Les Vieux villages (Verhaeren)
LES VIEUX DES VILLAGES
En sarrau bleu, en jupon noir,
Couple rêche, le vieux, la vieille,
Les Dimanches, avant le soir,
Vont voir leurs fils qui les surveillent.
Ils ont, à deux, cent cinquante ans ;
Ratatinée, elle l’est toute ;
Mais lui martèle encor la route
D’un pas sonnant, comme un battant.
Ils font leur lente promenade
En bons époux, en bons chrétiens ;
Leur vache et leur âne malades
Animent seuls leur entretien.
Voici la ferme âpre et farouche
De leur cadet qui vit loin d’eux ;
Le vieux, pour avoir l’air moins vieux,
Se plante une fleur dans la bouche.
L’aîné, qui est garde du bois,
Du coin d’un carrefour les guette ;
Leur fille et ses enfants sournois
Les fatiguent de leurs requêtes.
Celui qu’ils préfèrent, le fils
Qui fut leur crainte et leur martyre,
Les insulte, s’il ne soutire,
De leur visite, un clair profit.
Les vieux, en maugréant, reviennent
Par la prairie et ses sentiers ;
Chacun ressasse une antienne
Sur les horreurs de leur métier.
Machinale, la maigre vieille
Tapote avec un bout de jonc
Les plis usés de son jupon,
Quand, tout à coup, en eux s’éveillent
Les angoisses d’avoir laissé
Sans nul gardien, pendant une heure,
Les sous, pièce à pièce amassés
Depuis trente ans, dans leur demeure.
Ils se hâtent, gagnent leur seuil,
Fouillent le fond de leur paillasse,
Comptent l’avoir à voix très basse,
Serrés de peur, tremblants d’orgueil.
Les doigts aigus, les mains hagardes,
Les yeux illuminés par l’or,
Et fixement ne se regardent
Qu’après l’avoir compté encor.
Le temps est loin, qu’aux jours propices
Ils s’unirent sans rien de rien,
Mais ils ont fait de rien leur bien
Et de leur bien leur avarice.
Ils ont peiné bon an, mal an,
Tordant un gain rudimentaire
De leurs luttes, à coups d’ahan,
Contre les forces de la terre.
Leurs dix enfants furent leur faix.
Il en est mort : Dieu les accueille ;
Quand la forêt perd de ses feuilles
Le sol s’engraisse et c’est bien fait.
Jadis leur hutte en bois de hêtre
Était grande comme la main,
Mais aujourd’hui c’est trois fenêtres
Qu’ils alignent sur le chemin.
Et les voici, usés et blêmes
Au bout des ans et de leur sort,
Peureux des gens, peureux d’eux-mêmes,
Et supputant entre eux leur mort.
Chacun vivant de sa panique,
Chacun voulant pour soi tout seul
— Fût-ce un seul jour — la somme unique,
Avant la nuit et le linceul.
Mais leurs enfants sont là qui veillent,
Les yeux aigus à l’horizon ;
Et quand parfois dans la maison
Un feu de chandelle s’éveille,
Ils arrivent prestes, pour voir
S’il ne faut point chercher le prêtre
Et brusquement, avant le soir,
Fermer les yeux des trois fenêtres.