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Les Vies des plus illustres philosophes de l’antiquité/Pyrrhon

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PYRRHON.

Pyrrhon, Élien de naissance, eut Plistarque pour père, au rapport de Dioclès. Apollodore, dans ses Chroniques, dit qu’il fut d’abord peintre. Il devint disciple de Dryson, fils de Stilpon, selon le témoignage qu’en rend Alexandre dans ses Successions. Il s’attacha ensuite à Anaxarque, qu’il suivit partout; de sorte qu’il eut occasion de connaître les gymnsophistes dans les Indes, et de converser avec les mages. C’est de là qu’il parait avoir tiré une philosophie hardie, ayant introduit l’incertitude, comme le remarque Aseanius d’Abdère. Il soutenait que rien n’est honnête ou honteux, juste ou injuste; qu’il en est de même de tout le reste; que rien n’est tel qu’il le parait; que les hommes n’agissent, comme ils font, que par institution et par coutume; et qu’une chose n’est dans le fond pas plus celle-ci que celle-là. Sa manière de vivre s’accordait avec ses discours; car il ne se détournait pour rien, ne pensait à éviter quoi que ce fût, et s’exposait à tout ce qui se rencontrait dans son chemin. Chariots, précipices, chies et autres choses semblables, tout lui était égal, et il n’accordait rien aux sens. Ses amis le suivaient, et avaient soin de le garder, dit Antigone de Caryste; mais Ænésidème veut que quoiqu’il établit le système de l’incertitude dans ses discours, il ne laissait pas que d’agir avec précaution. Il vécut près de quatre-vingt-dix ans.

Antigone de Caryste, dans son livre sur ce philosophe, en rapporter les particularité suivantes :

Il mena d’abord, dit-il, une vie obscure, n’ayant dans sa pauvreté d’autre ressource que ce qu’il gagnait à peindre. On conserve encore dans le lieu des exercices, à Elis, quelques uns de ses tableaux assez bien travaillés, et qui représentent des torches. Il avait coutume de se promener, aimait la solitude, et se montrait rarement aux personnes de sa maison. En cela il se réglait sur ce qu’il avait ouï dire a un Indien, qui reprochait à Anaxarque qu’on le voyait toujours assidu à la cour et disposé à captiver les bonnes graces du prince, au lieu de songer à reformer les mœurs. Il ne changeait jamais de mine et de contenance, et s’il arrivait qu’on le quittât pendait qu’il parlait encore, il ne laissait pas que d’achever son discours: ce qui paraissait extraordinaire, eu égards a la vivacité qu’on lui avait connue dans sa jeunesse.

Antigone ajoute qu’il voyageait souvent sans en rien dire à personne, et qu’il liait conversation avec tous ceux qu’il voulait. Un jour qu’Anaxarque était tombé dans un fosse, Pyrrhon passa outre, et ne l’aida point à le tirer de là. Il en fut blâmé, mais loué d’Anaxarque lui-même de ce qu’il portait l’indifférence jusqu’à ne s’émouvoir d’aucun accident. On le surprit dans un moment qu’il parlait en lui-même; et comme on lui en demanda la raison, « Je médite, répliqua-t-il, sur les moyens de devenir homme de bien. » Dans la dispute personne ne trouvait à reprendre sur ses réponses, toujours exactement conformes aux questions proposées; aussi se concilia-t-il par-là l’amitié de Nausiphane, lors même qu’il était encore bien jeune. Celui-ci disait que dans les sentiments qu’on adoptait, il fallait être son propre guide, mais que dans les dispositions on devait suivre celles de Pyrrhon; qu’Épicure admirait souvent le genre de vie de ce philosophe, et qu’ils le questionnait continuellement sur son sujet.

Pyrrhon remplit dans sa patrie les fonctions de grand-prêtre. On rendit même à sa considération un décret public, par lequel les philosophes furent déclarés exempts de tout tribut. Grand nombre de gens imitèrent son indifférence et le mépris qu’il faisait de toutes choses. De là le sujet de ces beaux vers de Timon dans son Python et dans ses poésies satiriques:

Pyrrhon, j’ai peine à comprendre comment il te fut jamais possible de t’élever au-dessus des fastueuses, vaines et frivoles opinions des sophistes. Oui, je ne conçois pas que tu aies pu, en t’affranchissant de l’esclavage des faussetés et des erreurs, te former un système d’indifférence si parfaite, que tu ne t’es soucié, ni de savoir sous quel climat est la Grèce, ni en quoi consiste ni d’où provient chaque chose.

Il dit de plus dans ses Images:

Apprends-moi, Pyrrhon, donne-moi à connaître quelle est cette vie aisée, cette vie tranquille dont tu jouis avec joie, cette vie enfin qui te fait seul goûter sur la terre une félicité semblable à celle d’un dieu entre les hommes

Dioclès rapporte que les Athéniens accordèrent le droit de bourgeoisie de leur ville à Pyrrhon pour avoir tué Cotys, tyran de Thrace[1]. Ce philosophe, observe Ératosthène dans son livre de l’Opulence et de la Pauvreté, tint ménage avec sa sœur, qui faisait le métier de sage-femme. Il avait pour elle tant de complaisance, qu’il portait au marché des poules et des cochons de lait à vendre, selon les occasions. Indifférent à tous les égards, il balayait la maison, avait coutume de laver une truie et d’en nettoyer l’étable. Ayant un jour grondé sa sœur Philista, il répondit à quelqu’un qui lui remontrait qu’il oubliait son système, que « ce n’était pas d’une petite femme que dépendait la preuve de son indifférence. » Une autre fois qu’il se vit attaqué par un chien, il le repoussa; sur quoi ayant été repris de sa vivacité, il dit : « Il est difficile à l’homme de se dépouiller tout-à-fait de l’humanité. Il faut y travailler de toutes ses forces, d’abord en réglant ses actions; et si on ne peut réussir par cette voie, on doit employer la raison contre tout ce qui révolte nos sens. »

On raconte que, lui étant venu un ulcère, il souffrit les emplâtres corrosifs, les incisions et les remèdes caustiques, sans froncer le sourcil. Timon trace son caractère dans ce qu’il écrit à Python. Philon d’Athènes, son ami, dit aussi qu’il parlait souvent de Démocrite, et qu’il admirait Homère, dont il citait fréquemment ce vers:

Les hommes ressemblent aux feuilles des arbres

Il approuvait la comparaison que ce poëte fait des hommes avec les mouches et les oiseaux, et répétait souvent ces autres vers:

Ami, tu meurs ; mais pourquoi répandre des larmes inutiles? Patrocle, cet homme bien au-dessus de toi, a cessé de vivre et n’est plus.

En un mot, il goûtait tout ce que de poëte a avancé sur l’incertitude des choses humaines, sur la vanité des hommes et sur leur puérilité.

Posidonius rapporte de Pyrrhon, témoin de la consternation des personnes qui étaient avec lui dans un vaisseau exposé à une violente tempête, leur montra tranquillement un cochon qui mangeait à bord du vaisseau, et leur dit que la tranquillité de cet animal devait être celle du sage au milieu des dangers.

Numenius est le seul qui avance que ce philosophe admettait des dogmes dans sa philosophie.

Entre autres célèbres disciples de Pyrrhon, on nomme Euryloque, qui avait le défaut d’être si vif, qu’un jour il poursuivit son cuisinier jusqu’à la place publique, avec la broche et les viandes qui y tenaient. Une autre fois, étant embarrassé dans un dispute à Élis, il jeta son habit et traversa le fleuve Alphée. Il était, ainsi que Timon, grand ennemi des sophistes. Pour Philon, il se donnait plus au raisonnement; aussi Timon dit de lui :

Qu’il évite les hommes et les affaires, qu’il parle avec lui-même, et ne s’embarrasse point de la gloire des disputes.

Outre ceux-là, Pyrrhon eut pour disciples Hécatée d’Abdère, Timon de Phliasie, auteur des poésies satiriques, duquel nous parlerons ci-après; et Nausiphane de Tejum, que la plupart prétendent avoir été le maître d’Épicure.

Tous ces philosophes s’appelaient pyrrhoniens, du nom de Pyrrhon, dont ils avaient été les disciples. Eu égard au principe qu’ils suivaient, on les nommait autrement hésitants, incertains, doutants et rechercheurs. Le titre de rechercheurs portait sur ce qu’ils cherhaient toujours la vérité; celui de doutants, parcequ’après leurs recherches ils persévéraient dans les doutes; celui d’hésitants, parcequ’ils balançaient à se ranger parmi les dogmatistes. J’ai dit qu’on les appelait pyrrhoniens, du nom de Pyrrhon; mais Théodosius, dans ses Chapitres sceptiques, trouve que le nom de pyrrhoniens ne convient point à ces philosophes incertains, parcequ’entre deux sentiments contraires l’ame ne penche pas plus d’un côté que d’un autre. On ne peut pas même se faire une idée de la disposition de Pyrrhon pour la préférer à d’autres, jusqu’à s’appeler de son nom, vu que Pyrrhon n’est pas le premier inventeur du principe de l’incertitude, et qu’il n’enseigne aucun dogme. Ainsi il faut plutôt appeler ces philosophes semblables à Pyrrhon pour les mœurs. Il y en a qui regardent Homère comme le premier auteur de ce système, parcequ’il parle plus diversement des mêmes choses que d’autres écrivains, et ne s’attache à porter un jugement déterminé sur rien. Les sept sages même ont dit des choses qui s’accordent avec ce principe, comme, ces maximes : Rien de trop, Qui répond s’expose à perdre, paeceque celui qui s’engage pour un autre en reçoit toujours quelque dommage. Archiloque et Euripide paraissent aussi partisans de l’incertitude; l’un dans ces vers :

Glaucus, fils de Leptine, sachez que les idées des hommes sont telles que Jupiter les leur envoie tous les jours;

l’autre dans ceux-ci :

O Jupiter! quelle sagesse peut-on attribuer aux hommes, puisque nous dépendons de toi, et que nous ne faisons que ce que tu veux que nous fassions?

Bien plus, suivant ceux dont nous parlons, Xénophane, Zénon d’Élée et Démocrite ont été eux-mêmes philosophes sceptiques. Xénophane dit que personne ne sait et ne saura jamais rien clairement. Zénon anéantit le mouvement, par la raison que « ce qui se meut ne se meut ni dans l’endroit où il est, ni dans un lieu différent de celui où il est. » Démocrite détruit la réalité des qualités, en disant que c’est « par opinion qu’une chose passe pour froide et l’autre pour chaude, et que les seules causes réelles sont les atomes et le vide. » Il ajoute que « nous ne connaissons rien des causes, parceque la vérité est profondément cachée. » Platon laisse aux dieux et aux enfants des dieux la connaissance de la vérité, et recherche seulement ce qui est vraisemblable. « Qui sait, dit Euripide, si ce que les hommes appellent vivre n’est pas mourir, et si ce qu’ils appellent mourir n’est pas une vie? » Empédocle veut qu’il y ait des choses que les hommes n’ont pas vues, qu’ils n’ont point entendues et qu’ils ne peuvent comprendre. Il avait dit auparavant « qu’on n’est persuadé que des choses auxquelles chacun en particulier vient à faire réflexion. » Héraclite prétend que « nous ne devons pas risquer des conjectures sur des choses au-dessus de nous. » Hippocrate s’exprime avec ambiguïté, et humainement parlant. Longtemps auparavant, Homère avait soutenu « que les hommes ne font que parler, et débitent des fables; que chacun trouve dans un sujet une abondante matière de parler; que ce que l’un a dit d’abord, il l’entendra ensuite dire à un autre. » Par-là il entendait le crédit qu’ont parmi les hommes les discours pour et contre.

Les philosophes sceptiques renversent donc les opinions de toutes les sectes de philosophie, sans fonder eux-mêmes aucun dogme, se contentant d’alléguer les sentiments des autres et de n’en rien définir, pas même cela qu’ils ne définissent rien. C’est pourquoi, en avertissant qu’ils ne définissaient rien, ils enveloppaient là-dedans cette proposition même, qu’ils ne définissaient rien, cas, sans cela, ils auraient décidé quelque chose. Ils disaient donc qu’ils ne faisaient qu’alléguer les sentiments des autres pour en montrer le peu de solidité, comme si, en indiquant cela, ils en constataient la preuve. Ainsi ces mots, Nous ne définissons rien, marquent une indécision, comme l’expression de pas plus que dont ils se servaient, de même que ce qu’ils disaient, qu’il n’y a pas de raison à laquelle un ne puisse en opposer une autre.

il faut remarquer sur l’expression de pas plus que, qu’elle s’applique quelquefois dans un sens positif à certaines choses, comme si elles étaient semblables; par exemple : Un pirate n’est pas plus méchant qu’un menteur. Mais les philosophes sceptiques ne prenaient pas ce mot dans un sens positif; ils le prenaient dans une sens destructif, comme quand on dit, Il n’y a pas plus eu de Scylle que de Chimère. Ce mot plus que se prend aussi quelquefois par comparaison, comme quand on dit que le miel est plus doux que le raisin; et quelquefois tout ensemble affirmativement et négativement, comme dans ce raisonnement: La vertu est plus utile que nuisible; car on affirme qu’elle est utile, et on nie qu’elle soit nuisible. Mais les sceptiques ôtent toute force à cette expression pas plus que, en disant que tout comme on ne peut pas plus dire qu’il y a un Providence qu’on ne peut dire qu’il n’y en a point, de même aussi cette expression pas plus que n’est pas plus qu’elle n’est pas. Elle signifie donc la même chose que ne rien définir et être indécis, comme le dit Timon dans son Python.

Pareillement, ce qu’ils disent qu’il n’y a point de raison à laquelle on ne puisse en opposer une contraire, emporte la même indécision, parceque si les raisons des choses contraires sont équivalentes, il en doit résulter l’ignorance de la vérité; et cette proposition même est, selon eux, combattue par une raison contraire, qui, à son tour, après avoir détruit celles qui lui dont opposées, se détruit elle-même, à peu près comme les remèdes purgatifs passent eux-mêmes avec les matières qu’ils chassent. Quant à ce que disent les dogmatistes, que cette manière de raisonner n’est pas détruire la raison, mais plutôt la confirmer, les sceptiques répondent qu’ils ne se servent des raisons que pour un simple usage, parcequ’en effet il n’est pas possible qu’une raison : tout comme, ajoutent-ils, lorsque nous disons qu’il n’y a point de lieu, nous sommes obligés de prononcer le mot de lieu, nous l’exprimons, non dans un sens affirmatif, mais d’une manière simplement déclarative. La même chose a lieu lorsqu’en disant que rien ne se fait par nécessité, nous sommes obligés de prononcer le mot de nécessité. Ainsi expliquaient ces philosophes leurs sentiments; car ile prétendaient que tout ce que nous voyons n’est pas tel dans sa nature, mais une apparence. Ils disaient qu’ils recherchaient, non ce qui se peut comprendre, car la compréhension emporte évidence, mais seulement ce que les sens nous découvrent des objets; de sorte que la raison, selon Pyrrhon, n’est qu’un simple souvenir des apparences, ou des choses qu’on conçoit tellement quellement : souvenir par lequel on compare les choses les unes aux autres, dont on fait un assemblage inutile, et qui ne sert qu’à troubler l’esprit, comme s’exprime Ænésidème dans son Tableau du pyrrhonisme. Quant à la manière contraire dont ils envisagent les objets, après avoir montré par quels moyens on se persuade une chose, ils emploient les mêmes moyens pour en détruire la croyance. Les choses qu’on se persuade sont, ou des choses qui, selon le rapport des sens, sont toujours telles, ou qui n’arrivent jamais, ou rarement; des choses ordinaires, ou différenciées par les lois; enfin des choses agréables ou surprenantes : et ils faisaient voir, par des raisons contraires à celles qui fondent la croyance à ces divers égards, qu’il y avait égalité dans les persuasions opposées.

Les pyrrhoniens rangent sous dix classes, suivant la différence des objets, leurs raisons d’incertitude sur les apparences qui tombent sous la vue ou sous l’entendement. Premièrement, ils allèguent la différence qui se remarque entre les animaux par rapport au plaisir et à la douleur, et à ce qui est utile ou nuisible. De là ils concluent que les mêmes objets ne produisent pas les mêmes idées; différence qui doit entrainer l’incertitude. Car, disent-ils, il y a des animaux qui s’engendrent sans union de sexes, comme ceux qui vivent dans le feu, le phénix d’Arabie et les tignes; d’autres par l’union des sexes, comme les hommes et plusieurs autres. Pareillement, leur constitution n’est pas la même; ce qui fait aussi qu’il y a de la différence dans le sens dont ils sont doués. Le faucon a la vue perçante, le chien l’odorat fin. Or il faut nécessairement qu’y ayant diversité dans la manière dont ils voient les objets, il y en ait aussi dans les idées qu’ils s’en forment. Les chèvres broutent des branches d’arbrisseaux, mais les hommes les trouvent amères; la caille mange de la ciguë, c’est une poison pour les hommes; le porc se nourrit de fiente, ce qui répugne au cheval.

En second lieu, ils allèguent la différence qui se remarque entre les hommes selon les tempéraments. Démophon, maître d’hôtel d’Alexandre, avait chaud à l’ombre et froid au soleil. Aristote dit qu’Andron d’Argos traversait les sables de Libye sans boire. L’un s’applique à la médecine, l’autre à l’agriculture, celui-là au négoce, et ce qui est nuisible aux uns se trouve être utile aux autres; nouveau sujet d’incertitude.

En troisième lieu, ils se fondent sur la différence des organes des sens. une pomme paraît pâle à la vue, douce au goût, agréable à l’odorat. Le même objet, vu dans un miroir, change selon que le miroir est disposé. D’où il s’ensuit qu’une chose n’est pas plus telle qu’elle paraît qu’elle n’est telle autre.

En quatrième lieu, ils citent les différences qui ont lieu dans la disposition, et en général les changements auxquels on est sujet par rapport à la santé, à la maladie, au sommeil, au réveil, à la joie, à la tristesse, à la jeunesse, à la vieillesse, au courage, à la crainte, au besoin, à la répétition, à la haine, à l’amitié, au chaud, au froid. Tout cela influe sur l’ouverture ou le resserrement des pores des sens : de sorte qu’il faut que les choses paraissent autrement, selon qu’on est différemment disposé. Et pourquoi décide-t-on que les gens qui ont l’esprit troublé sont dans un dérangement de nature? Qui peut dire qu’ils sont dans ce cas plutôt que nous n’y sommes? Ne voyons-nous pas nous-mêmes le soleil comme s’il était arrêté? Tihorée le stoïcien se promenait en dormant, et un domestique de Périclès dormait au haut d’un toit.

Leur cinquième raison est prise de l’éducation, des lois, des opinions fabuleuses, des conventions nationales et des opinions dogmatiques; autant de sources d’où découlent les idées de l’honnête et de ce qui est honteux, du vrai et du faux, des biens et des maux, des dieux, de l’origine et de la corruption, des choses qui paraissent dans le monde. De là vient que ce que les uns estiment juste, les autres le trouvent injuste; et que ce qui paraît un bien à ceux-ci est un mal pour ceux-là. Les Perses croient le mariage d’un père avec sa fille permis; les Grecs en ont horreur. Les Massagètes pratiquent la communauté des femmes, comme dit Eudoxe dans le premier livre de son ouvrage intitulé le Tour de la terre; les Grecs n’ont point cette coutume. Les habitants de Cilicie aiment le larcin, les Grecs le blâment. Pareillement, à l’égard des dieux, les uns croient une Providence, les autres n’y ajoutent aucune foi. Les Égyptiens embaument leurs morts, les Romains les brûlent, les Pæoniens les jettent dans les étangs : nouveau sujet de suspendre son jugement sur la vérité.

En sixième lieu, ils se fondent sur le mélange des choses les unes avec les autres, ce qui est cause que nous n’en voyons jamais aucune simplement et en elle-même, mais selon l’union qu’elle a avec l’air, la lumière, avec des choses liquides ou solides, avec le froid, le chaud, le mouvement, les évaporations, et autres qualités semblables. Ainsi le pourpre paraît de couleur différente au soleil, à la lune et à la chandelle. Notre propre teint paraît être autre le midi que le soir. Une pierre que deux hommes transportent difficilement par l’air se transporte plus aisément par l’eau, soit que l’eau diminue sa pesanteur ou que l’air l’augmente.

En septième lieu, ils s’appuient sur la différente situation de certaines choses, et sur leur relation avec les lieux où elles se trouvent. Cela fait que celles qu’on croit grandes paraissent petites; que celles qui sont carrées semblent être rondes; que celles qui ont la superficie plane paraissent relevées; que celles qui sont droite paraissent courbes, et que celles qui sont blanches se présentent sous une autre couleur. Ainsi le soleil nous parait peu de chose, à cause de son éloignement. Les montagnes nous paraissent de loin comme des colonnes d’air et aisées à monter, au lieu que, vues de près, nous en trouvons la pente roide et escarpée. Le soleil nous paraît autre en se levant qu’il n’est à midi. Le même corps nous paraît différent dans un bois que dans une plaine. Il en est ainsi d’une figure selon qu’elle est différemment posée, et du cou d’un pigeon selon qu’il est diversement tourné. Comme donc on ne peut examiner aucune chose en faisant abstraction du lieu qu’elle occupe, il s’ensuit q’uon en ignore aussi la nature.

Leur huitième raison est tirée des diverses quantités soit du froid ou du chaud, de la vitesse ou de la lenteur, de la pâleur, ou d’autres couleurs. Le vin, pris modérément, fortifie; bu avec excès, il trouble le cerveau. On doit en dire autant de la nourriture, et d’autres choses semblables.

Leur neuvième raison consiste en ce qu’une chose paraît extraordinaire et rare, suivant qu’une autre est plus ou moins ordinaire. Les tremblements de terre ne surprennent point dans les lieux où l’on a coutume d’en sentir, et nous n’admirons point le soleil, parceque nous le voyons tous les jours. Au reste, Phavorin compte cette neuvième raison pour la huitième. Sextus et Ænésidème en font la dixième; de sorte que Sextus suppute pou dixième raison celle que Phavorin nomme la neuvième.

Leur dixième raison est prise des relations que les choses ont les unes avec les autres, comme de ce qui est léger avec ce qui est pesant, de ce qui est fort avec ce qui est faible, de ce qui est grand avec ce qui est petit, de ce qui est haut avec ce qui est bas. Ainsi le côté droit n’est pas tel par sa nature, mais par sa relation avec le côté gauche; de sorte que si on ôte celui-ci, il n’y aura plus de côté droit. De même les qualités de père et de frère sont des choses relatives. On dit qu’il fait jour relativement au soleil; et en général tout a un rapport si direct avec l’entendement, qu’on ne saurait connaître les choses relatives en elles-mêmes. Voilà les dix classes dans lesquelles ces philosophes rangent les raisons de leur incertitude.

Agrippa y en ajoute encore cinq autres; la différence des sentiments, le progrès qu’il faut faire à l’infini de l’une à l’autre, les relations mutuelles, les suppositions arbitraires, le rapport de la preuve avec les choses prouvée. La différence qu’il y a dans les sentiments fait voir que toutes les questions que l’on traite ordinairement, ou qui sont proposées par les philosophes, sont toujours pleines de disputes et de confusion. La raison, prise du progrès qu’il faut faire d’une chose à l’autre, démontre qu’on ne peut rien affirmer, puisque la preuve de celle-ci dépend de cella-là, et ainsi à l’infini. Quant aux relations mutuelles, on ne saurait rien considérer séparément; au contraire, il faut examiner une chose conjointement avec une autre, ce qui répand de l’ignorance sur ce que l’on recherche. La raison prise des suppositions arbitraires porte contre ceux qui croient qu’il faut admettre certains premier principes comme indubitables en eux-mêmes, et au-delà desquels on ne doit point aller; sentiment d’autant plus absurde, qu’il est également permis de supposer des principes contraires. Enfin, la raison prise au rapport de la preuve avec la chose prouvée porte contre ceux qui, voulant établir une hypothèse, se servent d’une raison qui a besoin d’être confirmée par la chose même qu’on veut prouver, comme si pour montrer qu’il y a des pores parcequ’il se fait des évaporations, on prenait celles-ci pour preuve des autres.

Ces philosophes niaient toute démonstration, tout jugement, tout caractère, toute cause, mouvement, science, génération, et croyaient que rien n’est par sa nature bon ou mauvais.

Toute démonstration, disaient-ils est formée, ou de choses démontrées, ou d’autres qui ne le sont point. Si c’est des choses qui se démontrent, elles-mêmes devront être démontrées, ou d’autres qui ne le sont point. Si c’est des choses qui se démontrent, elles-m^mes devront être démontrées, et ainsi jusqu’à l’infini. Si au contraire, c’est de choses qui ne se démontrent point, et que toutes ou quelques unes, ou une seule, soient autres qu’on ne les conçoit, tout le raisonnement cesse d’être démontré. Ils ajoutent que, s’il semble qu’il y ait des choses qui n’ont pas besoin de démonstration, il est surprenant qu’on ne voie pas qu’il faut démontrer cela même que ce sont de premiers principes: car on ne saurait prouver qu’il y a quatre éléments par la raison qu’il y a quatre éléments. Outre cela, si on ne peut ajouter foi aux parties d’une proposition, nécessairement on doit se refuser à la démonstration générale. Il faut donc un caractère vérité, afin que nous sachions que c’est une démonstrations, et nous avons également besoin d’une démonstration pour connaître le caractère de vérité. Or, comme ces deux choses dépendent l’une de l’autre, elles sont un sujet qui nous oblige de suspendre notre jugement. Et comment parviendra-t-on à la certitude sur des choses qui ne sont pas évidentes, si on ignore comment elles doivent se démontrer? On recherche, non pas ce qu’elles paraissent être, mais ce qu’elles sont en effet. Ils traitaient les dogmatistes d’insensés; car, disaient-ils, des principes qu’on suppose prouvés ne sont point un sujet de recherche, mais des choses posées telles; et, en raisonnant de cette manière, on pourrait établir l’existence des choses impossibles. Ils disaient encore que ceux qui croyaient qu’il ne faut pas juger de la vérité par les circonstances des choses, ni fonder ses règles sur la nature, se faisaient eux-mêmes des règles sur tout, sans prendre garde que ce qui paraît est tel par les circonstances qui l’environnent et par la matière dont il est disposé; de sorte, concluaient-ils, qu’il faut dire, ou que tout est vrai ou que tout est faux : car si l’on avance qu’il y a seulement certaines choses vraies, comment les discernera-t-on? Les sens ne peuvent être caractère de vérité pour ce qui regarde les choses sensibles, puisqu’ils les envisagent toutes d’une manière égale. Il en est de même de l’entendement par la même raison; et outre les sens et l’entendement, il n’y a aucune voie par laquelle on puisse discerner la vérité. Celui donc, continuent-ils, qui établit quelque chose, ou sensible, ou intelligible, doit premièrement fixer les opinion qu’on en a; car les uns en ôtent une partie, les autres une autre. Il est donc nécessaire de juger, ou par les sens, ou par l’entendement. Mais tous les deux sont un sujet de dispute; ainsi on ne peut discerner la vérité entre les opinions, tant à l’égard des choses sensibles que par rapport aux choses intelligibles. Or si, vu cette contrariété qui est dans les esprits, on est obligé de rendre raison à tous, on détruit la règle par laquelle toutes choses paraissent pouvoir être discernées, et il faudra regarder tout comme égal.

Ils poussent plus loin leur dispute par ce raisonnement: Une chose vous paraît probable. Si vous dites qu’elle vous paraît probable, vous n’avez rien à opposer à celui qui ne la trouve pas telle; car comme vous êtes croyable en disant que vous voyez une chose de cette manière, votre adversaire est aussi croyable que vous en disant qu’il ne la voit pas de même. Que si la chose dont il s’agit n’est point probable, on n’en croira pas non plus celui qui assurera qu’il la voit clairement et distinctement. On ne doit pas prendre pour véritable ce dont on est persuadé, les hommes n’étant pas tous, ni toujours, également persuadés des mêmes choses. La persuasion vient souvent d’une cause extérieure, et est quelquefois produite, ou par l’autorité de lui que parle, ou par la manière insinuante dont il s’exprime, ou par la considération de ce qui est agréable.

Les pyrrhoniens détruisaient encore tout caractere de vérité, en raisonnant de cette manière : Ou ce caractère de vérité est une chose examinée, ou non. Si c’est une chose qu’on n’a pas examinée, elle ne mérite aucune créance, et ne peut contribuer à discerner le vrai et le faux. Si c’est une chose dont on a fait l’examen, elle est du nombre des choses qui doivent être considérées par parties; de sorte qu’elle sera à la fois juge et matière de jugement. Ce qui sert à juger de ce caractère de vérité devra être jugé par un autre caractère de même nature, celui-ci encore par un autre, et ainsi à l’infini.

Ajoutez à cela, disent-ils, qu’on n’est pas même d’accord sur ce caractère de vérité, les uns disant que c’est l’effet du jugement de l’homme, les autres l’attribuant aux sens, d’autres à la raison, d’autres encore à une idée évidente. L’homme ne s’accorde, ni avec lui-même, ni avec les autres; témoin la différence des lois et des mœurs. Les sens sont trompeurs, la raison n’agit pas en tous d’une manière uniforme, les idées évidentes doivent être jugée par l’entendement, et l’entendement lui-même est sujet à divers changements de sentiments. De là ils inféraient qu’il n’y a point de caractère de vérité avec certitude, et que par conséquent on ne peut connaître la vérité.

Ces philosophes niaient aussi qu’il y eût des signes par lesquels on pût connaître les choses, parceque s’il y a quelque signe pareil, il doit être ou sensible ou intelligible. Or, disent-ils, il n’est pas sensible, parceque la qualité sensible est une chose générale, et le signe une chose particulière. La qualité sensible regarde d’ailleurs la différence d’une chose, au lieu que le signe a rapport à ses relations. Ce n’est pas non plus une chose intelligible; car ce devrait être, ou un signe apparent d’une chose apparente, ou un signe obscur d’une chose obscure, ou un signe obscur d’une chose apparente, ou un signe apparent d’une chose obscure. Or rien de tout cela n’a lieu; par conséquént point de signes. Il n’y en a pas d’apparent d’une chose apparente, puisque pareille chose n’a pas besoin de signe. Il n’y en a point d’obscur d’une chose obscure, car une chose qui est découverte par quelque autre doit être apparente. Il n’y en a point d’obscur d’une chose apparente, parcequ’une chose est apparente dès là même qu’elle est connaissable. Enfin il n’y a point de signe apparent d’une chose obscure, parceque le signe, regardant les relations des choses, est compris dans la chose même dont il est signe; ce qui ne peut autrement avoir lieu. De ces raisonnements, ils tiraient cette conséquence, qu’on ne peut parvenir à connaître rien des choses qui ne sont pas évidentes, puisqu’on dit que c’est par leurs signes qu’on doit les connaître.

Pareillement ils n’admettent point de cause à la faveur de ce raisonnement. La cause est quelque chose de relatif; elle a rapport à ce dont elle est cause: or les relations sont des objets de l’esprit qui n’ont point d’existence réelle; donc les causes ne sont que des idées de l’esprit. Car si elles sont effectivement causes, elles doivent être jointes à ce dont on dit qu’elles sont causes; autrement elle n’auront point cette qualité. Et de même qu’un père n’est point tel, à moins que celui dont on dit qu’il est père n’existe; de même aussi une cause n’est point cause sans la réalité de ce dont on dit qu’elle est cause. Cette réalité n’a point lieu, n’y ayant ni génération, ni corruption, ni autre chose semblable. De plus, s’il y a des causes, ou ce sera une chose corporelle qui sera cause d’une chose corporelle, ou ce sera une chose incorporelle qui sera cause d’une chose incorporelle; mais rien de cela n’a lieu, il n’y a donc point de cause. Une chose corporelle ne peut être cause d’une chose corporelle, puisqu’elles ont toutes deux la même nature; et si l’on dit que l’une des deux est cause en tant que corporelle, l’autre étant pareillement corporelle sera aussi cause en même temps; de sorte qu’on aura deux causes sans patient. Par la même raison, une chose incorporelle ne peut être cause d’une chose incorporelle, non plus qu’une chose incorporelle ne peut l’être d’une chose corporelle, parceque ce qui est incorporel ne produit pas ce qui est corporel. De même une chose corporelle ne sera point cause d’une chose incorporelle, parceque, dans la formation l’agent et le patient doivent être de même matière, et que ce qui est incorporel ne peut être le sujet patient d’une cause corporelle, ni de quelque autre cause matérielle et efficiente. De là ils déduisent que ce qu’on dit des principes des choses ne se soutient pas, parcequ’il faut nécessairement qu’il y ait quelque chose qui agisse par lui-même, et qui opère le reste.

Ces philosophes nient aussi le mouvement, par la raison que ce qui est mu, ou se meut dans l’endroit même où il est, ou dans celui où il n’est pas. Or il ne se meut ni dans l’un ni dans l’autre; donc il n’y a point de mouvement. Ils abolissent toute science, en disant, ou qu’on enseigne ce qui est en tant qu’il est, ou ce qui n’est pas en tant qu’il n’est pas. Le premier n’est point nécessaire, puisque chacun voit la nature des choses qui existent; le second inutile, vu que les choses qui n’existent point n’acquièrent rien de nouveau que l’on puisse enseigner et apprendre.

Il n’y a point de génération, disent-ils; car ce qui est déjà ne se fait point, non plus que ce qui n’est pas, puisqu’il n’a point d’existence actuelle.

Ils nient encore que le bien et le mal soient tels par nature, parceque s’il y a quelque chose naturellement bonne ou mauvaise, elle doit être l’un ou l’autre pour tout le monde, comme la neige, que chacun trouve froide. Or, il n’y a aucun bien ni aucun mal qui paraisse tel tous les hommes; donc il n’y en a point qui soit tel par nature. Car, enfin, ou l’on doit regarder ce qu’on appelle bien comme bien général, ou il ne faut pas le considérer comme bien réel. Le premier ne se peut, parceque la même chose est envisagée comme un bien par l’un, et comme un mal par l’autre. Épicure tient que la volupté est un bien, Antisthène l’appelle un mal : la même chose sera donc un bien et un mal tout à la fois. Que si on ne regarde pas ce qu’un homme appelle bien comme étant universellement tel, il faudra distinguer les différentes opinions; ce qui n’est pas possible à cause de la force égale des raisons contraires: d’où ils concluaient que nous ignorons s’il y a quelque bien qui soit tel par nature.

Au reste, on peut connaître tout le système de leurs raisons par les recueils qu’ils en ont laissés. Pyrrhon n’a rien écrit, mais a des ouvrages de ses disciples, de Timon, d’Ænésidème, de Numenius, de Nausiphane et d’autres.

Les philosophes dogmatistes opposent aux pyrrhoniens que, contre leurs principes, ils reçoivent des vérités et établissent des dogmes. Ils reçoivent des vérités par cela même qu’ils disputent, qu’ils avancent qu’on ne peut rien définir, et que toute raison est combattue par des raisons contraires. Au moins il est vrai qu’en ceci ils définissent et établissent un principe. Voici ce qu’ils répondent à ces objections : « Nous convenons que nous participons aux sentiments de l’humanité. Nous croyons qu’il fait jour, que nous vivons, et que nous recevons bien d’autres choses pareilles qui ont lieu dans la vie; mais nous suspendons notre jugement sur les choses que les dogmatistes affirment être évidente par la raison, et nous les regardons comme incertaines. En un mot, nous n’admettons que les sentiments. Nous convenons que nous voyons, nous savons que nous pensons; mais nous ignorons de quelle manière nous apercevons; mais nous ignorons de quelle manière nous apercevons les objets, ou comment nous viennent nos pensées. Nous disons, par manière de parler, que telle chose est blanche; mais non par voie d’affirmation, pour assurer qu’elle est telle en effet. Quant aux expressions que nous ne définissons rien, et autres termes semblables dont nous faisons usage, nous ne les employons par comme des principes qu’établissent les dogmatistes quand il disent, par exemple que le monde est sphérique. L’assertions est incertaine, au lieu que nos expressions sont des aveux qui emportent une certitude. Ainsi, quand nous disons que nous ne définissons rien, nous ne décidons pas même ce que nous exprimons. » Les dogmatistes leur reprochent encore qu’ils détruisent l’essence de la vie , dès qu’ils en ôtent tout ce en quoi elle consiste. Les pyrrhoniens leur donnent le démenti. Ils disent qu’ils n’ôtent point la vue, qu’ils ignorent seulement comment elle se fait. « Nous supposons avec vous ce qui parait, ajoutent-ils, nous doutons seulement qu’il soit tel qu’il est vu. Nous sentons que le feu brûle; mais s’il s’agit ainsi par une faculté qui lui est naturelle, c’est ce que nous ne déterminons point. Nous voyons qu’un homme se remue et se promène, mais nous ignorons comment s’effectue ce mouvement. Nous raisonnements ne tombent donc simplement que sur l’incertitude qui est jointe aux apparences des choses. Quand nous disons qu’une statue a des dehors relevés, nous exprimons ce qui paraît; lorsqu’au contraire nous assurons qu’elle n’en a point, nous ne parlons plus de l’apparence, nous parlons d’autre chose. » De là vient ce qu’on observe Timon dans trois de ses ouvrages : dans ses écrits à Python, que Pyrrhon n’a point détruit l’autorité de la coutume; dans ses Images, qu’il prenait l’objet tel qu’il paraissait à la eue; et dans son traité des Sens, qu’il n’affirmait pas qu’une chose était douce, mais qu’elle semblait l’être. Ænésidème, dans son premier livre des Discours de Pyrrhon, dit aussi que ce philosophe ne décidait rien dogmatiquement, à cause de l’équivalence des raisons contraires, mais qu’il s’en tenait aux apparences; ce qu’Ænésidème répète dans son traité contre la Philosophie, et dans celui de la recherche. Zeuxis, ami d’Ænésidème, dans son livre des Deux sortes de raisons, Antiochus de Laodicée, et Apellas dans son traité d’Agrippa, ne posent aussi d’autre système que celui des seules apparences. Ainsi donc les pyrrhoniens admettent pour caractère de vérité ce que les objets présentent à la vue, selon ce qu’en dit Ænésidème.

Epicure a été du même sentiment, et Démocrite déclare qu’il ne connaît rien aux apparences, qu’elles ne sont point toutes réelles, et qu’il y en a même qui n’existent pas.

Les dogmatistes dont là-dessus une difficulté aux pyrrhoniens, prise de ce que les mêmes apparences n’excitent pas les mêmes idées. Par exemple, une tour peut paraître ronde et carrée. Si donc un pyrrhonien ne décide sur aucune de ces apparences, il demeure sans agir; et s’il se détermine pour l’une ou l’autre, il ne donne pas aux apparences une force égale. Ils répondent que, quand les apparences excitent des idées différentes, ils disent cela même qu’il y a diverses apparences, et que c’est pour cela qu’ils font profession de n’admettre que ce qui paraît.

Quant à la fin qu’il faut se proposer, les pyrrhoniens veulent que ce soit la tranquillité d’esprit qui suit la suspension du jugement, à peu près comme l’ombre accompagne un corps, s’expriment Timon et Ænésidème. Ils avancent que les choses qui dépendent de nous ne sont pas un sujet de choix ou d’aversion, excepté celles qui excèdent notre pouvoir, et auxquelles nous sommes soumis par une nécessité que nous ne pouvons éviter, comme d’avoir faim et soif, ou de sentir de la douleur; choses contre lesquelles la raison ne peut rien. Sur ce que les dogmatistes leur demandent comment un sceptique peut vivre sans se dispenser, par exemple, d’obéir si on lui ordonnait de tuer son père, ils répondent qu’ils ne savent pas comment un dogmatiste pourrait vivre en s’abstenant des questions qui ne regardent point la vie et la conduite ordinaire. Ils concluent enfin qu’ils choisissent et évitent certaines choses en suivant la coutume, et qu’ils reçoivent l’usage des lois. Il y en a qui prétendent que les Pyrrhoniens établissaient pour fin l’exemption de passions; d’autres, la douceur.



  1. C’est Python, disciple de Platon, qui fit cette action. Ménage croit que ce passage n’est point de Laërce; mais que comme d’autres endroits il s’est glissé de la marge dans le text.