluie de sang tomber sur la ville, et des épis flamboyants comme des glaives se lever dans les sillons. Oh ! Dorcas, la guerre est prochaine, la cruelle guerre…

Un sanglot gonflait sa poitrine. Et Dorcas, habitué à la connaître d’après les moindres tressaillements de ses gestes et de ses paroles, restait immobile et muet auprès d’elle. Une surprise indicible le prenait à voir pour la première fois s’affaiblir l’âme énergique de l’hiérophantide. N’avait-elle pas été élevée comme lui, comme eux tous, les Doriens et les Doriennes de Syracuse et de Sparte, dans l’idée, dans l’espoir même de la bataille qui avait affermi leur empire sur la surface du monde et augmenté leur patrimoine de gloire ? Et Praxilla, par le fait même de son sacerdoce, n’était-elle pas plus que personne désignée pour professer, pour encourager l’héroïsme ?

Cependant la jeune prêtresse s’était rapprochée de lui dans un gracieux mouvement d’abandon :

— Rassurez-moi, Dorcas ; dites-moi que mes terreurs sont vaines !

— Je le voudrais, répondit Dorcas, mais je ne saurais mentir. Vos rêves, Praxilla, sont frères de mes pressentiments. Ils vous disent ce que me disent mes pensées quand je détourne mes yeux du présent pour les reporter sur l’avenir. Et le présent même est plein de ténèbres ; en pourrait-il être autrement avec un prince aussi monstrueux que celui qui nous gouverne ? Des oreilles qui ne savent point écouter, une bouche qui ne s’ouvre que pour l’insulte, la personne du monarque presque toujours inaccessible, et un raffinement de débauche, une cruauté sans exemple parmi les hommes : voilà à peu près de quelle manière s’est révélé jusqu’à présent à ses sujets le successeur du noble et vertueux Hiéron. Il semblerait qu’il s’applique à défaire tout ce qu’avait fait son aïeul. En dépit d’Archimède et de moi, il a rappelé au palais l’orfèvre Orthon qui en avait été chassé ignominieusement, ayant été convaincu de supercherie. Encore n’est-ce là qu’un trait qui pourrait passer pour de l’enfantillage. Une chose plus grave, c’est qu’il a rappelé aussi d’Afrique son ancien précepteur Himocrate, que le peuple avait banni jadis, et qui cingle en ce moment vers l’Île avec son frère Épicyde.

— Comment ? dit Praxilla en tressaillant, Himocrate va revenir ? Mais alors c’est le parti de Carthage qui va se trouver fortifié et rétabli dans l’enceinte même de la ville !

— Oui, et ce n’est là que la moitié du danger : si Carthage nous menace, Rome n’est pas moins à craindre. Depuis qu’au théâtre, devant le peuple assemblé, Andranodore, prenant l’enfant par la main, le proclama roi malgré les huées de la multitude, Hiéronyme et son oncle n’ont pas cessé de mettre sur le compte des émissaires romains ce qui a été tenté de divers côtés pour abolir leur fortune. Bref, ils cherchent par tous les moyens possibles à perdre l’amitié de Rome que le vénérable Hiéron avait eu tant de peine à conquérir. Savez-vous comment Hiéronyme a reçu la dernière ambassade que le consul Marcellus lui a envoyée pour lui proposer de renouveler l’alliance qui avait subsisté entre Rome et son aïeul ? En demandant à l’envoyé de Marcellus des nouvelles de la journée de Cannes. Voilà certes une injure qui ne sera pas facilement oubliée.

L’hiérophantide ne put dissimuler un geste d’impatience.

— Mais les tuteurs, les quinze tuteurs que l’on avait imposés à ce jeune insensé, que font-ils donc ? Où sont-ils ?

— Plusieurs se sont exilés volontairement ou ont eu recours au suicide plutôt que de subir tant de caprices odieux. Les autres n’osent parler. En réalité, c’est l’épais Andranodore qui règne et gouverne, tout en laissant Hiéronyme remplir les offices extérieurs qui flattent sa vanité.

— Zeus puissant, à quoi penses-tu ? soupira l’hiérophantide.

Dorcas ne disait plus rien. Il regrettait presque de s’être laissé aller à retracer devant les yeux de Praxilla le tableau de ce qu’il voyait tous les jours. Encore avait-il atténué à dessein certaines couleurs trop vives touchant aux débordements du jeune Hiéronyme, et des deux princesses. Maintenant il se taisait. L’hiérophantide, la tête entre ses mains, semblait plongée dans une méditation profonde. Sans doute songeait-elle aux moyens de défendre la ville, de la préserver contre la double menace qui planait sur elle aujourd’hui. Que de fois ensemble, au temps de la paix, ils avaient causé de ces choses, soulevé d’une main hardie le masque de l’avenir ! Et toujours une même pensée, un même enthousiasme leur avait suggéré les mêmes résolutions : se sacrifier entièrement, corps et âme, pour le bien de la patrie.

Aurait-elle changé depuis lors, l’hiérophantide ? Certes, Dorcas ne le croyait point. Mais combien il la trouvait différente de ce qu’il en attendait ! Combien il la sentait émue, chancelante sous ses voiles ! Qu’allait-elle lui dire à présent ? Le grand silence de l’hypogée pesait sur eux ; la lumière blanche les enveloppait. En face du tombeau où ils étaient assis, un des autels de Perséphone étalait sa pierre grise et nue ; et c’était l’autel même où naguère Praxilla avait effeuillé le sang de sa couronne de pavots…

Elle releva la tête enfin, et sa bouche laissa tomber un seul mot, lentement :

— Dorcas !

Ainsi, c’était lui qu’elle appelait, lui à qui elle songeait. Il tressaillit.

— Dorcas, pardonnez-moi, excusez-moi de vous parler de vous-même. Mais je voudrais vous faire une prière. Je sais que vous êtes brave, que votre témérité peut aller jusqu’à l’imprudence. Et dans ce palais où se commettent tous les jours tant de crimes, vous n’êtes pas en sûreté, Dorcas.

Il la regarda cette fois avec une angoisse étonnée :

— Praxilla, dit-il, ma vie ne doit pas compter en un tel moment.

Alors elle se reprit et, plus doucement :

— C’est pour le bien de la ville, pour notre Syracuse tant aimée que je vous dis cela. Si vous devez mourir, que ce soit du moins en la défendant, mais non par le fait d’une volonté inepte et tyrannique !

Ses mains s’étaient jointes, ses mains si pures qui étaient tout ce qu’il connaissait d’elle… Il détourna les yeux pour ne pas se laisser amollir ; elle continua :

— Promettez-moi de quitter le palais et de vous établir aux Épipoles. Croyez-moi, votre place est là ; là, vous serez à l’abri des caprices du tyran, en même temps que vous pourrez plus aisément prévenir et repousser les attaques. Il faut le faire, il le faut avant l’arrivée d’Himocrate et d’Épicyde. Après il serait trop tard ; car leur premier soin, n’en doutez pas, sera de vouloir prendre par eux-mêmes possession de ce poste important.

— Vous avez raison, dit Dorcas. Les Épipoles sont en effet la clef de la défense de la ville. J’irai m’y établir dès demain, tandis qu’Hiéronyme ne songe pas encore à me retirer les pouvoirs que m’avait conférés Hiéron.

Praxilla se leva. Et Dorcas sentit qu’un grand apaisement s’était fait en elle.

— Venez, suivez-moi, murmura-t-elle tout près de sa bouche.

Elle le conduisit au pied de l’autel gris et nu de Perséphone. Là, elle le fit se prosterner à ses côtés ; et sa voix vibrante, qui si souvent avait ému Dorcas jusqu’aux entrailles, résonna de nouveau sous les voûtes de la ville funèbre :

— Ô Déesse, voici que je t’amène Dorcas. Dorcas est à genoux près de moi devant ta majesté suprême. Prends-nous tous les deux, accepte le sacrifice de nos deux vies, fais que nous mourions ensemble pour le salut de notre patrie commune.

Elle s’arrêta, et reprit d’une voix plus vibrante encore :

— Ô Déesse, toi qui parcours le cycle tour à tour lumineux et sombre du Cosmos, tu lis au fond de nos cœurs, car on ne peut rien te cacher, à toi l’auguste souveraine de nos destins ! Toi seule as pénétré notre inquiétude : tu sais que j’aime Dorcas et que Dorcas m’aime. Tu sais que j’aime Dorcas d’un profond et insurmontable amour. Tu as vu mes larmes, mes ardeurs, mes ravissements. J’aime Dorcas plus que l’ivresse de la lumière, plus que la beauté immarcescible des flots. Je l’aime au point de ne pouvoir lui taire mon secret, et, tu le vois, Déesse, c’est à tes pieds que je viens lui en faire l’aveu. Je serais morte cent fois plutôt que de lui dire mon amour face à face, si tu n’étais entre nous pour nous protéger. Mais tu es notre égide et notre sauvegarde ; tu ne permettras pas que jamais rien d’impur, rien de sacrilège, se glisse entre nous. Tu exalteras au contraire nos volontés jusqu’à la hauteur du sacrifice que nous t’offrons ici, dans ta ville souterraine, ô Perséphonéia, pareils à deux fiancés de la mort. Et tu nous donneras des forces nouvelles pour garder dans la connaissance de notre amour la même sagesse que dans notre état d’ignorance, alors que chacun de nous se croyait seul atteint du mal qui nous consume tous deux.

« Ô Déesse ! entends les sanglots de Dorcas qui s’échappent, lourds et convulsés, de sa poitrine, comme un torrent inapaisé. Reçois ces sanglots de mon amant, ô Déesse ! Reçois-les dans ton sein, aux délices intimes de ton âme, ces larmes sacrées de l’amour que ne peuvent recevoir ni le sein ni l’âme de l’hiérophantide sur lesquels tu as apposé ton sceau… »


Chapitre iii


iéronyme dormait encore quand Himocrate et Épicyde, qui avaient débarqué dès l’aube par le Trogilos, au nord de la ville, firent leur entrée dans le palais. Himocrate n’avait pas vieilli pendant ses années d’exil ; c’était toujours le même soldat brûlé par le soleil d’Afrique, aux prunelles claires dans un visage basané, à l’allure froide et hardie. Quant à Épicyde, il semblait avoir été fait avec les rebuts de la personne de son frère ; petit et court, il avait la physionomie neutre, le poil rare, un air de dissimulation et de gêne. Derrière Himocrate, il avait plutôt l’aspect d’un courtisan que d’un allié ; il marchait dans la trace de ses pas et copiait son attitude sur la sienne.

Quand ils eurent été introduits dans la salle qui précédait immédiatement la chambre où couchait le jeune prince, Himocrate, d’un coup d’œil, prit connaissance du lieu. Il vit combien tout était plus somptueux et plus riche qu’au palais d’Ortygie, anciennement habité par Hiéron. Et il ne s’en étonna point. Il savait d’avance, en regagnant Syracuse, à quel degré exact de corruption son ancien élève devait être arrivé. L’orgueil, la cruauté, la luxure n’avaient pu manquer d’accomplir leur œuvre. Ici tout parlait de mollesse et de volupté. Les sièges étaient façonnés de telle sorte qu’il était impossible de s’y tenir autrement que couché ; les peintures, les sculptures ne représentaient que des scènes ou des images lascives. Au fond, un groupe d’une exécution admirable montrait l’enlacement pernicieux d’un Silène et d’un jeune faune ; le vieillard et l’enfant, agrippés à la crête d’un rocher, redressaient leurs torses d’un même mouvement convulsé ; et tant de vie était en eux qu’on devinait courir la moelle au long des échines de marbre. Il y avait aussi la statue d’Hiéronyme en Bacchus et celle de Callon en Ganymède ; l’un et l’autre se faisaient face aux deux angles de la salle. Hiéronyme avait posé, vêtu d’une légère chlamyde qui dissimulait la plastique défectueuse de son corps ; mais Callon était nu — nudité admirable à laquelle pouvaient se comparer seulement les plus purs chefs-d’œuvre inspirés à Praxitèle par la beauté triomphante des éphèbes ! Un curieux tableau à la cire occupait toute la paroi médiale, évoquant l’histoire de Pasiphaë. Un vase de porphyre, monté sur des griffes d’or, contenait dans ses flancs, en transparence, les formidables amours du Cyclope et des nymphes Etnéides ; — et, comme si c’eût été l’odeur même de tant de luxures évoquées, des jacinthes invisibles, macérant dans du suc de jusquiame au fond du vase, épandaient une haleine tiède et lourde dont les cerveaux étaient envahis.

— Le roi tarde bien à venir, murmura craintivement Épycide.

— Qu’importe ? fit Himocrate en levant les épaules.

Mais un rideau se souleva et Hiéronyme parut. Il était seul et, malgré l’intimité de l’heure, avait déjà coiffé le diadème. Il avança lentement, et sourit aux deux hommes d’un sourire froid et compassé.

— Enfin ! leur dit-il, vous venez m’aider à me débarrasser de mes ennemis.

Et tout de suite il s’expliqua sur ses désirs ; la fantaisie de jouer au conquérant le prenait. Dès le lendemain on partirait pour Léontium, passer en revue les troupes du général Dinomède qui avaient été envoyées là-bas pour tenir tête à celles de Marcellus. Léontium, aux fertiles vallées plantées de céréales, ne pouvait devenir la nourrice, la pourvoyeuse de Rome, alors que Syracuse en était maîtresse depuis plus d’un siècle. C’était cette domination qu’il importait de rétablir d’une façon inébranlable.

— Certes ! dit Himocrate, voilà qui est parfait. Mais les tuteurs, les nombreux tuteurs que vous a imposés Hiéron, les avez-vous consultés ?

Hiéronyme, qui s’était couché, se redressa :

— Inutile ! Mes quinze ans sont révolus depuis hier. Hier c’était le jour anniversaire de ma naissance, et je l’ai passé à boire du vin de Byblos avec mon ami Callon. Mais auparavant j’ai fait acte de souverain, je me suis débarrassé de mes tuteurs, et l’on en a tué deux ou trois dont la fidélité m’était suspecte.

— Et votre oncle Andranodore ? risqua Épicyde.

— Oh ! lui et moi nous avons toujours été d’accord. Vous savez qu’il déteste les Romains. C’est lui-même qui gardera la citadelle pendant notre absence, et Dorcas veillera sur le reste de la ville, du Fort Euryale où il est installé déjà.

— Ah ! fit Himocrate, vous avez laissé Dorcas prendre possession de mon ancien poste ?

— Parfaitement, et d’autant plus volontiers que sa présence me gênait dans le palais. Y trouveriez-vous à redire ?

Il regardait Himocrate d’un air arrogant. Mais de ses prunelles claires l’Africain soutint ce regard ; et le jeune tyran détourna les yeux : il avait retrouvé son maître.

— Nous causerons de cela plus tard, répondit Himocrate. Pour l’instant, Épicyde et moi nous allons tout préparer en vue de l’expédition. De quelle façon, avez-vous l’intention de vous rendre à Léontium ?

— À cheval. La distance n’est pas longue : une trentaine de milles romains, tout au plus. Cela me reposera de mes courses en char.

Il se leva et regagna sa chambre ; et l’on entendit, familière, la voix de Callon qui disait :

— Alors, c’est sérieux ? On va aller se faire tuer là-bas ?

— Quel risque y a-t-il ? répondit Hiéronyme. Himocrate et Épicyde m’accompagnent ; et d’ailleurs tu seras près de moi pour me protéger !

Le lendemain, le jour s’était levé radieux sur Syracuse. On avait vu s’éloigner sous une des arches de l’Hexapyle le roi et sa suite, si nombreuse que les pas des chevaux dans la poussière de la route faisaient monter un nuage blanc qui obstruait l’air.

— C’est égal, disait Gullis (elle s’était rendue jusque-là pour voir défiler le cortège), moi, à la place du jeune tyran, je ne partirais pas tranquille. A-t-on jamais vu un prince s’en aller en guerre sans avoir fait un don à la Fortune ?

— Par Hermès ! — répondit un marchand d’olives, — Hiéronyme est d’avis que les dieux n’ont pas besoin qu’on leur fasse de présents. L’argent est bien mieux placé entre ses mains. Puis ce n’est pas une vraie guerre, un simulacre seulement. Une fois ses troupes passées en revue pour la forme, le tyran reviendra. Et gare alors à ceux qui ne se trouveront pas là pour l’applaudir !

La figure jaune d’Orthon apparut parmi les groupes.

— Et qui donc n’applaudirait pas un jeune prince aussi courageux ? Ne voilà-t-il pas la meilleure réponse aux calomnies qu’on se plaît à répandre contre lui ? Il pouvait rester tranquillement dans son palais à jouir de toutes les délices, et, au lieu de cela, il part, il va au secours d’une de ses possessions menacées.

— À votre aise ! reprit le marchand. Pourvu au moins qu’en défendant Léontium contre les Romains il ne la livre pas à Carthage !…

Cependant, il semblait que le départ du tyran eût soulagé toutes les poitrines. La gaieté du peuple, contenue depuis la mort d’Hiéron, resurgissait brusquement ; et c’était comme un jour de fête où les gens dans les rues, sur les places, le long des deux ports, se promenaient librement, causaient à voix haute, respiraient sans crainte. Vers le soir, un orage violent éclata ; une nuée rouge enveloppa la ville ; au-dessus du cap Plemmyrium les éclairs se succédaient avec une rapidité effroyable, illuminant la mer dont les flots convulsés paraissaient noirs. Alors les promenades furent vidées en un instant, et chacun en hâte s’enferma dans sa demeure.

Tout dormait depuis longtemps, lorsque sur les hauteurs de l’Hexapyle la galopade effrénée d’un cheval se fît entendre ; ce fut comme une trombe qui traversa d’un seul jet Tyché, l’Achradine, et qui vint s’abattre devant la citadelle, au seuil d’Ortygie. Un mot de passe fut donné, les portes s’ouvrirent. Et Callon, rompu et fumant, courut jusqu’auprès d’Andranodore.

Hiéronyme venait d’être assassiné. Cela s’était fait en un tour de main, si promptement que l’on ne s’en était aperçu que lorsqu’on avait vu le jeune roi abattu par terre, ensanglanté. Arrivé à Léontium, il avait été obligé de descendre de cheval pour traverser une rue en pente, très étroite, qui conduisait au forum où il devait rejoindre les troupes commandées par le général Dinomède ; ses satellites le suivaient, mais, l’un d’eux s’étant arrêté pour remettre un lien de sa chaussure, Hiéronyme pendant une seconde était resté seul. Alors quelqu’un, sortant d’une maison voisine, s’était jeté sur lui : un coup de poignard, et le nouveau tyran de Syracuse avait rendu l’âme.

— Il n’y a pas une minute à perdre, dit Andranodore. La ville se soulèvera et réclamera son indépendance aussitôt qu’elle apprendra la mort d’Hiéronyme ; il faut s’assurer avant tout du grenier aux vivres : un peuple affamé est vite soumis.

Callon, épuisé, ne disait plus rien. Il s’était couché sur un tapis, ses bras nus noués au-dessus de sa tête ; et l’on voyait, sous sa chlamyde rouge, son cœur tressauter dans sa poitrine. Était-ce la rapidité de la course, le chagrin d’avoir perdu le camarade royal de ses jeux et de ses plaisirs ? Andranodore ne s’en inquiéta point. Il remit au lendemain les larmes vaines et courut prévenir les hoplites. Mais au milieu de la nuit la ville fut réveillée en sursaut. Des appels aux citoyens, des cris d’alarme remplirent tout à coup le silence. Himocrate et Épicyde arrivaient à leur tour, bride abattue, secouant au-dessus de leurs têtes les vêtements d’Hiéronyme, sanglants drapeaux qu’ils agitaient dans les demi-ténèbres de cette nuit fatidique. Et aux fenêtres des maisons, sur les terrasses des toits, dans la rue, les habitants se montraient, effarés, inquiets, ne sachant encore s’ils devaient maudire ou exalter le sort qui les délivrait de la tyrannie. Minute d’anxiété, où l’âme de Syracuse flottait dans le vide, incertaine, comme un oiseau, échappé de sa cage ouverte, ne sait où poser son vol.


Chapitre iv


’effervescence était à son comble. Andranodore, accusé d’aspirer à la tyrannie, avait été exécuté brutalement comme il se rendait au Timoléontium pour y expliquer sa conduite. Et les deux princesses, réfugiées aux autels secrets de leur palais, avaient subi le même sort, bien qu’elles eussent supplié et imploré grâce, au nom de leur père Hiéron dont la mémoire était vénérée. Mais c’était justement le souvenir des vertus de l’ancêtre qui rendait plus odieux à la multitude les vices de ses descendants. On avait juré l’extermination de toute la race des tyrans et décidé que ce sang, jusqu’à la dernière goutte, serait répandu.

Mais quelle était la main qui avait frappé Hiéronyme ? Cette fois encore il avait été impossible de savoir comment s’était ourdi le complot ; les Syracusains en rejetaient la responsabilité tour à tour sur les Romains et sur les Carthaginois. Dans cette incertitude les partis se formaient, la population se divisait en deux camps : tout ce qui était soldat détestait le nom de Rome, et les bourgeois en majorité professaient la même haine pour Carthage. Himocrate et Épicyde avaient profité du trouble général pour se faire nommer préteurs et introduire leurs troupes dans la ville. On voyait maintenant les emblèmes guerriers des Africains, les cavales aux crins hérissés, se mêler aux jeunes Victoires ailées peintes sur les étendards. Et Marcellus continuait à envoyer message sur message à Syracuse pour démentir les intentions belliqueuses qu’on lui prêtait, et offrir de nouveau l’alliance de Rome.

Il fallait prendre un parti pourtant. Le temps passait, augmentant le désarroi et l’anarchie ; l’assemblée du peuple fut convoquée.

Ce jour-là, dès le matin, Orthon allait et venait sur l’immense place du Timoléontium. Pour ceux qui auraient observé son manège, il eût été visible qu’il s’était mis aux gages d’Himocrate. N’était-ce pas là d’ailleurs la meilleure manière de poursuivre sa vengeance contre Dorcas qui avait toujours été opposé à la politique africaine d’Hiéronyme ? Puis le Carthaginois était généreux ; il n’y regardait pas à récompenser largement les services rendus. Si lui et Épicyde avaient été nommés préteurs, c’était en grande partie aux habiles manœuvres de l’orfèvre qu’ils le devaient. Maintenant il s’agissait de gagner une bataille plus grosse encore et d’assurer définitivement dans Syracuse la suprématie de Carthage.

Peu à peu l’on arrivait sur le Timoléontium. À partir de seize ans, tout citoyen avait le droit de prendre part aux débats. Et l’on voyait les vieillards et les jeunes hommes se coudoyer dans un même empressement inquiet. C’était là qu’ayant recours au Pétalisme, les Syracusains quelques années auparavant avaient banni Himocrate. Que les choses étaient changées depuis ! Il semblait qu’en perdant le bon roi Hiéron le peuple eût perdu le sentiment de sa liberté, et que, livré à ses propres forces, il ne sût plus la défendre.

Cependant du haut de l’estrade les harangues succédaient aux harangues. Le magistrat Apollonide venait de prendre la parole à son tour et on l’écoutait, car il passait pour incapable de se laisser suborner. Il parlait, un peu penché sur le peuple ; sa voix vibrait : « Jamais, disait-il, un État ne s’est trouvé aussi près de son salut ou de sa ruine. En effet, si tous d’un consentement unanime vous embrassiez le parti des Romains ou celui des Carthaginois, la paix comme par enchantement reparaîtrait dans vos murs. Mais le désaccord est entre vous, si bien que la guerre que se font avec tant de violence les Carthaginois et les Romains ne le cédera en rien en acharnement à la guerre intestine qui vous menace, puisque dans l’enceinte même de la ville chaque parti a ses troupes, ses armes, ses généraux. Laquelle, me direz-vous, des deux alliances serait la plus utile ? Cette question, si importante qu’elle puisse être, n’est pourtant que d’un intérêt secondaire : n’avoir qu’un seul sentiment, tel devrait être le but de tous les efforts. Toutefois l’autorité d’Hiéron doit avoir dans vos souvenirs plus de poids que celle d’Hiéronyme pour le choix des alliés ; et l’amitié de Rome, dont on a fait pendant cinquante ans une si heureuse épreuve, ne devrait-elle pas être préférée à celle d’une nation aujourd’hui incertaine, autrefois perfide ? Enfin, une autre considération décisive, c’est que vous pouvez vous refuser à tout accord avec les Carthaginois sans entrer en guerre avec eux, tandis qu’avec les Romains il vous faut immédiatement avoir ou la paix ou la guerre. Choisissez ! »

Il y eut un grand tumulte. Les paroles d’Apollonide avaient resserré le dilemme entre les griffes duquel se débattait l’opinion. De violents débats s’engageaient parmi la foule. Orthon courait d’un groupe à l’autre, excitant le zèle des partisans de Carthage, cherchant à convertir en prosélytes ceux qui restaient encore indécis. Mais il n’était pas toujours bien reçu. Le prestige indéfectible de Rome, son appui contre l’ingérence africaine, c’était là pour beaucoup — pour l’élite des délicats qui s’obstinaient à appeler les Africains des « Barbares » — c’était là de quoi faire pencher la balance de l’autre côté. Les noms de Marcellus et d’Annibal cinglaient l’air, résonnaient comme des fanfares, semblaient deux épées qui s’entre-croisaient au-dessus des milliers de têtes. Et les gestes menaçants et passionnés ponctuaient les paroles. Des pugilats s’esquissaient de proche à proche. Des horions furent échangés. Et dès lors la mêlée devint générale.

On se battait, ou se battait sur l’immense place publique de Syracuse ; on se battait avec une ardeur sauvage, sans ordre, sans discernement, sans souci de savoir où tombaient les coups. Du sang jaillissait des faces convulsées ; du sang fusait à travers les poings fermés, à travers les bouches ouvertes ; le bruit des membres cognés, le heurt des épaules furieuses remplaçaient l’harmonie des paroles, tout à l’heure distinctes. Sous un ciel très clair, qui rendait plus flagrants les moindres mouvements de la multitude, devant le tombeau de Timoléon couronné de roses, entre les statues de la Concorde et de l’Abondance dont les visages paisibles souriaient au peuple, on se battait avec rage, avec frénésie. Et il y avait déjà des vides entre les fronts serrés et noirs ; entre les corps tassés et grouillants il y avait, çà et là, la place étroite d’un cadavre…

Depuis qu’Apollonide en était descendu, l’estrade était inoccupée. Tout à coup, on y vit surgir, escortée par Dorcas, la haute stature d’Archimède. Il étendit les bras ; et ce fut comme si l’image de la patrie avait apparu devant la foule. Depuis la mort d’Hiéron et le massacre de la famille royale, l’illustre savant s’était tenu à l’écart dans Ortygie désertée. Il avait vieilli avant qu’on s’en aperçût, et sa barbe, toute d’argent maintenant et qui semblait moins épaisse, formait une auréole lumineuse autour de sa bouche. Dans la pauvreté volontaire de ses vêtements, dans l’auguste simplicité de ses gestes, il évoquait les belles époques de la liberté ; il reposait les yeux de tant de luxe insolent, de tant de débauches éhontées qu’avaient étalés, au mépris des traditions de leur race, le jeune Hiéronyme et les deux princesses. Et, les mains étendues sur la foule subitement calmée, Archimède parla aux Syracusains comme s’ils eussent été ses enfants :

« Est-il possible que vous en soyez venus là ? Que des Syracusains se battent pour autre chose que pour la défense de leurs droits ? En me rendant au milieu de vous, je croyais n’entendre qu’un seul mot tomber de vos lèvres : Syracuse ! Et j’entends au contraire l’Agora résonner des deux noms les plus redoutables à la cause syracusaine : les noms de Rome et de Carthage ! Pensez-vous vraiment qu’il soit nécessaire de vous livrer à la protection humiliante de l’étranger et de mettre entre ses mains, sous sa sauvegarde, les intérêts les plus sacrés de la patrie ? On se réclame d’Hiéron, pour vouloir vous imposer l’alliance de Rome. Or qu’a fait Hiéron, je vous le demande, si ce n’est de travailler avec prudence, mais d’un infatigable effort, à dégager la ville de tout tribut ? Et le plus beau jour de son règne n’a-t-il pas été celui où, rendant grâces aux dieux, il put annoncer à son peuple que la dernière redevance était levée enfin ? Ce jour-là, dans son profond amour pour la justice, dans le sentiment qu’il avait d’avoir accompli sa tâche, il fut sur le point de déposer sa couronne sur l’autel de Zeus et de rendre à son peuple la liberté. Que dirait-il, maintenant que cette liberté vous est acquise, de vous en voir faire un si pitoyable usage ? Oui, que dirait-il, le noble et tutélaire Hiéron, de voir la ville livrée à des bandes de mercenaires qui l’infestent, et de vous trouver changés à ce point que des Gaulois aux gages de Carthage ou des Celtibériens à la solde de Rome vous dictent leurs volontés, et soufflent à travers vous leurs discordes ? Ah ! plutôt que de vous exterminer entre vous pour savoir si vous devez faire le jeu de l’un ou de l’autre des partis ennemis, songez à redevenir vous-mêmes, et commencez par chasser hors de vos murs toute cette tourbe qui vous divise. Je vous le dis avec certitude : jamais le calme ne renaîtra dans Syracuse, tant que vous supporterez ces éléments étrangers dans la ville et dans l’armée. Pourquoi hésiteriez-vous ? Serait-ce la perspective d’une guerre qui vous fait peur ? Je ne puis le croire : n’est-il pas de tradition chez tous les peuples doriens de regarder la paix comme un luxe acquis au prix de beaucoup de sacrifices, et la guerre comme une nécessité fatale ? En tout cas, je vous le répète : n’importe quel danger dont vous pourriez être menacés du dehors serait préférable aux convulsions de la guerre civile, à cette lutte fratricide qui vient de faire couler votre sang et qui ne tarderait pas à vous décimer. »

Archimède se tut ; mais il resta debout sur l’estrade, contemplant la multitude. Un souffle d’air pur qui eût traversé l’atmosphère et dissipé les miasmes malsains, n’eût pas agi plus efficacement que les paroles frémissantes du grand vieillard rappelant les Syracusains à leur antique et salutaire amour pour la liberté. Le revirement s’était opéré tout à coup, sans transition, sans hésitation apparente. Dans le même instant toutes les bouches qui s’insultaient tout à l’heure avaient retrouvé l’unisson, et sur l’immense Timoléontium, devant le tombeau du plus ferme défenseur de la patrie, entre les statues harmonieuses de la Concorde et de l’Abondance, ce fut une seule clameur répercutée de quartier en quartier, portée jusqu’aux confins de Syracuse sur le front lauré des jeunes Victoires : « Nous ne voulons ni de Marcellus ni d’Annibal, ni de Rome ni de Carthage ! Nous voulons être nos maîtres et garder nos libertés intactes ! » Et le Pégase d’or, fier, indompté, aux narines frémissantes, à la bouche vierge du frein, le Pégase d’or, emblème d’une fierté jamais asservie, plus glorieusement sembla planer sur la ville.

La journée était déjà aux deux tiers écoulée ; mais il restait encore assez de temps pour mettre à exécution les résolutions qui venaient d’être prises. On courut à la fois sur les deux ports, où des bandes d’ouvriers cosmopolites, les bras nus, déchargeaient les marchandises ; à Ortygie, devant la citadelle où se tenaient les soldats ; chez les riches négociants de l’Achradine ; dans les villas somptueuses de Tyché, assises parmi les lentisques onduleux. Et partout, avec une impatience qui n’admettait pas de rémission, les mêmes questions étaient posées : « Êtes-vous citoyen de Syracuse ? Avez-vous le droit de prendre part aux délibérations de l’Assemblée ? — Non ? Alors retournez chez vous. Nous n’avons que faire de vos personnes ! » Et s’ils protestaient ou s’ils tardaient, on les expulsait de vive force, la lance au dos. Et bientôt l’exode commença. Par les routes larges on voyait défiler des chars noyés de poussière ; et des piétons encombrés de fardeaux s’en aller le long des champs, lentement, entre les haies fleuries de marjolaines.

Quand le soleil se coucha sur les eaux du Trogilos, la ville se trouvait purgée de tout élément qui fomentait en elle la discorde. Et Théophraste disait à Dorcas, près de qui il s’était rendu au Fort Euryale : « Voilà le premier acte sensé que le peuple ait accompli depuis la mort du grand roi Hiéron ; mais il était temps : l’or de Syracuse passait peu à peu aux mains des étrangers, son esprit subissait les influences les plus contraires ; et ses jeunes gens même se laissaient séduire par des femmes venues de loin qui ne cherchaient qu’à dissiper leur courage.

— Oui, répondit Dorcas, le mal est déjà peut-être plus profond qu’on ne le pense ; mais l’essentiel est que le ver ait été extirpé du fruit.


Chapitre v


raxilla était seule sous le Portique de la fontaine Aréthuse. Elle savait que la crise touchait à son terme. L’Éponyme lui avait dit la veille… En ce moment même dans la plaine heureuse de Cyané, près du temple de Zeus Olympien, l’ambassadeur de Marcellus et les magistrats de Syracuse décidaient ensemble de la paix ou de la guerre. Et cette partie décisive se jouait sur des malentendus, sur des mensonges. Les affaires de Léontium avaient tout à coup tourné au tragique ; les Romains s’étaient emparés brusquement de la ville qu’ils convoitaient depuis longtemps, et Himocrate en avait profité pour semer contre eux de fausses nouvelles, annonçant qu’ils avaient fait massacrer là-bas toutes les troupes syracusaines, tandis qu’il faisait lui-même massacrer les Romains sur les bords du fleuve Hyla. De part et d’autre on était exaspéré. Il fallait des excuses ou du sang.

Serait-ce la paix, serait-ce la guerre ? Praxilla se le demandait avec angoisse. Tout ce qui avait flotté à ce sujet dans son esprit depuis les premiers prodromes de l’agitation, tout ce qui avait été pressentiments, menaces vagues, intuitions confuses, s’évoquait maintenant à ses yeux avec la netteté d’une fresque éclairée par le soleil au fronton d’un édifice. La paix ? la guerre ? Et avec elles, avec l’une ou l’autre de ces choses, tout changé soudain dans la ville, tout changé dans le cœur des hommes, dans la destinée des femmes, dans l’avenir des enfants. La guerre ? Elle ne l’avait jamais vue autrement qu’en songe. Depuis qu’elle était entrée à quinze ans sous le saint Portique pour prendre le voile des Vierges, jamais le bruit même lointain d’une bataille n’était arrivé à ses oreilles. Pourtant le jour où l’Éponyme l’avait touchée au front en la ceignant du bandeau, il lui avait dit ces paroles : « Praxilla, fille de Thyménitès, le sort de la ville est entre vos mains. Veillez et priez nuit et jour avec vos compagnes. Que Persephonéia, dont le nom seul est redoutable, se laisse attendrir par vos supplications ; qu’elle préserve par votre entremise, la noble cité de Syracuse des ravages de la peste, du fléau de la famine, des surprises de la guerre. Vous êtes responsable devant le peuple de tous les maux qui peuvent fondre sur la patrie. » Et, depuis ce jour, elle n’avait jamais manqué d’invoquer avec ferveur la Déesse ; et ses compagnes, Zénophile au visage luisant, Anticlée et Rhénaïa, et Nais et Meltine, les deux sœurs jumelles, et Démo la brune, et la jeune Glaucé aux cheveux d’or avaient fait comme elle.

Mais en ce moment elle ne pouvait plus prier. Là-bas, au sommet des Épipoles, entouré de ponts-levis et de fossés, le Fort Euryale se dressait, isolé et héroïque, comme une sentinelle en vigie qui seule eût attendu le choc formidable d’une armée. Dorcas était là, au poste le plus dangereux, désigné aux premières attaques. Derrière, le mont Thymbris étageait ses pentes voluptueuses, le ciel s’apâlissait doucement, formant un second paysage de montagnes et de vallées d’où descendaient en se suivant de larges ombres d’un bleu de cendre. Que tout cela était apaisant et doux ! Mais Dorcas n’en jouissait point. Dorcas était enfermé dans son nid d’aigle entre ciel et terre, loin de tous les regards, de tous les rayons, loin de la vie… Dorcas, mieux qu’elle encore l’hiérophantide, était voué au sacrifice…

Un soupir s’échappa des lèvres de Praxilla. Puis elle se dirigea vers le cloître ; et devant elle, entre les colonnes, elle aperçut l’Éponyme qui la cherchait.

Le grand-prêtre lui fît signe de ne pas venir au-devant de lui, de l’attendre là, près du bassin sacré d’Aréthuse où nageaient les poissons d’argent. C’était à cette place d’ailleurs qu’il avait coutume de lui parler. Sans hâter le pas, il continuait à avancer entre les colonnes, gravement, le front baissé. Et Praxilla, droite et immobile, sachant qu’il apportait avec lui la grande nouvelle, ne put s’empêcher de laisser échapper l’aveu de ce qui torturait son âme :

— La guerre ? La guerre ? c’est la guerre avec Rome, n’est-ce pas ?

— Oui, dit enfin l’Éponyme. La conférence qui vient d’avoir lieu n’a fait qu’envenimer le conflit. Trop de brandons de discorde ont été lancés de part et d’autre pour que l’on pût songer à étouffer l’incendie. Mieux vaut en venir aux armes tout de suite. C’est ainsi du moins qu’en ont jugé les députés des deux camps.

— Hélas ! dit Praxilla. Et l’on va se battre bientôt, dès demain peut-être ?

— Ce soir même, sans doute, Marcellus viendra mettre le siège devant la ville. Les portes des murailles sont déjà fermées. Partout la défense s’organise. La nouvelle s’est répandue dans la population avec une rapidité inouïe. Au fond tout le monde s’y attendait.

L’Éponyme regarda longuement Praxilla à travers ses voiles.

— Voici que le moment est venu, ma fille, d’exercer plus efficacement votre sacerdoce. Un rôle nouveau commence pour vous. Il vous faudra relever le courage des femmes dont les maris seront sur les remparts, prier pour ceux qui succomberont, enfin vous attendre vous-même à n’être pas épargnée.

— Je ne crains pas la mort, dit Praxilla.

— La mort est une récompense, fit l’Éponyme ; pour en jouir, il faut l’avoir méritée. Courage donc, ô ma fille ! Donnez aux autres prêtresses l’exemple de la force morale, de cette confiance dans la divinité qui fait que l’âme reste impassible au-dessus des événements terrestres.

Il lui toucha le front de la main, légèrement, tandis qu’elle s’était mise à genoux. Puis il ouvrit la porte qui donnait sur la ville du côté du petit port. Une foule nombreuse d’enfants et de femmes était déjà là, venant réclamer l’assistance des Vierges. L’Éponyme se retourna vers Praxilla :

— Vous pouvez les laisser approcher. Dites-leur à tous que l’invincible Artémis veillera sur eux.

Praxilla se tint debout dans l’ouverture cintrée du Portique. Et, l’ayant aperçue, les femmes et les enfants se hâtèrent vers elle. Toute blanche, à l’entrée de ce lieu sacré, la tête nimbée du cercle d’or, elle représentait pour la foule l’idée d’une protection mystérieuse, à laquelle les moins croyants ont recours aux heures de trouble et d’angoisse. Celle qui l’aborda la première fut une très vieille femme qui descendait des hauteurs du Plemmyrium ; elle apportait une offrande pour la Déesse, des fleurs fraîches qui tremblaient dans ses mains ridées.

— Ô très pure hiérophantide, dit-elle à Praxilla, vous êtes jeune, vous ignorez les terribles tourments de la guerre. Moi, je sais. Ceux que j’aimais sont morts il y a longtemps, et mon cœur aussi est mort. Maintenant le sang peut couler sans augmenter le nombre de mes deuils ; mais je viens prier pour toutes les autres, pour les mères, pour les sœurs, pour les épouses… » Sa voix clapotait dans son gosier avec des intervalles de silence, comme de l’eau coulant sur une dalle usée ; et ses yeux semblaient aussi une eau incolore et dormante où se reflétait seulement l’image des choses extérieures. Praxilla s’aperçut dans les prunelles de la vieille désolée, de qui toutes les larmes étaient
…Ô Déesse ! entends les sanglots de Dorcas…
taries ; elle se vit dans ces prunelles d’eau morte et cela lui causa un frisson, comme si toute la tristesse de cette vie finissante se fût tout à coup transbordée en elle. Pourtant elle prit les fleurs et sourit.

— La Déesse vous entendra, dit-elle. Les meilleures prières sont celles qui n’ont pas pour mobile un sentiment égoïste, mais le bien de tous.

Devant Praxilla compatissante, la procession continua. Et c’était tour à tour, comme l’avait dit la vieille femme, des épouses, des mères, des amantes, qui venaient recommander ce qu’elles avaient de plus cher. Quelques-unes, sans parler, baisaient la main de l’hiérophantide. D’autres, dans un déluge de larmes, disaient leur douleur, faisaient des promesses. Une jeune fille, de beauté harmonieuse et parfaite, qui devait appartenir par sa naissance aux premières familles de la ville, vint à voix basse supplier Praxilla d’entendre son vœu : elle s’engageait à se consacrer elle-même au service de Perséphonéia si son fiancé était épargné par le fer des Romains. Elle disait cela à voix basse, sans trouble apparent, et Praxilla crut avoir mal entendu.

— Si votre fiancé est épargné, dites-vous ? Mais alors, la guerre finie, vous renonceriez donc à l’épouser ?

La jeune fille rougit faiblement :

— J’aime encore mieux me sacrifier pour lui et qu’il vive ! Ô très pure hiérophantide, n’avez-vous jamais éprouvé quelle force héroïque donne l’amour ?

Elle se retira, le front embelli d’espérance, la démarche allégée par la ferveur. Et Praxilla la suivit du regard, comme une jeune sœur de son âme.

Une seule personne attendait encore devant le Portique, les mains nouées sur le visage. On voyait sa chevelure blonde et mousseuse contenue dans une résille à mailles souples. Sa robe, échancrée aux épaules, laissait nue la blanche naissance de sa gorge. Une ceinture, nouée au-dessous des seins, retenait les plis de l’étoffe, qui s’ouvrait à peine aux contours des hanches et indiquait un corps étroit et gracile. La jeune femme ôta les mains de son visage et montra à l’hiérophantide des yeux clairs et brûlants, des yeux passionnés d’amante ; cependant elle dit simplement :

— C’est pour mon cher époux que je suis venue.

Et, sans attendre aucune question, elle s’épancha :

— Je l’aime tant, si vous saviez ! Personne ne peut se douter de la tendresse infinie qui est dans mon cœur. Il faudrait imaginer ce qu’il y a de plus doux dans le miel, ce qu’il y a de plus chaud dans le vin ; et il faudrait aussi connaître celui qui m’a inspiré cette grande passion. Je ne pense pas qu’aucun autre homme sur la terre soit aussi digne d’être aimé que mon cher époux.

Elle joignit les mains et ajouta :

— C’est une chose terrible de songer que la mort pourrait me le ravir. Et il est si imprudent ! si brave ! Dès qu’il y a eu des menaces de troubles dans la ville, il est allé prendre possession du poste le plus dangereux, sans même attendre qu’on l’y désignât ; et maintenant je ne le vois plus qu’à peine, à de lointains intervalles, comme si nous étions de furtifs amoureux. Mais il me suffit de savoir qu’il est vivant, qu’il respire. Ce que je ne puis endurer, c’est l’idée de le perdre pour toujours. Oh ! n’est-ce pas ? vous prierez pour lui, vous dont les prières vont droit à l’oreille de la Déesse ; vous prononcerez son nom devant l’autel matin et soir, chaque jour. Promettez-le moi, je vous en conjure !

— Je vous le promets, — dit doucement Praxilla — ; mais ce nom il faut au moins que je le sache.

— Dorcas ! Il s’appelle Dorcas ! N’allez pas l’oublier surtout ! Dorcas ! Tout le monde le connaît dans Syracuse. Quand il descend du Fort Euryale avec sa tunique blanche et ses yeux noirs, tout le monde le reconnaît et le désigne : « C’est Dorcas ! l’ancien officier du palais ! » Dorcas ! mon cher Dorcas ! Vous vous en souviendrez, dites ?…

La lune claire baignait le Portique et, une à une, les Vierges étaient venues se placer autour de Praxilla. Et la voix de l’hiérophantide, par-dessus les flots, invoquait la puissante Déesse :

« Ô Artémis invincible, Perséphonéia redoutable, maîtresse de toute destinée, veuille nous être propice !

« Ô toi qui possèdes des flèches si rapides que nul au sein des forêts profondes n’y peut échapper, et dont les jambes agiles défient à la course la gazelle aux genoux étroits ;

« Ô Vierge plus ravissante que l’aurore, plus sainte que la lumière, plus auguste que le mystère de la nuit ;

— Veuille nous être propice ! » répéta la voix unie des prêtresses.

Les invocations et les réponses tombaient lentement dans la mer. Et, une à une, comme les Vierges étaient venues, arrivaient aussi les trirèmes blanches de la flotte romaine. Elles apparaissaient dans la mer silencieuse, et s’arrêtaient à quelque distance d’Ortygie. Immobiles sous le Portique, Praxilla et les prêtresses les regardaient se balancer sur les flots d’argent.

« Ô Déesse, — reprit la voix de l’hiérophantide, — protège ceux qui vont combattre pour Syracuse : veille sur les murailles et sur les forteresses ; soutiens le courage des héros ; conserve le sang des justes ; attendris le cœur de nos ennemis.

Et elle ajouta tout bas :

— Épargne, épargne surtout Dorcas !

Une dernière trirème venait d’arriver au milieu des eaux silencieuses. La lune, dont les rayons tombaient à pic sur elle, la pénétra soudain d’une intense clarté. Un homme se tenait debout à la proue, le front nu sous la lumière éclatante de l’astre. Sa face semblait pétrie d’une autre argile que celle du commun des hommes. Son nez droit avait la fermeté d’une lame. Sa bouche imberbe luisait, pareille à la boucle d’or d’une épée. Et ses regards d’aigle embrassaient la ville, dressée devant lui comme une tour merveilleuse et haute, encombrée de trésors.

C’était Marcellus.


Chapitre vi


n s’était battu dès l’aube, sans se voir, à coups de fronde par-dessus les murailles. Les Romains avaient donné l’assaut de plusieurs côtés à la fois avec une violence inouïe. Il était évident qu’ils ne mettaient pas en question le succès prochain de leurs armes. Comment d’ailleurs en eussent-ils douté ? Marcellus avait fait avancer au-dessous des remparts le plus formidable appareil de guerre qui eût jamais menacé les murs d’une cité ; plus de soixante mille hommes campaient en réserve dans la plaine de l’Anapos ; des chevaux jeunes et spécialement dressés pour la cavalerie légère attendaient tout sellés l’instant où les soldats des légions sauteraient sur leurs croupes pour forcer les rangs ennemis ; dans les deux ports, et à l’entrée du Trogilos, cent cinquante voiles se balançaient en face des vaisseaux syracusains ; on les apercevait à distance, variées de grandeur et de forme : trirèmes, quadrirèmes et quinquérèmes, galères « subtiles » qui filaient sur l’eau avec la vitesse d’une mouette aux ailes ouvertes, et galères de fond qui portaient jusqu’à quarante bancs de rameurs étagés de la proue à la poupe comme les gradins d’un amphithéâtre, toute la flotte romaine était là, luisante et appareillée, ses agrès tendus pour la lutte navale. Cependant — et Marcellus le savait — si les Romains étaient les premiers soldats du monde, les marins de Syracuse étaient invulnérables sur leurs navires ; aussi était-ce encore des soldats qui montaient les galères romaines, et pour égaliser les chances du combat, chacune de ces galères possédait, avec l’éperon d’airain destiné à briser les flancs du bateau rival, un corbeau de fer qui l’enserrait dans ses griffes puissantes, l’immobilisait, en faisait une plate-forme solide qui permettait de se prendre corps à corps, comme sur la terre ferme.

Mais cet étalage de forces n’enlevait rien à la beauté de la flotte syracusaine. Hiéron, à la perfectionner jadis, avait mis sa fortune et son orgueil. Ses galères marchandes pouvaient en un tour de main être transformées en de terribles navires de guerre ; et le Vaisseau-théâtre lui-même, où l’on représentait pour le peuple les tableaux de l’Illiade, était machiné de façon à devenir en cas de conflit le vaisseau-forteresse, le vaisseau-amiral auquel obéissaient tous les autres.

Et certes, à lui seul, ce navire sans pareil dans l’univers écrasait de sa masse géante tout ce qui l’entourait. Baignant dans les vagues d’argent de la mer de Sicile, en face de l’ancien palais du roi, il semblait un autre palais immense et princier, une seconde citadelle imprenable. Le peuple, qui depuis longtemps en entendait vanter les merveilles et qui ne l’avait jamais vu que de loin dans une apothéose de fleurs et de lumière, venait d’être admis à le visiter ; c’était une manière de remonter les courages chancelants et d’augmenter la confiance des Syracusains dans leur fortune. Il était enveloppé d’une double carène en bois de cyprès, et sa coque aurait contenu aisément deux mille hommes. À l’intérieur, on avait ménagé, comme dans une habitation terrienne, des jardins, des étangs et des serres remplies de fleurs rares. Un temple dédié à Cypris s’élevait à l’avant du pont ; du sanctuaire lambrissé d’ivoire, on voyait onduler la masse bleue des flots, tandis que sur le parvis, incrusté de pierres précieuses, les scènes de la naissance de la Déesse marine étaient évoquées. Et il y avait encore dans le grand navire beaucoup d’autres splendeurs qui excitaient l’admiration de la foule : un gymnase, une palestre, des bains somptueux, sans compter l’immense théâtre qui occupait la partie supérieure du pont et qui avait fait place à tout un arsenal de guerre ; le vélum tendu au-dessus des mâts avait été conservé, ainsi que le merveilleux décor de tourelles où les acteurs, incarnant les héros du divin Homère, simulaient l’assaut… Les marins maintenant s’y établissaient en vigies, et la blanche mer tout autour continuait à presser ses vagues mouvantes ; les flots déferlaient avec la même profonde rumeur, tantôt durs et luisants comme du marbre, tantôt souples comme un tapis de feuilles tombées, indifférents au drame factice ou réel qui se jouait au sommet de leur crête…

Dans la ville, les ressources non plus ne manquaient point. Rien qu’à la citadelle d’Ortygie, on avait assez d’armes en réserve pour mettre sur pied en un instant une force supplémentaire de trente : mille hommes ; l’Achradine contenait des vivres en quantité abondante ; aux Épipoles on avait réuni l’élite de la défense : « les hoplites aux lourds boucliers, immuables sur leurs pieds comme sur un socle d’airain, les lèvres serrées, le front grave, accomplissant les gestes de la bataille avec la même ferveur que le prêtre accomplit un rite sacré ». C’est ainsi qu’il était de tradition parmi les Doriens de comprendre le combat ; ils l’attendaient avec une joie forte et, avant de s’y livrer, ils s’oignaient la tête de parfums, de même que pour une fête d’amour.

Ces hoplites au cœur généreux, Dorcas en avait reçu le commandement ; à leur tête il avait déjà repoussé plusieurs assauts ; mais leur nombre était limité et le reste des troupes était loin de fournir l’équivalent de leur valeur. Dans le premier élan de l’enthousiasme, des Syracusains de tout âge et de toute profession avaient pris les armes ; cela formait une cohorte tapageuse et mal disciplinée qui promettait de faire plus de bruit que de besogne et qui entravait l’action silencieuse des vrais soldats ; dans les rues et sur les places, ces guerriers d’occasion se promenaient, enseignes déployées et lance au poing, chantant des hymnes patriotiques et faisant retentir l’air du son éclatant des buccines. Himocrate les avait enrôlés, comptant ainsi s’en faire des partisans à l’heure propice, lorsqu’après les rigueurs du siège, Rome vaincue et Syracuse affaiblie, Carthage viendrait enfin consolider l’œuvre qu’il avait entreprise ; — car jamais, au fond de son cœur, l’ancien maître d’Hiéronyme n’avait renoncé à l’espoir de la tyrannie.

C’était donc Dorcas qui était le pivot principal de la défense ; parmi les généraux qui commandaient avec lui aux remparts, tous les autres, — sans parler d’Himocrate et d’Épicyde — pouvaient être accusés de soutenir, en même temps que les intérêts de la ville, quelque brigue particulière ; Dinomède et son lieutenant Sosis semblaient n’avoir pas été étrangers au meurtre du jeune roi à Léontium. Lui seul, Dorcas, veillait sur Syracuse avec un cœur dénué de toute secrète ambition ; lui seul ne souhaitait aucune autre récompense au jour du triomphe que celle du devoir accompli. Mais il n’était pas sans inquiétude sur l’issue de cette guerre ; jugeant les choses sans passion, avec le sang-froid de l’homme qui a fait le sacrifice de sa vie, il apercevait l’infériorité de l’armée de Syracuse à l’égard des forces romaines. Soixante ans de paix avaient amolli les mœurs, et si les cœurs restaient solidement trempés, les bras avaient perdu l’habitude de l’effort. Ce qui manquait surtout aux Syracusains pour assurer leur courage et contrebalancer le prestige redoutable de Marcellus, c’était un chef dans l’autorité morale de qui ils eussent une foi inébranlable, le héros, le demi-dieu nécessaire aux foules pour les mener à la victoire. Or Dorcas croyait avoir trouvé celui qui pouvait devenir tout cela… Une première fois déjà, Archimède n’avait-il pas, en parlant au peuple, arrêté l’émeute commençante, refait l’unité de la patrie ? Maintenant il s’agissait de le décider à prendre l’initiative de la tactique militaire, à appliquer son extraordinaire génie aux ouvrages de défense de la ville, ainsi que le roi Hiéron le lui avait si souvent demandé. Mais le savant voudrait-il y consentir ? Dorcas en doutait au fond de son cœur. Pendant plusieurs jours il hésita avant de tenter cette démarche suprême. Un soir, cependant, il s’y décida tout à coup ; il courut vers Ortygie.

Malgré l’heure tardive, Archimède travaillait encore. Penché sur un tableau qu’éclairait une lumière débile, il en suivait attentivement les contours qu’il devait avoir tracés récemment lui-même, car l’encre en paraissait humide et fraîche. L’approche de Dorcas ne le fit pas changer d’attitude ; il continua, le front plissé, la lèvre immobile, à examiner les lignes enchevêtrées sous son calame.

Et Dorcas évitait maintenant d’avancer, car il sentait des larmes monter malgré lui à ses paupières ; de voir Archimède comme il le voyait face à face, sous la lumière vacillante de la lampe dont l’huile s’égouttait lentement dans le vase d’argile, il venait d’être saisi de nouveau par la crainte d’avoir caressé une espérance vaine. Ce vieillard usé par toute une vie d’extraordinaires labeurs, tapi au fond de ce palais comme un solitaire au fond de sa retraite, aurait-il la puissance — en admettant qu’il le voulût — d’opposer aux entreprises de Marcellus d’énergiques représailles et d’assurer par la seule force de son esprit le succès des opérations de la défense ? N’était-ce pas là, d’ailleurs, une œuvre au-dessus des forces humaines, ou tout au moins une œuvre qui eût demandé une lente et sagace préparation ? Et c’était tout de suite, immédiatement, qu’il fallait agir…

Cependant Archimède avait levé les yeux sur Dorcas :

— Voyons, interrogea-t-il, vous n’êtes pas venu des Épipoles jusqu’ici par cette nuit sans lune pour rester muet devant moi ? Dites ce qui vous amène !

— Ne le devinez-vous pas ? répliqua Dorcas.

Alors Archimède sourit de ce sourire admirable qui s’épanouissait comme une fleur dans l’épais buisson de sa barbe blanche ; et il montra à Dorcas le tableau qui était resté déroulé devant eux.

— Regardez, dit-il. Ceci est le plan des fortifications de la ville. Je ne pense pas que nul, entre vous tous qui gardez les remparts, puisse posséder un tableau plus complet que celui-là. Tout y est noté dans les moindres détails, les points forts comme les points faibles, les endroits où l’on doit se contenter de repousser l’ennemi et ceux où il conviendrait de l’attaquer… Vous vous êtes jusqu’à présent soigneusement tenus cois derrière les murailles, parce que vos corbeaux et vos dauphins, vos hélices et vos catapultes ne sont pas de taille à lutter avec l’appareil de guerre de l’armée romaine. Eh bien ! il faut en faire d’autres, voilà tout. À mesure que Marcellus sortira une de ses terribles machines, nous lui en opposerons une autre plus épouvantable encore. Et nous verrons qui finalement l’emportera !

Il sourit de nouveau et posa sa main familièrement sur le bras de l’officier.

— Vous vous imaginiez que je pouvais dormir, ou rêver à des théories spéculatives, alors que six cent mille hommes seront peut-être passés demain au fil de l’épée ? Enfant ! Croyez-vous que le temps ait desséché à ce point le cœur d’Archimède dans sa poitrine ? Tant que le pays n’a pas eu besoin de mes services, j’ai joui de ma tranquillité et j’ai savouré l’ivresse de la contemplation philosophique ; mais aujourd’hui il n’en va plus de même : une partie décisive s’est engagée, il faut que chacun apporte sa part d’effort.

Il reprit d’une voix vibrante :

— Vous voyez, je n’ai même pas attendu que vous soyez venu à moi. J’ai déjà disposé dans mon esprit tout un système de défense. Ma tête est un arsenal rempli de batistes et de pyroboles dont un seul mettrait en déroute une armée entière. Hélas ! moi qui ne tuerais pas un insecte, je me prépare à causer la mort de milliers et de milliers de créatures humaines ! Mais il n’y a pas à hésiter. Quoi qu’on fasse, le sang fatalement sera répandu.

— Eh ! fit Dorcas avec emportement, que le sang soit répandu, mais que Syracuse vive ! Syracuse est nécessaire à la beauté du monde. Son nom ne peut être effacé de l’univers.

Une grande reconnaissance le fit s’incliner devant le vieillard. Avec lui il était désormais sûr de vaincre ; et presque à ses genoux, comme un croyant devant l’image de la divinité, il récita le distique du poète : « Qu’est-ce que la poitrine d’un homme sans le souffle qui la soulève ? Et que peut l’énergie de nos bras si l’âme invisible, mystérieuse, n’est pas là pour en diriger l’effort ? »


Chapitre vii


héophraste ne dormait pas cette nuit-là. Avant de quitter le Trésor, il avait été surpris d’entendre dans une des salles basses résonner un bruit sourd comme eût pu en produire le frôlement d’une pioche contre la paroi extérieure de la muraille. Il avait prêté l’oreille, mais le bruit ne s’était pas renouvelé ; pour plus de prudence, cependant, il avait prolongé sa veillée, marchant de long en large à travers les lingots d’or et les pierreries entassées. Puis, à peu près sûr de s’être trompé, il était sorti comme chaque soir afin de regagner sa demeure. Le Trésor d’ailleurs était bien gardé et pour le prendre il eût fallu d’abord s’emparer de la citadelle ; il eût fallu que l’île d’Ortygie tout entière tombât au pouvoir de l’ennemi.

Néanmoins Théophraste emportait avec soi une inquiétude. Au lieu de s’engager directement à travers la ville pour rentrer chez lui, il fit le tour par l’intérieur des remparts. Tout était en ordre, et aucune alerte n’avait été donnée. Les hoplites, le bouclier au poing, accomplissaient leur ronde ; ils marchaient d’un pas ferme, deux à deux, silencieusement. Leur ombre agrandie devant eux exagérait leur attitude martiale, les transformait en des guerriers de taille géante dont les membres allongés à l’infini semblaient recouvrir, pour la protéger, toute l’enceinte des murailles. Cette fantasmagorie divertit un instant Théophraste, en même temps que le grand calme qui régnait partout achevait de le rassurer. Sans doute, là-bas, dans la plaine de l’Anapos, les Romains devaient dormir sous leur tente, après une dure journée où par trois fois ils avaient tenté l’escalade sans pouvoir s’élever plus haut que les premiers ouvrages de terre sur lesquels reposaient les assises des fortifications. La veille, cependant, ils avaient été sur le point de pénétrer du côté de l’ouest, en suivant la ligne du grand aqueduc qui traversait les Épipoles ; mais une sortie énergique de Dorcas les avait fait reculer jusqu’à leur camp. Appius, qui les commandait, avait eu le front blessé par un éclat de roche, et sur les dix cohortes de la Légion, deux avaient été presque entièrement détruites. Après ce double échec, ils ne pouvaient manquer de se recueillir et de rassembler de nouvelles forces.

Et, raisonnant ainsi, le mari de l’aimable Rhodoclée commençait à regretter l’excès de son zèle. Il n’était pas soldat, lui, et ce n’était pas son métier de veiller à la sûreté des remparts. La nuit était froide, une nuit d’hiver où les étoiles lançaient des feux aigus comme des flèches d’acier ; la mer reluisait au loin, immobile, sans une ride, sans un tressaillement, pareille à un immense globe sous lequel se seraient assourdis tous les murmures. Tout à coup, le même bruit qui l’avait inquiété dans une des salles basses du Trésor, frappa de nouveau l’oreille de Théophraste. Il se trouvait en ce moment près du Labdalon, à l’un des points où les murailles étaient le plus élevées et où aussi la défense était moins active. Un sentier en contre-bas courait le long d’un talus ; il s’y engagea avec la résolution d’en finir cette fois avec son doute et de percer à jour ce mystère.

Le bruit continuait, faible et mat, à peine perceptible. Théophraste se coucha à plat ventre dans l’étroit chemin. Mais il semblait que le poids de son corps étouffât le son, comme si au-dessous de lui la croûte du sol eût été évidée. Et de nouveau il se mit debout. Sa conviction était faite : les Romains essayaient de miner la ville, et, n’ayant pu jusqu’à présent la prendre d’assaut, tentaient de s’y introduire par surprise, en creusant des galeries souterraines…

Le premier mouvement de Théophraste fut de prévenir les hoplites, de réveiller Dorcas, Épicyde, Himocrate, Dinomède, tous ceux qui, dans les différents quartiers, avaient la garde des remparts. Cependant il réfléchit encore. Serait-ce prudent de répandre ainsi l’alarme avant même de pouvoir donner des indications précises ? Il se contenta d’appeler un soldat et de lui emprunter son bouclier.

Théophraste n’était ni un savant ni un homme à intuitions géniales ; mais c’était un esprit observateur. Il connaissait les propriétés des métaux, pour les avoir étudiées constamment, presque à son insu, en vivant au milieu d’eux dans le Trésor. « Avec ce disque d’airain, pensait-il, et sans déranger personne, je serai fixé avant l’aube sur ce qu’il importe de savoir. » Et, approchant le bouclier contre la terre, il continua à faire le tour des remparts en frappant de temps en temps le disque sonore. Partout où le sol avait été miné l’airain rendait un son différent ; et certes il était temps qu’un hasard heureux eût mis Théophraste sur la piste des menées romaines : les travaux de sapement avaient été conduits avec une rapidité surprenante ; Tyché, les Épipoles, Ortygie portaient déjà à leurs flancs de larges blessures ; l’Archradine seule avait été respectée ; là, les murailles inaccessibles et nues s’élevaient comme des falaises, baignant leur pied dans la mer.

La riposte des Syracusains avait été prompte ; dès le lendemain, sur l’indication d’Archimède, on avait percé des trous cylindriques à mi-hauteur des murailles. Puis, silencieusement, on avait attendu la nuit. Ainsi que la veille, une lumière faible parmi les ténèbres permettait juste de distinguer les objets qui tombaient immédiatement sous le regard. Entre l’orbe luisant du ciel et celui de la mer, la ville s’érigeait comme une masse énorme et confuse, une arche partout habitée et où l’on entendait partout sourdre la vie. Vers la seizième heure, quand toutes les rumeurs se furent apaisées, les soldats de la légion romaine apparurent. L’œil aux aguets, les hoplites suivaient leurs mouvements ; ils les virent se placer en colonne serrée devant les remparts, ceux des premières lignes se tenant droit, les autres à demi-inclinés et les derniers à genoux. Tous soutenaient au-dessus de leur tête leur bouclier, formant ainsi ce qu’ils appelaient la « tortue », un toit en pente une sorte de carapace aux écailles imbriquées, où de jeunes fantassins montèrent. Alors le travail fut repris méthodiquement, sans hâte apparente, en ce rythme de l’effort où la besogne semble s’accomplir d’elle-même. Mais les hoplites veillaient ; dans chaque trou des murailles ils avaient introduit un cylindre préparé d’avance et chargé de matières inflammables, de soufre, de poix, de goudron ; par terre, devant eux, des chaudières pleines du même mélange et munies de soufflets étaient destinées à entretenir l’action de ces pyroboles et à en envoyer le contenu de l’autre côté des murailles. À un signal, tous les cylindres partirent à la fois, et une pluie de feu s’abattit sur les Romains.

Ce fut une panique soudaine, effroyable. Des cris tumultueux retentirent, des huées, des clameurs de malédiction, tandis que les hoplites ne cessaient pas de souffler dans les cylindres la poix enflammée. Plusieurs légionnaires avaient pu s’enfuir, mais en plus grand nombre ils restaient à terre, culbutés les uns sur les autres, aveuglés, asphyxiés, confondus. À demi carbonisés, ils se roulaient dans la poix gluante ; et le miroir lisse de leurs boucliers reflétait leurs gestes éperdus, les battements affolés de leurs membres. Bientôt il n’y eut plus sous les murailles que des cadavres. Et les Syracusains, sans perdre de temps, rebouchèrent les trous et se mirent en devoir de combler les tranchées qui avaient été faites.

En apprenant cet échec, Marcellus était entré dans une violente colère. Il avait rassemblé ses ingénieurs, afin de chercher avec eux par quels nouveaux moyens surprendre la ville, et il avait mandé à Rome qu’on lui expédiât un effectif double. La partie était belle encore pour la cause qu’il défendait ; ayant le champ libre, il pouvait multiplier ses troupes à l’infini ; il pouvait à son gré retarder ou précipiter l’attaque, choisir de livrer le combat sur terre ou sur mer, tourner les enseignes vers la citadelle ou mettre en avant ses quinquérèmes qu’il n’avait pas fait donner jusque-là. Les Syracusains au contraire ne disposaient que de ressources limitées ; or devant les immenses préparatifs de Marcellus l’effroi commençait à les envahir. Du sommet du Fort Euryale ou de celui de Tyché on voyait chaque jour arriver dans le camp ennemi de nouveaux renforts ; chaque jour un espace plus grand dans la campagne se trouvait couvert par les engins meurtriers fabriqués sur place ou envoyés de Rome. C’étaient d’énormes tours roulantes, des béliers hauts comme des forteresses, des onagres dont les cordes de nerfs étaient assez vigoureuses pour lancer des projectiles à deux mille pieds de distances. Chaque cohorte possédait une de ces terribles machines. Pour l’instant, les essais se faisaient au loin sur la plaine. Et l’on entendait siffler dans l’air les quartiers de roche, les boulets de forme sphérique ; et les trifax, les hastes pesantes tomber dans la mer. Et les habitants apeurés se demandaient comment on pourrait repousser tant de formidables instruments de destruction. Mais un matin ce fut bien autre chose encore. Devant le cap Plemmyrium, sur l’argent liquide des flots, ils virent apparaître une immense lyre dans la forme de celles qu’on appelait sambuces. Elle était supportée par huit galères dont on avait ôté les bancs et qu’on avait jointes ensemble. Les cordes de cette sambuce étaient remplacées par d’étroites échelles, couchées dans toute leur longueur, mais qui, dressées, devaient atteindre au-dessus des murailles de la ville. Et l’immense lyre tout entière semblait ne pas peser davantage sur les flots d’argent que le corps onduleux d’un cygne. Alors l’inquiétude des Syracusains fut à son comble…

Himocrate avait compris le danger. Sans rien dire à personne, il avait quitté Syracuse, laissant la citadelle à la garde de son frère Épicyde. Et il allait secrètement rejoindre l’armée carthaginoise : la force de Carthage seule pouvait s’opposer cette fois encore à la force de Rome ; il reviendrait bientôt, lui aussi, avec un armement formidable, avec des hélépoles que traîneraient des éléphants aux pieds lourds, avec des fantassins aux courtes épées et des cavaliers aux tuniques écarlates, pour défendre Syracuse — ou l’assujettir définitivement à sa domination.


Chapitre viii


rthon travaillait silencieusement au fond de sa boutique. Le départ d’Himocrate l’avait laissé inquiet. Épicyde demeurait, il est vrai, pour soutenir les intérêts du parti carthaginois dans la ville. Mais sur quoi pourrait-on compter dans une situation aussi trouble ? En dépit de toutes les prévisions, Archimède et Dorcas avaient jusqu’à présent tenu tête aux armées romaines. Résisteraient-ils jusqu’au bout ? Orthon ne pouvait se le figurer sans un tremblement de colère. Le triomphe d’Archimède, le triomphe de Dorcas surtout, l’exaspéraient dans tout ce que sa haine avait de plus aigu. Un espoir cependant lui restait auquel se rattachait sa vengeance : c’était que l’amour dont il suivait les progrès jour par jour dans le cœur de Dorcas vînt à l’amollir à ce point qu’il y effaçât jusqu’au sentiment même du devoir.

Il songeait à cela sans cesser de peiner sur son ouvrage, quand Gullis rentra précipitamment dans la boutique :

— Cours vite ! dit-elle, cours vite ! Je viens de voir Dorcas se diriger vers le jardin des anciennes Latomies. Bien sûr, il va rejoindre encore l’hiérophantide !

Malgré le silence obstiné de son mari, qui n’avait jamais voulu la mettre au courant de ce qui se passait dans l’hypogée, la grosse Gullis avait fini par tout découvrir ; et, tandis qu’Orthon épiait Dorcas et Praxilla, elle s’était mise, elle, à épier Orthon : — non point par jalousie certes, elle était bien au-dessus de ces misères ! — mais par curiosité, parce qu’elle avait flairé là quelque chose de mystérieux qu’il lui fallait absolument percer à jour. Et maintenant elle était devenue une utile auxiliaire pour l’orfèvre, dans le dessein ténébreux qu’il poursuivait. Le plus souvent c’était elle qui l’avertissait des sorties de Dorcas, comme elle venait de le faire à l’instant.

Orthon s’était levé ; rapidement, sans même prendre la peine d’essuyer ses mains noircies par le contact du métal, il avait jeté un manteau sur ses épaules, enfoncé sur ses yeux son bonnet de feutre, et il s’était dirigé vers le jardin qui recouvrait de frondaisons épaisses l’ancienne latomie de Denys. Ce jardin, il le connaissait bien. Que de fois il l’avait parcouru, inquiet et haletant, suant malgré lui la honte de cette action mauvaise qui est de surprendre le secret d’autrui, et le plus intime de tous les secrets, un secret d’amour ! Mais aujourd’hui tous ses scrupules étaient dissipés par le brusque départ d’Himocrate ; il sentait l’urgence de s’appuyer sur le seul point fixe qui lui restât et, au milieu de tant de vicissitudes incertaines, de savoir au moins à quoi s’en tenir sur les projets de Dorcas.

Le jardin était désert, et il put facilement se glisser sans être vu jusqu’à la cavité en forme de labyrinthe que l’on appelait communément dans le pays l’Oreille du Tyran. Par un singulier effet d’acoustique tous les bruits de la ville souterraine se trouvaient, grâce à cet orifice, conduits à la surface du sol. Mais Orthon ne se contentait pas de coller, comme Denys, son oreille à l’extrémité supérieure du labyrinthe ; il descendait à plus de soixante mètres dans le roc ; il allait au fond de la cavité même, dans la latomie abandonnée qui formait comme un étage intermédiaire entre la cité des morts et la Syracuse vivante. Là, mieux encore, il pouvait discerner le moindre souffle, le moindre soupir des deux jeunes gens.

Il était à son poste depuis un instant quand il reconnut les pas de Dorcas ; l’officier venait en effet, comme l’avait prévu Gullis, rejoindre l’hiérophantide, près de cet autel de Perséphone qui ressemblait à un tombeau, et où ils se rencontraient d’habitude. Qu’allaient-ils se dire aujourd’hui ? Leur précédente entrevue avait été particulièrement affectueuse et tendre. Orthon avait constaté avec joie que les événements du siège, loin de les distraire l’un de l’autre, n’avaient fait que fortifier davantage leur attachement mutuel. Ils s’étaient attardés à causer d’eux-mêmes comme font presque toujours les amants, et en se quittant ils avaient eu des inflexions caressantes qui avaient donné à penser à l’orfèvre que le moment était proche où le vertige de l’amour, rompant l’équilibre de leur chaste passion, les entraînerait fatalement dans l’ornière commune.

Mais combien il s’était trompé dans ses prévisions ! La voix de Praxilla, cette voix si suave que nul, même Orthon, ne pouvait l’entendre sans tressaillir, venait de s’élever sous la voûte de l’hypogée ; et les premiers mots qu’elle prononça furent ceux-ci :

— Je suis venue vous faire mes adieux, Dorcas !

Il y eut un silence, pendant lequel Orthon supposa la mimique désolée à laquelle devait se livrer l’officier ; et la voix suave de la vierge reprit :

— Ce sacrifice est nécessaire. J’y ai longuement réfléchi avant de m’y décider. Rappelez-vous ce que je vous ai dit un jour : que rien au monde ne saurait m’empêcher de venir à vous, si ce n’est la crainte d’être coupable. Et bien ! c’est cette crainte aujourd’hui qui me dicte ma résolution.

D’un ton où perçait une indicible angoisse, Dorcas répondit :

— Praxilla, est-ce possible ? Est-il possible que vous m’abandonniez en ce moment, à l’heure où j’ai le plus besoin de vos conseils, où votre assistance m’est le plus nécessaire ?

— Il le faut, dit Praxilla. C’est à ce prix seulement, je le sens, que la Déesse consentira à sauver la ville ! Je vous aime trop, Dorcas ; et, bien que cet amour se soit maintenu dans les régions les plus pures de l’idéal, j’ai le devoir de l’immoler à la cause sacrée que nous défendons tous deux. Vous-même, n’avez vous pas des obligations impérieuses qui vous commandent aussi le sacrifice ? Cher frère de mon âme, soyez héroïque comme ces vertueux Doriens du passé dont le sang coule dans nos veines. Brisons nos cœurs, mais assurons le triomphe de notre patrie.

— C’est impossible, c’est impossible ! répétait sourdement Dorcas.

Praxilla eut un mouvement de révolte :

— Quoi donc ? Me serais-je trompée en vous estimant digne de mon affection ? Un peuple entier attend son salut de ce qui se passe à l’ombre de ces tombeaux entre deux personnes ; et vous hésitez, vous semblez ne pas me comprendre !

— Praxilla, dit lentement Dorcas, quand vous m’avez demandé de faire avec vous le sacrifice de nos deux vies, j’y ai consenti sans regret ; j’étais heureux, oui, heureux jusqu’à l’ivresse de penser que le moment viendrait, prochain peut-être, où nous serions unis éternellement dans la mort. Mais ce que vous voulez exiger de moi aujourd’hui est au-dessus de mes forces : renoncer à votre amour, à votre présence. Je ne pourrai jamais y consentir…

Une émotion poignante lui serrait la gorge et l’étouffait ; à son tour la voix de l’hiérophantide s’amollit :

— Croyez-vous que je n’en souffrirai pas aussi ? Dorcas, écoutez-moi : nous avons été imprudents tous deux en croyant pouvoir braver impunément l’ordre établi. Qui sait si ce n’est pas cette funeste imprudence qui a amené sur la ville le courroux de la divinité ? Il est temps de revenir à ce que nous étions l’un et l’autre avant de nous connaître. Ce matin encore l’Éponyme nous a adjurées, moi et mes compagnes, de nous livrer à de nouveaux jeûnes, à de nouvelles prières ; il nous a recommandé avec instance de détruire en nous jusqu’au moindre vestige des faiblesses humaines, afin d’obtenir la délivrance de Syracuse si cruellement menacée. Ah ! Dorcas ! Oseriez-vous me faire manquer à ce qui est pour moi le plus sacré de tous les devoirs ? Rappelez-vous quel enthousiasme soulevait nos cœurs dès notre première entrevue, quand nous devisions ensemble des destinées glorieuses de notre patrie ! C’était cette foi sainte qui nous rapprochait, cet enthousiasme partagé qui motivait nos secrètes rencontres. Puis, peu à peu d’autres préoccupations se sont mêlées à cette préoccupation unique. Nous en sommes venus à nous inquiéter davantage de nous-mêmes, de nos propres sentiments, que de la Syracuse bien-aimée. Et pendant ce temps le danger éclatait, devenait de jour en jour plus pressant. L’armée ennemie était à nos portes. Que de nuits d’angoisse j’ai passées à entendre résonner contre les murailles le choc des hastes romaines ! Des remords envahissaient mon cœur. Maintenant il n’en sera plus ainsi, notre sacrifice va être consommé : la Déesse ne pourra plus refuser de sauver la ville.

— Je ne veux pas me montrer plus faible que vous, Praxilla, murmura Dorcas, mais la grâce du sacerdoce qui vous soutient me manque et je suis bien malheureux ; aidez-moi, dites-moi au moins que vous m’aimez.

Alors la voix de l’hiérophantide s’éleva sous les voûtes de l’hypogée comme pour un hymne saint :

— Oui, je t’aime, Dorcas, ô frère chéri de mon âme ! Si j’étais une vierge comme les autres jeunes vierges de la ville qui dans le chant des parthénies appellent l’époux de leur désir, je ne voudrais pas prononcer d’autre nom que le tien. Et même, prêtresse consacrée à Artémis, je ne crains pas de t’avouer ma folle passion, puisque j’en fais ensuite abandon à la Déesse comme une fleur que j’aurais cueillie pour la déposer sur son autel. Je t’aime avec la ferveur chaste d’une jeune fille et la véhémente ardeur d’une femme. Vois, mes mains tremblent près des tiennes, sans que nos doigts se soient enlacés ; et, malgré le voile qui couvre mon front, le feu de tes regards me brûle. Ah ! Dorcas ! Dorcas ! Ne nous plaignons pas de nous être aimés ! Bénissons les dieux au contraire de ce qu’ils ont permis que nous connaissions cette extase ; séparés, elle continuera à rejoindre nos âmes, à alimenter la source de nos joies et de nos pleurs. Ta pensée ne me quittera pas plus que le rivage du ciel ne quitte celui de la terre quand le soleil cesse de briller à l’horizon. Notre sacrifice volontairement accompli ne fera que nous rapprocher davantage. Dis-moi, cette fois, que tu y consens !

— Ô très pure hiérophantide, ô Praxilla très aimée, comment pourrais-je avoir d’autre volonté que la vôtre ? Les mots qui sont sortis de votre bouche, ô Praxilla, ne s’effaceront pas de ma mémoire ; ils germeront en moi comme des épis généreux dans un sillon, et me réjouiront jusqu’à mon dernier soupir. Oh ! la mort ! combien plus encore je la souhaite prompte maintenant ! Quelle félicité nouvelle pourraient m’apporter les jours ? Ma vie sera terminée réellement tout à l’heure, quand nous nous serons quittés, quand mes yeux ne pourront plus vous apercevoir et que la musique de votre voix ne vibrera plus à mes oreilles. Mais vous avez raison, j’étais trop heureux ; presque chaque jour j’accourais à vous, et dès l’aube je pensais à ce bonheur ; et quand le moment approchait de prendre le chemin de cette cité des morts, j’étais comme un enfant qui tend les mains vers la lumière. Toute blanche vous m’apparaissiez dans la lueur blanche qui caresse ces tombeaux ; mon cœur battait ; une grande angoisse me faisait plus pâle qu’un sépulcre ; j’aurais voulu me prosterner à vos pieds, et souvent pour vous parler je ne trouvais aucune parole. Qu’aurais-je pu vous dire d’ailleurs, puisque la seule chose qui remplissait mon âme, qui débordait mes lèvres, c’était mon amour pour vous, et que, cet amour, il m’était défendu d’en laisser paraître le moindre signe ? Vous me rendrez du moins cette justice que jamais par un seul mot, par un seul geste, je n’ai contrevenu au pacte d’honneur qui existait entre nous. J’avais tellement peur de vous perdre ! Hélas ! Je vous perds quand même aujourd’hui, sans que mes regards aient pu entrevoir une fois votre visage !

— Oui, dit Praxilla, mais nous conservons cette jouissance suprême de savoir que nous n’avons pas manqué à nos serments.

Elle se tut, puis de nouveau sa voix s’éleva, grave et lente, pareille aux vibrations peu à peu éteintes d’une cithare.

— Adieu, Dorcas !

— Adieu, adieu, Praxilla !

Les pas légers de l’hiérophantide glissèrent entre les tombeaux. Mais Dorcas était demeuré à la même place, devant l’autel.

Et, comme Orthon s’était mis en marche pour remonter à l’entrée du labyrinthe, il entendit éclater tout à coup des plaintes véhémentes, de violents sanglots. Ces sanglots, sortis d’une gorge virile, s’engouffraient dans les circuits de l’étroit labyrinthe, remplissaient d’une douleur si profonde, si infinie, que jamais les gémissements des prisonniers enfermés dans la latomie des supplices n’en avaient apporté de semblable à l’oreille réjouie du tyran. Douleur sans remède de l’amour brisé dans son essor, à laquelle aucune autre souffrance humaine ne peut être comparée…

Et Orthon pressait le pas, poursuivi dans l’étroit labyrinthe par cette plainte lugubre de Dorcas.

« Le voilà devenu tout à fait fou ! — pensa-t-il en abordant enfin le jardin rempli de clartés ; — mais cela vaut mieux ainsi. Quand le lion est piqué par la guêpe, il cesse de mordre. »


Chapitre ix


e renoncement de Dorcas et de Praxilla n’avait pas tardé à porter ses fruits : malgré les prévisions générales, la formidable sambuce sur laquelle Marcellus comptait pour s’emparer de la ville n’avait pu résister aux machines puissantes d’Archimède ; à peine dressée contre la muraille et sa plate-forme couverte de son contingent de soldats, d’énormes quartiers de roche, lancés comme par des Titans invisibles, l’avaient réduite en miettes au milieu d’un épouvantable fracas.

Or, depuis ce désastre, une terreur panique tenait les Romains éloignés des remparts de Syracuse ; aucun d’eux n’osait plus se risquer à l’attaque. À quoi cela leur aurait-il servi d’ailleurs ? Chaque fois qu’ils avaient voulu faire donner leurs batteries, d’autres batteries, de derrière les murailles, leur avaient répondu formidablement ; et une nuée de projectiles de toutes sortes, de glands de plomb, d’œufs de pierre, de brandons enflammés, de flèches, de javelots, venait s’abattre sur eux et les réduisaient à l’impuissance. C’en était trop ; ils ne voulaient plus marcher au combat. Une crainte superstitieuse leur faisait comparer Archimède à Jupiter armé de la foudre ; — et ils demeuraient muets et confondus dans leur camp de l’Anapos, laissant sous les murailles tout le matériel de guerre. Alors les bourgeois de Syracuse, prenant leurs jeunes fils par la main, les menaient voir ce qu’ils appelaient en raillant la ménagerie romaine, ces béliers, ces onagres, ces scorpions, ces corbeaux de fer qui si longtemps avaient menacé la ville, et qui désormais au repos se contentaient de montrer les dents sans mordre, domptés par l’extraordinaire génie d’un seul homme.

Car, c’était en réalité Archimède qui était devenu le véritable chef de la défense ; on avait abandonné tous les moyens ordinaires employés en cas de siège pour ne plus exécuter que ses ordres. Dorcas lui obéissait aveuglément ; Dinomède et Épicyde ne songeaient même plus à lui résister. Pourtant Marcellus ne désespérait pas encore : il ne pouvait admettre qu’un vieillard étranger au métier des armes pût ainsi tenir en échec la vaillance éprouvée de ses légions. Comme suprême ressource il résolut de porter le combat sur les eaux ; là, du moins, pensait-il, il serait à l’abri des machinations du géomètre ; une nouvelle phase s’ouvrirait pour les soldats ; leur affolement cesserait aussitôt qu’ils ne soupçonneraient plus une puissance occulte de lutter à force inégale contre eux.

La flotte romaine était mouillée à quelque distance du Port, devant Ortygie. Chaque bâtiment avait arboré le Vexillum rouge, signe de la provocation au combat. Autour des quinquérèmes immobiles et lourdes, une quantité d’étroits phasèles à un seul rang de rames, la proue et la poupe relevées comme les deux anses d’une amphore, circulaient, parfois portés sur la crête des vagues et parfois enfoncés dans leur sillon. Et sur le pont de chaque navire s’enflait le chant sacré du Barritus, qu’accompagnait le tumulte assourdissant des disques d’airain. Cependant malgré cette invite, les galères syracusaines ne bougeaient point ; elles restaient à l’ancre sans avoir paré leur mâture, les poulies et les cordages détendus, les voiles et les agrès au repos. Étaient-elles montées seulement ?

On était en droit d’en douter, tant le calme le plus parfait régnait à leur bord. Et de nouveau Marcellus, qui se tenait à l’avant du navire prétorien pour commander la manœuvre, s’énervait de ce grand silence qui ressemblait à du mépris ; car ce ne pouvait être de la peur : les Syracusains avaient maintes fois fait preuve de bravoure dans les luttes navales, et leur flotte, si nombreuse et admirablement outillée, ne devait pas redouter le choc.

Le temps passait. Il fallait se décider pourtant. Marcellus donna le signal de l’attaque ; et aussitôt les lourdes quinquérèmes s’ébranlèrent, avançant de front, couvrant les vagues, comme une armée rangée en bataille ; leurs rostres d’or, reluisant dans le soleil, fondaient droit sur les éperons des galères Syracusaines ; entre les deux flottes, un large ruban d’azur moiré par le scintillement des flots s’étendait encore, et de part ni d’autre nul projectile n’avait été échangé…

Tout à coup du Vaisseau-théâtre dont la haute structure masquait presque entièrement la blanche Ortygie, de grands bras, des bras d’une longueur démesurée sortirent. Ils étaient articulés comme des bras humains, et au bout de leurs formidables poignets s’ouvraient et se fermaient des mains non moins formidables ; on eût dit des tronçons d’armures de quelque divinité gigantesque forgées par les Cyclopes dans les flancs même de l’Etna. Et ces bras de fer, ces mains géantes, innombrables, s’abattirent sur les quinquérèmes, les saisirent au travers des flancs, les firent tournoyer dans l’air avec une vitesse vertigineuse, ainsi qu’au bout des ailes d’un moulin tournoierait une loque accrochée. Les carènes des navires happés de la sorte s’entrechoquaient, se heurtaient entre ciel et mer éparpillant le sang vermeil de leurs flancs, l’or et l’airain de leur charpente vigoureuse. Un dernier mouvement des mains géantes les lança plus loin encore dans l’espace ; puis tout s’abîma au sein des flots dans un épouvantable naufrage. Des cent cinquante bâtiments qui formaient la flotte romaine il ne restait sur la mer de Sicile que cinquante-deux voiles et le vaisseau prétorien que montait Marcellus. Çà et là les légers phasèles, se faufilant entre les débris des navires, repêchaient les quelques soldats qui avaient survécu.

Ce nouveau désastre avait porté au paroxysme la terreur irraisonnée des légions ; cependant Marcellus, cachant sa fureur sous les dehors de la raillerie, s’était empressé de courir au camp de l’Anapos pour essayer de relever les courages. Un sourire de commande retroussait les coins de sa bouche.

— Lequel d’entre vous, dit-il, trouvera le moyen de triompher de ce géomètre qui manie nos plus énormes navires comme des coupes à puiser l’eau ?

Mais aucun écho ne répondit à ses paroles. Les jeunes vélites au front nu qui étaient la milice de choix, la fleur des Romains atteignant l’âge de puberté, les hastaires qui portaient l’orgueilleux casque de cuivre crêté de plumes rouges et noires, les Princes, les Triaires, qui formaient la suprême réserve de l’armée, tous l’écoutaient, la tête inclinée, le regard fixé à leurs sandales d’airain. Ils songeaient : « Nos aigles, nos loups, nos sangliers, notre minotaure, tous les symboles glorieux de nos enseignes, ne peuvent plus rien désormais contre les jeunes Victoires ailées, peintes aux étendards de Syracuse. »

Cependant Marcellus s’était baissé et avait ramassé dans le sable du camp un des glands de plomb lancé jusque-là par les catapultes syracusaines ; il n’était guère plus gros qu’un gland de chêne, et ne devait pas peser plus d’une once ; alors le consul appela les ingénieurs et les ouvriers du camp :

— Ne sauriez-vous, leur demanda-t-il, en faire de semblables, au lieu de vous appliquer à fondre des boulets aussi gros que des œufs d’autruche, et que leur propre poids entraîne forcément à terre avant qu’ils aient pu atteindre leur but ? Vous y mettez, il est vrai, des inscriptions belliqueuses où se complaît votre amour-propre : « Va frapper l’ennemi de Rome ! » ou encore : « Tue le Syracusain ! » et vous y ajoutez l’image d’un foudre. Mais rien ne sert de menacer, si l’on n’est pas en état d’exécuter ses menaces. Allons ! Fabriquez-moi des glands comme celui-ci, pas plus gros que le fruit de l’olivier ou du chêne : vos fustibales les lanceront avec sûreté par-dessus les remparts ; et peut-être alors pourrez-vous vous vanter d’avoir atteint la poitrine de vos ennemis !

Malgré ces dehors de tranquillité morale, Marcellus n’était pas pleinement rassuré. Il avait jugé prudent de mettre les derniers vaisseaux de sa flotte à l’abri de quelque autre surprise d’Archimède et il les avait réunis dans l’anse du Trogilos au Nord de la ville, hors de toute atteinte. Maintenant il guettait le moment propice pour une opération définitive qu’il avait combinée avec son collègue Appius, et où les Syracusains seraient attaqués à la fois par terre et par mer, de façon à ce que les forces de la défense fussent dispersées. Mais Archimède ne devait pas lui en laisser le temps. Depuis plusieurs semaines déjà l’illustre géomètre travaillait à la mise en œuvre d’un nouveau problème, et Dorcas seul était dans son secret…

Un jour, au moment où le soleil, à pic sur la mer, la criblait de ses rayons, on crut voir le long des mâts des quinquérèmes voltiger des flammes ardentes. Et, le bruit s’en étant propagé, les habitants coururent du côté de l’Hexapyle. C’était bien en effet les quinquérèmes de Marcellus qui brûlaient dans le soleil. À travers la distance, l’odeur de l’incendie, chassée sur la côte par le vent du large, pénétrait toutes les narines ; et des cris retentissaient : « Le feu ! Le feu là-bas, sur la mer ! » Bientôt la population entière fut aux remparts. Le spectacle grandiose, effrayant, se déroulait dans la polychromie des flammes qui, selon qu’elles s’attaquaient aux voiles, aux cordages ou à la coque, prenaient tour à tour des nuances diverses. De légères fusées s’échappaient parfois du haut des mâts des navires, tandis que leurs flancs formaient un vaste brasier ; et, du plus petit au plus grand, chacun conservait sa forme sous le revêtement de feu qui le couvrait. Ce fut seulement vers le soir que tout se confondit et s’abîma dans une immense apothéose, en même temps que le soleil, traçant sa parabole à l’horizon, brisait ses dernières flèches dans la mer.

Du haut de la tour Galeagra, Archimède et Dorcas suivaient la combustion des navires, combustion lente mais sûre et à laquelle nul ne pouvait porter remède, car le foyer d’incendie était là, entre leurs mains. Au moyen d’un jeu de miroirs mobiles dont les uns étaient concaves et les autres paraboliques et qui étaient reliés entre eux par des charnières articulées, Archimède avait ravi le feu du ciel. Tout ce que le soleil contient dans son disque de substance ignée, il l’avait emprisonné au disque fragile de ses miroirs ; et, de loin, avec la précision d’un capitaine qui règle l’action de ses pyroboles, il communiquait aux navires de Marcellus l’étincelle qui devait les consumer.

Ce fut le coup de grâce ; en vain le consul voulut-il tenter un suprême effort pour mener ses légions à l’assaut. D’avoir vu la ville surgir féerique, toute de marbre et d’or, à la lueur des galères incendiées, d’avoir constaté le désastre de leurs armes, et de ne pouvoir en comprendre la cause, les soldats avaient perdu toute vaillance. Maintenant, chaque fois qu’ils apercevaient même de loin sur les murs un bout de corde ou un tronçon d’acier, ils se couchaient à terre et refusaient d’avancer, croyant encore voir se lever contre eux la puissance occulte qui les avait vaincus tant de fois.

Un matin on apprit enfin que Marcellus, renonçant provisoirement à s’emparer de la ville, convertissait le siège en blocus, et allait chercher ailleurs d’autres places plus aisées à conquérir. Alors sur le Timoléontium, où la nouvelle s’était répandue, ce fut une explosion de joie. Et la reconnaissance populaire sut aussitôt où chercher son sauveur. Un simple fabricant de chaussures, quittant son établi, cria à voix haute :

— Archimède au Temple de la Fortune !

Et mille, dix mille, cent mille voix lui firent écho. Vers Ortygie, où dans la solitude dormait l’ancien palais du bon tyran, la foule se rua à pas pressés. Archimède travaillait, comme toujours, l’infini des flots devant lui. Avant qu’il eût pu rien comprendre à cette irruption, il fut saisi par des bras vigoureux, hissé sur des épaules plébéiennes. Et jusque là-haut, au sommet de Tyché que couronnait le Temple de la Fortune, il fut porté à travers la ville, au milieu des acclamations de la multitude. Manifestation glorieuse, par laquelle la vie de tout un peuple s’incarnait dans la personne unique d’un héros. Seul, Orthon au fond de sa boutique, voyant passer le cortège, n’avait pas tout laissé là pour le suivre. Il restait dans l’ombre, le front plissé, la lèvre amère, devant le triomphe d’Archimède. « J’aurai ma revanche, se disait-il, tout n’est pas terminé encore. »

Au Temple de la Fortune, Tyché, l’Océanide bienfaisante, souriait, ayant à ses pieds le frein et la roue, l’éperon et le gouvernail. Elle était la seconde patronne de la ville et l’exécutrice des volontés secrètes de Perséphone, l’auguste Déesse. Elle était celle que l’on remerciait aux jours difficiles, lorsqu’on avait échappé à un grand danger. Archimède fut amené en triomphe jusqu’à son autel. Et là, les cris de bénédiction, les actions de grâces recommencèrent. Le soleil se coucha sur cette apothéose. Mais l’enthousiasme se prolongea longtemps dans la nuit, sous la clarté bénigne des étoiles. Des chants harmonieux montaient dans la nue, jusqu’aux astres. Et les jeunes Victoires d’or ou d’ivoire, les jeunes Victoires ailées, toutes, toutes, au seuil des portiques, devant les maisons, devant les palais, sur les places, les jeunes Victoires ailées portaient à leur front de légères couronnes tressées de marjolaines et de souples feuillages d’anis.

Et, pour toujours, les Syracusains croyaient avoir recouvré la paix.


QVATRIÈME LIVRE
CYANE

Chapitre premier


es vergers de Syracuse étaient en fleurs. Le printemps naissait dans la blancheur des collines. C’était le doux mois de Targelion où sous les rameaux odorants des cytises, près de l’étang bleu de Cyané, on commençait à célébrer les Anthesphories champêtres. Alors, s’élevant de la plaine large vers l’Olympos, le chœur innombrable des femmes vêtues de robes claires et coiffées de bandelettes soyeuses, passait comme la brise à travers les rameaux chargés de pétales.

Car maintenant ce n’était plus dans le mystère des tombeaux que l’on fêtait Perséphone revenue à la lumière. Tant que durerait la belle saison, le nom de la Déesse flotterait aux lèvres des femmes, parmi la sérénité des feuillages. Les Vierges avaient quitté le Portique d’Aréthuse pour venir s’établir ici, dans le temple suburbain de Déméter et d’Artémis ; et tout autour, sous l’ombre arrondie des pommiers, des tentes légères, faites d’un triangle d’étoffe blanche, s’élevaient comme une seconde floraison spontanée. Là logeaient les Syracusaines dont le domicile était trop éloigné dans la ville ; elles arrivaient deux à deux, députées par leurs quartiers pour prendre part aux solennités joyeuses. Fête des femmes et fête des fleurs. Les hommes seuls étaient exclus du verger sacré.

Et certes Rhodoclée, l’aimable épouse de Théophraste, n’avait eu garde de manquer un tel plaisir. Tenant par la main Fanie et la pâle Damalis, elle s’avançait, le sourire aux lèvres, dans le blanc printemps. Quelle ivresse de se retrouver à l’air libre, sans crainte des flèches romaines, après les péripéties du siège, de profiter de la détente qui avait suivi le départ de Marcellus pour sortir des portes et descendre doucement jusqu’à Cyané et même jusqu’aux rives fuyantes de l’Anapos où campait encore l’armée du blocus ! Mais ce qui amusait surtout Rhodoclée en ces fêtes, ce qui leur donnait devant son esprit une importance exceptionnelle, c’était l’impossibilité où se trouvait Théophraste de l’y accompagner. Elle s’en réjouissait comme un enfant qui secoue pour un instant le joug affectueux de son maître. Et elle s’agitait, en tirant par la main ses deux amies.

— Plus vite ! Ne comprenez-vous pas que nous allons arriver en retard, après le cortège des Vierges ? Tous les jours elles vont au bord de la source Cyané pour faire les ablutions rituelles et elles enlèvent leurs bandeaux. Nous ne pourrons rien voir si nous ne sommes pas là au commencement.

— Qu’importe ? répondait languissamment Damalis. Nous avons bien le temps, puisque les panégyries durent plusieurs semaines. L’essentiel est que nous assistions à la réunion du temple. On prétend qu’il y aura une distribution de gâteaux sacrés et que toutes les femmes porteront des torches.

— Moi, dit Fanie en rougissant, je suis comme Rhodoclée et je voudrais, plus que toute autre chose, apercevoir le visage des prêtresses, — de l’hiérophantide surtout ! Savez-vous son nom ? Ne l’appelle-t-on point Praxilla ?

— Oui, oui, c’est Praxilla qu’on l’appelle, fit Rhodoclée en hâtant toujours sa marche.

Elle avait lâché la main de ses compagnes et courait maintenant en avant. Damalis et Fanie se rapprochèrent. La pâle Jacinthe n’était pas encore consolée de son veuvage ; et quant à Fanie, son cœur incommodé par l’excès de sa tendresse pour Dorcas, cherchait toujours un autre cœur en qui se déverser ; toutes deux elles se comprirent à un coup d’œil et leur sentimentalité fut vite d’accord.

— Quel dommage, dit Fanie, que les hommes soient exclus de cette fête ! Dorcas y serait venu avec nous. Il avait les larmes aux yeux en me voyant partir sans lui tout à l’heure.

— Ah ! fit Damalis, et que vous a-t-il dit, chère Fanie ?

— Presque rien ; mais je n’ai pas besoin de paroles pour comprendre ce qui se passe en lui. Et d’ailleurs depuis quelque temps il est triste ; à peine répond-il quand je lui parle, et il en sera ainsi, je suppose, tant que la ville n’aura pas entièrement reconquis sa liberté. Il a l’âme si héroïque, mon bien-aimé Dorcas !

— Prenez garde, chère Fanie, reprit Damalis ; c’est un mauvais signe chez un homme que la tristesse ; cela marque presque toujours un penchant à quelque passion mortelle. Le tendre époux que la Déesse m’a repris, alors que nous n’avions pas encore cueilli tous les fruits de l’arbre de l’amour, était devenu triste quelques heures seulement avant de mourir. Et, comme je lui en demandais la cause, il me répondit : « Damalis, ma chère âme, regardez là-bas passer ces nuages. Ils ignorent pourquoi ils obscurcissent la lumière ; ainsi moi-même j’ignore la raison de cette mélancolie qui envahit peu à peu mon cerveau. » Puis il m’attira contre son épaule et garda ma bouche sur la sienne. Ce fut là notre dernier baiser.

Cependant Rhodoclée, des roses aux joues et du rire aux yeux, s’était retournée brusquement :

— Écoutez, écoutez ! On entend déjà résonner toutes sortes de musiques. Quelle gaieté ! C’est à qui chantera le mieux, des flûtes aux lèvres des jeunes filles, ou des fauvettes huppées sur les branchages…

Et, en effet, rien n’était comparable à la calme ivresse de cet après-midi de printemps. C’était une de ces journées rares où véritablement on voyait éclore la vie des plantes couvées sous les ailes chaudes du soleil. Il semblait aux trois jeunes femmes que des fleurs se levaient à leur passage, dans l’herbe nouvelle. Une odeur de miel et de lait naissait des jeunes étamines où butinaient les abeilles et de la tendre écorce des cytises. On eût dit que la terre sortait de l’œuf primordial, toute blanche et verte d’un vert à peine formé, d’un vert jaune de pollen ou d’ambre liquide : la terre était l’oiseau fabuleux sortant de l’œuf primordial et dont le duvet vierge encore n’avait été pollué par aucune haleine. Et les jeunes femmes, sans y songer, buvaient à longs traits cette ivresse. Et leur cœur, tout à coup, en cet instant, oubliait la poitrine fragile qui l’enfermait pour se perdre dans le sein vaste et apaisant de la nature.

Rhodoclée elle-même avait ralenti sa marche et, les bras passés autour de la taille de Fanie et de Damalis, elle suivait le sentier qui conduisait à l’étang sacré. Bien des pas l’avaient frayé depuis le matin, ce sentier ; cependant l’herbe y était moelleuse encore et, à mesure qu’on s’approchait de la source, une fraîcheur délicieuse se faisait sentir. Et les trois jeunes femmes parlaient à voix basse pour ne pas effaroucher l’âme de Cyané, de la nymphe aux yeux bleus de bleuet qui fut transformée en fontaine à force de pleurer l’enlèvement de sa chère compagne Perséphonéia…

— Je vous disais bien, murmurait Rhodoclée, que nous arriverions en retard. Toutes les musiques ont cessé et maintenant on est autour de l’étang. J’aperçois à travers les roseaux le bandeau d’or de l’hiérophantide.

— Hâtons-nous, hâtons-nous ! répondirent ensemble Fanie et la douce Jacinthe.

Les Vierges, en effet, étaient déjà rangées au bord de la coupe bleue qu’avaient emplie les pleurs de la nymphe. C’était un lieu de silence et d’ombre protégé par une ceinture épaisse de souchets. Là on oubliait toute la nature et le printemps même, tant on y éprouvait la sensation que les beaux jours y devaient être sans fin. Là, les jeunes épouses conversaient avec les Dryades et les vierges étaient les amies des Muses. Nulle part ailleurs, on ne respirait de tels effluves, nulle part les lèvres humides des fleurs ne s’entr’ouvraient avec plus de délices pour boire la rosée…

Praxilla la première avait enlevé son bandeau et rejeté en arrière son voile ; et derrière elle la multitude pressée des femmes se penchait pour apercevoir son visage au reflet de l’onde, comme dans un pur miroir. Et ce visage admirable apparut bientôt resplendissant parmi ceux des autres Vierges qui, elles aussi, une à une, s’étaient dévoilées. Et elles formaient autour de l’étang bleu comme une ronde fluide de naïades dont les corps restaient emprisonnés au cristal des eaux, et dont, seule, la face nue émergeait parmi les ombelles des papyrus et les traînes des nénuphars ; leurs cheveux étaient des lianes souples et leurs prunelles de mystérieux calices ; la blancheur de leur peau faisait des taches lumineuses parmi l’ombre allongée des souchets. Et les jeunes prêtresses souriaient de se voir ainsi pareilles à des divinités de l’onde ; Naïs et Meltine montraient les coquillages nacrés de leurs dents ; et Glaucé, la plus petite, cherchait à saisir au travers de ce miroir mobile les regards familiers de ses compagnes. Seule, Praxilla gardait sa beauté impénétrable et fermée comme un précieux vase.

L’hiérophantide trempa le bout de ses doigts dans la source et, s’en étant mouillé le front, elle invoqua Cyané, sa sœur bienheureuse : « Sont-ce tes yeux de bleuet, ô nymphe, qu’enferme dans ses plis l’onde fugitive, ou bien est-ce l’azur du ciel ? Sont-ce tes soupirs ou le souffle divin de Perséphonéia, qui cueillait avec toi des narcisses sur ce rivage quand Plouton la ravit à la lumière, qui font frémir encore chaque matin ta gorge soulevée sous les roseaux ? Cyané, la plus virginale des vierges, sois avec nous pour fêter l’aimable Déesse ; que ton baptême sur nos fronts les purifie de toute invisible souillure, nous rende semblables à toi. »

Tour à tour, chacune des prêtresses avait accompli l’ablution rituelle ; maintenant c’était aux femmes de venir se purifier à la source sainte. Elles s’approchaient deux à deux, quelques-unes timidement, les autres avec de grands élans de ferveur. Praxilla les regardait défiler devant elle, vêtues pour la plupart d’un simple chiton d’étoffe claire qui laissait s’épanouir librement dans l’air tiède la chair dorée de leurs épaules ; les plus âgées portaient une mince écharpe croisée par-dessous les aisselles. Mais toutes, des fleurs dans la chevelure et des branches de myrte aux mains, évoquaient l’idée du printemps glorieux que célébraient ces Anthesphories. Toutes évoquaient l’idée du printemps glorieux et du plus glorieux amour… Praxilla baissa les paupières. Trop de choses lui parlaient en cet instant de joies qu’elle ne devait jamais connaître, et sa pensée, malgré elle, allait vers Dorcas, vers l’ami qu’elle avait sacrifié héroïquement aux scrupules naissants de sa conscience. Dorcas ! Que n’eût-elle pas donné pour avoir de lui à cette minute un souvenir, un signe, moins que cela même, une part de l’air qu’il avait respiré, un objet sur lequel ses prunelles ardentes se fussent posées !…

Tout à coup l’hiérophantide se sentit rougir ; elle venait d’apercevoir à quelques pas devant elle la blonde Fanie qui s’avançait avec Damalis. Les deux jeunes femmes semblaient pénétrées d’un ravissement égal ; mais, tandis que Damalis se penchait pieusement vers la source, les yeux curieux de Fanie restaient ardemment fixés sur Praxilla. Et l’une et l’autre se reconnurent, du jour où sous le Portique d’Aréthuse la petite épouse était venue confier son inquiétude à l’hiérophantide. Et cette fois encore l’image de Dorcas flotta entre elles, les enveloppa dans la même atmosphère d’émotions intimes. Des paroles montaient aux lèvres de Praxilla, qu’elle cherchait cependant à contenir ; mais Fanie déjà murmurait à son oreille :

— Merci, Oh ! merci ! vos prières ont été exaucées, mon cher époux vit encore !

— Ne me remerciez pas, fit Praxilla d’une voix défaillante. Le devoir des prêtresses n’est-il pas de prier pour tous ceux qui défendent la ville ? Ainsi, il n’a reçu aucune blessure ?

— Pas la moindre ! Et c’est certainement un miracle. Tant d’autres moins imprudents que lui ont été atteints par les flèches des Romains ! Oui, j’en suis sûre, c’est à vous, c’est à votre intervention que je dois de posséder encore mon cher Dorcas !

Passionnément, de ses lèvres que brûlait encore l’amour, elle cherchait à baiser les doigts pâles de l’hiérophantide.

Et Praxilla reçut ce baiser de la tendre épouse de Dorcas ; elle le reçut comme un gage consolateur que lui envoyait la Déesse. Et il lui fut doux.


Chapitre ii


ans le même moment, un peu plus loin, sur les rives de l’Anapos, la fête se propageait en gaieté ; là aussi, l’influence radieuse du printemps exaltait dans les poitrines la douceur de vivre. Les petits soldats mercenaires, que Marcellus emmenant ses légions avec soi, avait laissés là pour tenir le blocus, ne songeaient guère à autre chose qu’à se divertir. Ils avaient enlevé leur armure et la tête coiffée d’un casque qu’ils avaient tressé avec des plantes aquatiques, ils s’amusaient à pêcher l’anguille dans les eaux rousses du fleuve. En face d’eux, séparés seulement par la largeur du courant, d’autres petits soldats, les dernières recrues de l’armée syracusaine, jetaient aussi leurs lignes aux eaux poissonneuses. D’abord on s’était regardé sans rien se dire, comme il convient entre ennemis, chacun ayant conscience de la force irréductible qu’il représentait. On savait qu’on ne devait pas frayer ensemble et que les vagues d’or que le fleuve roulait à travers les deux haies de papyrus, formaient d’un rivage à l’autre une ligne de démarcation infranchissable. Mais c’était pourtant le même soleil tiède qui caressait tous ces jeunes fronts ; c’était la même flore embaumée qui pénétrait subtilement leurs narines. Et c’était aussi un même désir d’entente fraternelle et de gaieté que leur apportait la brise souple avec l’écho des danses lointaines et des chants de flûte…

Pourtant on se taisait encore ; on se contentait d’examiner à la dérobée, sans jalousie, les souples anguilles à gaine d’argent, capturées par les mains les plus habiles.

— En voilà une, dit une voix sonore tout à coup, en voilà une qui avalerait bien la lance de Marcellus, si on la lui donnait en guise d’hameçon !

Sur l’autre rive, un des jeunes mercenaires celtibériens de l’armée romaine se prit à rire :

— On voit que vous êtes du pays, vous. Vous n’en manquez pas une à chaque fois que vous jetez votre ligne.

— Je ne suis pas du pays, reprit le petit soldat ; je suis de Lacédémone, mais c’est tout comme : tous Doriens, tous frères. On se bat les uns pour les autres, à charge de revanche.

Cet échange de paroles avait suffi pour rendre la conversation générale. À présent, les propos se croisaient, les plaisanteries se hâtaient de franchir le rempart du fleuve roux, et les rires sonnaient sous les ombelles des papyrus.

— Ce que je ne comprends pas, dit un autre Celtibérien au bout d’un instant, c’est que l’on puisse songer à se battre sous un ciel d’une pareille beauté.

— Ah ! oui, il fait bon ici ! soupira Damippus, le petit pêcheur de Lacédémone. Il fait bon ici plus que partout ailleurs ; on y oublierait même sa famille et sa véritable patrie. Comment Marcellus peut-il songer à détruire une ville aussi admirable ?

— Eh ! répartit un soldat de l’armée romaine, ne pourrait-on reprocher aux Syracusains d’entretenir dans leurs propres murailles un foyer de discorde autrement dangereux ? N’avez-vous pas confié vos intérêts les plus sacrés à des Carthaginois, les plus méchants et les plus menteurs des hommes ?

— C’est peut-être vrai, fit Damippus ; mais peut-on savoir ? Il n’y a pas de pays, dit le proverbe, qui rende les hommes tout à fait bons ou tout à fait mauvais. Pourtant ici on se sent devenir meilleur.

Ayant ainsi parlé, Damippus, le petit pêcheur Lacédémonien, jeta de nouveau dans le fleuve sa ligne garnie de quatre rangs de cordelettes flexibles.

De l’autre côté de l’eau, la voix du mercenaire s’éleva :

— On dit en effet qu’Himocrate a fait venir d’Afrique, et jusque des colonnes d’Hercule, une armée considérable et des éléphants en quantité. Toutes ces forces ont été réunies au camp d’Acyles. Mais Marcellus, je crois, ne songe guère à aller se mesurer avec lui. Il est trop occupé en ce moment à prendre Catane.

— Grand bien lui fasse ! dit Damippus. Ne devrait-il pas souhaiter plutôt qu’il y eût plusieurs Siciles entre Rome et la grande terre des barbares ?

Il se tut, car des voix fraîches et doucement liées ensemble venaient de traverser les haies de papyrus ; et, sur la route, dans la poudre blonde du soleil, apparut une théorie de jeunes filles. Elles étaient vêtues de tuniques d’un bleu d’azur, et la chair de leurs bras nus étincelait comme un beau marbre au grain serré et dur. Et ce qu’elles chantaient c’était toujours ces parthénies naïves dont en toute saison se berçaient leurs rêves d’amour :

« Dites-moi, quel est-il celui qui dénouera ma chevelure ? Pour savoir son nom, j’ai interrogé les roseaux. Dites-moi, quel est-il celui qui baisera mes lèvres ? Pour voir son image, je me suis penchée au creux de la source. — Dites-moi, dites-moi, dans quel endroit est sa demeure ? Et vous, colombes amoureuses, fidèles oiseaux de Cypris, ouvrez vos ailes et à travers l’espace apportez mon souffle jusqu’à lui… »

Elles passèrent et des deux côtés de la rive, les petits soldats rêveurs oubliaient de tirer leur ligne. Ils oubliaient de tirer leur ligne et suivaient, sur la route blonde, le groupe azuré des jeunes filles. Quand elles eurent disparu, l’un d’eux, mélancoliquement, souleva enfin l’hameçon où pendait une anguille frissonnante.

— Prenez garde qu’elle ne s’échappe ! fit une voix grasse derrière les papyrus.

Gullis était là, dans son attitude familière, les poings sur les hanches et la gorge ballottante sous son peplos. Et elle ricanait, comme toujours, de son rire qui ressemblait au hennissement d’une cavale.

— Ah ! ah ! continua-t-elle. Comme elle frétille avant de se laisser prendre ! On dirait une vierge qui se marie.

— Ce n’est pas comme vous, la mère ! dit irrespectueusement l’un des soldats. Par Héraclès ! je gage que vous ne feriez pas tant de façons…

— Vous vous trompez, dit Gullis en minaudant, je suis une honnête femme ; et la preuve c’est que je reviens du verger sacré où ne sont admises avec les prêtresses que les épouses irréprochables.

— Bon ! bon ! On connaît ce qu’il en retourne. La vertu d’une femme, c’est de n’avoir jamais tort envers son mari, ouvertement s’entend. Sans cela, au lieu de voir des centaines et des centaines de tuniques aux Anthesphories on en verrait tout au plus une douzaine.

— Les hommes disent cela par dépit, riposta Gullis, parce qu’ils sont tenus à l’écart des fêtes. Mais patience ! leur tour viendra : après les Anthesphories, les Thesmophories ; après les Thesmophories, les Thalysies pour lesquelles on dressera en plein air les tables des banquets. Et ce jour-là, Orthon, mon fidèle époux, viendra faire bombance aux côtés de son épouse.

Tous les petits soldats, d’une rive et de l’autre de l’Anapos, se prirent à rire, tant les sentiments conjugaux de Gullis leur semblaient d’une trempe douteuse.

— Dites donc, vous, la Syracusaine, fit le Celtibérien qui avait répondu le premier à Damippus, faire bombance c’est facile à dire ; mais comment vous y prendrez-vous ? Les greniers de la ville doivent être vides depuis le temps qu’on y puise pour nourrir les habitants ?

— Je n’en sais rien, répondit Gullis. Mais soyez tranquille, on trouvera toujours le moyen de s’en tirer. Quant à Gullis, elle n’est pas femme à laisser un honnête homme dans l’embarras.

Elle avait rougi et regardait le jeune Celtibérien d’un air engageant. Et de nouveau sa voix grasse rompit le silence :

— On mangera des anguilles, s’il n’y a pas mieux. Grâce à la douceur des eaux, elles ne sont pas rares dans le fleuve ; et je sais un endroit où il y en a bien davantage encore.

— Où cela donc ? fit le jeune Celtibérien alléché.

— Dans les marais de Lysimalia et de Syraco, tout près d’ici. On n’a qu’à se baisser pour les ramasser. Et grosses comme ma cuisse ! Voulez-vous que je vous y mène ?

— Vous oubliez qu’on ne passe pas, la mère ! fit Damippus rendu subitement au sentiment de son devoir.

Cependant Gullis, voyant qu’il n’y avait décidément rien à faire pour elle dans ces parages, avait repris la direction de la ville. Les soldats la regardèrent s’éloigner énorme et ronde, pleine de convoitise et de luxure, et roulant au milieu du chemin comme une outre de vendange au son des musiques.

— Nous l’avons échappé belle, dirent-ils, mais gare ce soir au fidèle époux !

Ils rirent encore et échangèrent quelques plaisanteries grossières. Mais bientôt la poésie éparse dans l’air les ressaisit. Et les lignes furent abandonnées. Sur le sol, d’ailleurs, entre les papyrus, les nasses étaient chargées du butin de la pêche, recouvert de larges feuilles fraîchement cueillies. Alors l’un des jeunes soldats coupa un roseau et s’en fit une flûte champêtre, dont la mélodie suave et discrète alternait avec celle des autres flûtes lointaines. Un rossignol roux, blotti sous la frondaison d’un arbuste, chanta lui aussi. Un groupe de jeunes filles dansantes, — les mêmes qui avaient passé tout à l’heure sur la route blonde — s’érigea au sommet prochain d’une colline. Elles se tenaient par la main et répétaient leur chanson d’amour. Alors la flûte se tut, tous les autres bruits s’apaisèrent, et le rossignol lui-même cessa de susurrer sous les feuillages. Et il n’y eut plus dans le vaste ciel clair que l’harmonie de cette ronde de jeunes filles célébrant leurs parthénies amoureuses. Leurs silhouettes bleues s’enlevaient sur l’azur du ciel, et de longues ombres transparentes d’un bleu plus pâle, se détachant de la lumière à son déclin, descendaient de tous les points de l’horizon et couvraient la plaine…


Chapitre iii


amippus, le petit pêcheur lacédémonien, n’avait eu garde de livrer aux mercenaires de l’armée romaine le secret de sa présence dans la ville. En réalité, malgré le blocus rigoureux, les Syracusains n’avaient jamais cessé d’être au courant de ce qui se passait au dehors. Jour par jour, ils savaient à quoi s’en tenir sur les faits et gestes de Marcellus qui depuis son éloignement semblait avoir retrouvé la chance de ses armes. On savait aussi les manœuvres d’Himocrate dont la tactique était de se placer entre Syracuse et les troupes romaines afin de leur barrer la voie. Que de choses encore ne savait-on point ! Des rapports secrets, des messages étaient échangés. Et tout cela au moyen de Damippus, le petit soldat lacédémonien, brave comme son épée et ingénieux comme personne.

Le soir, à l’heure indécise qui suit le crépuscule, après que le soleil était couché et que la lune ne brillait pas encore au ciel, Damippus sortait du port dans une barque étroite et profonde qui simulait à s’y méprendre la forme d’un requin ou d’un squale ; il s’y étendait enveloppé dans la peau d’une de ces bêtes marines et glissait ainsi dans le sillon des vagues entre les navires de la flotte romaine qui formaient au large la ligne de défense sur la mer. Et son subterfuge était si habile que jamais l’œil exercé des vigies n’avait percé à jour le mystère du petit pêcheur secoué sur l’abîme dans l’ombre et rapportant à Syracuse les nouvelles du monde extérieur.

Mais une nuit ces nouvelles furent mauvaises. Épicyde, qui guettait le retour de Damippus pour lui faire ouvrir les portes de la citadelle, vit tout de suite à la pâleur de son visage que les événements avaient mal tourné. Marcellus, en effet, après avoir pris successivement Léontium et Catane, s’était emparé de Mégare l’Hibléenne, — la ville du miel — et aussitôt sans donner à l’ardeur des légions le temps de se refroidir il était allé surprendre le camp des Carthaginois à Acyles. Himocrate réveillé dans la quiétude de son sommeil s’était mis en hâte à la tête de son armée et l’avait jetée au travers des rangs ennemis. Il comptait sur le vertige d’un de ces engagements spontanés où ses hommes restaient presque toujours vainqueurs. Mais cette fois les Romains avaient été armés de lances très longues qui déjouaient la hardiesse des Carthaginois, dont les épées courtes dépassaient à peine le poing fermé. Voyant cela, le général africain avait fait donner les éléphants. Pesantes et lourdes et cuirassées comme des guerriers, les bêtes énormes s’étaient avancées sur l’infanterie de Marcellus. D’abord ç’avait été un désarroi terrible, et la fortune paraissait vouloir changer de camp, lorsqu’un jeune hastaire s’était élancé et, saisissant une enseigne, en avait enfoncé la hampe dans le corps d’un des éléphants, le forçant ainsi à retourner en arrière. Alors toute la masse des pachydermes s’était trouvée resserrée et culbutée, tandis que Marcellus, sans perdre de temps, l’enveloppait en entier avec les deux ailes mobiles de sa cavalerie. Bref, c’était pour Himocrate un désastre presque irréparable, et pour les armes romaines la revanche si longtemps attendue de la défaite de Cannes…

Pendant ce récit du jeune Lacédémonien, Épicyde avait été saisi d’une agitation extrême ; son visage, ordinairement obscur et sans passion, s’était animé soudain du courroux allumé dans son âme, comme l’argile terne et poreuse d’une lampe s’éclaire aussitôt que brûle l’huile contenue en ses flancs.

— Voilà la fin de tout ! Que d’efforts perdus !… c’est la fin !… L’armée que mon frère avait réunie était la seule barrière qui pût empêcher Marcellus de tenter un retour offensif sur la ville. Que faire maintenant. Et comment désormais nous rejoindre ? En admettant qu’Archimède parvienne encore à tenir en échec les légions romaines, pour nous la partie est perdue d’avance.

Il disait cela, non point en s’adressant à Damippus auquel il ne prenait plus garde, mais dans un monologue incertain et irrité dont il scandait chaque phrase de sa marche fiévreuse à travers l’étroite rotonde qui dominait la tour. Et, s’étant tu, il continuait d’aller et de venir encore, se heurtant aux parois comme une bête fauve qui ayant vu le dompteur s’éloigner de sa cage perd tout espoir de reconquérir sa liberté.

— Que ne suis-je resté en Afrique ! rugit-il.

Mais la porte s’entrouvrit et Orthon se faufila entre lui et Damippus. Il venait avant tous les autres se pourvoir discrètement de nouvelles, et prendre les ordres secrets d’Épicyde. Tout d’abord il feignit de ne pas comprendre la portée de la défaite d’Himocrate ; il se contenta de dire en sourdine :

— Voilà qui n’est pas fait pour relever le prestige du parti Carthaginois auprès du peuple !

— Le peuple ! répondit Épicyde avec brusquerie. Mais il ne le saura pas, le peuple ! Il ne faut pas qu’il le sache, entendez-moi bien. Il est tranquille, laissons-le dans son repos.

— S’il est tranquille ! fit Orthon avec une grimace d’ironie. De longtemps on n’avait célébré les fêtes au milieu d’un tel sentiment d’abandon. C’est à croire que le pasteur Aristée veille encore sur les vergers de Syracuse, sa syringe aux bords des lèvres, ravissant à la fois les abeilles et les hommes. Regardez plutôt !

Il s’était approché du belvédère étroit qui dominait l’horizon, et montrait à Épicyde l’immensité de la campagne, de la ville et de la mer. L’aurore commençait à peine à jeter quelques faibles clartés parmi le brouillard nocturne ; et tout dormait dans cette tiédeur, tout reposait sur le berceau rose de la terre, que semblaient envelopper de fragiles mousselines vaporeuses, d’étroits rubans de couleur changeante. L’ardente Syracuse paraissait plongée dans l’immobilité d’un sommeil sans fin. Ni sur les terrasses des toits, ni devant les temples, ni sur les places, on ne voyait s’animer la vie. Et c’était comme une cité peuplée seulement de statues, une cité de héros de marbre et de muses d’or, où les portiques décorés de bas-reliefs et les arcs surchargés de trophées n’auraient plus servi qu’à évoquer devant les dieux le souvenir d’une race disparue. Et la mer aussi était vide, immobile, sans qu’on aperçût au ras des flots le corps des dauphins ruisselants d’écume ou l’aile argentée des cérylos. Et dans la campagne rien ne bougeait, pas même le cerf matinal.

— Je fais mes adieux à tout cela, dit Épicyde en étendant la main.

Cette fois, Orthon était devenu blême :

— Comment ? Vous songeriez à partir ? Mais alors que deviendraient ceux qui se sont compromis pour votre cause ?

— Ils subiront ma fortune bonne ou mauvaise. En tout cas la seule chance qui me reste est d’aller rejoindre mon frère et d’essayer de le seconder dans ses desseins. Que ferais-je ici plus longtemps ? Pour que le parti carthaginois se raffermît de nouveau dans Syracuse, il importerait d’abord qu’il eût triomphé des Romains. Et si je reste et que Marcellus s’empare de la citadelle, que dira-t-on ? Ne m’accusera-t-on pas d’avoir trahi les intérêts que j’étais chargé de défendre ? Non, non, je ne puis rester ; il me faut aller rejoindre Himocrate.

— Vous oubliez, dit Orthon, que la ville est cernée de tous côtés à trente stades des remparts. Personne ne peut forcer la ligne du blocus, et vous moins que tout autre.

— Il le faut cependant, répliqua Épicyde d’une voix étranglée.

Et il ajouta, reprenant pour lui-même le monologue qu’Orthon avait interrompu :

— Quand Marcellus se sera rapproché, mon départ deviendra plus impossible encore. C’est tout de suite que je dois fuir, avant que les hostilités soient reprises.

Il réfléchit quelques instants, la tête basse, les épaules tourmentées d’inquiétude ; aucun des projets qui se présentaient à son esprit ne lui paraissait réalisable ; et il continuait à méditer au dedans de lui-même, sans s’inquiéter d’Orthon, son bras droit, son allié obscur.

— Je sais ! je sais ! cria-t-il enfin.

Et, de sa voix rauque qui avait retrouvé le ton du commandement, il appela :

— Damippus !

Le petit Lacédémonien, toujours appuyé contre la rampe du belvédère, n’avait pas cessé de regarder l’horizon. Maintenant le jour s’était levé, et la gloire du soleil éclairait toutes choses. Et tout s’éveillait dans les rues de la ville, sur les vagues de la mer, aux sillons des champs. Le grand silence avait fait place à un bourdonnement universel et confus, où ronflait le rythme de la lumière et de la vie. Des formes claires se mouvaient sous l’abri des arbres ; des oiseaux luisants traversaient l’espace ; et de petites voiles, toutes blanches, frémissaient entre les seins gonflés des vagues.

— Damippus ! répéta nerveusement le Carthaginois.

Et, comme le jeune homme s’était retourné :

— C’est toi qui me feras traverser la ligne du blocus. Je monterai dans ta barque. Combien veux-tu ?

— Je ne veux rien, dit Damippus. Ce que j’ai fait, je l’ai fait pour le bien de nos frères de Syracuse. Si je risque ma vie, ce n’est pas contre de l’or.

Orthon souriait d’un air mauvais :

— À la bonne heure ! Voilà qui est parlé, approuva-t-il.

Mais cette réflexion ouvrit les yeux au petit Lacédémonien, et le fit soudain changer d’attitude. Décidé d’abord à refuser ce qu’Épicyde lui demandait, il se reprit :

— Si vous l’exigez, je vous transporterai, mais pour rien, pas autrement. Je vous l’ai dit, je ne reçois pas d’argent contre mes services.

— C’est bon, dit Épycide, tu es bien fier ; on voit que tu viens de Lacédémone. Alors c’est moi qui te devrai de la reconnaissance ?

— Je vous en fais grâce également, dit Damippus.

Orthon n’avait pas attendu la fin de l’entretien pour rentrer en hâte chez lui. Une colère secouait ses membres grêles et pâlissait la teinte jaune répandue habituellement sur ses joues. Il réveilla Gullis qui dormait encore, bouche bée, les bras hors des coussins.

— Épicyde part ! hurla-t-il.

— Eh bien ? Bon voyage ! fit la grosse femme sans ouvrir les yeux.

Cette indifférence porta jusqu’à son comble le courroux déjà à demi déchaîné d’Orthon. Il saisit Gullis par le bras et la secoua vertement à plusieurs reprises.

— Comment ! Tu oses dire cela ? Empuse, ânesse, tête de truie !…

— Hé ! Là ! Pas si fort ! gémit Gullis. Qu’Épicyde parte, est-ce une raison pour me briser les poignets ?

— Tu ne comprends pas, expliqua Orthon en s’essuyant les tempes, que le départ d’Épicyde après celui d’Himocrate, c’est le triomphe assuré de Dorcas et d’Archimède ; que tout l’honneur de la défense sera pour eux le jour prochain où les Romains reparaîtront ? Sans compter — murmura-t-il entre ses dents — que perdant ma vengeance, je perds en même temps tout ce qui m’avait été promis, tout ce qui m’est dû.

— Eh bien ! dit Gullis, — elle s’était levée et passait maintenant sa tunique, — il te reste encore Marcellus. Que ne retournes-tu de son côté ?

Orthon ne répondit pas ; ayant regagné sa boutique, il prit son burin. Mais il travaillait d’une main distraite, et sa pensée suivait la piste que Gullis lui avait ouverte. Puis peu à peu l’activité revint à ses doigts, en même temps qu’un sourire vague déplissait ses lèvres.

— Hier pour Syracuse, murmura-t-il, aujourd’hui pour Carthage, demain pour Rome. Qu’importe ? La figure qui orne cette coupe n’en sera pas moins belle.

Et il continua sa besogne, tandis qu’autour de lui flambait dans une symphonie d’or et de bronze la précieuse fierté des têtes de femme, la sveltesse des nymphes couronnées de roseaux, et tant de chefs-d’œuvre d’un art raffiné et exquis dont, seul, un fils de la Grèce pouvait avoir le secret.


Chapitre iv


a nouvelle du départ d’Épicyde avait été accueillie avec satisfaction dans tous les quartiers de la ville. Le peuple, dans son bon sens rigoureux, estimait que c’était un bien et que la citadelle serait mieux gardée par les Syracusains de Syracuse que par un général de fortune dont le patriotisme demeurait suspect. Aux Épipoles, Dorcas s’en était réjoui comme de l’extinction définitive du parti carthaginois. Et dans l’ancien palais royal d’Ortygie, où il avait repris le cours de ses méditations silencieuses, Archimède en avait souri de pitié.

Donc plus que jamais la confiance berçait les âmes : on ne songeait qu’à la célébration heureuse des panégyries. Le même élan de religiosité mystique, le même besoin de fêter la divinité dans le cadre de la nature, entraînait les femmes vers l’étang bleu de Cyané, tandis que les hommes — n’était-ce pas un peu pour les suivre ? — se rendaient en masse au grand Olympeium de Zeus, situé hors des portes et dominant la plaine.

C’était le plus grand temple de la région, de même que Zeus était le plus grand des dieux. C’était là que l’Éponyme priait chaque jour pour le peuple, et que les guerriers vainqueurs venaient suspendre le faisceau de leurs armes. Il était bâti sur une colline basse, à peu de distance de l’endroit ombreux et frais où les eaux de Cyané, glissant sous les papyrus, rejoignaient celles de l’Anapos. Plus près encore était le tombeau de Gélon I, qui avait construit l’édifice, et de sa femme Damareta au cœur généreux ; ils reposaient tous les deux sous une stèle de marbre veiné de jaspe que le printemps avait tapissée de fleurettes multicolores ; et tout autour, jusque sur les degrés accédant au grand Olympeium, ces mêmes fleurs croissaient en une abondance qui tenait du prodige, se mêlaient aux pierres, à l’herbe, aux arbustes. Zeus Pater, de son trône d’or, à travers les colonnes espacées du
Praxilla, lentement, de ses mains pâles, avait relevé l’étoffe légère…
péristyle, souriait à cette débauche de sa fécondité.

Et certes toute la personne du dieu évoquait bien l’idée d’une puissance infinie et créatrice. Si colossales étaient ses proportions que, même assis, il remplissait la vaste cella soutenue par des Télamons géants, et que les adorateurs prosternés devant lui craignaient de le voir se lever soudain et emporter de son front chevelu la voûte du temple ; une Victoire, de proportions humaines, que tenait sa main droite, semblait une statuette frêle, une toute petite enfant appuyée contre son sein ; de sa main gauche il portait un sceptre fondu avec des métaux divers et qui pesait autant que la tour massive d’un pylône ; sa nudité modelée dans l’ivoire resplendissait dans toute sa beauté depuis que Denys le tyran avait dérobé au dieu le manteau d’or qui couvrait ses membres ; mais, tel, il semblait plus glorieux encore, plus directement descendu de l’Olympe. Et sa majesté surpassait tout ce qui s’élevait autour d’elle, tout ce qui avait été fait pour la contenir ; les colonnes à double face encastrées dans l’épaisseur même des murailles, les batailles des Dieux et des Titans sculptées du haut en bas des métopes et les formidables lions à tête d’homme qui gardaient l’entrée, et dont les crinières épandues à foison sur le col semblaient faites avec quelques-unes des boucles tombées de la chevelure du grand Zeus.

Malgré cet appareil redoutable, les fidèles se pressaient en confiance devant la cella, et leurs voix se mêlaient à celle de l’Éponyme pour réciter l’oraison :

« Père Zeus, qui résides dans le ciel, et qui agites le Cosmos enflammé brûlant de la splendeur éclatante de l’éther ; toi qui ébranles de tes tonnerres divins les montagnes hautes et sonores et toute la demeure des bienheureux, qui marches dans les nuages et qui soulèves les flots de la mer. Ô Zeus très vénérable, porte-sceptre incorruptible, générateur universel, nous t’offrons nos expiations et nos prières. Reçois-les favorablement, donne à nos corps la nourriture nécessaire, accorde des dons heureux à nos esprits et fais descendre sur nos fronts quelques parcelles de ton irréprochable gloire. »

Et Zeus-pater souriait encore parmi les vapeurs rouges du styrax, qui dans d’immenses cratères d’airain brûlaient lentement à ses pieds. L’oraison achevée, l’Éponyme recommençait d’autres prières. Derrière lui le peuple se renouvelait sans cesse, allait et venait, se prosternait, adorait, et redescendait les trois marches du péristyle. Rares étaient ceux qui demeuraient tout le jour abîmés dans leur recueillement ; plus rares ceux dont le cœur endurci ne recevait pas en une minute rapide le choc mystérieux de la présence divine…

Dorcas était venu, lui aussi, s’humilier devant la divinité. Depuis qu’il ne voyait plus Praxilla, il se sentait désemparé et vacillant, pareil à un navire qui vogue dans une nuit sans étoiles. Cependant il ne songeait pas à enfreindre les volontés de l’hiérophantide ; il ne s’essayait même pas à l’apercevoir de loin, quand elle quittait le temple des Deux-Déesses ou le verger sacré pour aller au bord de l’étang. Bien qu’il ne fût pas superstitieux, il n’avait pu s’empêcher de remarquer cette coïncidence étrange, qu’au lendemain même de leur sacrifice héroïquement consenti Marcellus avait renoncé à poursuivre les opérations du siège. Certes, la gloire en revenait entièrement au génie d’Archimède, à l’extraordinaire présence d’esprit dont il avait maintes fois fait preuve pour repousser toutes les attaques. Mais au-dessus du génie des hommes, au-dessus de la bravoure des soldats et des capitaines, Dorcas savait qu’il existe une puissance conductrice qui règle à son gré les événements et déjoue toutes les prévisions humaines. Et c’était dans cette puissance qu’il se plaisait à se confondre, à s’anéantir sans réserve ; il y goûtait une joie d’apaisement et de repos, la seule qu’il pût éprouver dans l’état de souffrance morale où il se trouvait ; et il remerciait en son cœur Praxilla de lui avoir enseigné la douceur de la prière.

Son adoration achevée, Dorcas voulut à son tour sortir de l’Olympeium. Mais il s’était attardé plus que de raison et il se heurta en bas des marches aux immenses portes étroitement rejointes. Cependant l’Éponyme priait toujours devant la cella, et dans les hauts cratères d’airain le styrax brûlait encore lentement. Le temple, clos à sa façade principale, devait avoir gardé quelque issue ouverte. Dorcas se faufila entre les énormes colonnes toutes semblables, entre les candélabres d’or massif, dressés de distance en distance. — Comme il se sentait petit au milieu de ces formes géantes ! Pourtant tout à l’heure, prosterné devant le Zeus souverain, il avait senti se prolonger en lui un peu de l’infini de la divinité. Mais maintenant ce n’était plus que de la matière qui s’érigeait devant ses yeux et dont le poids accablait ses épaules. Il avait hâte de sortir. Il trouva enfin une ouverture étroite taillée dans la masse des murailles.

Et tout de suite l’enchantement des fleurs innombrables, croissant partout au hasard, sans entraves, en un désordre délicieux de nature, surgit à ses regards et allégea son souffle dans sa poitrine. Derrière le temple, un chemin en pente s’ouvrait, conduisant où ? Dorcas l’ignorait absolument ; mais il s’y engagea sans hésiter, tant la crainte de rester enfermé pour de longues heures encore — jusqu’à ce que l’Éponyme eût achevé ses prières — dans le colossal Olympeium, l’avait tourmenté un instant. Il marchait à travers le sentier enfermé entre deux haies d’agaves. Pour la première fois depuis longtemps il se sentait pénétré de bien-être, et comme bercé d’un pressentiment heureux. L’épaisseur de la végétation lui cachait les détails prochains du paysage ; il ne voyait devant lui que la silhouette dorée de la ville et que le disque aminci du soleil qui s’égouttait lentement en larmes d’or dans le vert pâle du ciel. Une lumière fine, vibrante, éthérée, rayonnait du firmament à la terre et de la terre à d’invisibles étoiles. Et Dorcas, comme tous ceux qui sont possédés par l’amour, évoquait dans la beauté de cette radieuse fin de journée une seule image où se ravissait son esprit : Praxilla ! Ne la verrait-il jamais autrement qu’à la lueur blanche des tombeaux ? Ne la verrait-il jamais dans la clarté nue du jour, ou seulement encore parmi les roses que sème l’aurore ? Ne la verrait-il jamais, ne fût-ce que l’espace d’un éclair, comme le pêcheur aperçoit les mouvantes Océanides jouant entre les flots, ou comme le pâtre aperçoit les nymphes dans la gaieté des clairières ? Ses yeux ne seraient-ils pas remplis de cette vision d’elle, dans le printemps embaumé, au milieu des fleurs, mêlant sa jeunesse à la jeunesse de la terre ? Non ! il était condamné à n’aimer jamais qu’une beauté irrévélée, une vierge étroitement enclose dans le secret du sanctuaire…

Il avançait ainsi, conversant avec son tourment intime, heureux cependant de il ne savait quoi, et soulevé sur les ailes ondoyantes de l’amour. Le sentier, plus rapide en cet endroit, dévalait directement vers la plaine, toujours enfermé entre sa double haie d’agaves. Sans y prendre garde, Dorcas se trouva soudain à quelques mètres du temple des Deux-Déesses. Il apercevait la façade postérieure de l’édifice autour de laquelle courait un portique décoré de colonnes légères. À l’angle de ce portique et bouchant presque le chemin, un massif de caroubiers s’élevait, abondamment chargé de grappes flexibles. Et, cette fois, ce ne fut pas un rêve de son esprit, ni une hallucination créée par son désir : Dorcas vit Praxilla debout sous le feuillage luisant d’un caroubier. Elle était là, tout près de lui, le visage traversé de douce lumière, ses voiles blancs flottant autour de son corps. Pour la rejoindre, il n’avait qu’à faire un pas, et, pour être entendu d’elle, qu’une seule parole à prononcer. Pourtant il ne bougeait pas, retenant son souffle, évitant de se laisser deviner. Il lui semblait que rien au monde ne vaudrait pour lui l’extase de cette muette contemplation. Il la voyait enfin, comme il l’avait souhaité si ardemment, non plus dans la froide clarté de l’hypogée, entre des sépulcres, mais dans la rayonnante lumière du printemps, au sein même de la terre en fête, le front nimbé de feuillages et les mains nouées aux grappes gonflées de vie. Il la voyait associée au réveil de la nature, et comme sortie elle-même du tombeau ; claire et harmonieuse dans la paix de ce crépuscule d’or, elle était à ses yeux, non plus seulement l’hiérophantide sacrée, mais la vierge humaine et frémissante dont le cœur près du sien s’était ouvert à l’amour. Et il croyait sentir, comme dans le passage envahi par les eaux glacées, ce jeune front se réchauffer contre sa poitrine ; il croyait tenir dans ses bras ce jeune corps dérobé aux étreintes de la mort perfide. Oh ! Praxilla, Praxilla ! vierge et femme tout ensemble, divine et humaine, troublante et pure, Praxilla, fleur poussée au verger sacré et de qui la vue seule et le parfum suffisaient pour répandre à torrents le bonheur !…

Mais la Vierge s’éloignait déjà vers le portique, les mains chargées de longues grappes cueillies à l’arbre nouveau. Et Dorcas, pour regagner la ville, sauta par dessus l’épineuse haie qui défendait l’étroit sentier des deux temples.


Chapitre v


ependant au dehors les événements se précipitaient. Le dénouement était proche. Marcellus avait rejoint son camp de l’Anapos plus vite encore qu’on ne le prévoyait. La peste l’avait chassé d’Acyles, où Himocrate était mort, emporté en quelques heures par le mal. Épicyde, après avoir vainement essayé d’opposer la flotte carthaginoise à la flotte romaine, avait fait voile sur Agrigente pour une retraite définitive. Il fallait, ou tenter un suprême effort pour s’emparer de la ville assiégée, ou renoncer à maintenir le blocus et poser les bases d’une entente. Déjà des pourparlers dans ce sens avaient été engagés avec les magistrats syracusains. Appius, qui en avait pris l’initiative, leur avait adressé une épître, chef-d’œuvre de diplomatie et de simplicité à la fois. Très habilement il exposait que si les Romains avaient entrepris le siège de Syracuse, c’était avant tout par haine des Carthaginois. En effet, quand ils avaient vu la ville au pouvoir d’Himocrate et d’Épicyde, ces satellites d’Annibal d’abord puis d’Hiéronyme, alors seulement ils avaient pris les armes contre elle, ils l’avaient investie — moins pour la forcer elle-même que pour réduire ses cruels dominateurs. Maintenant Himocrate avait cessé de vivre, Épicyde était loin de Syracuse, les Carthaginois, vaincus sur terre et sur mer, étaient contraints de renoncer à l’entière possession de la Sicile : quel motif pourraient conserver les Romains de ne pas désirer rester en paix avec Syracuse comme au temps de Hiéron, leur ami, leur allié fidèle ? Ainsi la ville et les habitants n’avaient rien à craindre que d’eux-mêmes, s’ils perdaient l’occasion de se réconcilier avec Rome. Jamais peut-être il ne s’en offrirait d’aussi favorable que le moment actuel où la mort de leurs tyrans faisait luire pour eux la liberté…

Cependant les magistrats syracusains tardaient à répondre ; et Marcellus dans son camp s’agitait, partagé entre l’espoir de terminer enfin une campagne aussi désastreuse, et la crainte de voir sa proie lui échapper irrévocablement. Quelle atteinte pour sa réputation de capitaine invincible, et surtout quel déchirement pour son cœur ! Car Marcellus était amoureux : il était amoureux de la ville prestigieuse et blonde qui étalait la beauté de ses édifices comme des joyaux à ses bras, comme des perles à sa poitrine ; jamais il n’en avait vu d’aussi admirable ; il n’avait d’aucune autre souhaité la possession aussi ardemment. Et ce qui augmentait encore sa furieuse convoitise, c’était de savoir qu’elle était inviolée, que jamais nul vainqueur n’avait porté sur elle une main tremblante de désir. Malgré les passions qu’elle avait inspirées à tant de guerriers célèbres, elle avait gardé intact le trésor de sa virginité. Toujours elle se dressait, pure et orgueilleuse sous la nue, son Pégase d’or la protégeant de ses ailes ouvertes, et, à ses pieds, la grande mer aux ondes félines et souples étendue comme un sphinx pour la défendre. Ah ! que souvent il l’avait tenue d’avance dans ses regards ! Que souvent il l’avait guettée dans les clairs matins ou les nuits sans lune, prêt à la surprendre par la violence ou par la ruse, à se jeter sur elle et à la marquer de son épée au front — telle une esclave de beauté unique dont s’empare un maître jaloux, et que nul après lui ne devra toucher !

Et Marcellus, fébrilement attendait… Il avait donné ordre aux soldats qui formaient le blocus de laisser passer les messagers de Syracuse. Il voulait parlementer lui-même et ne point laisser son collègue Appius traiter seul de cette affaire. Mais personne ne venait ; la ville en fête semblait oublier que les Romains étaient à ses portes, et que la peste déjà établie à Acyles menaçait de l’envahir. — Et la famine ? Ne semblait-il pas qu’elle eût dû avoir raison des provisions immenses amassées dans les greniers ? Malgré tant de destins contraires, plus belle, plus radieuse que jamais, apparaissait la cité inviolée aux regards amoureux de Marcellus. Et certes, après avoir en maintes reprises hasardé son sang pour la posséder, il se sentait à cet instant prêt à consentir toutes les folies, à accepter toutes les compromissions pourvu qu’il pût atteindre son but.

Il s’arrêta, mit sa main en auvent sur son front dans le soleil. La ligne des mercenaires venait de s’ouvrir et un Syracusain s’avançait devant lui.

— Je m’appelle Orthon, dit l’homme chétif et jaune.

Marcellus, devenu défiant, l’examinait :

— Votre nom importe peu. Est-ce Dinomède ou Dorcas qui vous envoie ?

— Ni l’un ni l’autre, fit Orthon de sa voix mauvaise.

— Alors qu’êtes-vous venu faire ici ?

Orthon ne se déconcerta pas. Il tira des plis de son manteau une médaille d’or du plus beau type syracusain ; sur l’une des faces, il avait gravé l’admirable visage d’Aréthuse, la Sicélide, et sur l’autre le profil aquilin du consul.

— Je voulais vous apporter ceci, dit l’orfèvre. Ne vous semble-t-il pas que mon travail soit précieux et digne de vous être offert ?

Marcellus cette fois avait compris. Il fit signe à Orthon de le suivre à l’autre bout du camp, derrière une catapulte géante depuis longtemps au repos. Pendant plus d’une heure ils causèrent sans se regarder, les yeux attachés au sol.

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« Le pêcheur avait été pris dans ses filets. » Telle était du moins la version qui circulait sur le compte de Damippus, saisi par un des bateaux de la flotte romaine au moment où il rentrait dans le port. Mais Dinomède et surtout Dorcas n’envisageaient pas la chose aussi légèrement. Sous ses apparences de simplicité, le petit Lacédémonien était un personnage d’importance. Il faisait partie d’une phalange de jeunes gens d’élite que Sparte avait envoyés à Syracuse en témoignage d’amitié, parce qu’il était d’usage de Doriens à Doriens de s’entr’aider dans les circonstances difficiles où l’honneur de la race était en jeu. N’était-ce pas déjà un Spartiate, ce Gilyppe, qui, au moment de la terrible expédition de Nicias, avait déjoué toutes les combinaisons des Athéniens ? Que de reconnaissance Syracuse ne devait-elle pas à Lacédémone ? Ces deux sœurs, dont l’une était restée austère dans son peplos droit et dont l’autre avait fleuri sa chlamyde d’asphodèles et de roses légères, n’avaient jamais cessé de lutter ensemble contre Athènes, contre Rome, contre Carthage. Aujourd’hui, c’était encore un fils de Lacédémone, un de ces Spartiates à l’âme stoïque, au cœur généreux, grâce à qui Syracuse avait pu soutenir si longtemps les rigueurs du blocus. Et l’on ne ferait aucun cas de lui ? On l’abandonnerait aux mains des Romains, l’otage précieux, le petit pêcheur qui si souvent avait risqué sa vie, sans vouloir d’autre récompense que la joie intime de se sentir un héros ?

Dorcas s’était entendu avec Dinomède, et tous deux avaient décidé de réclamer Damippus ; à cette condition seulement on pourrait s’occuper ensuite de répondre aux ouvertures pacifiques des deux consuls. Mais Marcellus ne semblait plus pressé maintenant de conclure l’accord. Il faisait traîner les choses en longueur. À plusieurs reprises il était venu dans la tour Galeagra conférer avec Dorcas et Dinomède ; et chaque fois il partait sans avoir consenti à rendre Damippus, et sans avoir rien voulu fixer pour l’indemnité d’usage.

Un jour cependant il se montra plus flexible. Dinomède seul était venu parlementer avec lui dans la tour. Les deux chefs avaient repris la question à son point de départ : « Pourquoi tenez-vous tant à garder Damippus ? » disait Dinomède. « Et pourquoi tenez-vous tant à le ravoir ? » répondait Marcellus. Mais il se ravisa ; et, affectant le ton de la familiarité : — Voyons ! il faut en finir ; il est inadmissible que nous perdions un temps précieux sur un différend de si peu d’importance. Je ne vous demanderai pour cet otage ni indemnité ni promesse. Mais vous avez, paraît-il, dans la ville un orfèvre d’une habileté extraordinaire qui cisela pour le roi Hiéron une couronne dont on dit merveille. Abouchez-moi avec lui. Je voudrais lui commander un joyau qui servît de modèle à nos orfèvres de Rome assez ignorants dans leur art. À ce prix-là je vous rendrai Damippus.

— C’est facile, fit Dinomède. Je vais vous l’envoyer sur le champ.

Resté seul, Marcellus examina tout ce qui l’entourait, la hauteur exacte de la tour, l’épaisseur de la muraille. Son œil habitué à scruter les remparts eut vite fait de mesurer la grosseur des pierres, de jauger la profondeur des fossés qui s’étendaient le long des Épipoles, depuis le Fort Euryale jusqu’à l’Hexapyle, dans toute cette zone de défense dont la tour Galeagra marquait le milieu. « Orthon ne m’avait pas trompé, se dit le consul, et le plan qu’il a relevé est exact. Il y a ici une lacune, presque insensible il est vrai, mais une lacune, dans les fortifications de la ville. Avec un millier d’hommes hardis on pourrait aisément y faire une brèche. Mais pour cela il faudrait que les abords ne fussent pas surveillés… »

Orthon entrait à cet instant ; sa figure jaune et figée ne laissait rien voir de l’émotion qui l’agitait. Il s’inclina devant le consul et attendit. Marcellus se taisait ; une grande pâleur avait envahi son visage ; un cercle de bistre avait soudain enfermé ses yeux ; et dans sa poitrine, sous sa cuirasse d’airain, son cœur battait comme celui d’un nouvel époux. Il évita de regarder Orthon et dit à voix basse :

— Quelle nuit sera-ce ?

— Celle qui suivra la prochaine, répondit Orthon. Ils seront tous du côté de Cyané, à voir la procession du Calathos et à banqueter ensuite sous les ombrages. Par ici, j’en réponds, la ville sera déserte.

Marcellus, les paupières baissées, demanda encore :

— Et Dinomède ?

— Il sera à la citadelle, ou sur les remparts de l’Achradine. Vous savez que depuis le départ d’Épicyde il a fait relier ce quartier avec l’ilôt d’Ortygie.

— Oui, fit Marcellus. Mais il reste Dorcas. Dorcas ! voilà le plus terrible ; voilà celui qui peut faire échouer tout notre plan ! Lui, il est plus près d’ici, au Fort Euryale d’où il surveille toute la région ; à la moindre alerte il sera devant nous. Il n’y a rien à tenter, tant que Dorcas tiendra les Épipoles.

— J’ai aussi le moyen d’éloigner Dorcas, murmura Orthon entre ses lèvres sifflantes.

Cette fois Marcellus le regarda :

— Vous éloigneriez Dorcas, cet homme de devoir, ce farouche dorien ! Allons donc ! Comment vous y prendriez-vous ?

— C’est mon secret, fit Orthon. Je l’éloignerai, vous pouvez m’en croire. Vous ai-je trompé jusqu’à présent ?

Marcellus se recula de quelques pas ; un dégoût le prenait devant le cynisme du traître. Il souhaitait de trouver dans cette âme un autre mobile moins bas que l’amour de l’or qui l’excusât, lui, le fier Romain, de s’être associé un tel complice. Et une dernière question flotta sur sa bouche. Orthon la devina ; il dit d’une voix rapide :

— Je hais Dorcas. Dorcas un jour m’a mortellement offensé. La vengeance est le plaisir des dieux dans l’Olympe. Demain, quand Marcellus prendra la ville, Orthon, l’orfèvre, se sentira l’égal d’un dieu.


Chapitre vi


n mangeait et on buvait sous les feuillages, dans les jardins frémissants de claires verdures et le long des tamaris qui bordaient la mer. Partout des tables étaient dressées que surchargeaient des victuailles abondantes. Le soir pâle emportait à l’Occident le parfum mourant des roses, tandis qu’à la lueur fauve des flambeaux s’épaississait l’âcre odeur du festin et des haleines.

C’était la dernière journée des panégyries, et tout le monde en voulait sa part. Les pauvres avaient été servis d’abord. Pour eux on avait déposé des vivres dans tous les petits sanctuaires ouverts aux façades des maisons, dans ces « Hecateia » innombrables consacrées à la Déesse et où elle était représentée en trois personnes distinctes faites de cire de couleur différente : en cire blanche avec le croissant lunaire sur la tête, Artémis céleste, reine de clarté ; en cire rouge avec le serpent dans les mains, Vierge calligénie, fille auguste de Demeter, faisant jaillir parmi l’or des glèbes le sang des pavots ; en cire noire avec la clef sur l’épaule, Perséphone à la chevelure de ténèbres, irrévélée, mystérieuse, gardienne inflexible des âmes. Ainsi la triple Déesse présidait cette nuit aux joies de la foule, et sous ses auspices l’égalité régnait entre la multitude des convives.

Cependant toutes les tables n’étaient pas d’un luxe pareil ; il y en avait de modestes où chacun avait apporté son écot, où le gras-double fumait dans la vaisselle de terre brune ; il y en avait de somptueuses couvertes d’argenterie rare, de disques d’airain et d’or, sur lesquels les chevreaux entiers, cuits dans leur graisse, apparaissaient, leurs jambes minces repliées sous leur poitrine arrondie. Il y en avait où l’on buvait, dans des amphores de vermeil incrustées d’améthystes dont la vertu préserve de l’ivresse, le vin de Byblos vieux de quarante années et aussi parfumé qu’au sortir de la cuve ; il y en avait où l’on se contentait de faire couler dans les coupes grossières l’obscur cycéon fait d’orge fermentée et de miel. Mais la même gaieté dilatait les cœurs, le même décor de beauté ravissait les yeux : à travers les feuillages, dans la sérénité de l’horizon, les choses peu à peu endormies, et le ciel paisible bercé dans son sommeil par la mer aux bruits innombrables. Puis c’était aussi l’enchantement de la présence des femmes revenues enfin du verger sacré. Elles avaient jeûné plusieurs jours de suite, mais l’abstention des hommes, pour s’être exercée d’une autre façon, n’était pas moins méritoire. Et, avec les tuniques claires des femmes, la joie revenait aux prunelles ardentes des hommes. Néanmoins, avant la procession du Calathos toute caresse était défendue ; tout à l’heure seulement, quand les Vierges auraient déposé dans l’Olympeium sous la garde de Zeus l’emblème des présents féconds de la Déesse, la vie normale reprendrait à Syracuse, et les bocages retentiraient des festins d’amour.

Pour le moment c’était le banquet des vins et des viandes qui réjouissait les couples assemblés. Des jeunes filles, debout, penchées sur des réchauds allumés, s’amusaient à fabriquer de délectables friandises, en jetant dans l’huile bouillante des fleurs de toute sorte mêlées à de la farine blanche. Et c’était à qui rivaliserait d’art et de talent pour obtenir ainsi des chefs-d’œuvre. Les unes s’appliquaient à imiter la forme des petits rossignols roux qui au sortir du nid volètent imprudemment sous les feuillages ; d’autres, les phalènes aux cornes allongées, rôdant le soir autour des calices endormis ; d’autres, de légers Éros aux ailes ouvertes, aussi hardis que les oiseaux et aussi capricieux que les papillons. Et les rires éclataient, les regards à la lueur des réchauds devenaient plus brillants. Une jeune fille, la flûte aux lèvres, dansa, son chiton retenu seulement sous les aisselles par un étroit ruban d’azur.

À la table où se trouvait Théophraste, Fanie, Damalis et Rhodoclée toutes trois étaient venues s’asseoir. Elles avaient les paupières meurtries par le jeûne, et leur épiderme délicat laissait transparaître le sang bleu de leurs veines. Et elles souriaient doucement en se regardant, retrouvant au fond de leurs yeux les mystères inviolables de la Déesse. Pourtant Rhodoclée souriait aussi à Théophraste, tandis que la blanche Jacinthe demandait tout bas à Fanie : « Et Dorcas ? ne paraîtra-t-il pas au festin ? — Hélas ! soupirait Fanie, il ne quitte plus jamais son poste du Fort Euryale ; il ne viendra même pas pour la procession du Calathos ; mais, aussitôt la corbeille sainte enfermée, c’est moi qui courrai le rejoindre. »

Cette perspective avait amené du rose à ses joues ; comme les autres, elle s’abandonna sans scrupule aux ivresses de cette glorieuse nuit. La lune se levait mollement derrière le rideau argenté des feuillages. Les Pléïades aussi ouvraient dans l’azur leurs prunelles d’or. Elles formaient parmi l’immensité nocturne un groupe étincelant comme des vierges vêtues de lumière, et elles étaient les compagnes célestes d’Artémis, les sœurs éternelles du printemps. Mais plus radieux encore que tous les autres, l’astre de Cypris, doux aux amants, parut à son tour au sommet chevelu d’une colline. Alors la voix émue d’un aède résonna, soutenue par les cordes de la cithare : « Salut à toi, cher Hespéros, gloire sacrée de la nuit bleue ! Salut, ô cher ! » Et de tous côtés les époux et les épouses, les éphèbes et les jeunes filles mêlèrent leur chant à celui du poète pour célébrer la tendre clarté des étoiles.

Cependant Fanie s’était écartée des convives. Elle guettait le moment où dans la plaine, entre les deux temples, commencerait à se dérouler la pompe sacrée. L’heure lui paraissait longue avant de pouvoir retourner vers Dorcas. Et cette douce nuit, le goût du vin de Byblos sur ses lèvres, les chants, les parfums, les voix harmonieuses des jeunes hommes, tout cela, loin de lui faire oublier son cher époux, la pressait davantage de l’aller rejoindre. Enfin, elle vit le char qui devait emporter le Calathos s’arrêter devant le temple des Deux-Déesses, où les Vierges étaient demeurées en prières.

— Vite, vite, dit-elle à Damalis, courons pour arriver les premières. Dans un instant toute la foule va être là.

Et en effet de tous côtés, brusquement, mus par un même élan de curiosité ou de ferveur, les convives quittaient les tables et se dirigeaient vers la plaine. Il était interdit de regarder le Calathos d’un lieu élevé d’où l’on eût pu apercevoir ce qu’il contenait ; et sur son passage chacun devait se tenir prosterné, le front dans la poussière du chemin. Mais bien plus encore que l’emblème mystique, c’était le défilé des Vierges qui intéressait et passionnait la multitude. On savait qu’elles rentreraient ensuite dans Ortygie sous le Portique d’Aréthuse, et que nul ne pourrait les revoir jusqu’au jour de l’Épiphanie de la Déesse.

La musique suave et douce, faite seulement de l’âme chantante des syringes que de jeunes enfants pressaient sur leurs lèvres entr’ouvertes, précédait le char traîné de quatre mules, où trônait le ciste mystique. C’était une corbeille en forme de boisseau qui primitivement était d’osier, mais que le luxe des temps avait transformée en un admirable ouvrage d’orfèvrerie. De nombreuses figures y étaient sculptées, et Zeus tempétueux y faisait face à Poséïdon, conduisant à travers l’écume des flots son quadrige où se becquetaient des colombes. Le char, le divin cocher et les oiseaux amoureux étaient faits du même morceau d’or étincelant. Tout autour, sur le bord arrondi du Calathos, était étendue la très belle Héra. Auprès d’elle se tenait Argus aux yeux toujours vigilants ; fier de ses belles couleurs, il déployait les plumes de sa queue comme la voile d’une nef rapide, et il en couvrait l’orbe de la corbeille sacrée. Mais personne ne songeait à commettre un sacrilège en transgressant la défense des prêtres ; et les Vierges seules savaient ce que contenaient les flancs du ciste.

En cortège blanc sous le disque nu de la lune, Praxilla et ses compagnes étaient sorties du temple et suivaient le char que traînaient les mules immaculées ; et tout était blanc dans cette virginale nuit, tout était impalpable et fluide, comme les formes mêmes des jeunes prêtresses. Elles s’avançaient, silencieuses, tandis que le ruissellement de ta lumière, ô Séléné ! faisait trembler à l’extrémité des branches les feuilles luisantes des platanes. Et elles semblaient elles-mêmes des rayons de la céleste clarté, des nymphes descendues de l’éther, dont les pieds touchaient à peine les replis du sol.

Ainsi elles passèrent, et longtemps après les hommes immobiles, le front dans le sable, restèrent prosternés. Quelques-uns se précipitèrent derrière elles pour baiser leurs traces. Et tous oubliaient les femmes, les amantes qui les attendaient les bras ouverts, la volupté sur les lèvres.

Damalis s’était pressée contre Fanie.

— Ne trouvez-vous pas qu’il y aurait de quoi être jalouses ? dit-elle.

Mais la petite épouse de Dorcas ne répondit pas. Elle suivait des yeux le Calathos cheminant lentement sur le char d’ivoire : encore quelques minutes et la pompe sacrée entrerait dans l’immense Olympeium. On apercevait, en haut des marches du péristyle, l’Éponyme avec ses vêtements de pourpre et d’or. Des torches étaient allumées, des essences brûlaient, faisant des spirales bleues dans la nuit ; et les lits mystiques à l’entrée du temple étaient dressés où devaient s’étendre les Vierges sous un épais voile noir. Et Fanie et Damalis s’empressèrent jusqu’aux marches du péristyle, portées par la multitude. Et elles entendirent la voix de l’hiérophantide, la voix haute et pure de Praxilla qui, au nom de toutes les prêtresses, prononçait le serment sacré :

« Par la main droite du dieu Plouton, par la couche inviolée de l’auguste Perséphone, nous jurons que nous sommes véritablement des vierges, même aux enfers. »

— Vous voyez bien, dit alors Fanie en se retournant vers Damalis, les femmes de Syracuse n’ont rien à craindre des prêtresses. Ne sont-elles pas au contraire les protectrices de la ville, et, comme il est dit dans le Livre des lois, les gardiennes de sa liberté ?

Et elle s’éloigna rapidement pour aller rejoindre Dorcas.

D’ailleurs la multitude avait déjà abandonné les abords de l’Olympeium. La plaine vaste s’était vidée et semblait une seconde mer déserte sous le ciel clair. Et les couples étaient retournés dans les jardins, sous les bocages, aux anfractuosités des rochers que caressaient les vagues lascives ; et l’on entendait partout chuchoter l’amour et bruire la vie. Qu’importait maintenant à Perséphonéia redoutable ? Le Ciste sacré, rempli des gâteaux de sésame qu’avaient pétris les prêtresses à l’image de leur virginité, reposait désormais au secret du sanctuaire, sous la garde de Zeus tout puissant. Une élite de cœurs purs veillait sur l’accomplissement des promesses divines. Le reste, c’était le peuple avec ses instincts grossiers, la foule vulgaire qui cherche partout son plaisir, — pareille à cette femme impudente et malapprise qui avait ri au nez de Déméter inconsolable, lorsqu’allumant son flambeau à l’Etna, elle allait cherchant partout sa fille bien-aimée, et jusqu’aux demeures sombres de l’Hadès, d’où elle l’avait ramenée enfin, couronnée de fleurs, sous la clarté des étoiles.


Chapitre vii


endant que se déroulait la pompe du Calathos, Dorcas secrètement quittait les Épipoles et se dirigeait vers Cyané. Cela ne lui semblait pas possible et cependant cela était vrai : Praxilla le demandait ; elle l’appelait auprès d’elle à la fin de la nuit sainte, avant de regagner le Portique d’Aréthuse. Sans doute avait-elle quelque conseil à lui donner ou à prendre de lui pour la défense de la ville ; peut-être encore voulait-elle s’assurer que rien de leurs entrevues dans l’hypogée n’avait transpiré au dehors ; — car il ne pouvait supposer qu’elle cédât au seul désir de le revoir, à l’amour héroïque dont ils avaient fait tous les deux le sacrifice. Hélas ! Dorcas, malgré l’holocauste généreusement accompli, sentait bien que l’âme de cet amour survivait toujours au secret de son être, qu’il n’en avait détruit que la forme sensible, la partie extérieure et humaine. Et il se demandait avec une angoisse mêlée de volupté s’il en était de même pour l’hiérophantide : avait-elle, elle aussi, conservé en sa poitrine, sans parvenir à en abolir l’essence, cette âme invulnérable, cette âme immortelle de leur amour ?

Les circonstances mystérieuses du rendez-vous attisaient encore ses doutes : pourquoi avoir choisi une telle heure, un tel lieu dont la poétique douceur devait forcément attendrir jusqu’à l’émotion physique les caractères les plus solidement trempés ? Oh ! Cette nuit quiète et suave où tout respirait la mollesse et la félicité de vivre ! Cette nuit blanche comme les ailes d’une colombe amoureuse étendue sur le nid douillet de la terre ! Cette nuit sans voiles, et où toutes choses cependant se nimbaient d’une vapeur transparente !… Dorcas déjà sentait sourdre en lui-même une multitude d’aspirations confuses vers le bonheur. Il avait beau être un homme vertueux dont la volonté dominait les passions, il n’en restait pas moins le jeune guerrier ardent, le Dorien au cœur impétueux, qui croyait aimer pour la première fois en aimant une créature nouvelle. Puis l’image de la jeune prêtresse, telle qu’il l’avait aperçue dans le mystère du verger sacré, les bras noués aux grappes du caroubier, le visage baisé par la pourpre du couchant, emplissait encore ses regards et peuplait pour lui le clair de lune. Maintenant il la connaissait par les traits, et tout ce qu’il avait deviné d’elle était devenu réalité. Et, certes, point n’était besoin d’en être épris pour estimer que nulle beauté au monde n’était comparable à la sienne, que nulles grâces de femme ne pouvaient égaler sa grâce virginale et ignorée.

Il était parvenu près de l’étang de Cyané, la nymphe aux yeux bleus de bleuet, aussi chaste qu’Aréthuse et plus sensible qu’elle encore. Et il les comparait l’une à l’autre dans sa pensée, en même temps qu’il reportait sur la seule personne de Praxilla toutes les séductions merveilleuses dont la légende avait orné les deux nymphes préférées d’Artémis. Il était dans ce désordre de l’esprit où il semble que la divinité même doit être faite à l’image de l’être aimé, au lieu que ce soit la beauté des créatures qui procède d’un modèle divin. Et il plaçait l’hiérophantide au centre du vaste Cosmos ; il faisait accourir vers elle les admirations, les suffrages de tous les génies de la terre et des espaces ; les Sylvains légers l’adoraient de loin dans le clair de lune ; les Faunes au regard oblique entrouvraient pour la voir passer la chevelure emmêlée des cytises ; les Égypans, une rose au front, abandonnaient leurs bocages pour venir soupirer à ses genoux ; les sveltes Piérides, les Heures circulaires, les Charités aux joues roses, effleurant de leurs pieds l’herbe molle, dansaient ensemble pour la charmer ; et toutes les Puissances marines, nées du souffle retentissant de Poséidon, les Sirènes glauques et les Dauphins à la voix humaine se taisaient quand elle se montrait en haut du rivage.

Et lui, Dorcas, que ferait-il lorsqu’elle apparaîtrait tout à l’heure au bord de la coupe bleue du lac ?…

Il se prosternerait devant elle ; il lui dirait : Vous m’avez appelé, me voici. Disposez de moi à votre gré ; ma vie, mon âme vous appartiennent. Je n’ai d’autre volonté que la vôtre, ni d’autre désir que celui de me soumettre tout entier à vous.

Dans son ardeur il avait prononcé ces paroles à voix haute ; mais il se tut, car Praxilla était déjà devant lui, lumineuse et blanche dans les feuillages. Et, comme elle ne l’avait pas aperçu encore, il attendit qu’elle lui parlât la première.

Cependant elle semblait ne pas se douter qu’il fût là ; elle s’avançait, lumineuse et blanche ; et, ayant relevé son voile, elle se pencha vers la source ; et tous deux ils étaient enfermés dans l’étroit espace que ceignait la ceinture épaisse des roseaux.

— Praxilla ! Praxilla ! murmura enfin Dorcas.

Elle se retourna et, cette fois, elle le vit, tremblant et adorant à ses pieds ; un pli de surprise allongea son pur visage.

— Comment avez-vous osé venir jusqu’ici ? interrogea-t-elle.

— Eh quoi, Praxilla ? fit Dorcas. N’est-ce pas sur votre ordre même que je suis venu ?

Ils se rapprochèrent ; le même doute venait de naître en même temps dans leur esprit, l’idée que l’un et l’autre, ne pouvant plus supporter l’angoisse de la séparation, avaient usé de ce subterfuge pour se revoir une dernière fois. Et, comme l’heure était au pardon, comme la paix souveraine des choses les portait à la douce mansuétude, ils se regardèrent sans rancune, une grande joie au fond de leur cœur. Pourtant Praxilla, d’un geste de pudeur instinctive, avait abaissé son voile sur son visage ; maintenant elle se sentait plus à l’aise pour écouter ce que Dorcas pouvait avoir à lui dire. Il reprit d’une voix mieux assurée :

— Écoutez, écoutez à travers les papyrus l’âme de Cyané courir vers le fleuve aux rousses ondes. Oh ! Praxilla, rien n’est meilleur, rien n’est plus délicieux, que l’amour ! Ne devons-nous pas remercier Zeus puissant, auteur de toutes choses, de nous avoir ménagé cette suprême entrevue dans la nuit claire, sous le ciel glorieux, avant que le Portique d’Aréthuse se referme sur vos blanches épaules ? Praxilla, donnez-moi votre main. Pensez-vous vraiment qu’il soit mal de nous retrouver ainsi dans le recueillement de la nature ?

— Vous oubliez, dit Praxilla doucement, que le cercle qui étreint mon front est l’emblème de ma fonction sacrée. Bien-aimé Dorcas, ô très cher ami de mon âme, laissez l’hiérophantide accomplir jusqu’au bout sa destinée.

— Demain, demain, fit Dorcas ; demain, vous reprendrez votre vie austère : pour cette nuit ne soyez qu’une simple femme sur mon cœur. Je ne vous demande rien que de sentir votre front comme un sceau brûlant s’appuyer contre ma poitrine. Souvenez-vous, ô Praxilla, de cette heure ineffaçable, presque fatale, où les dieux vous ont livrée inerte et sans défense aux bras de l’homme qui vous implore aujourd’hui.

Praxilla s’était dressée devant Dorcas. Elle tordit ses mains dans l’éther pâle, et un long cri de désespoir, toute la douleur de son amour encore vivant, monta de ses flancs jusqu’à sa bouche.

— Je t’aime ! Je t’aime ! Je t’aime !

— Moi aussi, je t’aime, ô toi qui m’as inspiré la plus invincible des passions ! Que mes lèvres te le répètent mille fois, avant qu’un seul de tes baisers les ait enivrées pour toujours ; qu’elles te le disent avec la tendresse de la lyre mélodieuse touchée par la main délicate d’Orpheus, avec la douceur du son de la flûte par où le chevrier berce sa mélancolie et la confie aux étoiles ; qu’elles te le clament avec l’ardeur de Pan victorieux ayant enfin retrouvé sa compagne parmi le troupeau des fuyantes Oréades… Je t’aime, Praxilla ; et quand la voûte du ciel devrait s’écrouler en cet instant sur ma tête, je ne regretterais rien, pas même de mourir sans avoir vu le triomphe de nos libertés.

— Tais-toi, tais-toi, dit vivement Praxilla ; ne blasphème point ! La Déesse nous punirait. Mais elle ne peut nous en vouloir de célébrer son nom dans la nuit sainte, alors que de tous côtés les vergers de Syracuse tressaillent des échos de sa fête. Dans ce chœur qui s’élève partout à sa gloire, nous formons la note pure, la note désintéressée de l’idéal, celle que le plus souvent on néglige de lui faire entendre. Et pourtant n’est-ce pas que le bonheur est à nous aussi ? N’est-ce pas qu’il est bon, qu’il est doux d’être plongés dans la même extase presqu’immatérielle, et de savoir qu’un même rayon de la lune blanche baigne nos deux fronts ? Vois, j’ai confiance dans ta loyauté : je laisse ma tête enveloppée de ses voiles reposer, doucement sur ton cœur ; et j’en sens les battements traverser mes tempes, frapper comme à la porte d’un tabernacle. Dorcas, cher Dorcas, restons ainsi sans parler pendant un instant…

Quel ravissement emplissait l’âme de Dorcas ! La très pure hiérophantide avait renversé son corps flexible sur le bras amoureux qui l’entourait ; il pouvait, rien qu’en renfermant ce bras sur elle, la ramener tout entière contre sa poitrine, l’étreindre comme l’époux étreint l’épouse, depuis les sourcils jusqu’aux genoux, sans que même l’épaisseur d’un souffle les sépare. Mais il ne bougeait pas cependant, et la tentation charnelle n’entrait pas en lui. Un seul désir, immense, impérieux, commandait à ses sens, et les tenait éloignés de toute autre envie : revoir le visage de Praxilla, le revoir non plus de loin, subrepticement et à l’insu de la prêtresse, mais les yeux dans les yeux, face à face, dans un échange de regards consenti. Oh ! oui, revoir l’éclat palpitant de ses prunelles, le sourire empourpré de sa bouche, les lys apâlis de ses joues ; posséder ce pur visage, y plonger jusqu’aux racines même de l’être, tandis qu’elle tenait renversé son corps flexible sur le bras amoureux qui l’entourait…

Mais comment exprimer un aussi fol désir ? N’était-ce pas trop déjà de tout ce qu’il avait obtenu ? Quelque chose de subtil dans sa pensée avertissait Dorcas que c’était cela même que Praxilla refuserait avec le plus d’énergie ; et n’était-ce pas pour cela même peut-être qu’il le désirait d’une telle ardeur ? Et tout à coup un grand chagrin, une désolation infinie arracha une plainte à sa bouche. Praxilla l’entendit, et, du fond de l’extase où elle était plongée :

— Pourquoi soupirer, Dorcas ? Ne sommes-nous pas heureux l’un près de l’autre, dans la quiétude de cette nuit admirable ?

— Hélas ! murmura Dorcas, pour que je fusse complètement heureux, il me faudrait autre chose encore.

Un sourire passa sur les lèvres invisibles de la prêtresse.

— Il est donc vrai, dit-elle, que l’homme n’est jamais satisfait de la part de bonheur que les dieux lui accordent ? Moi, cher Dorcas, je goûte la plénitude de la félicité.

Il se pencha sur elle ; son souffle ardent la brûlait aux paupières ; il reprit d’une voix fiévreuse :

— Une seule chose ! Une seule chose, Praxilla ! Que votre main relève ce voile qui me cache votre visage ! Songez au supplice que j’endure de ne pouvoir contempler vos traits si chers ! Il n’est pas, je pense, à cette heure, d’homme plus malheureux que moi, ni plus près de la suprême félicité. Quel scrupule pourrait vous retenir ? N’ai-je pas déjà par deux fois, et sans avoir cherché à commettre le sacrilège, connu la beauté de votre face ? Deux fois j’ai aperçu la nudité de votre front, au soleil couchant et sous la clarté des étoiles. À présent, il faut que ce soit vous-même qui consentiez à vous révéler à moi. Voyez : Séléné montre son visage radieux dans l’azur, et, au secret de son temple, une fois l’an, la Déesse ne craint pas de faire à ses fidèles l’Épiphanie de sa beauté. Serez-vous plus implacable que la chaste Artémis, votre modèle ? Praxilla, Praxilla, je vous supplie de m’exaucer !

Il se tut, et une grenouille jeta sa note furtive au bord de la source. Grand Zeus ! Que toutes les choses de la terre, que même les choses du ciel paraissaient nulles, et comme du néant devant leur amour ! Que toutes les harmonies autour d’eux, et le bruit de la mer et le murmure des roseaux, semblaient vaines et sans portée auprès de ce grand tumulte qui agitait leur cœur ! Praxilla lentement, de sa main pâle, avait relevé l’étoffe légère ; et son visage immobile et pur, les cils abaissés, s’offrait maintenant aux baisers blancs de la lune, aux lèvres ardentes de l’amant. Alors ce fut un vertige qui s’empara subitement de Dorcas, un vertige qui le fit tournoyer comme le papillon autour du calice vers le centre d’amour de sa vie, vers la bouche sacrée de la prêtresse…

Communion divine !… Mais à peine l’eut-il effleurée, cette bouche sacrée de l’hiérophantide, qu’un bruit strident déchira les airs. Un hallali de victoire, un cliquetis de cuivre là-haut, sur la colline de Tyché, que dominait le temple de la Fortune. Les trompettes ! les trompettes de Marcellus ! C’étaient elles qui réveillaient la ville endormie dans les délices, qui annonçaient l’aurore du joug romain. Triomphantes et claires, elles pénétraient jusqu’au cœur la cité inviolée ; et Dorcas les sentit s’enfoncer comme un glaive sanglant dans sa poitrine. Éperdu, il courut vers les remparts…


Chapitre viii


e désastre était accompli. Marcellus avait profité de la dernière nuit des panégyries pour forcer la ville. Il y était entré par escalade du côté de la tour Galéagra, tandis que les gardes assoupis cuvaient leur ivresse au pied des remparts. Plusieurs avaient été égorgés sur place, sans même avoir eu le temps de jeter un cri d’alarme. Et du haut des murailles où les légions couraient, enseignes déployées, les trompettes toutes ensemble avaient retenti, appelant le reste de l’armée, et annonçant la victoire jusqu’au camp lointain de l’Anapos.

Alors parmi les Syracusains ce fut une terreur aveugle, un branle général d’affolement. Après s’être endormis rassasiés de jouissances, ils se réveillaient dans le cauchemar de leur indépendance ruinée, de leur sécurité à jamais détruite. Et ils se répandaient en tous sens à travers les Épipoles et Tyché, demi-nus et tels que les avait laissés l’amour ou le sommeil. Mais partout ils se heurtaient aux sentinelles de Marcellus qui déjà avaient pris possession des quartiers du Nord. Quand le jour se leva, on vit au sommet du temple de la Fortune flotter le Vexillum couleur de sang où les aigles romaines étaient peintes…

Cependant Dorcas se précipitait au Fort Euryale afin de rassembler ses troupes et de tenir tête aux assiégeants. Il comptait encore pouvoir les refouler sans trop de peine, et, chemin faisant, il rassemblait les fuyards, et adjurait les habitants de prendre les armes : ce n’était pas le moment de s’abandonner au désespoir, ni d’augmenter le péril par la lâcheté. À la hauteur du Téménitès, il rencontra Théophraste qui se hâtait vers le Trésor :

— Tout n’est pas perdu ? demanda-t-il.

— Non, répondit Théophraste. Dinomède s’est fortifié dans l’Achradine, et la citadelle est encore intacte. Mais qui donc aurait pu prévoir pareille surprise ?

Dinomède en effet, dès le premier éclat des trompettes, avait fait fermer toutes les portes sans s’inquiéter du reste de la ville. Au fond de sa pensée, même en cette heure de suprême angoisse, il n’avait pas dépouillé l’espoir d’une entente avec Marcellus. Ne pourrait-on abandonner aux Romains les quartiers déjà conquis et conserver indemnes ces deux portions de Syracuse, l’Achradine et Ortygie qui en avaient autrefois formé le berceau ? Certes, ce serait un beau joyau encore, une belle bague à mettre à son doigt. Mais il fallait se hâter d’entrer en pourparlers avec l’ennemi, avant que de nouvelles hostilités fussent ouvertes de ce côté. Il envoya un parlementaire au consul avec une supplique écrite de sa main.

Il était midi et la gloire du soleil inondait la ville. Marcellus, des hauteurs du temple de la Fortune, contemplait sa précieuse conquête. Il la voyait couchée à ses pieds dans une poussière lumineuse, comme saupoudrée de sable d’or. Et, telle, elle semblait osciller un peu et trembler, ainsi qu’une nef immense bercée par des vagues invisibles. Ses palais aux frontispices éclatants, la magnificence de ses architectures, la splendeur de ses statues innombrables, tout cela allait être à lui ; mais tout cela aussi lui rappelait l’antique gloire de cette cité unique au monde. Et des larmes de joie et de douleur coulaient de ses yeux, lorsque l’envoyé de Dinomède se présenta devant lui. Dinomède demandait grâce. Dinomède semblait vouloir renoncer à se défendre… Il se targuait — ouvertement cette fois — d’avoir toujours soutenu les intérêts de Rome contre ceux de Carthage, et ne craignait même pas de faire allusion au meurtre d’Hiéronyme dont il passait pour avoir été l’un des instigateurs :

« Ce n’est point à nous, ô consul, disait-il, ce n’est point à nous, Syracusains, que vous devez imputer les torts que Syracuse a pu avoir à votre endroit ; mais à Hiéronyme qui fut sacrilège envers vous et envers sa propre patrie. Et depuis, lorsque la paix par le meurtre du tyran eut été rétablie entre les deux peuples, qui la troubla de nouveau ? Un habitant de Syracuse ? Non, mais des satellites de la tyrannie, Himocrate et Épicyde, qui nous avaient opprimés par la terreur et par la trahison. Aujourd’hui, le trépas de nos oppresseurs nous rend à notre volonté première ; nous venons aussitôt vous livrer nos armes, remettre à votre discrétion nos personnes, notre ville, nos remparts, prêts à subir toutes les conditions que vous nous aurez imposées. La gloire d’avoir pris la première, la plus belle des cités grecques, vient de vous être accordée par les dieux, Marcellus ; tout ce que nous avons jamais fait de mémorable sur terre et sur mer va rehausser l’éclat de votre triomphe. N’abandonnez pas à la Renommée le soin d’apprendre aux générations futures quelle fut votre conquête. Laissez subsister notre ville sous les yeux de nos descendants, afin que l’étranger qui sera venu ici par terre et par mer y puisse contempler les trophées de nos victoires et de la vôtre. Que ses habitants vous doivent la vie, qu’ils soient protégés par le nom de Marcellus. Le souvenir d’Hiéronyme ne sera pas plus puissant à vos yeux que celui d’Hiéron ; vous avez éprouvé combien le père était généreux : le délire du fils n’aura servi qu’à le perdre. »

Marcellus prit connaissance de la supplique ; puis à peine daigna-t-il jeter un regard sur l’envoyé qui se tenait debout devant lui :

— C’est bien, prononça-t-il d’une voix brève, je ferai connaître plus tard mes conditions à votre maître. Pour l’instant contentez-vous de lui dire que les habitants qui se soumettront de bonne grâce auront la vie sauve et que leurs demeures seront respectées.

Mais comment contenir la fougue des légions enivrées par leur triomphe ? Déjà, refoulant les forces qui leur étaient opposées, les vélites, conduits par Appius, s’étaient rués sur la citadelle. On y voulait entrer tout de suite, de gré ou de force, la prendre d’assaut ou la contraindre à capituler sur l’heure. On savait que là étaient contenues les plus importantes richesses et le trésor des tyrans. Puis l’île c’était encore la clef de la mer, la mainmise sur tout le rivage. Une soif de rapine et de lucre s’était emparée des soldats les plus obscurs. Une soif de sang aussi, l’instinct de la revanche pour toutes les flèches maudites qui des remparts de Syracuse étaient venues s’abattre dans le camp des assiégeants. Maintenant que parlait-on de sagesse ? C’était l’heure de la jouissance et de la vengeance après tant d’humiliations, tant de contraintes endurées ! Appius lui-même ne comprenait rien à la modération de Marcellus. Il voulait pousser jusqu’au bout la gloire des armes romaines et la griserie de la victoire…

Cependant Dinoniède, toujours enfermé dans la citadelle, attendait pour remettre les clefs des portes que le consul lui eût fait connaître ses conditions. Mais les événements ne lui en laissèrent pas le temps. La même bouche qui avait livré à l’ennemi le secret de la tour Galéagra lui avait aussi indiqué par quel moyen pénétrer au cœur même de l’île. Un passage soudainement s’ouvrit, trop étroit pour laisser s’engouffrer tout le flot des envahisseurs. La blanche Ortygie était violée à son tour. Le Temple de la Déesse, le Trésor d’Hiéron, son palais, tout cela tenait comme un bibelot fragile dans la main ouverte du vainqueur. Et maintenant des voix étrangères, les voix des Romains, arrogantes et hautes, profanaient de leur timbre brutal les splendeurs syracusaines. C’était eux que l’on entendait dans les rues et sur les places, eux qui parlaient en maîtres et à qui les marchands sous les portiques versaient le vin de Byblos dans les cratères couronnés de roses. Et les cris de triomphe augmentaient ; la joie se changeait en délire ; le Barritus fut entonné et de tous côtés les soldats se ruèrent au pillage.

Ignorant de ces choses, Archimède poursuivait dans le recueillement l’étude d’un nouveau problème. Ni le son aigu des trompettes, ni le chant passionné du Barritus n’avait pu le distraire de sa méditation, pas plus que le bruit des fêtes de la Déesse, dont pendant plusieurs jours la ville avait été remplie. Et, tandis que l’ivresse de la volupté et du vin passait des lèvres des habitants de Syracuse aux lèvres avides des soldats de Rome, lui, penché sur le problème commencé, se grisait de délices immatériels. Il était seul, dans une chambre reculée du palais, et derrière lui les portes étaient ouvertes, quand le fracas d’une semelle bardée de fer offensa la mosaïque. Et petit, serré dans sa tunique rouge, l’œil allumé par la convoitise, les mains chargées de butin, un jeune vélite se campa derrière le vieillard auguste.

— Tiens, celui-là, qu’est-ce qu’il fait ? Il ne bouge pas. On dirait une statue du dieu Silence !

Archimède cette fois avait entendu, et doucement, sans se retourner, il demanda :

— Qu’y a-t-il ?

— Tu ne sais donc pas ce qui se passe ? La ville désormais appartient à Marcellus. C’est un soldat romain qui te parle. Allons ! Viens faire ta soumission au consul !

Le vieillard avait affreusement pâli ; mais ses yeux ne quittaient pas la table chargée d’instruments.

— Attendez au moins, dit-il, que j’aie terminé ce qui m’occupe.

Et, se penchant de nouveau, il continua à poursuivre la solution du problème ; mais ce fut dans la mort qu’il en eut la compréhension totale. La hache du soldat venait de s’abattre lourdement sur sa nuque ; et, à travers les compas et les boussoles, les sphères et les cylindres d’acier, en gerbes rouges où son génie palpitait encore, le sang d’Archimède avait jailli…

Ivre de ce sang comme d’une victoire nouvelle, le jeune vélite était sorti du palais. Dehors, les hoplites de la citadelle, mêlés aux casques empennés des légionnaires, se ruaient ensemble vers un but unique. La trahison d’Orthon avait été découverte ; on venait de voir l’orfèvre sortir subrepticement du Trésor où Marcellus avait établi sa résidence ; et les ennemis de la veille, soldats de Rome et soldats de Syracuse, s’unissaient pour punir le traître. À coups de pierres on le poursuivait le long du rivage ; les projectiles, lancés par des mains furieuses, pleuvaient dru autour de lui ; mais tous ne l’atteignaient pas, tant il mettait de vélocité dans sa course. Il fuyait, il fuyait toujours, soulevant des spirales de sable léger. Enfin il s’abattit, le front en avant ; un silex tranchant venait de pénétrer dans sa chair, au-dessus de l’échancrure du vêtement, à l’endroit même où tout à l’heure la hache du jeune vélite avait frappé Archimède. Ainsi il semblait que les dieux se fussent chargés de venger la mort du grand vieillard. Orthon râlait sur le sable du rivage. Un soldat le saisit par le pan de son manteau, comme on saisit par l’aile un oiseau blessé, et le jeta dans la mer.

À ce moment les femmes, ayant entendu dire que les habitants auraient la vie sauve, sortaient en hâte des maisons et venaient réclamer leurs époux. Elles arrivaient tremblantes, effarées, jetant à la dérobée des regards sur les vainqueurs. On sentait qu’elles étaient prêtes à tous les sacrifices, pourvu que fussent conservés leurs foyers intacts. La première, Gullis apparut, triomphante ; elle marchait, le front haut ; et seule parmi les autres, elle semblait ne porter en elle aucune inquiétude : Orthon n’était-il pas là, dans la citadelle où était entré Appius, ou dans le Trésor à recevoir du consul sa récompense ? N’allait-il pas être riche et considéré désormais, retrouver son ancien prestige ? Elle regardait les autres femmes d’un air d’insolente pitié. Plus dédaigneusement encore elle sourit, quand Fanie passa, si inquiète, si pâle, les cheveux désordonnés par la brise !

— Dorcas ? Dorcas ? répétait la petite épouse. Où donc peut être Dorcas ?…

Gullis méchamment se pencha sur elle :

— Croyez-vous qu’il soit resté ici à écouter les chants de triomphe des Romains, comme l’âne écoute les accords de la lyre ? Allez donc voir plus loin, du côté du Portique d’Aréthuse ; et, si vous ne le trouvez pas là, réclamez-le à l’hiérophantide !

Dorcas était là en effet ; sentant que sa présence était devenue inutile au Fort Euryale, il s’était porté au secours du Portique, et il le défendait à lui seul, contre une bande de légionnaires qui s’obstinaient à vouloir y pénétrer. Il avait tiré son épée, et, le dos à la muraille, il faisait face à toutes les lames ardentes et nues qui croisaient la sienne. Fanie de loin l’aperçut et poussa des cris déchirants : « Dorcas !… Dorcas !… » Sa voix aiguë perçait la masse insondable des flots : « Dorcas ! Dorcas !… » Cependant personne n’y prenait garde, et la lutte continuait, acharnée, inégale, d’un seul contre tous. Malgré son héroïsme, Dorcas était sur le point de succomber. Mais tout à coup les portes d’elles-mêmes s’ouvrirent, et sous la colonnade on vit s’avancer la procession blanche des Vierges. Elles se suivaient à la file, toutes enveloppées de leurs voiles, et la plus jeune, Glaucé, marchait la première, tenant dans ses mains l’image de la Déesse. C’était cette image sainte, cette relique auguste qui jamais dans les cas de suprême danger n’avait été tournée en vain contre la face de l’ennemi. Et cette fois encore le talisman opéra. La bande des légionnaires qui s’était ruée pour enfoncer la muraille, ne songea même plus à franchir le seuil redoutable.

Les Vierges avaient passé, remportant au sanctuaire l’auguste relique ; mais Fanie s’était jetée aux genoux de Praxilla, l’empêchait de rejoindre les autres prêtresses :

— Ô très pure hiérophantide, Dorcas, mon cher époux que voici, ne veut pas me suivre. Voyez, il reste immobile et muet, sans même que ses regards tombent sur moi. Dites-lui, dites-lui de m’entendre !

Maintenant toutes les Vierges étaient disparues, et Praxilla seule demeurait sous le Portique. Elle fit signe à Dorcas d’approcher, tandis que Fanie, par une pudeur instinctive, s’était éloignée de quelques pas. Ainsi la Vierge et le Guerrier se trouvaient une dernière fois en face l’un de l’autre.

— Suivez votre épouse, Dorcas, fit Praxilla d’une voix tremblante.

Et, comme il ne répondait pas, elle reprit :

— Quel motif peut vous retenir ? Votre épée est désormais inutile. Est-ce la crainte de tomber aux mains de Marcellus et de servir à son triomphe ? Certes la mort vaudrait mieux mille fois que cette honte. Mais vous n’avez pas à la redouter ; l’Éponyme, qui vient de se rendre au milieu de nous, a su de la bouche même du consul que toutes les existences seraient respectées ; assez de sang a coulé de part et d’autre et celui d’Archimède a payé pour tous. L’heure de la lutte a donc cessé. Rentrez dans votre maison avec celle qui vous attend.

Dorcas eut un sursaut de révolte :

— Est-ce vous qui pouvez m’ordonner cela, Praxilla ? Est-ce vous ?

La voix de l’hiérophandite s’affermit soudain :

— Oui, c’est moi, parce que là est le devoir. Et elle ajouta plus bas, penchée sur lui :

— Nous avons été coupables tous les deux, Dorcas ; il faut penser désormais à l’expiation.

— L’expiation, je l’ai déjà cherchée, ô Praxilla ! Que ne suis-je mort en vous défendant !

— Vous n’êtes pas le maître de disposer de votre existence, Dorcas. Croyez-moi, il y a plus d’héroïsme aujourd’hui pour vous à vivre qu’à mourir.

Mais il restait debout devant elle, crucifié par l’idée qu’il ne la reverrait plus, et songeant qu’il serait doux encore, de mourir ici, à ses pieds. Elle comprit que tant qu’elle serait là, il y demeurerait, lui aussi, et rapidement elle s’éloigna sous le Portique.

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Fanie avait pris le bras de son cher époux. Sombre et pleine de tristesse, la nuit tombait. C’était comme un voile de deuil qui s’épaississait peu à peu sur la ville ; et tout le bruit, tout le tumulte avait cessé. Un mot de Marcellus avait suffi pour que l’ordre fût rétabli parmi la foule enivrée des soldats.

Fanie avait pris le bras de son cher époux. Et haussée contre son épaule, accrochée tout entière à lui, elle lui disait des mots d’amour :

— N’est-ce pas que c’est bon de se retrouver enfin ensemble ? Dorcas, cher Dorcas, nous ne nous quitterons plus jamais ! Ce Marcellus, malgré sa victoire, n’est pas trop méchant, n’est-ce pas ? Car enfin il aurait pu nous faire massacrer tous par ses légionnaires, et toi le premier. Oh ! mon Dorcas, que serais-je devenue sans toi ? Tiens ! Veux-tu que je te dise ma pensée ? Ne te fâche pas, écoute : je préfère encore que la ville soit prise et toi sauvé. C’est mal sans doute, mais je t’aime tant, mon Dorcas !

Ainsi elle continuait sa litanie amoureuse, la petite épouse au bras du guerrier vaincu. Lui ne répondait pas ; il regardait le Pégase enflammé planer encore dans l’espace. Mais ses ailes ne recouvraient plus qu’une cité condamnée à la servitude. Et sur le rivage, devant l’arc assombri de la mer, les nymphes sicélides pleuraient…


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