Les Villes africaines/02
Le contraste est frappant entre Cherchell et Thimgad.
C’est bien toujours la même Afrique et le même soleil, mais les deux villes et les régions qui les environnent sont si différentes ! Cherchell est maurétanienne, Thimgad est numide. A l’abri de ses collines doucement mamelonnées, sous les verdures de ses orangers et de ses citronniers, la campagne de Césarée est un grand jardin, comme d’ailleurs tout le Sahel, depuis Alger jusqu’à Ténès, L’immense plaine numide, qui va de Sétif à la chaîne de l’Aurès, n’a pas cette grâce un peu molle : c’est un champ de blé qui ondule à perte de vue. Le paysage est sévère, parfois rude, ou tristement monotone. Bâtie à l’extrême lisière de ce Tell, dans un pays déjà plus pastoral qu’agricole, Thimgad annonce le voisinage des steppes arides et des sables désertiques. Tandis que Cherchell, — d’abord escale phénicienne, puis résidence des rois maures, — est le municipe provincial peuplé de fonctionnaires civils et de riches indigènes, lentement embelli par ses princes ou ses décurions, — Thimgad est une cité sans histoire, une colonie militaire élevée d’un seul coup par la main-d’œuvre des soldats. De là, une certaine raideur administrative qui sent la discipline et la caserne, mais qu’on oublie bien vite, tant cette impression s’efface sous le prestige dominateur de la majesté romaine !
Pour s’y rendre, il faut passer par Batna, petite ville née d’hier, centre militaire elle aussi. Cette sous-préfecture africaine n’offre sans doute aucune sorte de curiosités. Mais l’aspect de ses rues toutes géométriques, tracées au cordeau par le Génie, prédispose merveilleusement à goûter le genre de beauté propre aux ruines de Thimgad. Ces murs percés de meurtrières, ces quartiers d’infanterie et de cavalerie, cet hôpital, ces manutentions, ces avenues toutes droites, cette place, — véritable forum, — avec son église, son square, son marché, son hôtel de ville, tout cela strictement aligné, officiel, carré, solide et battant neuf, c’est comme une transposition moderne et sans grandeur de tout ce qu’on admirera quelques lieues plus loin.
Les terrasses des cafés ne sont guère occupées que par des officiers en uniforme, — des lieutenans de tirailleurs pour la plupart. Ils portent sur leurs képis un croissant de l’une : le croissant de l’Islam qui fut d’abord le croissant de Tanit, de Diane et d’Isis. Leurs dolmans qui se moulent sur le torse comme des cuirasses de parade m’évoquent la pourpre du manteau consulaire, le paludamentum qu’on déployait, à la façon d’un étendard, sur le front des batailles... Et je me réjouis de retrouver ces symboles de la force française aux lieux mêmes où triompha jadis la force latine !
En voiture découverte, je suis une belle route ombragée de platanes. Le soleil printanier achève de dissiper les vapeurs humides qui embrumaient l’atmosphère. Pourtant la ligne grisâtre des montagnes est encore indécise. Ce paysage à demi voilé se dessine avec une finesse extrême ; on ne voit partout que des arbres d’Europe, et l’air est si léger qu’on se croirait en France.
De Batna à Thimgad, il y a tout près de quarante kilomètres. Mais je m’arrête un instant à Lambèse, — la Lambæsis des Romains, le lieu de déportation si fameux sous le second Empire.
Ce fut d’abord un simple camp retranché, construit, au début du IIe siècle, pour contenir les nomades ; puis bientôt toute une ville se développa autour du camp, et Lambèse devint une cité au moins aussi considérable que Thimgad sa voisine.
Longtemps avant d’y arriver, on aperçoit une haute bâtisse rectangulaire, dont la masse imposante semble tout écraser autour d’elle. On l’appelle le prætorium. C’est là peut-être qu’habitait le commandant en chef de la légion Tertia Augusta qui était cantonnée à Lambèse, avec quelques troupes auxiliaires.
En réalité, on ne sait pas trop quelle fut la destination de cet édifice. Il appartenait à un ensemble dont les ruines sont à moitié ensevelies sous les constructions récentes du pénitencier. Mais, malgré les réserves des érudits, je ne puis croire qu’un bâtiment si pompeux et qui est resté debout pendant tant de siècles, alors que tout le reste est par terre, ne fût pas la pièce capitale de cette vaste ordonnance. Qu’importe qu’il ait servi, ou non, de résidence au légat impérial ! À en juger par le poids dont il pèse encore sur les plaines numides, il apparaissait certainement aux yeux des peuples comme le symbole écrasant de l’Empire, comme le sanctuaire même de Rome, tout glorieux de sa présence et de sa domination perpétuelles !…
Le prætorium se dresse au milieu d’une grande cour dallée qui n’est déblayée qu’en partie.
Lorsque j’y pénètre, une équipe de pénitenciers, sous la conduite d’un garde de prison, est (en train de dégager les soubassemens de toute une série de cellules. Les uns manient le pic ou la pioche, les autres poussent des wagonnets sur des rails Decauville, des brouettes circulent. Cela fait un semblant de vie dans ce lieu voué au silence et à la mort. Évidemment, ces détenus aux crânes ovoïdes et tondus de près, aux visages glabres, aux bourgerons de treillis serrés à la taille, ce garde-chiourme en uniforme galonné de jaune, qui, le fusil en bandoulière, surveille son bétail humain, — toutes ces rudes silhouettes ne rappellent que de très loin les légionnaires de la IIIe Angusta. Pourtant, cette escouade de terrassiers militairement disciplinés ne détonne pas trop dans cette cour de caserne.
Qu’on ne se laisse point abuser néanmoins par la similitude des mots ! Cette caserne de Lambèse ne ressemble guère aux nôtres ! L’aspect pouvait en être austère et quelque peu farouche, il était tout à fait exempt de vulgarité. On sent que les mains qui en ont dessiné le plan étaient celles-là mêmes qui ont élevé les arcs de triomphe et les temples, pour la plus grande gloire du Sénat et du Peuple romains ! La cour tout entière pavée, environnée d’un portique et décorée de statues, avait la magnificence d’une cour de palais. On peut se la figurer telle qu’elle était. Les fûts des colonnes ont été remis en place sur leurs bases, le long des hautes salles voûtées qui s’ouvraient à l’en tour : salles de dépôt pour les enseignes, salles d’archives, salles de réunion pour les collèges de sous-officiers, petites chapelles en abside, où l’on vénérait les effigies des empereurs et celles des divinités militaires. A proximité, il y avait des thermes, dont on a retrouvé les traces, — et probablement des arsenaux, des écuries, des hôpitaux, des bureaux pour l’Etat-major...
Mais tout cela s’éclipse devant la masse admirable du prætorium. Certes, le style en est sévère, ainsi qu’il convient à un bâtiment de guerre. Cependant il n’a rien de la froide nudité géométrique qui, depuis Vauban, caractérise les constructions de notre Génie militaire.
Les façades sont percées de larges ouvertures en plein cintre, d’une courbe aussi hardie que celle d’une arche de pont. Des rangées de pilastres rompent l’uniformité des plans ; et, sur des piédestaux d’une carrure monumentale, se dressent des colonnes corinthiennes qui supportaient un entablement, de façon à former une galerie continue autour de l’édifice. Des statues étaient disposées probablement autour de ce promenoir. En tout cas, les clés des arcades sont rehaussées de sculptures d’une exécution très sobre ; ce sont des Victoires, des Aigles, des figures allégoriques tenant la corne d’abondance et la patère, symboles de la paix romaine !
Encore une fois, chacun de ces détails, pris isolément, n’a pas une valeur d’art extraordinaire. C’est l’ensemble qu’il faut considérer. Alors on en reçoit une impression singulièrement grandiose. Le profil de ce palais est vraiment impérial. Ces blocs de pierres rougeâtres, qui se développent en cordons symétriques, portent l’empreinte d’une volonté tenace et dominatrice qui défie les hommes comme le temps. Cela semble bâti pour l’éternité. Le génie de Rome vit tout entier dans cette maçonnerie indestructible.
Rome a été la grande bâtisseuse de l’antiquité, de même que l’Italien d’aujourd’hui est encore le muratore, le maître-maçon par excellence. La ville maîtresse a modelé le monde à son image, elle a façonné la Barbarie anarchique et tumultueuse. Même dans les lignes très simples d’un aqueduc ou d’un pont, elle a su ramasser, comme dans un exemple concret, les quelques préceptes élémentaires qui composaient toute sa politique : ordre, cohésion, stabilité, harmonie ! Partout, on la reconnaît à ces signes. Si les villes de l’Italie moderne ont une beauté architecturale qui nous humilie, c’est parce qu’elles ont conservé jalousement la tradition de la Métropole. Gardons-nous de revoir les nôtres, au sortir de Gênes ou de Milan : elles nous paraîtraient des bourgades éphémères et misérables, dont les débris anonymes seront dépourvus de signification pour l’avenir. Au contraire, l’Italien sait inscrire sur des murs qui ne périssent point son obstination à durer, son vieux rêve de force et de grandeur. Ses bâtisses enracinées dans une terre sont comme des titres de possession imprescriptible qu’il étale à la face des siècles...
Devant le prætorium de Lambèse, je contemple cette solidité fastueuse. Elle lui imprime un tel caractère que tout d’abord, — saisi qu’on est par la puissance de cette ruine robuste, — on ne s’aperçoit pas que l’édifice est de dimensions restreintes, et l’on s’en étonne. J’ai déjà éprouvé ailleurs ce sentiment, par exemple devant l’Escurial, dont l’âpreté farouche, la nudité inexorable, la massivité brutale, recherchée à dessein pour inspirer la crainte, offrent quelque chose d’analogue à l’architecture militaire des Romains. Le monastère de Philippe II est en somme sensiblement plus petit que le palais de Louis XIV, à Versailles. Et pourtant, comparé à celui-ci, il produit l’effet d’une forteresse à côté d’un château de plaisance. Pareillement, le prætorium de Lambèse est loin d’égaler en étendue le pénitencier voisin. Mais la bâtisse moderne a beau être plus haute et plus spacieuse, elle semble étriquée et mesquine à côté de ces vieux murs délabrés. Cela tient à la justesse extrême des proportions, à la stricte subordination des parties au tout. Grâce à cette rigueur élégante de la composition, l’architecte a réalisé une œuvre qui n’est pas loin d’être parfaite ; — et cette perfection a une grandeur idéale qui donne l’illusion de la grandeur matérielle.
Au milieu des détenus qui poussent leurs wagonnets pleins de décombres, je gravis un monticule, d’où l’on embrasse toute la plaine. La silhouette orgueilleuse du prætorium couronne l’étendue confuse des champs cultivés. Elle prête non seulement une beauté, mais comme un sens intelligible à tout le paysage Cette chose morte a l’air d’un visage altier, dont la bouche va prononcer une parole souveraine ; et, en effet, c’est bien la pensée de Rome quelle profère toujours en face de l’éternelle Barbarie !
Par une traverse ‘qui longe les jardins du pénitencier, je rejoins la route de Thimgad. Partout des ruines antiques : des thermes, des aqueducs, un amphithéâtre ! Plus loin, le temple d’Esculape, le capitole de Lambèse, Tare de Commode, l’arc de Septime Sévère. Cela devient une promenade triomphale, parmi les chapiteaux de marbre, les colonnes, les inscriptions dédicatoires. Les arcs de triomphe se multiplient. Le dernier que je rencontre, c’est à trois kilomètres plus loin, à Marcouna, dans un pré d’asphodèles où paissent de petites génisses au poil roux. Le monument, peut-être consacré à Marc-Aurèle, est une simple porte flanquée de pilastres corinthiens. Avec ses pierres noircies, luisantes comme de l’ébène, il paraît d’une tristesse étrange, sous le ciel gris encore obscurci par le sirocco qui se lève. Perdu dans cette plaine déserte, parmi les asphodèles elles immortelles sauvages, il évoque on ne sait quel trophée funèbre élevé dans les limbes de l’Hadès homérique pour glorifier les « ombres vaines » des héros morts.
Ce débris mélancolique s’aperçoit longtemps à l’horizon des steppes. Il est l’unique objet qui sollicite le regard. Pas un arbre. Rien que de longues bandes vertes qui ondulent à perte de vue, jusqu’aux montagnes de l’Aurès, dont les parois dénudées transparaissent, aussi lisses que des murailles de granit, au fond de l’air pâle comme un voile de tulle. Tout est vert, en ce moment de l’année. C’est le printemps africain, un printemps hâtif, trop avide d’éclore, et dont la fraîcheur humide est déjà traversée de souffles brûlans. Le vent du Sud, qui arrive du désert, emplit tout l’espace d’une pluie de cendre tiède. Continuellement, on a l’impression d’un jet de vapeur dans un tourbillon de poussière. Sous cette haleine embrasée, les herbes encore gonflées des eaux hibernales vont se flétrir bien vite. Elles s’épanouissent avec une luxuriance maladive. Les fleurs foisonnent. Les coquelicots d’une flamme trop ardente s’épanchent en nappes magnifiques, s’étalent dans les champs, comme des lacs de pourpre. Et, par-dessus tout cela, brouillant l’atmosphère indécise où éclatent par momens les reflets d’une lumière blanchâtre et douloureuse, flotte une poudre calcaire impalpable qui semble venir de toutes les ruines éparses.
Je chemine ainsi pendant deux longues heures, sans rien découvrir qui égaie la monotonie du voyage. C’est une véritable étape militaire ! Je suis l’ancienne route des légions, celle qui conduisait de Lambèse à Théveste. Et je songe que la figure des lieux n’a pas dû changer beaucoup, depuis l’époque où les vétérans de la IIIe Augusta parcouraient cette ligne stratégique. On est loin ici des grands centres civilisés, des campagnes fertiles du littoral, couvertes de cultures, de jardins, de villas, de métairies. On entre dans la zone de défense : immense région inhabitée, où passent, de loin en loin, des convois de soldats et où l’on ne trouve, entre les villes très éloignées l’une de l’autre, que des fortins ou des postes d’observation...
Tout à coup, mon cocher brandit son fouet dans la direction de l’Aurès. Il me signale un grand tas de pierre qui, de loin, ressemble à un éboulement de la montagne. C’est Thimgad ! Nous n’en sommes plus qu’à deux kilomètres environ ! Je regarde, essayant en vain de préciser la configuration de la ville morte... Dans le vert illimité de la steppe, à travers la poussière flottante qui salit l’espace nébuleux, je ne distingue qu’une large tache livide, au bord de laquelle s’enlèvent crûment des taches rouges plus petites. Ce sont des tuiles sur la toiture de quelques cambuses. On dirait l’entrée d’une carrière !... Enfin, je reconnais les deux colonnes jumelles du temple de Jupiter Capitolin, qui montent superbement par-dessus l’amoncellement des décombres...
Nous faisons halte devant l’hôtel qu’on a bâti à quelques centaines de mètres en avant de l’enceinte antique.
Tout d’abord, la vue qui s’offre de cet endroit est assez ingrate. On n’embrasse pas encore le panorama de la ville, et l’on n’a devant soi que les débris des remparts qui se développent en une ligne rigide et qui ne s’élèvent guère qu’à hauteur d’appui. Ce premier aspect n’a rien qui surprenne. Tout est régulier, géométrique, sans couleur et sans style. On se rappelle que Thimgad n’est en somme que le quadrilatère développé d’un camp romain. Elle en reproduit les dispositions essentielles avec ses deux avenues principales qui se coupent à angle droit et son forum central situé à l’intersection de ces deux artères : ce qui donne la figure assez exacte d’un camp avec son cardo et son decumanus se croisant au prætorium.
Mais, dès qu’on s’est placé entre les deux linteaux de la porte, juste dans l’axe de la grande voie dallée qui conduit au péristyle du forum, il se produit comme un changement à vue. L’immense ruine confuse s’ordonne tout à coup, se distribue symétriquement de chaque côté de l’avenue. Les maisons se relèvent suivant l’alignement des portiques, se groupent en quartiers. Les petites rues parallèles dessinent tout un damier de maçonnerie. C’est une résurrection incomparable !
On s’attend presque à voir sortir un factionnaire de la guérite creusée dans la tour... Traînés par des couples de bœufs, les chariots suspendus sur leurs hautes roues pleines vont rouler encore dans les ornières profondes qui sillonnent ces dalles. La cage d’une litière tout encourtinée de voiles éclatans va surgir et se balancer par-dessus les épaules des esclaves liburniens. Sous les arcades étroites, on va frôler au passage les éventaires des fruitiers, heurter son pied contre les tas de limons et d’aubergines. On va longer les boutiques des selliers, où reluisent les chamarrures d’or des harnais et des caparaçons, les chambres basses des brodeurs où des hommes accroupis dévident des écheveaux de soie ; puis ce seront les abreuvoirs, les hôtelleries, les tavernes enguirlandées de roses et de jasmins, où des joueurs sont couchés sur les nattes, le menton sur la paume de la main, tandis qu’un bel enfant couronné d’ache module un air de flûte !...
Ebloui par toutes ces images antiques, je remonte le cardo maximus, lorsque j’apprends qu’on vient de découvrir une nouvelle mosaïque ! C’est un véritable événement !... Je suis mon guide, à travers les décombres, jusqu’à la cour intérieure d’une maison dont on a dégagé les quatre murs.
Les manœuvres, qui ont déterré le pavement, se tiennent dans le fond, appuyés sur leurs pics et sur leurs pelles : je reconnais en eux les mêmes pénitenciers aux crânes tondus, et aux lèvres glabres que j’ai rencontrés tout à l’heure à Lambèse. L’air hostile et narquois, ils se taisent, tout en nous dévisageant. On sent qu’il va se passer quelque chose d’extraordinaire.
La mosaïque s’étale devant nous, à peine discernable sous la couche argileuse qui la recouvre. Les rouges et les bleus pâlis transparaissent faiblement, comme à travers une plaque de verre dépoli ; et les figures mal ébauchées ont une apparence fantomatique. Je songe à l’évocation des âmes, dans l’Odyssée, à des morts qui remonteraient à. la lumière et qui auraient encore, sur leurs visages blêmes, les vapeurs pestilentielles de l’Orcus.
Mais le chef d’équipe s’avance avec un arrosoir. Les gouttelettes brillantes ruissellent sur les cubes polychromes de la mosaïque, et, à mesure que l’homme arrose’, c’est comme un tapis oriental, aux tons vigoureux et chauds, qui se déroule au soleil. Les réseaux de couleurs s’avivent et s’illuminent : tel un parterre brûlé par le hâle d’un jour d’été et que ranimerait soudain une ondée d’orage... Maintenant la composition entière se déploie sous nos yeux, encadrée d’un rinceau de feuillages où se détachent des attributs et des masques tragiques. Au milieu, émergeant d’un bosquet d’orangers, un petit Eros aux ailes ocellées de pierreries se pavane sur un char de parade traîné par quatre chevaux blancs. Une chevelure botticellienne retombe en boucles égales sur ses épaules. Il est vêtu d’une longue robe collante, lacée sur la poitrine et pincée à la taille comme un corset. D’une main il agité son arc, avec un geste gauche et enfantin, et, de l’autre, il tient, serrée contre lui, une branche de palme qui monte au-dessus de sa tête. Dans un angle, on lit encore, en lettres capitales : EROS OMNIA PER TE : « Amour tout se fait par toi !... »
Je regarde cet Eros triomphant sur son quadrige, cette petite ombre puérile qui s’en revient des régions douteuses de l’Erèbe, et il me semble que c’est l’âme même de la ville morte qui ressuscite un instant pour moi, parmi ces murs écroulés et cette poussière de sépulcre !
La maison à la mosaïque est toute proche du forum, qui s’ouvre à mi-chemin du decumanus maximus.
On y accédait par un portique monumental que précédait un escalier d’une dizaines de marches. C’est une plate-forme rectangulaire, entièrement dallée, et bordée elle-même d’un portique continu. L’état de conservation en est si merveilleux qu’il suffit du plus léger effort d’imagination pour restituer l’ordonnance primitive de cette belle place, où se concentrait toute la vie du municipe.
En entrant, se développait une large galerie décorée de statues dont les piédestaux sont toujours en place. A gauche, il y avait une basilique judiciaire, sur la (façade opposée, toute une série de boutiques réservées aux commerçans ou aux changeurs, à droite la curie, la tribune aux harangues, un petit temple, probablement dédié à la Victoire. L’espace à ciel ouvert, qui s’étendait entre ces différentes constructions, était occupé par une foule de statues qu’on a eu la malencontreuse idée de transporter et d’entasser pêle-mêle dans les misérables salles du musée[1] : c’étaient des effigies des Empereurs, à cheval et en char, des images divines, des portraits de donateurs ou de citoyens illustres. Enfin, de même que Rome et les principales villes de l’Empire, Thimgad, suivant un usage traditionnel, avait une statue de Marsyas sur son forum.
Sans doute, un voyageur dont l’œil est habitué aux vastes dimensions de nos places publiques trouvera que celle-ci est plutôt restreinte. Elle égale pourtant en superficie les forums les plus fameux, si même elle ne les surpasse point. Mais on ne songe pas à la mesurer, on remarque seulement comme cet ensemble est harmonieux, comme les proportions en sont justes et élégantes. Devant un style si sobre et si grandiose, on demeure confondu, lorsqu’on se souvient que ce n’est là, en somme, que de l’architecture coloniale exécutée par la main-d’œuvre militaire. En effet, tous ces édifices qui entourent le forum de Thimgad ont été bâtis par les soldats de la IIIe légion.
Que devaient être, en Italie ou en Grèce, des places comme celle-ci, tout entières construites par des architectes et des ouvriers de profession, si le forum d’une simple colonie africaine offrait déjà, dans son plan, une telle perfection ?
Il faut pourtant le reconnaître : ce fait que Thimgad fut élevée d’un seul coup par des cohortes de vétérans, c’est le gros reproche que les partisans de Pompéi formulent habituellement contre la ville numide. Cette création officielle, ce municipe improvisé par décret impérial, est, disent-ils, une chose toute factice, sans physionomie propre, ni caractère d’art. J’avoue que ce grief me touche peu. Quand on n’est pas un archéologue ou un critique, la satisfaction de dater un monument ou de déterminer, dans une ville, ses couches de formation successives, devient une jouissance tout à fait secondaire. Qu’importe l’antiquité d’une bicoque, si elle fait tache dans un ensemble réussi à souhait ! Ici, rien de pareil n’est à craindre, tout est de valeur égale, tout est sorti de la même pensée et du même moule. Mais surtout, ce qui intéresse ma curiosité, c’est de constater, dans un exemplaire certainement unique au monde, ce que pouvait réaliser, en une fois et sur un point donné, le génie administratif et constructeur des Romains. Cette ville, conçue tout d’une pièce, qui se montre maintenant à nous avec la netteté pour ainsi dire schématique d’une épure, elle présente un type dont la symétrie rigoureuse équivaut, dans l’ordre architectural, à ce qu’est, dans l’ordre littéraire, la composition d’une harangue de Cicéron ou d’une ode olympique de Pindare.
Quant à moi, ne fût-ce que par amour-propre d’Africain, je me déclare fanatique de Thimgad, que j’admire jusque dans les dalles de son forum, de même que le bon Flaubert se pâmait sur les murs de l’Acropole et sur les blocs du Parthénon !
Elles sont superbes, ces dalles ! Pour trouver leurs pareilles, il faut parcourir les vieilles rues de Venise, de Gênes ou de Florence. Et encore, les pavés des villes italiennes n’ont pas ces dimensions fastueuses. Les dalles de Thimgad sont plus larges, plus polies, plus soigneusement ajustées. La surface en est douce, onctueuse, faite pour être foulée par des pieds nus, car on devait quitter ses sandales à l’entrée des portiques, comme aujourd’hui encore les indigènes se déchaussent, en entrant dans un café ou dans un bain maures. On étendait son manteau sur ces belles pierres lisses, et l’on s’y couchait pour jouer, pour dormir ou pour flâner. Des tables de jeu tracées à la main sur le dallage sont parfaitement reconnaissables. L’une d’elles porte cette inscription, qui semble résumer tout l’idéal du citadin d’alors : « Chasser, se baigner, jouer, rire, c’est vivre ! » En effet, l’existence ne s’employait guère à autre chose : partir en chasse dès l’aube, lancer son cheval à travers les steppes, forcer la gazelle ou la panthère ; se plonger, au retour, dans les piscines des thermes, et, après les frictions des masseurs et des strigillaires, revenir ici, les membres assouplis et la peau fraîche sous le tissu léger des toges estivales, déambuler, en causant, par les xystes, ou, assis sur les talons, former le cercle autour des joueurs de dés...
C’était le soir sans doute, au coucher du soleil, que les oisifs affluaient de préférence au forum. L’heure était délicieuse !... Peu à peu, l’ombre crépusculaire envahissait la cour intérieure ; les reflets lilas et roses du couchant glissaient sur les marbres des portiques, des basiliques et des temples. Sous leur enduit de minium, les lignes des inscriptions votives resplendissaient, aux flancs des piédestaux, comme des bandelettes de pourpre. Les promeneurs circulaient parmi les statues des Césars, des personnages consulaires, des dignitaires municipaux, à peine plus noblement drapés qu’eux-mêmes. Ils frôlaient au passage les effigies des dieux représentés dans des attitudes qui étaient celles du théâtre, du cirque ou de la palestre. Placés sur des socles très bas, ces images ne dépassaient point sensiblement les têtes des simples mortels. On pouvait presque voir en elles des concitoyens ou des magistrats d’un ordre plus élevé qui présidaient aux amusemens publics. On vivait sous leurs yeux, — « et cette familiarité divinisait la vie. »
Du moins, c’était une leçon indirecte de décence ou de pompe extérieure que l’on recevait de tous les objets environnans. Il suffit de considérer les huit belles colonnes qui se dressent sur la façade septentrionale du forum, pour qu’aussitôt s’éveillent dans l’esprit des idées de magnificence. Assurément, les hommes en toges immaculées ou en tuniques fleuries de couleurs vives qui se promenaient, chaque jour, sous ces arcades, assez spacieuses pour se prêter aux évolutions d’un chœur, — ces hommes avaient de leur dignité une opinion un peu plus haute que les piétons mal vêtus qui s’écrasent aujourd’hui sur les trottoirs étriqués de nos villes provinciales. L’éclat des onyx et des porphyres répandus, autour d’eux, à profusion, les exemples héroïques ou divins des sculptures, les grands espaces dallés et miroitans qui se déployaient sous leurs pas, l’ampleur des galeries aérées et sonores, — tout cela se reflétait inconsciemment dans leur pensée, comme autant de symboles d’une vie plus large, plus libre, plus brillante, plus voluptueuse que notre vie moderne. Cette vie antique, elle reste toujours, pour nous, le Paradis perdu ! Chaque fois qu’on s’abandonne à l’illusion de cet âge d’or, on croit s’élever au-dessus des miasmes d’un cloaque et se reposer, au sommet d’une montagne, dans le vent salubre et dans la lumière ! .
De la plate-forme du petit temple voisin, de la curie, je domine, avec le forum, la ville tout entière. Par un jeu singulier de la perspective, elle paraît bien plus vaste, de cet endroit, qu’elle ne l’est en réalité. L’imagination y ajoute aussi beaucoup. Involontairement on prolonge ces voies encore à demi enfoncées sous la. terre, on continue l’élan des colonnes tronquées, on élargit les soubassemens des temples et l’on y développe de chimériques architectures.
Parmi le foisonnement des colonnes, le réseau enchevêtré des fondations à ras du sol, j’aperçois les Thermes du Nord et les Thermes du Sud, le Théâtre, le Marché, le Capitole, dans le lointain, et tout près de moi, le fameux arc de triomphe jeté sur le decumanus maximus et consacré par les habitans de Thimgad à la divinité de Trajan, le fondateur de leur ville. L’édifice est si rapproché que j’en distingue les moindres détails : les quatre colonnes corinthiennes qui décorent la façade et dont chaque paire supporte un fronton cintré, les trois arches monumentales, les deux niches encadrées de colonnettes en saillie et où se dressaient autrefois des statues, les pilastres couronnés de feuillages, les aigles latines tenant la foudre entre leurs serres. De tous les arcs de triomphe qu’on a retrouvés en Afrique, c’est assurément le plus grandiose, le plus sobre et le plus pur de goût, le plus élégant dans ses proportions.
- Il y en avait d’autres à Thimgad, mais de moindre importance. Deux sont en partie déblayés : à l’extrémité Nord et à l’extrémité Sud du cardo. On suppose qu’il en existait encore trois, dont l’un, en face du forum, et les deux derniers à l’entrée et à la sortie du decumanus.
Ces arcs de triomphe répandus partout[2], jalonnant les routes, coupant les avenues des villes, ils provoquent sans cesse mon émerveillement. J’y vois inscrite, comme en des trophées indestructibles, cette belle idée latine du Triomphe, si contraire à la basse envie démocratique des temps modernes. Rendre à un homme des honneurs presque divins, lui tendre la coupe des hymnes en présence de tout un peuple, inventer pour lui des fêtes sans pareilles, afin que des images plus belles accompagnent son ivresse, s’associer, dans le même moment, à la joie qui gonfle son cœur, prendre sa part de sa louange, — cette conception généreuse ne pouvait naître que dans une élite de citoyens libres et tels qu’on n’en reverra plus. Il fallait croire, pour cela, à des natures d’élection, intermédiaires entre les hommes et les dieux : « Oui ! je le pense, — dit Cicéron, — ô Scipion, ô Lælius, vous fûtes des hommes divins !... » Or ou ne jalouse pas les dieux, on les aime et on les vénère !
Cette exaltation de l’individu trouvait son correctif dans le culte des ancêtres et des traditions domestiques et nationales. Le héros, en ces temps privilégiés, n’était pas le fléau céleste qui brûle et qui saccage autour de lui, le révolutionnaire, au romantique délire, qui trahit ses morts et qui renverse la maison de famille : c’était le fils pieux de la Cité, le rejeton accompli en qui s’incarnait toute une race. Aussi la race et la cité se reconnaissaient en lui. Lorsqu’il montait la voie triomphale sur son quadrige attelé de chevaux blancs, suivi des dépouilles et des chefs vaincus, il pouvait crier à la foule qui battait des mains et qui agitait des palmes : « Applaudissez-moi, enivrez-moi de vos clameurs, écrasez-moi sous vos couronnes ! Je suis votre chair et votre sang ! Mon bras et ma pensée n’ont travaillé que pour vous !... O jeunes gens, je donne l’essor à vos désirs, aux convoitises ardentes de vos vingt ans ! O vieillards, ô pères, je suis l’exécuteur de vos volontés, le libérateur du rêve qui, depuis les plus obscures origines, cheminait sourdement dans les veines des aïeux !... »
Triompher ! Vivre de la vie des dieux !... Être des dieux, ne fût-ce que l’espace d’un seul jour ! Quel stimulant cette ambition devait fournir aux énergies juvéniles ! On conçoit que toute une existence se tendît vers ces minutes d’apothéose, pour peu qu’on se figure ce qu’était un triomphe dans l’ancienne Rome. Je songe à tous ceux qu’elles a vus ; — je songe à celui de Scipion -Émilien, au lendemain de la chute de Carthage, à ce défilé interminable des captifs et du butin, à ces théories de chars portant des statues, des vases précieux, des lingots d’or et d’argent !... Une ville allait engloutir d’un coup toute la richesse d’une autre, tout le fruit d’un labeur plusieurs fois séculaire ! Jamais, sans doute, le monde n’a retrouvé, avec la satisfaction d’un pareil appétit, la convulsion d’une joie aussi formidable !…
Comment ne pas remuer tous ces vieux souvenirs, lorsqu’on est assis, devant l’arc de Trajan, dans le sanctuaire même de la Victoire ? Car c’est à la Victoire sans doute que fut dédié ce petit temple, d’où je regarde la ville. Des statues de la déesse s’élevaient en avant du péristyle, à chaque angle de la plate-forme, sur des piédestaux octogones, où des inscriptions emphatiques déroulent majestueusement leurs grandes lettres onciales. Mes yeux vont de l’un à l’autre, — de l’arc de Trajan au temple de la Victoire, — et je me complais à méditer sur le sens symbolique des deux édifices.
En réalité, ils signifient les deux faces d’une idée unique. Tandis que le Triomphe glorifiait l’individu, la Victoire glorifiait la cité, l’âme collective de la Patrie. C’était un culte que la République se rendait à elle-même, c’était sa propre divinité qu’elle installait sur les autels. Ce culte, emprunté à la Grèce, Rome y fut constamment fidèle. La statue de la Victoire habita la Curie jusqu’après l’avènement du christianisme. La Ville savait bien qu’il n’y a pas de trêve possible avec la Barbarie et qu’il faut lutter sans cesse et toujours, ne fût-ce que pour la beauté de la lutte. Quand on ne lutte plus, c’est que la mort est proche !
Rome, à l’exemple de l’Hellade, en vint à considérer la victoire comme une sorte d’état de grâce habituel, où elle se maintenait sans effort. Aussi, lorsqu’elle se contemplait elle-même sous les traits de la Victoire personnifiée, elle voulait que son image n’eût rien de désordonné ni de farouche, rien qui rappelât le carnage, la fureur des combats, la violence brutale. Victorieuse, elle l’était, pour ainsi dire, par essence, et sa domination s’imposait aux peuples comme un devoir inévitable et presque comme un bienfait. Voyez plutôt, dans nos musées, les effigies mutilées des Victoires romaines : elles n’expriment que la force mesurée et sûre de soi. Ce sont des corps frémissans de jeunes filles, à la fois vigoureux et délicats ; ce sont les fleurs d’une race, belles comme les blés, opulentes comme une terre féconde et bien cultivée, agiles et rapides comme le feu de l’art, ou l’intuition de la pensée !
Les Victoires !... Quelles syllabes augustes ! Comme elles sonnent sur les lèvres, surtout sur des lèvres françaises déshabituées, hélas ! depuis si longtemps, de les prononcer avec orgueil ! De quelle lumière fulgurante elles éblouissent les yeux ! Sur la terrasse de ce temple où on les adora jadis, parmi les socles aux inscriptions grandiloquentes, les colonnes et les chapiteaux de marbre, j’évoque tout le chœur des Jeunes filles divines dont les mains ceignirent le laurier aux tempes des ancêtres illustres... Oui ! du fond de l’horizon numide, je vois accourir,
Ailes au vent, l’essaim des Victoires chantantes !
Toutes !... Toutes celles qui ont échappé au marteau des Barbares, les plus jeunes et les plus antiques, les grecques et les romaines ! Celle que Pœonios sculpta pour le fronton d’Olympia et qu’on croirait suspendue dans l’air, par delà le sommet d’une montagne ; celles qui flottent, si légères ! sur les frises du temple athénien : l’une qui rattache sa sandale, l’autre qui traîne par les cornes le taureau du sacrifice ; la Niké de Phidias, dont les seins robustes s’enflent comme les voiles d’une trirème, sous un coup de forte brise ; et celle de Samothrace dont l’élan belliqueux imite la marche puissante d’un vaisseau de guerre ; et celle de Cirta, la dernière du cortège, svelte silhouette de bronze, à la tunique plissée comme la jupe d’une ballerine, qui, d’une main tient le globe, de l’autre, la couronne, — oiseau triomphal fait pour planer au cimier d’un casque de parade, ou veiller sur une console d’onyx, au chevet de César !
Je les vois toutes, réunies sous mon regard ; — et, devant ces ruines amoncelées qui m’entourent, pris d’un pressentiment lugubre pour la Race et pour la Patrie, j’adresse avec ferveur ma prière aux Victoires :
« Vierges secourables !... Entretenez dans le sang des jeunes hommes de France les mêmes vertus guerrières, qui, autrefois, poussèrent leurs aînés vers les plages africaines et qui, après tant de siècles, leur permirent d’arracher aux Barbares ce lambeau de la Patrie Latine. Préservez-les des doctrines serviles qui amollissent les cœurs et qui hébètent les intelligences ! Gardez que, par lâcheté ou par lassitude, ils ne laissent périr leur héritage ! Enseignez-leur que l’art et la pensée s’étiolent et dégénèrent dans les pays sans vigueur qui ont déserté l’épée et la charrue et que toute générosité s’éteint dans les âmes, dès qu’elles ne savent plus se sacrifier jusqu’à la mort. Dites-leur que toute noblesse et toutes sciences viennent de vous ; et, en leur dévoilant la grâce sereine de vos longs corps onduleux et souples, apprenez-leur que vous êtes belles, ô Jeunes filles, autant que vous êtes terribles !... »
Le vent du Sud roule des profondeurs du ciel pâle. Les petites pierres soulevées par son haleine crépitent contre les cannelures ébréchées des colonnes. Je m’imagine entendre un vaste battement d’ailes autour des corniches et des architraves. Le bataillon des Victoires passe en tempête sur les nuées orageuses. Je suis la fougue de leur vol à travers les montagnes et les plaines. Je m’arrête avec elles dans un port inondé de soleil, pavoisé de couleurs éclatantes, où tout s’apprête pour on ne sait quel départ héroïque... Un haut navire, cuirassé de fer, franchit la passe. Je sens l’odeur de l’iode et du goudron. Le souffle salé me fouette le visage, et je vois à l’infini s’élargir, devant la proue superbe, le cercle étincelant de la mer, — ces grands espaces sans maîtres où montent les mirages vermeils qui fascinent les yeux des conquérans !...
Le théâtre de Thimgad, qui est contigu au forum, n’offre guère qu’un intérêt archéologique. Il rappelle d’assez loin les autres édifices du même genre qu’on a découverts, soit en Afrique, soit en France, ou en Italie, — par exemple le célèbre théâtre d’Orange. De dimensions fort restreintes, d’une architecture très simple et un peu sommaire, il n’est point en rapport avec la grandeur et la somptuosité des constructions qui l’environnent. Cela s’explique : nous sommes ici dans une colonie militaire, non dans une ville de plaisir, encore moins dans un centre intellectuel, comme Carthage ou Madaure. Le théâtre devait tenir une place médiocre dans les préoccupations des vétérans !
Je me borne à gravir le tertre auquel sont adossés les gradins et d’où l’on jouit d’une vue complète de la ville. Je reviens sur mes pas, et, par le forum, le decumanus, l’arc de triomphe, j’aboutis à la voie du Capitole, où se trouve le marché.
Ce marché, — unique en son genre, le seul qu’on ait retrouvé dans l’Afrique du Nord, — est non seulement une des curiosités les plus intéressantes mais encore une des ruines les plus, belles de Thimgad. Ainsi que nous l’apprend une inscription, il fut, comme la ville elle-même, bâti tout d’une pièce, vers le commencement du IIIe siècle, grâce aux libéralités d’une matrone et de son époux, Plotius Faustus, chevalier romain.
Il se compose d’abord d’une cour intérieure, entièrement dallée, que bordait un portique continu. Six colonnes sont encore en place sur la façade antérieure. Les chapiteaux corinthiens sont décorés de feuilles d’acanthe non découpées, qui les font ressembler à des troncs de palmiers hérissés d’écaillés. Au milieu, il y avait un bassin carré, dont l’eau servait sans doute à nettoyer le sol et à rafraîchir les herbes. Au fond, se déploie un vaste hémicycle exhaussé d’une marche, précédé d’une colonnade qui supportait des arcatures. Adossés aux colonnes médianes, deux piédestaux soutenaient des statues, — probablement celles du fondateur et de la fondatrice. Dans le mur de l’hémicycle sont pratiquées des logettes qui rappellent les petites boutiques du quartier des Souks, à l’unis. Le marchand y entrait de la même façon, en se glissant sous une large plaque de granit encastrée, comme une table, à l’entrée de l’échoppe. Cet étal grossier est assez semblable à ceux des boucheries et des poissonneries de l’ancien temps, qui se rencontrent encore dans nos villes du Midi.
Je n’essaie pas de me représenter la figuration antique de ce décor : la mêlée, le chatoiement des couleurs, la foule bariolée qui se pressait sous ses galeries. Une seule chose me frappe, c’est le caractère de noblesse et de beauté qui distingue ce simple édifice d’utilité publique. Evoquez devant le marché de Thimgad les plus fastueuses de nos halles modernes, nos gares monumentales, nos palais scolaires, — tout cela paraîtra vulgaire et mesquin par comparaison. Jamais, je pense, on n’a su fondre le beau et l’utile d’une façon plus harmonieuse et plus parfaite. Ici, pas de truquage, pas de trompe-l’œil, pas de fausses élégances économiques ! Tout est vrai, solide, scrupuleux et charmant ! Partout apparaît le souci de flatter la vue, d’amuser l’imagination ! Entre chacune de ces logettes qui abritaient des bouchers et des poissonniers, il y avait, pour soutenir des colonnettes et de hautes arcades, des consoles de marbre blanc, dont les pieds étaient tout fleuris de sculptures : feuilles d’acanthe, rinceaux, pampres, cornes d’abondance, patères, figures portant des ceps de vigne... Mais ces jolis détails ne sont rien au prix de l’ensemble. C’est l’ordonnance totale qu’il faut considérer. Regardons seulement les six colonnes de la façade : le portique de ce marché est imposant comme le péristyle d’un sanctuaire !
La merveille, le joyau de Thimgad, c’est son Capitole.
Il n’en subsiste, pour ainsi dire, que les propylées, ; — une rangée superbe de douze colonnes découronnées de leurs chapiteaux ; et, par derrière, au fond d’un grand parvis dallé, un large soubassement où se dressait autrefois le temple de Jupiter Capitolin et que surmontent deux uniques colonnes, dont le profil triomphal s’aperçoit, à plusieurs lieues, de tous les points de la plaine numide.
Sans doute, les vainqueurs, en construisant ce temple, imitation du Capitole romain, ont prétendu d’abord rattacher par le lien d’un culte commun la colonie africaine à la Métropole latine. Mais ils ont voulu (surtout, en lui choisissant pour emplacement le lieu le plus élevé de toute la ville, en lui donnant une magnificence extraordinaire, rendre plus visible et plus formidable la souveraineté de l’Empire symbolisée par cet édifice qui domine tout le pays, et, en même temps, frapper les vaincus d’une sorte de terreur religieuse, devant le faste et la grandeur de Rome.
Du haut de la plate-forme, où s’ouvrait jadis la cella du temple, on embrasse non seulement la ville entière, mais les campagnes avoisinantes, depuis les régions vagues du Tell jusqu’à la ligne hautaine et dure de l’Aurès. Suivant un plan incliné, le quadrilatère des (ruines dévale vers le Nord, pareil à un immense damier, où les colonnes debout figurent les pièces d’ivoire d’un jeu d’échecs. Ces colonnes, par leur nombre, par leur foisonnement invraisemblable, provoquent, à la longue, une espèce d’hallucination. On dirait une forêt de pierre dévastée par quelque cyclone. A la limite des remparts s’étendent les champs incultes, espaces sablonneux et confus où le regard se perd.
Ce soir, le sirocco a tellement brouillé l’atmosphère que le ciel a pris une pâleur de fièvre et que le soleil brûlant semble décoloré. La poussière tourbillonne. C’est comme une pluie de cendres qui s’abattrait sur la ville morte. Un voile grisâtre recouvre la terre, et, çà et là, les décombres épars, avec leur teinte ocreuse et violacée, ont l’air d’ossemens qu’on vient d’exhumer, et qui sont encore enduits du terreau livide et de l’argile grasse des fosses. Au loin, les montagnes, dénudées et lisses comme des murailles de prison, se dessinent en noirceurs formidables et menaçantes. Et pourtant, malgré les tons lugubres du paysage, malgré (cette panique du vent déchaîné comme un messager de désastre, la ville reste sereine et belle sous la parure mutilée de ses ruines. Assise à l’extrémité de cette plaine aride, elle chante, telle une strophe de chœur dans la désolation d’un drame antique !
Avec quelle splendeur elle devait apparaître jadis aux yeux du nomade ! Pour ce barbare et ce bandit, elle était la Force disciplinée et elle était la loi. Pour cet errant, pour cet habitant fugitif de la tente, elle était la « ville aux rues profondes, » l’abri permanent édifié par une sagesse mystérieuse, qu’il ignorait et qui lui inspirait une secrète épouvante. Pour ce pauvre et pour cet affamé, elle était la richesse et la nourriture inépuisables, avec ses trésors, ses marchandises, ses greniers, ses marchés regorgeant d’herbes et de fruits, de viandes et de venaisons : elle était la faim et la soif satisfaites ! Les cornes d’abondance et les patères sculptées sur les arcs de triomphe ne cachaient pas de vains symboles !... Surtout, pour cet homme du désert, elle était la fontaine perpétuelle, la source d’eau vive. Déversée par les aqueducs, l’eau coulait partout, dans les thermes, sur les places publiques, dans les vasques et les abreuvoirs des carrefours. Quel rêve ! Quelle fraîche musique que cette chanson de l’eau courante sous un ciel embrasé !... Deux pas plus loin, c’était la sécheresse et l’agonie lente dans les sables torrides !
Maintenant que les aqueducs sont rompus, les citernes taries, que les murs des temples gisent dans la poussière, quelle souriante image de la mort cette Thimgad n’offre-t-elle pas au pèlerin de la Beauté antique ! Rien qui rappelle la pourriture horrible de la tombe ! C’est un squelette de marbre. Ce chapiteau qui s’enfonce sous l’herbe maigre, à côté de sa colonne décapitée, tel un crâne séparé du tronc, ces fûts blanchis, polis, lavés par les averses printanières, dorés par les soleils d’été, devenus semblables à des tibias et à des fémurs d’ivoire, ce sont les débris d’un colossal cadavre. On songe aux funérailles païennes, à des os qui luisent dans de la cendre, après que le bûcher s’est éteint !
Mais de même que la forme idéale du mort revivait dans l’effigie gravée sur la stèle funéraire, la forme de la ville détruite s’est imprimée à tout jamais au lieu même de sa sépulture. Cette forme, conçue par le génie ordonnateur de Rome, est quelque chose de si parfait qu’elle semble indestructible comme les vers et les poèmes consacrés, sur qui le temps n’a plus de prise !
Devant cette survie miraculeuse, je m’incline, reconnaissant par delà les siècles la toute-puissance d’une pensée dominatrice, supérieure aux vicissitudes et à la durée elle-même. Je cueille une tige de pavots sauvages qui a poussé dans les fissures des pierres et j’en sème les pétales sur les degrés qui conduisaient au temple de l’Empire, en murmurant, avec piété, ce filial hommage : « A Rome ! A Rome immortelle !... A l’Eternité de la Ville !... »
LOUIS BERTRAND.
- ↑ Il faut dire, à la décharge du service des antiquités, que ces sculptures abandonnées sur le forum, risquaient fort d’être complètement anéanties par les Arabes ou les touristes. Les Anglais, comme toujours, se signalaient par leur rage de mutilations.
- ↑ Rien qu’à Lambèse, un voyageur du XVIIIe siècle a pu voir debout quarante portes ou arcs de triomphe.