Les Vieux Maîtres de Bruges

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Les Vieux Maîtres de Bruges
Revue des Deux Mondes5e période, tome 11 (p. 130-163).
LES VIEUX MAÎTRES
Á BRUGES

Bénies soient les vieilles villes, ruinées et endormies, que nos agitations bruyantes croient flétrir du nom de Villes mortes ! Elles seules nous gardent encore, avec les reliques des générations disparues, leur image et leur âme ; par elles, quand les arts y ont passé, par elles, bien plus encore que par les livres froids, nous nous sentons, créatures d’un jour, chétives et fragiles, en communion vivante avec les hommes d’autrefois, nos frères en joies et en douleurs, des frères aînés qui nous valaient bien, si, parfois, hélas ! ils ne valaient pas mieux ! Athènes, Pompéi, Sienne, Ravenne, Pise, Venise, Tolède, Bourges, Nuremberg, Bruges, vous et tant d’autres cités vénérables, ou brusquement ressuscitées par la science, ou lentement réveillées par le besoin, que deviendraient, sans vous, la vie et la pensée, dans nos sociétés modernes abandonnées à la brutalité des seules activités pratiques et confinées dans la curiosité mesquine et stérile de la seule « actualité ? » N’est-ce pas en vous que dorment ces réserves de foi et d’idéal, jusqu’à présent nécessaires aux imaginations endolories de l’humanité, pour les consoler ou pour les réjouir ? Ah ! tant qu’un vandalisme abject et stupide vous aura épargnées, appelez-nous, appelez-nous toujours, et nous irons reprendre en vous, avec l’intelligence, le respect et l’amour du passé, ce qu’il faut de courage maintenant, à ceux que n’étourdit pas tout à fait l’affolement confus de la vie contemporaine, pour espérer, dans l’avenir, des floraisons aussi riches de la Poésie et de la Beauté !

C’est aujourd’hui Bruges, la Venise des Flandres, qui nous appelle et nous invite. Elle nous appelle pour nous montrer combien, depuis trente ans, elle a fait d’efforts patiens et heureux pour secouer l’engourdissement d’un sommeil quatre fois séculaire, et comment elle a su retrouver la vie dans la reprise, pure et simple, de ses traditions interrompues. Elle nous invite à venir admirer en deux expositions rétrospectives, l’une d’objets d’art, orfèvreries, monnaies, tissus, miniatures à l’hôtel Gruuthuuse, l’autre de peintures anciennes au Palais du gouvernement, ce que furent ses artistes aux XIVe et XVe siècles, à l’époque de sa grandeur. L’appel et l’invitation ont été, de toutes parts, entendus et accueillis. Depuis plus d’un mois, une foule attentive, une foule polyglotte, où les touristes, non moins charmés, coudoient les artistes et les amateurs, se presse, chaque jour, dans les deux édifices. L’exposition des peintures, plus considérable et plus séduisante, la retient naturellement davantage. Organisée par M. le baron Kervyn de Lettenhove avec le concours du vénérable et actif M. James Weale, l’érudit anglais, l’historien sagace et enthousiaste des artistes brugeois, auquel Bruges doit, en grande partie, sa résurrection, cette exposition réunit plusieurs centaines de peintures des XIVe, XVe et XVIe siècles, provenant d’édifices publics ou de collections privées. Jamais pareille occasion n’a donc été offerte d’examiner de si près, de contempler si longtemps, de comparer avec tant de fruit, les chefs-d’œuvre de cette première école des Flandres, si sincère et si savoureuse, si naïve et si profonde, qui commence aux Van Eyck et s’achève en Quentin Metsys, celle qui demanda à la foi et à la vérité seules cet indéfinissable secret de la Beauté que ces heureuses Flandres devaient encore, au XVIIe siècle, retrouver, une seconde fois, sous des formes bien différentes, par Rubens et l’école d’Anvers, dans la science pittoresque et l’imagination littéraire.


I

Dès la première visite, on reste frappé d’un fait dont la certitude, décidément, s’impose aux visites suivantes. Nulle part, dans aucune école, un art national ne s’est trouvé formé si vite et si complètement, que la peinture des Pays-Bas, au début du XVe siècle, entre les mains des frères Hubert et Jean Van Eyck. Leur génie, encore mal expliqué, pose et résout du premier coup tous les problèmes techniques, définit le but de la peinture, en mesure, indique, éprouve les ressources dans une rapide série de chefs-d’œuvre définitifs et exemplaires, avec une décision incomparable. Les aînés dans le temps, ils resteront toujours les premiers dans la gloire. Aucun de leurs successeurs, dans les Flandres ou les Pays-Bas, aux XVe et XVIe siècles, ne parviendra à les égaler ; aucun pourtant, comme on le voit ici à chaque pas, n’aura cessé de s’en souvenir, et ne se sera lassé de les étudier.

Leur œuvre capitale et collective, le Triomphe de l’Agneau, fut offerte à l’admiration publique le 6 mai 1432, dans l’église Saint-Bavon-de-Gand, où ne reste plus, hélas ! que le panneau central, entre les copies des volets vendus aux musées de Berlin (1821) et de Bruxelles (1860). Hubert était mort depuis six ans ; son frère cadet, Jean, avait achevé son œuvre. C’était partout l’heure des grandes révélations. En 1427, dans la chapelle du Carminé, à Florence, les fresques de Masaccio avaient marqué l’épanouissement complet de l’art toscan ; vers 1422, celles de Gentile da Fabriano et de Viltore Pisano, celui des arts ombrien et véronais, au Palais ducal de Venise. Désormais, durant tout le XVe siècle, Bruges et Florence, Bruges et Venise, associées par le commerce et par l’industrie, vont rivaliser, en même temps, d’activité dans les productions de l’art. Seulement, tandis qu’en Italie, on retrouve si bien, durant le siècle précédent, dans Giotto et ses innombrables successeurs, toute une suite de préparateurs admirables à cet épanouissement triomphant, on éprouve quelque peine à ressaisir ici les liens qui rattachent à leurs prédécesseurs septentrionaux ces incroyables Van Eyck.

Sans doute, l’art de peindre était, de temps immémorial, exercé avec amour, avec passion même, dans tous les Pays-Bas. Les églises, dès la période romane, y étaient revêtues de peintures murales[1] ; les sculptures intérieures et extérieures, dans les palais et châteaux, coloriées et dorées. Ces parures luxueuses des édifices s’associaient à l’éclat intense des verdures et à la beauté nuageuse des ciels, surtout dans les villes aquatiques, pour donner aux yeux flamands l’habitude et le besoin des harmonies colorées. L’art délicat du miniaturiste, sorti des couvons, y fournissait, depuis longtemps, des livres à l’exportation. Néanmoins, aucun des ouvrages, en ces genres divers, respectés par le temps, même les admirables feuillets du Livre d’Heures du duc de Berry, à Chantilly, attribués à Pol de Limbourg ou à Jacquemart de Hesdin, précurseurs évidens des Van Eyck par la franchise de leur vision et la décision de leur faire dans les figures réelles et dans le paysage, ne suffit à expliquer l’apparition inattendue d’un chef-d’œuvre aussi complet que le polyptyque de Gand.

Quelques panneaux, de la fin du XIVe siècle, dans la première salle de l’exposition, ne montrent pas, à ce moment, l’art flamand plus avancé que l’art français et l’art de Cologne auxquels il s’apparente. Dans la Crucifixion des drapiers (église Saint-Sauveur), les attitudes déhanchées et les gestes anguleux des comparses, autant que les physionomies futées des petites saintes, minaudières et poupines, souriant de leurs bouchettes roses sous des grosses touffes de chevelures envolées, confinent de bien près à notre retable de Narbonne et autres ouvrages similaires du temps de Charles V, exécutés d’ailleurs, sous l’influence d’André Beauneveu, de Valenciennes. Dans la Vierge, Saint-Georges, Sainte-Catherine et donateurs (Hospice d’Ypres), la Vierge-reine, couronnée d’or, détache la pâleur douce de son visage régulier sur un fond de brocart rouge et or, ainsi qu’une vierge vénitienne. Déjà, le Saint-Georges, curieusement cuirassé, s’avance, la lance en main, pour recommander le donateur, comme il fera, bientôt, chez Van Eyck et Memlinc. L’ensemble de la peinture, avec ses éclats hardis d’écarlates, de blancs et de bleus purs, juxtaposés sur fond d’or, resplendit tel qu’un large blason émaillé, tel qu’un somptueux étendard. Le tabernacle et le triptyque quadrilobé, attribués à Broederlam, ne sauraient faire oublier les charmans panneaux du maître d’Ypres, dans le retable du duc Philippe le Hardi, au musée de Dijon ; c’est bien, d’ailleurs, dans la détrempe, la même touche légère, vive et claire, à la manière des vieux Siennois et des Colonais, leurs élèves, la même façon d’associer les naïvetés et les rusticités flamandes à la grâce un peu alourdie des réminiscences toscanes. Plusieurs des manuscrits exposés à l’hôtel Gruulhuuse, montrent, chez les miniaturistes contemporains, les mêmes affinités, les mêmes variétés de mixtures et de tendances.

Passer de là aux deux seuls panneaux du Triomphe de l’agneau qui aient été confiés à l’exposition de Bruges, l’Adam et Eve (musée de Bruxelles), c’est, il faut l’avouer, faire un saut merveilleux. Qu’on se rappelle les Adam et Eve, un peu antérieurs, à Florence, dans la chapelle Brancacci, ceux de Masolino, sous l’arbre du péché, longs, mous, encore vacillans sur leurs pieds incertains, puis ceux de Masaccio, chassés par l’ange, bien musclés, cette fois, vrais et vivans, et fuyant sous le châtiment, avec des gestes d’angoisse, si douloureux et si poignans, qu’aucun peintre, Raphaël compris, n’a jamais osé, depuis quatre siècles, en chercher d’autres ! On sentira bien que, du premier coup, les Van Eyck pour la technique, ont rejoint les Italiens et déjà, sur plusieurs points, les ont dépassés. On sentira bien aussi la différence des deux génies, deux génies déjà complets, le génie florentin et le génie flamand ! Tandis que Masaccio n’emprunte à la réalité vivante que les élémens indispensables à la vraisemblance plastique de son évocation dramatique, Van Eyck, plus intimement passionné, ainsi que tous ses compatriotes, pour les œuvres mêmes de la nature, s’en tient à cette réalité comme à un idéal suffisant pour soutenir son enthousiasme d’artiste et exiger de lui l’effort de toutes ses facultés. Rien ici, assurément, du sensualisme mystique qui inspirera Victor Hugo dans le Sacre de la Femme ; rien non plus du réalisme brutal qui, chez Rembrandt, précurseur de Darwin, incarnera le père et la mère du genre humain en deux sauvages des bois. Quelque ouvrier besogneux de Gand ou de Bruges, quelque servante obéissante, auront bien voulu se déshabiller devant Messire Jean Van Eyck, peintre et valet de chambre de Mgr le duc de Bourgogne, Philippe l’Asseuré. Modèles choisis assurément, mais modèles imparfaits, comme tous les êtres réels, assez surpris de se trouver dans cette tenue insolite, couvrant maladroitement leur nudité, ne pouvant cacher ni les rougeurs de leurs mains laborieuses, ni celles de leurs pieds fatigués, ni certaines maigreurs excessives en quelques parties de leurs corps, ni certaines saillies importunes en quelques autres. De quel œil hardi et sûr le bon maître a vu, compris, analysé tous les détails de ces corps jeunes et sains ! Avec quelle science scrupuleuse et patiente, quel chaud amour, quel respect grave de la vérité, il les a transportés, parmi les dieux et les saints, tout vifs, tout frémissans, un peu honteux, sur les volets du triptyque sacré, les créatures auprès de leur créateur ! L’exactitude et la force du rendu, d’un rendu si complet et si franc qu’il offense la pruderie moderne, dans une matière souple et grasse, ne sauraient aller au-delà. La sincérité de l’artiste est si profonde et si respectueuse qu’elle nous touche et nous émeut comme une prière.

Que nous sommes loin de l’Italie par la naïveté de la conception ! Que nous en sommes loin encore par la rigueur surprenante de l’exécution réaliste ! Que nous en sommes près, cependant, par l’ampleur, la force et la liberté ! Béni sera l’heureux archiviste qui, par pièces authentiques, prouvera la justesse de nos impressions devant les œuvres, constatera ces échanges d’excitations internationales qui, dans le premier quart du XVe siècle, à la suite du triomphe de la sculpture bourguignonne, développèrent simultanément, en Italie et en Flandre, dans les villes industrielles et cosmopolites, une évolution rapide et décisive de l’art de la peinture échappant au formalisme traditionnel pour se raviver dans l’admiration passionnée et l’observation méthodique de la nature vivante ! Dans cet échange continu des œuvres et des hommes, quelle est la part de chaque école ? Est-ce à Vittore Pisano, son contemporain, que Jan van Eyck doit des conseils ? Est-ce Pisano qui profita de ses exemples ? Les premiers portraits fortement individualisés, qui donnèrent, dans les deux pays, l’impulsion irrésistible, furent-ils apportés de Bruges à Florence ou de Florence à Bruges, par les négocians et banquiers amateurs, qui avaient leurs comptoirs dans les deux villes ? Les mouvemens parallèles concordent si singulièrement qu’il en faut bien chercher l’origine dans une poussée commune.

Hubert Van Eyck, l’aîné, devait avoir une quarantaine d’années lorsqu’ils peignit ce curieux tableau, les Trois Maries au Sépulcre, auquel M. J. Weale donne la date de 1410. Le tableau semble avoir été fait à Padoue. Le fond de collines, surmontées de châteaux-forts, est imité, dit-on, d’une fresque de Giotto. Ce qui est plus sûrement italien, ce sont les attitudes ramassées en raccourcis audacieux, les costumes bigarrés, les armures bizarres des trois soudards endormis près du sépulcre, qu’on retrouve à Florence même dès le XIVe siècle (Chapelle des Espagnols, Sacristie de Santa-Croce) à Pise et ailleurs.

Les trois saintes femmes, s’avançant sur la gauche, avec une dignité douloureuse qui est celle de leurs aînées à Santa-Maria Novella, tiennent bien aussi la régularité de leurs visages et l’ampleur simple de leurs manteaux d’un commerce direct avec les fresques toscanes et les mosaïques chrétiennes. Ce qui est imprévu toutefois, ce qui est bien flamand, ce qui va créer un art nouveau, celui du tableau mobile, c’est une recherche soutenue de l’achèvement dans toutes les parties de la scène et des scrupules croissans d’exactitude dans le rendu des formes, des attitudes, de l’action atmosphérique et de l’action lumineuse, auprès desquels la predella la plus soignée de Gentile da Fabriano ou de Fra Giovanni da Fiesole parait une improvisation délicieuse, mais relativement brève et sommaire.

Comme devait le faire, un siècle plus tard, Léonard de Vinci, Hubert l’avait donc compris : la valeur de l’œuvre d’art tient surtout à la valeur de l’exécution, et la perfection ne s’y peut acquérir que par une observation patiente et une analyse méthodique des réalités vivantes. Dans ce panneau de 1410, resté si personnel encore et si significatif à travers les repeints, les trois dormeurs, en leurs poses abandonnées, l’un étendu sur le sol, s’enveloppant dans son manteau jaune, les deux autres accroupis le long du sépulcre, sont dessinés et peints avec une science de la forme, une intelligence de l’effet lumineux, une saveur de colorations franches et chaudes, une acuité d’observation populaire, qui préparent toute l’évolution septentrionale. Le génie éclate mieux encore dans la vérité puissante du paysage grandiose qui se développe derrière les figures, longue chaîne de coteaux partie boisés, partie incultes, sur lesquels s’étage un amoncellement de dômes, clochers, remparts et tours, les uns italiens, les autres flamands, en briques ou pierres rouges, déroulant sur un ciel matinal les dentelures étranges de leurs silhouettes empourprées.

L’authenticité des Trois Maries, lors même qu’on oublierait le Triomphe de l’Église (musée de Madrid), devient tout à fait probable, si l’on prend la peine, entre deux trains, d’aller revoir à Gand le Triomphe de l’agneau. On a beaucoup discuté sur la part qui revient à chacun des frères. Pour l’ensemble, on est d’accord ; c’est Hubert qui fut le compositeur. Ce fut lui, sans doute encore, pour une bonne partie, avant sa mort, l’exécutant. L’inscription contemporaine, retrouvée sur l’un des panneaux, n’hésite pas à constater la supériorité du talent, aussi bien que celle de l’âge, chez Hubert. Hubertus quo major nemo repertus Incipit pondus. Quod Johannes arte secundus Perfecit. Ce qui est probable, aussi, c’est que, suivant l’usage du temps, dans l’exécution même, les deux frères, collaborateurs de tous les instans, ne se partageaient pas la besogne avec la rigueur qu’on y a cherchée. Le triptyque de Louvain (n° 14), laissé inachevé par Jean, quoique bien défiguré par des additions modernes, montre suffisamment comment on procédait : les fonds de paysage, accessoires, vêtemens, sont achevés et détaillés avant que les visages, simplement esquissés, ne soient même colorés ; l’ouvrage est entamé de tous côtés et même fini sur quelques points, avec de grands espaces vides. Ce mode de travail suppose un dessin préparatoire d’une extrême précision ; or, les dessins que nous possédons de Jean Van Eyck (Sainte Barbe au musée d’Anvers) sont, en effet, poussés et détaillés à fond comme les plus fines gravures. Il est donc naturel de penser qu’Hubert, le directeur du travail, avait laissé, pour le tout, des cartons quasi définitifs ; il est naturel aussi de penser que Jean, après sa mort, en complétant les lacunes, imprima forcément à presque toutes les parties rejointes et reliées la marque définitive de son génie personnel.

Néanmoins, d’une part, quelques morceaux pouvaient être si bien finis qu’il n’eût point à y retoucher, et c’est le cas, à mon sens, de la partie centrale dans la composition principale ; l’aspect plus archaïque, des figurines pesantes et trapues, leurs parentés constantes avec les figurines des enlumineurs contemporains ou des vieux maîtres italiens, le travail plus pénible du pinceau, le jeu plus lourd des colorations moins franches et moins éclatantes, semblent bien révéler un artiste de transition, sortant avec effort du moyen âge, l’auteur même du Triomphe de l’Eglise et des Trois Maries. D’autre part, pour établir la part de Jean, nous avons toute la série de ses œuvres postérieures, et nous pouvons constater que, s’il y ajoute, dans la traduction énergique de la réalité, une sûreté du dessin, une franchise et un éclat des colorations, une puissance de rendu, non encore atteintes par son aîné, nous n’y retrouvons, néanmoins, ni la grandeur majestueuse des personnages sacrés, Dieu le Père, la Vierge, saint Jean, qui dominent le polyptyque, ni les mouvemens, un peu confus, mais vifs et hardis, des figurines si vivantes dans les trois morceaux où l’on croit reconnaître Hubert. Hubert, plus poète, semble donc avoir compris la composition pittoresque, dans toutes ses variétés et toute son étendue, comme les peintres épiques et narratifs d’Italie. Jean la réduisit à l’interprétation la plus fidèle et la plus simple possible du monde environnant. D’ailleurs, il répondait merveilleusement, en cela, aux instincts de sa race et il y déploya une telle force de génie qu’en humanisant, avec une virilité nouvelle, l’art, devenu insuffisant, du moyen âge, il constitua, du coup, presque tout l’art moderne.

Ah ! que n’avons-nous ici, de sa main, toute la série des volets conservés à Berlin, l’Ange organiste et le groupe d’Anges chanteurs, si nobles précurseurs des adolescens florentins que Luca délia Robbia, vingt ans plus tard, groupera sur l’orgue de Santa-Maria del Fiore ! Que n’avons-nous les groupes, si vivans et si variés, des Juges, Cavaliers, Pèlerins, Ermites descendant vers l’Agneau par des pentes boisées ! De quelle admiration profonde nous nous sentirions frappés, et comme terrifiés, pour l’artiste vraiment unique, qui, complétant l’œuvre fraternelle, transporta le premier, dans la peinture, tout le spectacle de la vie humaine, avec une franchise, une délicatesse, une aisance, un sentiment poétique, une science multiple et certaine, science de l’anatomie, de la perspective, de l’aération, de la lumière, qui n’ont guère été dépassés !

Les organisateurs de l’exposition, malgré leurs efforts, n’ont pu réunir à Bruges les membres épars du retable de Gand. Jean Van Eyck n’y éclate pas moins comme le plus grand peintre du XVe siècle. En face de l’Adam et Eve, son Retable du chanoine G. Pala (G. van der Paele), le montre, en 1436, aussi puissant et original dans l’interprétation des personnages légendaires ou réels, aussi habile à les mettre en scène en leur vrai milieu d’architectures, de vêtemens, d’accessoires brillans, qu’il l’avait été dans ses études de la nudité. Quel artiste n’a tremblé d’émotion devant ce chef-d’œuvre du pinceau ? Mais qu’il est bon de le voir et le revoir à loisir ! Sous une abside d’église romane, aux colonnes polychromes, la Vierge est assise sur un trône de pierre sculptée. C’est toujours la femme qui nous apparut déjà, tantôt Vierge, tantôt Ange, sur les volets de Gand : front large et découvert, peu de sourcils et l’arcade très haute au-dessus d’yeux noirs vifs, un peu bridés, long nez, bouche fine, visage plein, d’un ovale régulier, sain et rosé, d’une expression calme et bienveillante, avec des touffes de cheveux blonds, légers, abondans et libres, ruisselant sur les épaules. Dans sa main gaucho (un peu petite, à son habitude), quelques fleurettes ; de la droite, elle soutient sur son genou le Bambino sans chemisette, tout nu, à l’italienne. Cet enfant, de mine trop intelligente, déjà mûr, presque vieillot, n’affecte sûrement aucune gentillesse sentimentale ; toutefois, dans son petit corps souple et bien proportionné, dans le redressement, si juste et si naïf, de ses petons rougissans, il n’annonce pas non plus, il ne justifie point surtout ces parades de réalisme, maigreurs maladives des membres chétifs, contorsions anguleuses des bras et des jambes, saillies des abdomens gonflés, énormité des têtes pesantes, qui, en Flandre aussi bien qu’à Florence, mais plus encore en Flandre, donneront bientôt à certains petits Jésus un aspect déplaisant d’avortons desséchés ou de poupards hydropiques, aussi bien chez Van der Weyden que chez Botticelli, chez le maître de Flémalle que chez Lorenzo di Credi.

Le grand manteau rouge de la Vierge s’étale à ses pieds sur un tapis oriental, avec cette abondance de plis, mise à la mode par les sculpteurs de Dijon, mais que Jean resserre et assouplit avec plus de goût. L’exactitude minutieuse, quasi palpable, avec laquelle toutes les matières, carnations et chevelures, pierres et tissus, sont rendus, en trompe-l’œil, dans leur aspect particulier, sous l’enveloppe de lumière, est déjà surprenante dans ce groupe principal ; elle le devient plus encore dans les trois personnages. A droite, le donateur agenouillé, le chanoine Van der Paele, vieillard chauve et ridé, aux bajoues flasques et jaunes, tremblant sous le regard de la Vierge, prêt à laisser choir son missel, ses besicles, sa fourrure. Derrière lui, son patron, saint Georges, harnaché, de pied en cap, d’une armure précieusement ciselée, damasquinée, dorée, qui le présente en soulevant respectueusement son chapeau de fer godronné. A gauche, debout, l’évêque saint Donatien, avec une mitre d’or chargée de pierreries et une dalmatique brodée, à grands ramages d’or, en brocart vert, porte sa crosse et la roue symbolique garnie de cierges allumés. Rien de plus extraordinairement luxueux que tous ces métaux et tous ces tissus ouvrés par les fournisseurs de la cour dépensière des grands ducs. Aucun spécialiste en natures-mortes n’a jamais atteint depuis cette perfection de rendu. Toute cette exactitude, pourtant, ne serait qu’une habileté secondaire, si elle n’était animée, enveloppée, échauffée par l’intelligence la plus aiguë et la plus intense de la physionomie humaine, le sens le plus juste et le plus franc de l’action lumineuse qu’ait jamais possédés un peintre. La tête typique du chanoine Van der Paele est aussi justement célèbre que celles de Jodocus Wydt, le dévot inquiet, plus tremblant encore, du tableau de Gand, d’Isabella Vydt, de l’Homme à l’œillet (musée de Berlin). L’art du portrait ne s’est jamais montré plus énergiquement véridique et viril, et l’on rencontre à chaque pas encore, autour des églises de Bruges, longeant les rues muettes d’un pas résigné, en attendant le Jugement dernier, d’épais chanoines Van der Paeleet de repentans Jodocus.

On y aperçoit aussi, sur le pas de leurs portes, ou derrière les vitres luisantes, des ménagères, au visage calme, propres et graves, des bourgeoises maîtresses comme la dame Isabella Vydt et la Dame Jan Van Eyck, la femme du peintre, dont voici le portrait si célèbre. L’œuvre est de 1439. Il semble que, durant ces trois ans, l’artiste, ayant davantage réfléchi et se rapprochant des fresquistes italiens, ait voulu, en la simplifiant, donner plus d’effet encore à sa force rigoureuse d’observation. Toutes les choses, aussi bien vues, le sont plus largement que dans le retable. La ruche légèrement foncée de la coiffe très blanche, les cornes saillantes de cheveux châtains qui s’en dégagent, la chair pâle, tachée de rose, du visage maigre et pensif, aux yeux attentifs, aux lèvres pincées, la souplesse cossue de la houppelande en drap rouge et du petit vair qui la borde, se juxtaposent sous une caresse douce de lumière calme, avec cette matité grave qui laisse reposer si doucement la vue sur les figures de Filippo Lippi ou de Castagno. C’est à se demander si l’œuvre n’est pas exécutée par les mêmes procédés et si nous ne sommes pas là vis-à-vis d’une peinture à la détrempe, simplement teintée par un vernis, comme celle des grands Florentins, Botticelli, Ghirlandajo, etc., tous rebelles aux innovations périlleuses des mixtures d’huile jusqu’à la fin du XVe siècle.

De fait, on sait qu’avec Jean Van Eyck, dont les secrets techniques n’ont pas encore été pénétrés, on peut, en fait d’habiletés matérielles, s’attendre à tout. Comme ses contemporains Brunellesco, Paolo Uccello, L. B. Alberti, les directeurs de l’art florentin, Jean Van Eyck est, avant tout, un homme de science, et c’est par l’observation méthodique qu’il atteint progressivement le plus haut niveau de l’art, ainsi que faisaient déjà ces grands esprits, précurseurs de Léonard de Vinci. Tous les contemporains sont unanimes dans leurs jugemens sur le peintre favori du duc Philippe, son favori et souvent son ambassadeur, celui qu’il distrayait en 1428 et 1429 du grand travail de Gand pour l’envoyer en Espagne et en Portugal, comme il l’enverra, en 1436, en de « loingtaines et estrangères marches, pour aucunes matières secrettes. » C’est un lettré, un savant, un géomètre, un chimiste que ce Jean de France, ainsi qu’on l’appelait en Italie, où ses œuvres étaient recherchées comme sa personne y était sans doute connue : « Joannes Gallicus, nous dit vers 1450, Bart. Facio, le, secrétaire du roi de Naples Alphonse le Magnanime, grand admirateur du peintre, Joannes Gallicus, nostri sæculi pictorum princeps, litterarum nonnihil dodus, geometriæ prœsertim et earum artium quæ ad picturae ornamentum accederent, putaturque ob eam rem multa de colorum proprietate invenisse. » Dans la Flandre, comme en Italie, au même instant, sous l’impulsion de ce grand souffle de curiosité intellectuelle et de retour à l’étude enthousiaste des œuvres du passé et des phénomènes naturels qui commençait d’agiter l’Europe, la renaissance de la peinture est donc due non à quelque découverte du hasard, à quelque inspiration passagère et individuelle, mais à des efforts soutenus de la raison mise au service de l’imagination exaltée et affinée par l’amour croissant de la vérité, de la nature et de la vie. Dans leur pays, sans doute, les Van Eyck ne furent pas suivis dans cette voie aussi vite que leurs rivaux, en Italie. L’art de la peinture, après eux, redevint assez souvent, dans les ateliers de Bruges, de Gand, de Bruxelles, de Harlem, un art purement empirique. Toutefois, l’exemple donné par les deux frères était d’une telle portée, qu’il suffit, durant tout le siècle, à soutenir les évolutions, même en apparence les plus diverses, de toute l’école septentrionale, notamment dans les deux domaines où les artistes des Pays-Bas étaient déjà et devaient toujours rester supérieurs, le portrait et le paysage, aussi bien le paysage architectural que le paysage rustique.


II

La conception de l’œuvre d’art, limitée et concentrée, se créant à la fois par la vérité et par la beauté, unissant toutes les séductions de la vie et de la couleur à celles de l’expression morale ou intellectuelle, telle que Jean Van Eyck l’avait réalisée, était à la fois trop profonde et trop incomplète pour être facilement et simplement reprise autour de lui. Trop profonde, parce qu’elle eût exigé, de la part de ses successeurs, un génie scientifique de la même vigueur, ce qui ne se trouva point ! Trop incomplète, parce qu’en limitant la peinture à la représentation de quelques figures réelles, isolées ou peu nombreuses, elle ne répondait pas suffisamment aux besoins de l’imagination du siècle, accoutumée à des compositions religieuses ou historiques d’un intérêt plus général et plus vif.

Son imitateur le plus fidèle, Petrus Cristus, de Baerle près de Gand, qui s’établit à Bruges après sa mort, n’est que sa doublure, incertaine et inégale. Avec des qualités très réelles d’exécutant, surtout dans les parties mortes, vêtemens et accessoires, et de coloriste savoureux, tel qu’il se montre dans sa Légende de sainte Godeberte (Godeberte et son fiancé achetant des bijoux à saint Eloi, orfèvre), il reste le plus souvent fort inférieur à son modèle par l’insignifiance de ses visages et les mollesses de ses formes. Est-ce bien justement qu’on lui attribue la Déposition du musée de Bruxelles ? Ici, les personnages groupés autour du cadavre du Christ sont d’une facture plus ferme et d’une plus forte expression et s’enveloppent d’une plus chaude atmosphère sur un fond de collines boisées profilant, avec une vérité grandiose, des silhouettes d’arbres et de forteresses sur un ciel crépusculaire. Certaines similitudes semblent autoriser l’attribution. Dans ce cas, c’est le chef-d’œuvre de Cristus, et il faut alors reconnaître que l’habile praticien a fait, comme metteur en scène et dessinateur expressif, d’étonnans progrès d’après les exemples de Van der Weyden, dont le génie dramatique a déterminé toutes les attitudes et tous les gestes des personnages. Il est plus difficile encore de retrouver la main et l’esprit, toujours un peu lents, de P. Cristus, dans un petit Calvaire (N° 19) très peuplé et très mouvementé, d’un aspect extraordinairement vivant, avec des détails ingénieux et originaux où les réminiscences de Van Eyck se mêlent à beaucoup d’autres. C’est une pièce, comme tant d’autres, qu’il faut, jusqu’à nouvel ordre, passer au compte de ces glorieux Inconnus, si nombreux dans l’école flamande, dont l’exposition de Bruges, en supprimant, par la comparaison, beaucoup d’attributions légèrement données à distance, va singulièrement allonger la liste.

Pendant que Petrus Cristus, presque seul, continuait de pratiquer, à Bruges, la manière calme et simple de Van Eyck, un mouvement très différent s’opérait dans le reste des Flandres et aux Pays-Bas. Roger de la Pasture (Van der Weyden) de Tournai (1400-1464), le contemporain de Jean, à dix ans près, élève d’un maître local, Robert Campin, s’établit, dès 1436, à Bruxelles, comme peintre de la ville et de la cour bourguignonne, et donne, dans ses retables et cartons de tapisseries, autant d’importance à l’action, familière ou dramatique, au mouvement et à la gesticulation des figures dans une scène déterminée, que Jean Van Eyck, le contemplateur et l’analyste, leur en accordait peu. L’influence de ce puissant artiste n’a pas été moindre que celle de son rival dans tous les Pays-Bas, et surtout en Allemagne, où les écoles d’Alsace, par Martin Schœn, et de Nuremberg, par F. de Hirlen, se rattachent à lui de si près. Lorsqu’il partit pour l’Italie, en 1449 (l’année suivante, il suit à Rome les fêtes du jubilé), son talent, sans doute, était déjà mûr. Si le retable de Berlin, dit de Martin V, a vraiment été donné par ce pape, mort en 1431, au roi d’Espagne, Jean II, on aurait là une preuve de son originalité, déjà très vive, avant même l’apparition du chef-d’œuvre de Van Eyck. La date de la grande et fameuse Descente de Croix, au Palais de l’Escurial, serait encore plus importante à établir. Quoi qu’il en soit, nous savons que Roger le Français, Rogerius Gallicus, presqu’aussi admiré que Jean Van Eyck par les Italiens, grand admirateur lui-même des Italiens, surtout de Gentile da Fabriano, laissa des traces de son passage à Gênes, à Florence, chez le roi de Naples, chez le duc de Ferrare. La Mise au tombeau, d’une invention si personnelle, aux Uffizi, la Vierge des Médicis, portant l’écusson du Lys Rouge, au musée de Francfort, le Christ en Croix du musée de Bruxelles, avec les portraits et les armes des Sforza (si on le retire décidément à Memlinc, pour le rendre à son maître), montrent bien quel artiste il était alors. La Pietà, récemment acquise à Gênes, chez les Pallavicini, par le musée de Bruxelles, la seule composition d’une authenticité incontestable, qui représente Roger à Bruges, suffit d’ailleurs à expliquer le succès qu’obtint, de son temps, ce dramaturge concis et vigoureux dans les scènes douloureuses, ce narrateur simple et ingénieux dans les scènes familières. « Il y a beaucoup de sang français chez Roger, » dit Wolltmann. Au retour d’Italie, ce sentiment de l’action vive, joint à celui de l’expression physionomique, se donna plus libre carrière dans le Jugement dernier à l’Hospice de Beaune, l’Adoration des Mages, (musée de Munich), qui devinrent dès lors, comme la Déposition, des modèles toujours copiés et imités, durant plus d’un siècle, pour les compositions similaires. Moins souple et moins aisé que Van Eyck dans le dessin de ses figures, il y apporte, en revanche, plus de variété et plus de mouvement, avec une intensité de gesticulations et une justesse d’expressions rares ; moins savoureux et moins chaud que lui dans ses colorations et moins sensible à l’harmonie d’ensemble, procédant, comme les vieux miniaturistes et les vieux fresquistes, par juxtaposition de tonalités plus que par leur fusion, il parle plus vivement aux yeux par la netteté de sa mise en scène. Ce peintre d’histoire continue d’ailleurs le travail d’observation entrepris par Van Eyck, en donnant à ses actions des fonds, toujours exacts, d’architectures et de paysages et en excellant, comme lui, dans l’analyse de la physionomie humaine. L’unique portrait par Roger, envoyé à Bruges, celui du Trésorier de la Toison d’or, Pierre Madelin, une tête brune, pensive, énergique, d’une physionomie un peu inquiète, au regard pénétrant, le montre même, sous ce rapport, un exécutant déjà plus souple et tout à fait libre. Les autres ouvrages, exposés sous son nom, nous semblent moins significatifs ; mais, si les chefs-d’œuvre de Roger ne sont pas là, son âme émue et douloureuse, comme l’âme sereine et contemplative de Van Eyck, est répandue, de tous côtés, autour de lui, chez tous ses successeurs, flamands et hollandais, depuis le maître de Flemalle jusqu’à Quentin Metsys, en passant par Thierri Bouts, Van der Goes, Memlinc et bien d’autres.

Le maître dit de Flemalle (Jacques Daret, de Tournai ? ), signalé depuis quelques années, contemporain de Van der Weyden, exagéra dans ses figures, notamment dans ses types de femme, les âpretés plastiques de Roger. Ses Vierges, aisément reconnaissables, avec leur nez trop long, leurs yeux trop rapprochés, d’une blancheur dure et d’un aspect sec, sont plutôt déplaisantes. Nous en retrouvons ici un exemplaire bien caractéristique dans cette Vierge, triste et revêche, dont la tête est nimbée par un van d’osier suspendu à la muraille, que nous avions déjà vue, en 1900, au Pavillon belge. Le triptyque du musée de Liverpool, où l’on retrouve son Crucifiement, de style rude et trivial, mais très saisissant, du musée de Francfort, ne semble être qu’une imitation très réduite d’après ce curieux maître, assurément sans charme, mais vigoureux et personnel Un illustre successeur de Roger, Van der Goes, mort jeune et fou, en 1482, dans un cloître, n’est pas malheureusement représenté à Bruges par des œuvres indiscutables. On sait combien l’admirable triptyque, la Nativité, envoyé à Florence, vers 1470, par les Portinari, les directeurs de la banque Médicis à Bruges, pour être placé dans leur hospice de Santa-Maria Nuova, exerça d’influence sur les peintres toscans, notamment sur D. Ghirlandajo. Son œuvre, en dehors de cette peinture, reste fort incertaine, presque autant que celles de deux autres gantois, Josse ou Juste Van Wassenhove, qui fit une Cène, vers 1474, pour une église d’Urbino et dont on perd ensuite les traces, et ce mystérieux Van der Meire, si célèbre en son temps, à qui la tradition attribue un certain nombre de tableaux mouvementés et poétiques, tels que le grand triptyque (Crucifixion et Gestes de Moïse) à Saint-Bavon de Gand. La comparaison de cet ouvrage avec quelques peintures de Bruges, notamment avec le Crucifiement de l’église Saint-Sauveur, eût été instructive ; il est regrettable qu’on ne lui ait pu faire faire ce court voyage.

Tandis qu’à Bruxelles et à Gand se préparait ainsi l’évolution de l’art historique et décoratif, qui devait un peu plus tard trouver son centre à Anvers, les peintres de Hollande, travaillant à Harlem ou s’établissant dans les Flandres, apportaient, sous cette même impulsion de Jean Van Eyck, à l’œuvre commune, l’appoint de leurs qualités indigènes : un sentiment admirable des résonances et des harmonies de la couleur, une intelligence naïve et profonde des réalités familières et proches de la vie et de la nature. A défaut d’A. Van Ouwater (1400 ? -1460 ? ) dont la seule œuvre authentique n’est visible qu’au musée de Berlin, son compatriote, Thierri Bouts (1415-1475), né, comme lui, à Harlem, mais établi à Louvain vers l’âge de trente ans, déploie ici le génie spécial de la race en quelques œuvres curieuses. Aucune d’elles n’égale, à beaucoup près, les deux grands panneaux de la Justice de l’empereur Othon (musée de Bruxelles), peints en 1468 ; mais elles nous montrent le vieux maître sous d’autres aspects. Le Martyre de saint Hippolyte, prêté par l’église Saint-Sauveur, est peut-être le témoignage d’un séjour à Bruges fait par Thierri en 1462, à la mort de Pierre Coustain, peintre ducal, son maître et son ami, dont il demanda, en souvenir, les patenôtres. En tout cas, les gaucheries et les inexpériences qui abondent sur ce panneau lui assignent une date antérieure à celle du Martyre de saint Erasme (1464) et de la Cène (1468). Malgré des imitations flagrantes de Van der Weyden, qui ont pu faire attribuer le Saint Hyppolyte à Memlinc, le Hollandais se sépare déjà de Roger, sur bien des points.

Impuissance, tout d’abord (impuissance commune à presque tous les Hollandais), de faire mouvoir vivement ou violemment ses figures sans les rendre maladroites ou grotesques. Thierri Bouts n’est à l’aise que lorsqu’il juxtapose, en des attitudes reposées ou des gestes lents, ses personnages paisibles, souvent longs et grêles, avec de bonnes têtes franches et de gros yeux fixes. Les deux supplices infligés à saint Hippolyte et à saint Erasme sont abominables ; l’un est écartelé à quatre chevaux dans une prairie en fleurs ; on arrache les entrailles à l’autre dans une vallée pittoresque. Aucun de ces spectacles horribles ne trouble le tranquille Néerlandais. Ses juges et ses bourreaux exécutent les sentences avec la même sérénité flegmatique. Les apprentis cavaliers, malingres et mal bâtis, qui fouaillent, dans le Saint Hippolyte, des dadas plus mal bâtis encore, auront grand’peine, il est vrai, à accomplir leur tâche sinistre. Quelques années plus tard, les deux bourreaux de saint Erasme, plus âgés et mieux construits, les yeux fixés sur la victime, serrant les lèvres, contenant leur émotion, rempliront encore leur fonction de dévideurs d’intestins avec un calme non moins surprenant. Dans ces deux peintures, d’un aspect très primitif, et même retardataire, ce qui, en revanche est admirable, touche et émeut, c’est d’abord la résignation, virile et digne, des suppliciés se roidissant contre les douleurs et tournant les yeux avec confiance vers le ciel, c’est aussi, derrière ces atrocités humaines, la beauté, insensible, hélas ! mais inviolable aussi, et fatalement consolante, du monde extérieur. Par la pureté de l’air qui baigne ses figures, par la fraîcheur de la lumière dont il les caresse, par la vérité des terrains, des feuillages, des ciels qu’il étale derrière elles, Thierri Bouts est bien le précurseur des grands paysagistes hollandais. Il excelle d’ailleurs dans l’aération lumineuse des intérieurs et des architectures autant que dans celle des panoramas champêtres. Dans la Cène, signée et datée de 1468, les maçonneries, les étoffes, le mobilier, les accessoires de toute espèce sont exécutés avec un relief extraordinaire. Rien de plus intéressant, en outre, que cette mimique sobre et contenue, bien peu plastique, mais très communicative, de tous les assistans en proie à des émotions diverses, suivant leur tempérament de corps et d’âme, si on la compare, en souvenir, avec les gesticulations, déjà si magistralement et si violemment accentuées, du Cenacolo, un peu antérieur, d’A. del Castagno, à Florence. Mêmes qualités dans un Jésus chez Simon dont une répétition, au musée de Bruxelles, a été longtemps attribuée à Martin Schöngauer. Tant la distinction reste souvent difficile à faire entre des ouvrages du même temps, exécutés sous la même direction d’idées et de technique, et qui se copient, en tout ou partie, sans cesse, les uns et les autres, au gré des patrons et des acheteurs, dans ces grandes fabriques d’imagerie religieuse qu’étaient les ateliers des Flandres ! Bouts était aussi un portraitiste supérieur. Qu’on regarde ici même une tête d’homme rasé, coiffé d’un bonnet rouge, calme, presque souriant, avec de bons gros yeux noirs, bien ouverts ! Qu’on regarde surtout le donateur et la donatrice du Martyre de saint Hippolyte, tous deux vêtus de noir, agenouillés l’un devant l’autre, sur la pente d’un talus, au-dessus d’une vallée où des escarpemens sablonneux jaunissent sous des plateaux de vertes cultures, autour de l’habitation familiale, tous deux si graves et si pieusement recueillis ! L’autre grand Hollandais, Geertgen van Sint Jant (Gérard de Harlem), dont le Louvre a récemment acquis une œuvre capitale, la Résurrection de Lazare, n’est représenté que par un petit panneau où Saint Jean-Baptiste, en robe violette, pieds nus, assis sur une pente gazonnée, médite au milieu d’un paysage printanier. Le rêveur solitaire garde, en ses yeux fiers, cette flamme de ferveur, douce et tendre, que Gérard donne à ses saints dans les tableaux de Vienne et dans celui du Louvre. Son recueillement, comme celui de la campagne environnante, est aussi reposant pour l’esprit que pour les yeux. A côté de ce fragment, sur un autre panneau grand comme la main, mais de provenance plus flamande, l’exquise poésie des légendaires chrétiens exhale encore ses parfums lointains ; un petit moine blanc, saint Bernard, traverse, pour gagner son couvent, une prairie en fleurs, et les anges, pour lui faire la route plus douce encore, déroulent sous ses pieds un long tapis de pourpre et d’or.


III

Aucun des peintres ci-dessus, sauf Petrus Cristus, ne résidait à Bruges. C’est à distance, par leurs œuvres, qu’ils exercèrent leur influence sur l’art de la Venise flamande, dont la prospérité commençait d’ailleurs à déchoir par suite de l’ensablement du Zwin et de ses discordes civiles, de plus en plus fréquentes et âpres après la mort de Charles le Téméraire. A Bruges comme à Venise, l’apogée de l’art local correspond ainsi à la période déclinante de l’activité commerciale. Le caractère nouveau de douceur rêveuse et de piété contemplative imprimée par son chef, Hans Memlinc, à toute l’école, semble presque un reflet des résignations mélancoliques inspirées aux bourgeois de Bruges, par la décadence rapide de leur ville abandonnée. Vers l’an 1500, la moitié des maisons, 5 000 sur 10 000, seront déjà vides ; le désert deviendra plus morne encore après les exécutions violentes de Charles-Quint. Les consolateurs de cette grandeur déchue furent la religion et l’art.

Hans Memlinc (1430-1494) et Gérard David (1460-1523), les deux meilleurs peintres de cette période, occupent la plus grande place à l’Exposition ; ce n’est que justice. Ni l’un, ni l’autre, non plus, n’est né à Bruges ; le premier est Hollandais ou Allemand, venu de Memelinc, près d’Alckmaer, ou de Memmelingen près de Mayence ; le second est Hollandais, originaire d’Oudewater. Jusqu’à la fin ce seront donc des étrangers, attirés à Bruges par la renommée de l’école et la générosité des amateurs, qui traduiront le mieux l’âme brugeoise. N’en était-il pas de même à Venise et surtout à Rome où si peu des artistes qui les honorèrent furent de race indigène ? Mais comment, entre Van Eyck, mort en 1440, et Memlinc, dont l’apparition à Bruges ne semble pas antérieure à 1467, peut-on combler l’intervalle ? Qu’il y eût beaucoup de peintres autour des seigneurs bourguignons, des bourgeois enrichis et des résidons étrangers, nous le savons de reste ; mais, parmi eux, quel fut celui, quels furent ceux dont l’esprit et la main préparèrent la transformation du naturalisme rigoureux de Van Eyck en l’idéalisme attendri de Memlinc par la fusion heureuse des traditions flamandes, brabançonnes et hollandaises ? Un certain nombre de panneaux anonymes, provenant des églises et des couvens de Bruges, pourraient sans doute répondre à cette question, s’ils portaient des dates certaines ; par malheur, ce n’est pas leur cas. Tout ce que l’on peut constater, c’est que, d’une part, les influences persistantes sont toujours celles des Van Eyck, Roger de la Pasture et Thierri Bouts, diversement combinées ; et que, d’autre part, tous se rattachent plus ou moins à Memlinc et à Gérard David, soit qu’ils les préparent, soit qu’ils les imitent, ce qui, bien des fois, est plus que difficile à déterminer.

Pour Memlinc, sa parenté avec Roger et Bouts, avec le premier surtout, éclate de telle sorte qu’elle embarrasse les plus experts. Nombre de tableaux, successivement attribués à l’un des trois, restent des objets de litige, et livrés, sans espoir, aux âpres disputes des hommes. Tant que les archives, fouillées cependant avec tant de passion, n’auront pas clairement parlé, nous ne saurons pas ce qu’a fait ce merveilleux artiste avant 1467, avant l’âge de 37 ans, non plus que nous ne le savons pour Hubert et Jean Van Eyck avant leur maturité. Fit-il son apprentissage à Mayence et à Cologne, comme le pense M. James Weale ? Fut-il l’élève de Roger de la Pasture, comme l’affirment Guicciardini et Vasari ? Fut-il son collaborateur, en 1459, comme le croient MM. Wauters et Kæmmerer ? Serait-ce lui ce « Hayne (Hans, Jehan), jeune peintre de Bruxelles, » qui, dès 1454, travaille à Valenciennes, près d’un autre maître, demeuré célèbre et resté inconnu, Simon Marmion ? Avait-il déjà accompagné Roger en Italie, dans son voyage de 1449-1450, comme plusieurs l’ont supposé ? Demeura-t-il auprès de lui, à Bruxelles, jusqu’à sa mort en 1464 ? Vint-il alors, tout de suite, s’établir à Bruges ? Autant de questions d’un vif intérêt lorsqu’il s’agit d’un tel artiste.

A partir de 1460 environ, nous suivons un peu mieux la carrière de Memlinc. Le triptyque, où s’agenouillent devant la Vierge sir John Donne et sa femme, peints d’après les calculs de M. Weale, entre 1461 et 1469, peut-être en Angleterre, nous enseigne ce qu’il était déjà lorsqu’il s’établit à Bruges. Avec bien des timidités encore, des restes de raideur dans les poses et d’inégalité dans les colorations, c’est déjà tout Memlinc, le Memlinc affable et souriant des conversations mystiques entre personnages sacrés et des concerts angéliques. La Sacra conversazione, c’est-à-dire le rapprochement, dans un groupement plus étroit et un échange de sentimens plus intimes, des saints et des saintes, autrefois dressés en files immobiles, idoles hiératiques, mornes et isolés, dans les niches étroites des polyptyques, ou, sur le panneau central, aux côtés de la Vierge, n’est pas, en effet, une invention de la fin du siècle. Si les libres peintres de l’arte moderna à Venise, Palma, Titien, Lotto, vont bientôt donner à ces rapprochemens un caractère de réunions de plus en plus familières et aimables, d’autres artistes en avaient eu déjà la pensée. La causerie des saints, assis sur un banc de marbre, par Filippo Lippi (National Gallery) et celle des saints et des anges s’entretenant sous la présidence de la Vierge dans le tableau des S. S. Cosme et Damien par Fra Angelico, sont déjà des modèles de conversations sacrées. Van Eyck les avait peut-être devancés en faisant saluer la Vierge par saint Georges dans le retable du chanoine. Mais, chez Memlinc, ces cercles de jeunes damoiselles, assises en rond sur des tapis d’Orient, en des palais sculptés ou sur des pelouses verdoyantes, à l’ombre des futaies, deviennent de plus en plus amicales et mondaines. Dans ce premier tableau de 1468, se montre déjà sainte Catherine, la vierge lettrée et mystique, dont l’image, souvent rêvée par le peintre, lui apparaîtra de plus en plus tendre et délicate, et chaque fois aussi parée de nouveaux et de plus merveilleux habits. Elle présente en souriant le seigneur anglais à la Madone, tandis que sa compagne, Barbe, présente la dame et sa fille, aux doux sons d’un orgue portatif que touche un ange en robe blanche, à la gauche du trône. De l’autre côté, un autre ange, en dalmatique de brocard, offre, en riant, une pomme au petit Jésus, qui lâche le livre où il apprenait l’alphabet pour tendre la main vers le beau fruit. La Vierge, en dame de bonne compagnie, silencieuse, écoute, regarde, protège, d’un air très doux. Les deux saintes, un peu novices encore, engoncées et roides, la madone, au visage un peu long et un peu froid, se ressentent de Van der Weyden ou de Van der Goes. Déjà, pourtant, ce sont d’autres personnes, plus aimables et plus fines, exhalant comme un parfum d’affabilité délicate et de grâce rêveuse très particulières. Déjà, aussi, dans les deux volets, saint Jean-Baptiste et saint Jean l’Evangéliste ont pris ce caractère de douceur dans le type et dans le geste, dans la couleur et dans l’éclairage, si différent des formules réalistes antérieures, et dont l’école brugeoise ne se départira plus guère. L’un des meilleurs morceaux du tableau, le plus ferme du moins et le plus accentué, est le portrait du donateur. En d’autres parties, on sent trop encore la main du miniaturiste, un peu hésitante lorsqu’elle agrandit les figures. Dans le seigneur agenouillé, au contraire, la touche est vive et ferme, celle d’un franc dessinateur et d’un vrai peintre.

Comment s’en étonner, si l’on regarde, à deux pas, le portrait de Niccolo Spinelli, le médailleur florentin au service de Charles le Téméraire, plus tard établi à Lyon, et celui d’un Donateur inconnu (musée de La Haye), qui doivent être à peu près contemporains ? Tous les deux, comme bien d’autres, ont été attribués à Antonello de Messine ; et, n’était la finesse calme et franche du regard particulier à Memlinc ; son modelé plus attendri, ses paysages plus détaillés, c’est, en effet, la même décision dans le trait et la même façon, nette et vive, de présenter et d’analyser les visages. La confusion devient plus facile encore lorsque le modèle est italien. Or, rien n’est plus italien que Spinelli, avec son teint basané, sa chevelure brune, abondante, en désordre, sa physionomie hardie et vive, et sa façon de présenter sa médaille. On ne saurait douter que les deux grands portraitistes ne se soient connus. Où cela ? En Italie ou à Bruges ? A Bruges, probablement, où le peintre de Messine est venu compléter son instruction technique. En 1469, il avait 25 ans ; quatre ans après, on le trouve établi à Venise, où il communique aux frères Bellini les secrets qu’il a, dit-on, appris en Flandre. On peut donc, en toute vraisemblance, trouver, dans le portrait de Spinelli, né en 1430 et qui porte bien de 35 à 40 ans, la marque de l’impression faite sur le Brugeois par le style résolu de son confrère. Le style des Flamands, en revanche, ne put manquer d’encourager fortement l’Italien dans son hardi naturalisme. Seulement, tandis que nous verrons Antonello, à Venise, accentuer de plus en plus, par la saillie en pleine lumière, le caractère âpre et provoquant de ses effigies, nous verrons, au contraire, Memlinc, après cet accès d’énergie, revenir assez vite à ses habitudes et à son tempérament, atténuer de plus en plus la sécheresse de ses contours et trouver, de plus en plus, le charme pénétrant et profond de ses portraits dans la souplesse fine et discrète des modèles délicats, et dans les nuancemens attendris et légers des colorations changeantes.

Tous les chefs-d’œuvre que nous avions coutume d’admirer en silence dans la petite salle, modeste et recueillie, de l’hôpital Saint-Jean sont ici au complet. Le Mariage de sainte Catherine (1479), l’Adoration des Mages (1479), la Mise au Tombeau (1480), le saint Christophe (1484), la Sybille Sambetta (Fille de Guillaume Moreel), la Vierge et le Portrait de Martin Van Nieuwenhove (1487), la Châsse de sainte Ursule (1489). Tous semblent, à vrai dire, un peu dépaysés en ce milieu moins calme, et si on leur pardonne d’avoir, pour quelques jours, abandonné leur retraite, c’est que leur présence était nécessaire, parmi les autres ouvrages du maître envoyés des quatre points cardinaux, pour augmenter sa gloire et affirmer, dans ce concours passager, leur propre excellence. Du tableau de sir John Donne au Mariage mystique, en une dizaine d’années, que de progrès ! Sauf les donateurs supprimés, ce sont à peu près les mêmes personnages et la même mise en scène. Quand il a réalisé un type, Memlinc n’hésite jamais à le reproduire ; n’est-ce pas d’ailleurs une obligation fatale pour les peintres religieux et qui leur est imposée Dar l’admiration même de leur pieuse clientèle ? Son élégante sainte Catherine et son tendre saint Jean furent vite à la mode, autant qu’avaient pu l’être les Madeleines sanglotantes de Roger de la Pasture et les Vierges attentives de Van der Goes. On les lui redemandait sans cesse, toujours les mêmes, comme, en Italie, des Vierges de pitié et des saint Sébastien à Pérugin. Néanmoins, s’il se répète, le Flamand se répète rarement mot à mot ; il ajoute toujours quelque agrément délicat à sa formule. Dans ce retable de l’hôpital, par exemple, sans parler de l’exécution générale bien plus ferme, libre, pleine, colorée, combien la vie des figures devient plus personnelle ! La sainte Catherine, naguère encore pensionnaire un peu gauche, hésitante et mal fagotée, s’est changée en femme mûre, pensive et fatiguée, d’allure noble, assise dans l’étalage somptueux d’une jupe de brocard et d’une traîne de fourrures avec l’aisance d’une grande dame. Même diversité chez les autres acteurs. L’Adoration des Mages, achevée la même année, avec les volets de la Nativité et de la Présentation, est d’une facture plus serrée et plus riche encore. On y saisit de bien curieuses adaptations et des emprunts non dissimulés d’après Van der Weyden et Van der Goes. La transposition s’opère simplement par l’expression plus douce et l’exécution plus souple. L’admirable saint Christophe entre saint Benoît et saint Egidius modifie, avec plus d’originalité, le géant massif de Van Eyck, dans le sens des douceurs propres à l’artiste ; la solennité majestueuse du paysage montagneux s’y joint à la saveur plus chaude du coloris pour en faire un chef-d’œuvre. Dans la Vierge de Martin Van Nieuwenhove et dans le Portrait du Donateur (1487), l’une de teintes si fraîches et si claires, en miniature agrandie, l’autre de nuances si rares et si finement modelé, tous deux d’un grand style, merveilleusement calme avec des fonds de vitraux entr’ouverts sur la campagne d’une poésie bien locale, Memlinc résume, oppose et accorde à la fois, avec une maestria souveraine, ce qu’il tient des Flandres, pour la vérité, ce qu’il tient de l’Italie, pour la beauté. C’est à ce moment aussi qu’il condense, sur la Châsse de sainte Ursule (1489), cette science consommée du miniaturiste et du compositeur dont il avait déjà donné les preuves dans les scènes accumulées de la Passion du Christ (musée de Turin) et de la Vie de la Vierge (musée de Munich). Que n’a-t-on pas dit sur cette merveilleuse série d’épisodes gracieux ? Montégut, ici même, les a finement analysés avec sa délicatesse émue. Que n’en pourrait-on dire encore, sans jamais pouvoir exprimer ce qu’on sent ? En vérité, la princesse Ursule et sa troupe de belles compagnes furent, au XVe siècle, des saintes bien heureuses. En ce moment même, à Venise, Carpaccio s’apprêtait à les célébrer sur le mode vénitien, brillant et magnifique, tandis que Memlinc les célébrait, sur le mode brugeois, tendre et modeste. A Bruges même, deux autres artistes, un peintre, sur un polyptyque du couvent des Sœurs Noires, un miniaturiste, l’ami même de Memlinc, Guillaume Vrelant (M. ss. n°23. Hôtel Gruuthuuse), avaient représenté déjà la scène du massacre sur le quai de Cologne. Leurs œuvres sont intéressantes, mais de combien inférieures !

La part du grand artiste est complétée par toute une série de compositions religieuses, envoyées de Berlin, Vienne, Rome, Munich, Paris, et par d’assez nombreux portraits, les uns authentiques, les autres douteux, presque tous dignes de lui, lors même qu’on hésite à les lui attribuer avec certitude. On y voit, dans ceux-ci, combien son influence fut générale et féconde, et, dans les autres, combien sa personnalité, si constante et si reconnaissable, était pourtant variée. C’est avec une habileté prodigieuse qu’il passait, sans effort, de la miniature à l’histoire, de la figurine microscopique à la figure monumentale. Le Christ en gloire, et son orchestre de Dix anges musiciens, tous plus grands que nature, du couvent de Najera en Castille, récemment acquis par le musée d’Anvers, sont-ils peints entièrement de sa main ? On peut faire, je crois, quelques réserves à ce sujet. En tout cas, si l’œuvre est plus fortement inspirée de Van Eyck que ne le sont ses œuvres incontestables, elle porte aussi, pourtant, le caractère de son génie propre. Dans ce concert céleste, peut-être a-t-il voulu se mesurer, une fois au moins, pour la noblesse des gestes et la grandeur des formes, avec les maîtres souverains du Triomphe de l’agneau. Quelques-uns de ses exécutans avaient déjà accordé leurs instrumens dans les petits médaillons de la châsse. Les anges musiciens ne sont pas de l’invention de Memlinc, puisqu’on les voit déjà si beaux et si fervens sur les volets de Gand et qu’on les retrouve longtemps auparavant en Ombrie et en Toscane ; toutefois Memlinc les a plus mêlés que Van Eyck à la société familière des saints et des saintes. Il semble que la musique idéale des sons et des douces paroles fût alors, à Bruges, l’accompagnement obligé de la musique visible des couleurs et des formes, aussi bien dans les œuvres d’art que dans le train ordinaire des fêtes mondaines et des pratiques pieuses. Les concours de musique y étaient en grand honneur ; on vit à l’un d’eux venir, en 1484, le célèbre maître de chapelle du château de Tours, le favori de Louis XI et l’ami de Jehan Fouquet, Jehan Okegam.

L’agonie de Bruges, qui fut assez longue, eut à traverser des crises douloureuses. C’est dans une de ces périodes de convulsion qu’apparaît, pour la première fois, le nom d’un grand artiste, Gérard David, le digne successeur de Memlinc. Nom longtemps incertain, gloire longtemps oubliée, que l’enthousiasme patient de M. Weale a seul (depuis trente ans) remis en belle lumière. C’est Gérard David qui, à l’exposition de Bruges, est pour le grand public, la révélation la plus surprenante et, pour les spécialistes, l’affirmation définitive la plus complète d’une personnalité supérieure. Gérard David, né à Ouwater, était Hollandais, élève, à Harlem sans doute, soit d’Albert Van Ouwater, comme G. Van Sint Jant, de Leyde, soit de Thierri Bouts. On le trouve inscrit comme maître peintre à Bruges en 1481. Quatre ans après, les Brugeois, exaspérés par les exactions allemandes, se soulèvent contre Maximilien d’Autriche, roi des Romains. L’archiduc est enfermé sur la place du Marché, dans le Cranenburg, au coin de la rue Saint-Amand, du 31 juillet au 28 février. Comme on allait décapiter, sur la place, plusieurs de ses partisans, convaincus de trahison, les anciens bourgmestres Gilbert du Homme, Jan Van Nieuwenhove, Jacob de Ghistelle et le juge Peter Lanchals, le gouvernement populaire, pour épargner à son prisonnier ce triste spectacle, le fit transporter, entre l’église Saint-Jacques et le pont aux Anes, dans l’hôtel de Jean de Gros, chancelier de l’Ordre de la Toison d’Or. Le logis était magnifique, mais la municipalité dut en faire griller les fenêtres pour éviter l’évasion, et, joignant encore la courtoisie à la prudence, afin que les yeux de son impérial otage ne fussent point trop attristés par ces ferronneries, elle chargea le peintre de la Commune, Gérard David, de les dissimuler sous des couches de couleurs agréables. Gérard David reçut pour ce travail, qui rentrait alors dans les devoirs de la profession, la somme de 2 livres 10 sous. En même temps, il acceptait une autre commande officielle plus importante. La Commune avait décidé qu’en souvenir de ses prévarications, dans la salle d’audience même, où Peter Lanchals avait siégé, on rappellerait à ses successeurs ses crimes et son châtiment, par des peintures significatives. C’était d’ailleurs un usage général dans les tribunaux flamands au moyen âge. Les plus célèbres peintures de Roger de la Pasture étaient la Justice d’Herkenbald et la Justice de Trajan, à l’hôtel de ville de Bruxelles, celles de Thierri Bouts, la Justice de l’empereur Othon, à celui de Louvain. Gérard David eut à prendre son sujet dans Hérodote et Valère-Maxime, la Justice de Cambyse.

Sisamnès, disent ces historiens, était juge en Égypte, nommé par Cambyse. Le roi, ayant appris qu’il s’était laissé corrompre par un plaideur, ordonna qu’il fût écorché vif. La sentence fut exécutée, et la peau du supplicié employée à couvrir le siège sur lequel devait siéger son successeur, c’est-à-dire, dans l’espèce, son propre fils. Gérard David ne mit pas moins de dix ans à parfaire cet ouvrage. Un premier tableau représente l’Arrestation de Sisamnès, un second son Supplice. Tous les deux, d’une ordonnance calme et grave, rassemblant, sur peu d’espace, un grand nombre de figures fortement caractérisées, attestent que l’éducation pittoresque de Gérard était déjà complète, lorsqu’il vint travailler aux côtés de Memlinc. Education très hollandaise ; comme chez Thierri Bouts, des figures plutôt maigres et longues, tranquilles et droites, avec la même intelligence de l’ambiance atmosphérique et lumineuse, et des colorations chaudes et brunâtres, dans le goût d’Ouwater et de Gérard Van Sint Jant. Il saute aux yeux que tous les personnages sont des portraits ; et, comme Gérard David, durant les troubles, assista souvent à des scènes de ce genre, l’émotion qui se dégage de ces tragédies silencieuses n’en est que plus poignante. Le jugement a lieu dans le tribunal même, s’entr’ouvrant par un portique sur la place de l’Hôpital Saint-Jean. Les costumes, cela va sans dire, sont ceux de Bruges en 1488. Les peintres n’étaient pas encore assez savans ou assez pédans pour rechercher ce que nous appelons la couleur locale, au grand dommage, le plus souvent, de la couleur humaine. Pour eux, comme pour toutes les âmes simples, la Bible, l’Evangile, les histoires grecque et romaine n’avaient pas de dates ; ils les voyaient revivre chaque jour, autour d’eux, dans le même monde agité toujours des mêmes passions. Le juge, Peter Lanchals probablement, est encore assis, son bonnet à la main, sur son siège de magistrat ; le roi Cambyse, coiffé d’une toque avec enseigne d’orfèvrerie, portant robe de brocart génois et manteau d’hermine, le regarde sévèrement, et lui compte sur ses doigts les causes de son indignité. Lanchals, le bras droit déjà saisi par un estafier, écoute en silence, fixant Cambyse d’un œil surpris et résigné. Rien de plus émouvant que l’expression froide, contenue et profonde, de ces deux adversaires, le criminel et le justicier. Il n’y a pas moins d’observation virile et fine dans la façon variée dont la curiosité, la compassion, l’indifférence se traduisent, sans nulle affectation, sur les visages de tous les assistans, courtisans, soldats, magistrats, auxquels les contemporains pouvaient donner leur nom. C’est d’un art admirable, qui, heureusement, n’a encore rien de l’art pour l’art.

Dans l’autre panneau, le Supplice, la réalité est traduite avec plus d’énergie encore. Lanchals (c’est bien le même personnage) est étendu sur une table, pieds et poings liés, les traits convulsés, les dents serrées, se mordant les lèvres pour ne pas geindre. Quatre bourreaux, attentifs et propres comme des internes à l’amphithéâtre, travaillent à sa dissection. L’un, à la tête, lui fend, de son scalpel, la peau sur la poitrine ; deux autres, à ses côtés, lui découpent celle du bras ; un quatrième, plus expéditif, lui extrait le mollet et le genou gauches, sanglans, à vif, de leur épiderme, comme une pièce anatomique d’une gaine collante. Les quatre opérateurs accomplissent leur besogne avec une conscience extrême. Pour ne pas salir son couteau sur la planche ensanglantée, le dernier l’a pris dans la bouche et le serre vivement entre ses dents. Cambyse est là, debout contre la table, couronne au front, portant le sceptre, justicier en apparence impassible, mais détournant pourtant ses regards, jetés dans le vide, à la fois du supplicié et des assistans. Quelques-uns de ceux-ci font de même ; quelques autres, gravement émus, tiennent les yeux abaissés vers le misérable. Dans l’éloignement, on voit le fils de Sisamnès, installé sur son fauteuil de magistrat, dont le dossier est tapissé par la peau de son père, comme, dans le fond de l’Arrestation, on voyait, sous le porche de son logis, Sisamnès recevant une bourse de la main d’un plaideur. C’est la même vigueur et le même soin d’exécution dans les deux scènes, avec les mêmes fonds admirables d’architectures et de verdures, et la même puissance d’effet due à l’intensité austère des expressions morales dans la tranquillité voulue des altitudes et des gestes. Lanchals avait, paraît-il, inventé des instrumens perfectionnés de torture dont ses compatriotes lui firent faire l’expérience, comme Louis XI fît d’abord goûter de la cage de fer au cardinal La Balue, son inventeur. La scène dut ressembler à celle-ci, où se retrouvent peut-être, autour de la victime, les mêmes magistrats. La grande habileté de l’artiste a été de ne rien atténuer des atrocités réelles qu’exigeait le motif, sans épouvanter toutefois les yeux par d’horribles détails d’abattoir.

A voir ces tristes spectacles, qui croirait Gérard David, après Memlinc, le plus tendre et le plus doux des artistes ? Entre les deux scènes du Jugement de Cambyse, ces premières peintures certaines de Gérard David, on a placé, comme l’anthithèse la plus surprenante, l’une de ses dernières œuvres, la délicieuse réunion de jeunes saintes qui est la fleur du musée de Rouen. Les premières furent terminées en 1498 ; la dernière est de 1509. Que s’est-il passé, durant ce court intervalle, dans l’âme du peintre ? Autant le Jugement se rattache encore, et de tous les côtés, à l’art du XVe siècle, à l’art septentrional, autant les Saintes autour de la Vierge s’élancent, avec joie, vers l’art de la Renaissance, vers l’art italianisé. N’était la similitude indiscutable de quelques types chers à Gérard, n’était la persistance de certaines habitudes et procédés techniques, n’était, enfin, la certitude des documens prouvant l’authenticité, au premier abord, on reste stupéfait que des œuvres d’apparence si dissemblable aient pu sortir de la même main. Il n’y a pas, je crois, ni en Flandre, ni en Italie, d’exemple plus éclatant de la puissance irrésistible avec laquelle s’imposaient à tous les peintres, dans les premières années du XVIe siècle, les séductions de la nouvelle manière italienne, de l’arte moderna, tel que Léonard de Vinci, Fra Bartolommeo, Giorgione, venaient de le constituer. Gérard David, lui aussi, a-t-il complété son instruction en Italie ? Dans les deux scènes du Jugement, les médaillons d’allégories mythologiques encastrés dans la muraille, les guirlandes de fruits et de fleurs tenus par des Amorini, révèlent déjà chez lui le goût des choses antiques et la connaissance de peintures ou gravures padouanes. Une conversation sacrée dans un parc, où l’on retrouve les demoiselles de Memlinc présidées par une vierge de Léonard, et qui semble bien de sa main, mais d’une main juvénile et incertaine, ferait supposer, d’autre part, un séjour dans le Milanais. Quoi qu’il en soit, les évolutions se font chez Gérard avec une rapidité exceptionnelle, et d’autant plus remarquable, qu’elles n’altèrent point ses qualités essentielles. Avant de s’inspirer des Milanais et des Florentins, il avait déjà passé de Thierri Bouts à Memlinc avec une désinvolture extraordinaire. Artiste bien étrange ! A la fois très personnel et très changeant, d’une sensibilité exquise et d’une infatigable souplesse !

On ne s’expliquerait pas les étonnantes diversités de conception, de sentiment, d’exécution, dont le contraste frappe tous les yeux, entre les panneaux de 1488-1498 et le tableau de 1509, si l’on ne pouvait suivre la transformation du peintre à travers des ouvrages intermédiaires.

On en connaît trois au moins, Chanoine et ses patrons (National Gallery), le Baptême du Christ, à Bruges, le Mariage mystique de sainte Catherine (National Gallery). Le premier, le plus proche du Cambyse, est déjà sensiblement modifié, dans son caractère hollandais, par une étude attentive de Van Eyck et de Memlinc, surtout visible dans les accessoires et l’assouplissement du style. Le Baptême du Christ, qu’on admire ici, commandé par un des magistrats qui avaient expertisé le Cambyse, ne conserve plus de la tradition Thierri Bouts que la puissante vérité du paysage verdoyant, et la tournure réaliste des figurines clairsemées dans les fonds. Pour le Christ, doux et pensif, tout nu, au corps souple et délicat, debout dans le Jourdain, pour le saint Jean qui s’agenouille en versant l’eau sur la tête du Sauveur avec le creux de sa main, l’inspiration vient toute de Memlinc, comme est due à Van Eyck celle qui agenouille, enveloppé d’une somptueuse et ample dalmatique, de l’autre côté du torrent, l’ange porteur des vêtemens. La perfection avec laquelle tous les détails des figures et du paysage sont traités à fond, sans troubler en rien l’harmonie profonde et recueillie de l’action lumineuse, fait d’ailleurs de cette admirable peinture le chef-d’œuvre du peintre dans sa manière brugeoise.

Le Mariage mystique (ancienne collection de Beurnonville), s’il était ici, marquerait bien l’étape décisive entre Bruges et l’Italie. L’admiration pour Van Eyck éclate encore, plus proche et plus libre à la fois, dans le groupe de la Vierge et de l’Enfant, mais déjà les saintes Catherine, Barbe et Madeleine, qu’on retrouvera dans le tableau de Rouen, apportent, dans l’affirmation des types chers à Gérard, une aisance d’allures, un charme physionomique, une distinction intellectuelle, qui ne sont plus la candeur inculte ou mystique du XVe siècle. On a pensé, non sans vraisemblance, que, pour cette Conversation sacrée, et surtout pour celle de Rouen, l’artiste avait pu s’inspirer, au moins pour quelques détails, d’un grand retable placé, de son temps, dans son église paroissiale, et que le musée de Bruxelles a prêté à l’exposition. Le cercle, ici, est plus nombreux ; il n’y a pas moins de douze jeunes saintes, toutes fort bien attitrées, mais toutes gauches, presque laides à plaisir, autour de la Vierge ; celle-ci même est d’une mine assez pauvre. L’insignifiance monotone de ces physionomies sottement béates et de ces longues têtes moutonnières, prêtes à bêler, suffirait à marquer la médiocrité de cet émule insuffisant de Memlinc, malgré toutes ses habiletés de pratique.

Dans le tableau de Rouen, c’est, au contraire, la variété et la vérité des figures qui donnent à la scène son admirable effet de vie et de naturel. Toutes les études antérieures de l’artiste aboutissent à une réalisation, libre et complète, de ses observations et de ses rêves. La Vierge, vêtue de noir, offrant une grappe de raisin à l’enfant en chemisette blanche, est d’une dignité douce, et vraiment noble. A ses côtés, les deux anges debout, aux ailes éployées, jouant de la flûte et de la mandoline, sont d’une gravité et d’une grâce délicieuses. A gauche, sainte Catherine, tenant son missel, s’entretient avec sainte Agnès ; à droite, sainte Godelive paraît lire quelque passage intéressant à sainte Barbe qui, réfléchie et songeuse, laisse tomber sur ses genoux son livre entr’ouvert. Une vraie cour d’amour, d’amour céleste, où l’on discute des subtilités théologiques en écoutant un duo angélique. Six autres saintes auditrices lèvent leurs têtes entre les épaules des vierges d’honneur, formant cénacle. Dans les deux coins, Gérard David et sa femme, Cornélie Cnoop, la miniaturiste, montrent leurs bons visages tranquilles et pieux. Il est évident que toutes les têtes du second plan, au moins, sont des portraits, portraits de famille sans aucun doute, car le tableau fut donné par l’artiste à ses bonnes amies les Carmélites de Sion, qu’il avait déjà obligées de sa bourse. La facture des vêtemens, des mains (variées et charmantes), des visages, est de plus en plus parfaite, mais dans un jeu de colorations tempérées et alternées, avec des souplesses et des ampleurs, une aisance et presque du laisser-aller dans les formes, qui ne sont déjà plus l’art serré, parfois jusqu’à l’étriquement, exact et précis, parfois jusqu’à la sécheresse, des vieux Pays-Bas. Les colorations, savamment graduées, abandonnent les franchises, parfois rudes ou aigres, mais tendres et chaudes, des Primitifs. C’est cet art plus dégagé, assoupli et décoratif, avec de larges brossées de nuances décomposées, qu’on voit de tous côtés apparaître à la fois, en Flandre, en Allemagne, en France, sous la grande poussée d’Italie. On rencontrerait sans surprise, à Blois, autour d’Anne de Bretagne, ces aimables filles que Gérard David put voir autour de Marguerite d’Autriche à Malines. Mêmes toilettes, mêmes tournures, même grâce cultivée.


IV

L’exposition de Bruges contient plus de 400 tableaux. C’est dire qu’autour des artistes illustres dont nous avons parlé se rangent une multitude d’autres peintres, connus ou anonymes, dont l’étude, toujours instructive, n’est guère moins attrayante ou édifiante. Les organisateurs, avec raison, ne s’en sont pas tenus aux maîtres du XVe siècle, aux maîtres purs et rares ; ils ont fait encore une large part à ces artistes de transition, laborieux intermédiaires entre le XVe et le XVIe siècles, entre le moyen âge et la Renaissance, dont les efforts et les talens ont été trop souvent méprisés par les admirateurs exclusifs des écoles souveraines et des formules d’art tranchantes et nettes. Ne serait-il pas bien injuste, pourtant, de jeter plus longtemps la pierre à ces honnêtes artistes, curieux, enthousiastes, voyageurs, chercheurs du mieux et du nouveau, qui, durant tout un siècle, devaient abandonner leurs terres basses et leurs climats froids, pour aller respirer, au-delà des Alpes, un air plus libre sous un ciel plus chaud, dans une atmosphère toute chargée des rêves et des illusions de la vieille humanité, autour des chefs-d’œuvre de l’art, ressuscites ou nés d’hier, ceux de l’antiquité et ceux de l’art nouveau ? Ne sont-ce pas eux qui, par leurs tentatives d’assimilation et de fusion, toujours pénibles, parfois grotesques, mais, en fin de compte, consciencieuses, utiles et fécondes, ont préparé, ont presque réalisé cette seconde et magnifique éclosion des arts flamand et hollandais au XVIIIe siècle ? N’oublions pas que les italianisans septentrionaux du XVIe siècle sont les pères et les grands-pères, légitimes, incontestables, de Rubens et de liais, de Van Dyck et de Rembrandt. Rien ne prouve mieux l’énergie et la vitalité du génie flamand que cette transformation profonde et merveilleuse par laquelle les peintres des Pays-Bas, les traducteurs les plus consciencieux de l’âme pieuse du moyen âge, devinrent ensuite les interprètes les plus brillans et les plus sincères de l’imagination et de la pensée moderne, de l’imagination sensuelle exaltée par la culture classique, de la pensée observatrice attendrie par l’amour de la nature, de la vie et de l’humanité.

Pour les peintres du Nord, entre 1490 et 1530, le grand,, souci fut d’adoucir leur technique et d’alléger leur style en demandant conseil aux peintres d’Italie, plus libres et plus aimables, surtout à Léonard, aux Milanais et aux Vénitiens. C’était aller à la bonne source. Un peu plus tard seulement, l’engouement pour Michel-Ange et les anatomistes florentins les précipitera dans ces désordres de contorsions grotesques et de nudités glaciales où l’on verra des artistes savans et laborieux, tels que Heemskerk, Cornelis de Harlem, Frans Floris et bien d’autres, compromettre, comme à plaisir, leurs qualités naturelles. L’italianisme, dans la génération précédente, moins dominateur et moins dogmatique, produisit, au contraire, des fruits composites, d’une grâce un peu étrange, mais parfois très savoureuse.

Sans parler du grand Quentin Metsys, qui, n’aspirant l’air d’Italie qu’à distance, en prit seulement un goût particulier d’élégance et de libres allures, sans rien sacrifier de son génie flamand, d’autres artistes, plus indécis et plus troublés, tels que Jean Gossaert (Mabuse), Van Mostaert, le maître des demi-figures, Henri Blés, Patenier, Bernard Van Orley, ne sont pas des personnalités médiocres. Leur œuvre, inégale et diverse, à cause même de la multiplicité de leurs recherches, est encore mal établie ; un grand nombre des tableaux qui portent leurs noms à Bruges ouvrent le champ à la discussion, mais la plupart de ces morceaux sont intéressans, quelques-uns charmans, d’autres tout à fait beaux. Rien ne montre mieux, en somme, combien ce mouvement d’assimilation italienne fut général et entraînant, et combien aussi, à cette première heure de frais enthousiasme, entre les mains de praticiens encore sincères, conservant, au-delà des Alpes, la conscience scrupuleuse de leurs ancêtres, ce mouvement put sembler aux contemporains désirable et sans danger. L’étude de tous ces petits maîtres flamands ou hollandais, tous excellens portraitistes et paysagistes excellens, est une joie, pleine de surprises et d’inquiétudes, pour les spécialistes. Nous ne saurions l’aborder ici. Tenons-nous-en aux Brugeois.

On constate avec bonheur qu’après Van Eyck, Memlinc, Gérard David, les peintres brugeois, protégés par leur isolement, plus qu’à Anvers et Bruxelles, contre l’envahissement du sensualisme ultramontain, demeurèrent plus longtemps fidèles aux traditions de piété, de pureté, de simplicité, léguées par le moyen âge. Le maître de la Mater Dolorosa, Jean Prévost (… † 1529), Albert Gornelis, (… † 1532), Lancelot Blondel (149… † 1561), se laisseront lentement gagner par un goût croissant de la décoration architecturale, et quelque tendance à donner plus de place aux nudités dans leurs compositions sacrées ; pour le reste, ils garderont les habitudes discrètes et pieuses du XVe siècle et conserveront, dans leur technique, l’amour ancien des miniaturistes pour les colorations claires et légères. Le Couronnement de la Vierge, par Albert Cornelis, peint en 1520, développe, sur un espace assez restreint, sous les pieds du groupe principal, des rangées concentriques d’anges musiciens, les uns en robes bleuâtres, les autres en dalmatiques sombres, les derniers en robes blanches, comme fera plus tard Tintoret dans son Jugement Dernier ; mais c’est encore, dans les figures envolées de cette vision charmante, la ferveur douce du moyen âge finissant et toute la grâce bienveillante de Memlinc, avec une originalité délicate dans les types renouvelés. Jean Prévost, en 1525, reprend le vieux thème du Jugement dernier, suivant la formule locale, en y imprimant la marque de la Renaissance, mais avec une modération et une pureté qui disparaissent déjà dans les écoles voisines. En haut, toujours, le Christ, en gloire, entre l’épée et la palme ; sous ses pieds, deux angelots, sonnant de la trompette ; à ses côtés, la Vierge, montrant son sein nu, Saint Jean-Baptiste avec l’Agneau, escortés de saints et de saintes. Mouvemens plus dégagés, allures plus souples, style plus facile que dans la génération précédente, mais le sentiment reste le même, et la liberté avec laquelle le naturalisme flamand s’adapte aux besoins nouveaux de beauté plastique se manifeste avec grâce dans les figures nues symbolisant la résurrection. Entre le Christ et les ressuscites, s’étend un panorama de mer assombrie par un ciel d’orage où se retrouve aussi la conscience des ancêtres. Deux autres Jugemens derniers, du même temps, de la même école, varient légèrement la même ordonnance, toujours dans la gamme claire, avec introduction d’élémens empruntés à Lucas de Leyde ou à Jérôme Bosch. Les tableaux décoratifs de Lancelot Blondeel, le peintre ingénieur à qui Bruges doit les plans de canalisation quelle exécute aujourd’hui, sous la surcharge des ornementations dorées, gardent encore le sens des expressions justes et simples. Il n’est pas jusqu’à Pierre Pourbus, gendre de Blondeel (1510-1584), bien plus italianisé, si scrupuleux et si attentif encore, si franc surtout dans ses portraits, qui ne retienne encore, dans sa loyale bonhomie, quelque chose des antiques candeurs. Outre les tableaux de lui que montre l’exposition, il faut en chercher beaucoup d’autres dans les églises. L’un d’eux, à Saint-Jacques, m’a toujours touché (1578). C’est un Christ ressuscitant devant un Brugeois prolifique, Soyer van Maie, escorté de ses deux femmes et de ses seize enfans. Ces nombreuses lignées ne sont pas rares dans les tableaux brugeois. Dans le Memlinc du Louvre, les Floreins ont sept fils et onze filles ; ce n’était donc pas la faute de ses citoyens, si la ville ne se repeuplait pas. La famille de Male, agenouillée, s’échelonne, par rangs d’âge, dans une belle campagne ouverte, avec une ferveur édifiante. Ainsi, durant près de deux siècles, les peintres de Bruges ont continué de vivre dans un rêve de beauté calme et d’harmonie céleste, celui que l’on peut si aisément reprendre et poursuivre encore, le matin et le soir, le long des canaux silencieux dans la ville endormie. Là, les blancheurs lentes des cygnes assoupis, miroitant parmi les reflets lourds des briquetages antiques, nous parlent encore de leur doux peintre, Hans Memlinc, tandis que la flèche aiguë de Saint-Jean, la tour à clochetons de Saint-Sauveur et la pyramide polygonale du Beffroi dressent toujours au loin, comme au fond des retables, leurs silhouettes blanches ou noires, grises ou roses, suivant les heures, et chantent toujours, à pleines volées, la gloire de Bruges qui ne veut pas mourir, qui ne pourrait mourir, ayant déjà répandu, à travers le monde, par le génie de ses artistes, trop d’inoubliable poésie et de trop durables consolations.


GEORGES LAFENESTRE.

  1. Voyez l’intéressant travail de M. Tulpinck, secrétaire général de l’Exposition des Primitifs flamands, Etude sur la peinture murale en Belgique jusqu’à l’époque de la Renaissance (Mémoires couronnés par l’Académie Royale de Belgique, 1900).