Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique/I
I
L’été, la mode, ou le soin de sa santé, qui est aussi une mode, veut que l’on voyage. Quand on est un bourgeois cossu, bien obéissant, respectueux des usages mondains, il faut, à une certaine époque de l’année, quitter ses affaires, ses plaisirs, ses bonnes paresses, ses chères intimités, pour aller, sans trop savoir pourquoi, se plonger dans le grand tout. Selon le discret langage des journaux et des personnes distinguées qui les lisent, cela s’appelle un déplacement, terme moins poétique que voyage, et combien plus juste !… Certes, le cœur n’y est pas toujours à se déplacer, on peut même dire qu’il n’y est presque jamais, mais on doit ce sacrifice à ses amis, à ses ennemis, à ses fournisseurs, à ses domestiques, vis-à-vis desquels il s’agit de tenir un rang prestigieux, car le voyage suppose de l’argent, et l’argent toutes les supériorités sociales.
Donc, je voyage, ce qui m’ennuie prodigieusement, et je voyage dans les Pyrénées, ce qui change en torture particulière l’ennui général que j’ai de voyager. Ce que je leur reproche le plus aux Pyrénées, c’est d’être des montagnes… Or, les montagnes, dont je sens pourtant, aussi bien qu’un autre, la poésie énorme et farouche, symbolisent pour moi tout ce que l’univers peut contenir d’incurable tristesse, de noir découragement, d’atmosphère irrespirable et mortelle… J’admire leurs formes grandioses, et leur changeante lumière… Mais c’est l’âme de cela qui m’épouvante… Il me semble que les paysages de la mort, ça doit être des montagnes et des montagnes, comme celles que j’ai là, sous les yeux, en écrivant. C’est peut-être pour cela que tant de gens les aiment.
La particularité de cette ville où je suis et dont l’excellent Bædecker, pince-sans-rire allemand, chante en des lyrismes extravagants « la sublime beauté idyllique », tient en ceci, qu’elle n’est pas une ville. En général, une ville se compose de rues, les rues de maisons, les maisons d’habitants. Or, à X…, il n’y a ni rues, ni maisons, ni habitants indigènes, il n’y a que des hôtels… soixante-quinze hôtels, énormes constructions, semblables à des casernes et à des asiles d’aliénés, qui s’allongent les uns à la suite des autres, indéfiniment, sur une seule ligne, au fond d’une gorge brumeuse et noire, où toussote et crachote sans cesse, ainsi qu’un petit vieillard bronchiteux, un petit torrent. Çà et là, quelques étalages installés au rez-de-chaussée des hôtels, boutiques de librairies, de cartes postales illustrées, de vues photographiques de cascades, de montagnes et de lacs, assortiments d’alpenstocks et de tout ce qu’il faut aux touristes. Puis, quelques villas, éparpillées sur les pentes… et, au fond d’un trou, l’établissement thermal qui date des Romains… ah ! oui… des Romains !… Et c’est tout. En face de soi, la montagne haute et sombre ; derrière soi, la montagne sombre et haute… À droite, la montagne, au pied de laquelle un lac dort ; à gauche, la montagne toujours, et un autre lac encore… Et pas de ciel… jamais de ciel, au-dessus de soi ! De gros nuages qui traînent d’une montagne à l’autre leurs pesantes masses opaques et fuligineuses…
Si la montagne est sinistre, que dire de ces lacs – oh ! ces lacs! – dont le bleu faux et cruel, qui n’est ni le bleu d’eau, ni le bleu de ciel, ni le bleu de bleu, ne s’accorde avec rien de ce qui les entoure et de ce qu’ils reflètent ?… Ils semblent peints – ô nature ! – par M. Guillaume Dubufe, quand cet artiste, aimé de M. Leygues, s’élève jusqu’aux vastes compositions symboliques et religieuses…
Mais, peut-être, pardonnerais-je aux montagnes d'être des montagnes et aux lacs des lacs si, à leur hostilité naturelle, ils n’ajoutaient cette aggravation d’être le prétexte à réunir, dans leurs gorges rocheuses et sur leurs agressives rives, de si insupportables collections de toutes les humanités.
À X…, par exemple, les soixante-quinze hôtels sont surbondés de voyageurs. Et c’est à grand-peine que j’ai pu, enfin, trouver une chambre. Il y a de tout, des Anglais, des Allemands, des Espagnols, des Russes, et même des Français. Tous ces gens viennent là, non pour soigner leurs foies malades, et leurs estomacs dyspeptiques, et leurs dermatoses… ils viennent là – écoutez bien ceci – pour leur plaisir !… Et du matin au soir, on les voit, par bandes silencieuses ou par files mornes, suivre la ligne des hôtels, se grouper devant les étalages, s’arrêter longtemps à un endroit précis, et braquer d’immenses lorgnettes sur une montagne illustre et neigeuse qu’ils savent être là, et qui est là, en effet, mais qu’on n’aperçoit jamais sous l’épaisse muraille plafonnante de nuages qui la recouvre éternellement… Tout ce monde est fort laid, de cette laideur particulière aux villes d’eaux. À peine si, une fois par jour, au milieu de tous ces masques épais et de tous ces ventres pesants, j’ai la surprise d’un joli visage et d’une svelte allure. Les enfants eux-mêmes ont des airs de petits vieillards. Spectacle désolant, car on se rend compte que partout les classes bourgeoises sont en décrépitude ; et tout ce qu’on rencontre, même les enfants, si pauvrement éclos dans les marais putrides du mariage… c’est déjà du passé !…
Hier soir, j’ai dîné sur la terrasse de l’hôtel… À une table voisine de la mienne, un monsieur causait bruyamment. Il disait :
— Les ascensions ?… Eh bien, quoi, les ascensions… je les ai toutes faites, moi qui vous parle… et sans guide !… Ici, c’est de la blague… Les Pyrénées, ça n’est rien du tout… ça n’est pas des montagnes… En Suisse, à la bonne heure !… Je suis allé trois fois au Mont-Blanc… comme dans un fauteuil… en cinq heures. Oui, en cinq heures, mon cher monsieur.
Le cher monsieur ne disait rien, il mangeait, le nez sur son assiette. L’autre reprenait :
— Je ne vous parle pas du Mont-Rose… ni du Mont-Bleu… ni du Mont-Jaune… ce n’est pas malin… Et tenez, moi qui vous parle, une année, au grand Sarah-Bernhardt, j’ai sauvé trois Anglais perdus dans la neige. Ah ! si j’avais prévu Fachoda…
Il disait encore des choses que je n’entendais pas bien, mais où revenait sans cesse : « Moi ! moi ! moi ! » Puis il invectivait le garçon, renvoyait les plats, discutait sur la marque d’un vin, et, s’adressant de nouveau à son compagnon :
— Allons donc, allons donc !… Moi, j’ai fait plus fort. Moi, j’ai traversé, à la rame, en quatre heures, le lac de Genève, de Territet à Genève… Oui, moi… moi… moi !!…
Ai-je besoin de vous dire que ce monsieur était un vrai Français de France ?
La musique des Tsiganes m’empêcha d’en entendre davantage, car il y a aussi la musique des Tsiganes… Vous voyez que c’est complet…
Alors que puis-je faire de mieux, sinon vous présenter quelques-uns de mes amis, quelques-unes des personnes que je coudoie ici, tout le jour ? Ce sont, pour la plupart des êtres, ceux-ci grotesques, ceux-là répugnants ; en général, de parfaites canailles, dont je ne saurais recommander la lecture aux jeunes filles. J’entends bien que vous direz de moi : « Voilà un monsieur qui a de drôles de connaissances », mais j’en ai d’autres qui ne sont pas drôles du tout, et dont je ne parle jamais, parce que je les chéris infiniment. Je vous prie donc, chers lecteurs, et vous aussi, lectrices pudiques, de ne pas m’appliquer le célèbre proverbe : « Dis-moi qui tu hantes… » Car ces âmes dont je vous montrerai les physionomies souvent laides, dont je vous raconterai les peu édifiantes histoires et les propos presque toujours scandaleux, je ne les hante pas, au sens du proverbe… Je les rencontre, ce qui est tout autre chose, et n’implique de ma part aucune approbation, et je fixe cette rencontre, pour votre amusement et pour le mien, sur le papier… Pour le mien !…
Ce préambule, afin de vous expliquer que mon ami Robert Hagueman n’est pas mon ami. C’est quelqu’un que j’ai connu, jadis, qui me tutoie, que je tutoie, et que je revois, de loin en loin, par hasard et sans plaisir.
Vous le connaissez aussi, d’ailleurs. Mon ami n’est pas un individu, mais une collectivité. Large feutre gris, veston noir, chemise rose et col blanc, pantalon blanc avec le pli médian bien marqué, souliers de cuir blanc, ils sont sur les plages et dans les montagnes ; ils sont, en ce moment, trente mille comme Robert Hagueman, dont on peut croire que le même tailleur a façonné les habits et les âmes, – les âmes par-dessus le marché, bien entendu, car ce sont des âmes d’une coupe facile et d’une étoffe qui ne vaut pas cher.
Ce matin, comme je sortais de la buvette, j’aperçus mon ami Robert Hagueman. Toilette matinale d’une irréprochable correction, et qui n’étonnait pas les admirables platanes de l’allée, arbres éminemment philosophes, et qui en ont vu bien d’autres, depuis les Romains, fondateurs de bains élégants et capteurs de sources mondaines. Je feignis, tout d’abord, de m’intéresser passionnément aux manœuvres d’un cantonnier qui, armé d’une casserole, puisait de l’eau dans le ruisseau et la répandait ensuite à travers l’allée, sous le prétexte fallacieusement municipal de l’arroser… Et même, afin de donner à mon ami le temps de s’éloigner, j’engageai avec le cantonnier une conversation sur l’étrangeté pré-édilitaire de son appareil, mais Robert Hagueman m’avait aperçu, lui aussi.
— Ah ! par exemple ! fit-il.
Il vint à moi, plein d’effusion, et me tendant ses mains gantées de peau blanche :
— Comment, c’est toi ?… Et qu’est-ce que tu fais par ici ?
Il n’y a rien tant que je déteste comme de mettre les gens dans la confidence de mes petites infirmités. Je répondis :
— Mais je viens me promener… Et toi ?
— Oh ! moi !... je viens suivre un traitement… C’est le médecin qui m’envoie ici… je suis un peu démoli, tu comprends…
L’entretien prit, tout de suite, un tour banal. Robert me parla de Paul Deschanel, qu’on attendait pour le lendemain ; du Casino, qui n’était pas brillant cette année ; du tir aux pigeons, qui ne marchait pas…, etc.
— Et pas de femmes, mon vieux, pas de femmes !… conclut-il. Où sont-elles, cette année ? On ne sait pas… Sacrée saison, tu sais !…
— Mais tu as la montagne ! m’écriai-je… dans un enthousiasme ironique… c’est admirable, ici… c’est le Paradis terrestre. Regarde-moi cette végétation… ces phlox, ces leucanthèmes qui atteignent la hauteur des hêtres… et ces rosiers gigantesques qui semblent avoir été rapportés d’on ne sait quel pays de rêve, dans le chapeau de M. de Jussieu !
— Ah ! que tu es jeune !
Je m’exaltai :
— Et les torrents, et les glaciers… Alors, tout cela ne te dit rien ?…
— Tu m’amuses… répondit Robert… Est-ce que vraiment j’ai l’air d’un bonhomme qui donne dans ces bateaux-là ? On ne me monte pas le coup avec les torrents !… Et qu’est-ce qu’elle a d’épatant, la montagne ?… C’est le Mont-Valérien, en plus grand, voilà tout, et en moins rigolo…
— Tu aimes mieux la mer, alors ?…
— La mer ? Ah ! qu’est-ce que tu dis là ?… Mais, mon petit, depuis quinze ans, tous les étés, je vais à Trouville… Eh bien, je peux me vanter d’une chose, c’est… de ne pas avoir regardé la mer une seule fois… Ça me dégoûte… Ah ! non… Je crois que j’ai autre chose dans la cervelle, que d’aller m’épater à ce que tu appelles les spectacles de la nature… J’en ai soupé, tu sais ?
— Enfin, tu es venu ici pour ta santé ?… Suis-tu, au moins, un traitement ?
— Sévèrement… fit Robert… Sans ça !…
— Et qu’est-ce que tu fais ?
— Comme traitement ?
— Oui.
— Eh bien, voilà… Je me lève à neuf heures. Promenade dans le parc autour de la buvette… Rencontre de celui-ci et de celle-là… on respire un peu… on raconte qu’on s’embête… on débine les toilettes… Cela me mène jusqu’au déjeuner… Après le déjeuner, partie de poker chez Gaston… À cinq heures, Casino… station autour d’un baccara sans entrain… des pontes de quat’ sous, une banque de famille… dîner… re-Casino… Et c’est tout… Et, le lendemain, ça recommence… Quelquefois un petit intermède avec une Laïs de Toulouse, ou une Phryné de Bordeaux… Oh ! là, là ! mon pauvre vieux !… Eh bien, le croirais-tu ? cette station si vantée, qui guérit toutes les maladies… ça ne me produit aucun effet… Je suis aussi démoli qu’à mon arrivée… De la blague, ces eaux thermales…
Il renifla l’air et il dit :
— Et toujours cette odeur !… Sens-tu ? C’est ignoble…
Une odeur d’hyposulfite, échappée de la buvette, circulait parmi les platanes…
Mon ami reprit :
— Ça sent comme… pardié !… ah ! quel souvenir… ça sent comme chez la marquise…
Et il se mit à rire bruyamment.
— Figure-toi… un soir… nous devions, la marquise de Turnbridge et moi, dîner au restaurant… Tu te rappelles la marquise… cette grande blonde avec qui j’ai été deux ans ?… Non ?… Tu ne te rappelles pas ?… Mais, mon vieux, tout le monde sait ça, à Paris. Enfin, n’importe !…
— Qu’est-ce que c’était que cette marquise ? demandai-je. — Une femme très chic… mon vieux… Ancienne blanchisseuse à Concarneau, elle était devenue, par la grâce de je ne sais plus qui, marquise, et marquise de Turnbridge, encore… Et une intellectuelle, je ne te dis que ça !… Eh bien, donc, au lieu de dîner au restaurant, comme c’était tout d’abord convenu, la marquise – une lubie – aima mieux dîner chez elle… Soit !… Nous rentrons chez elle… Mais, à peine la porte refermée, une odeur épouvantable nous suffoque dans l’antichambre : « Nom de Dieu !… dit la marquise… c’est encore ma mère… Jamais je ne la déshabituerai de ça… » Et, furieuse, elle se dirige vers la cuisine. La noble mère était là qui trempait une soupe aux choux… « Je ne veux pas que tu fasses la soupe aux choux chez moi… Je te l’ai dit vingt fois… ça empeste l’appartement… Et si j’avais ramené un autre homme que mon amant, de quoi aurais-je eu l’air, avec cette puanteur de cabinets ?… Est-ce compris, enfin ? » Et se retournant vers moi, elle ajouta : « On dirait, nom de Dieu que tout un régiment de cuirassiers est venu péter ici… »
Il devint tout mélancolique à ce souvenir… et il soupira :
— C’était tout de même une femme épatante… tu sais ?… Et d’un chic !…
Et il répéta :
— Eh bien, cette odeur qui vous poursuit ici… me rappelle la soupe aux choux de la mère Turnbridge… C’est la même chose…
— Le souvenir de la marquise devrait t’aider à la mieux supporter… dis-je.
Et, lui tendant la main :
— Allons, meilleure santé… J’interromps ton traitement…
— Dis donc, dis donc ? appela Robert.
Mais j’avais sauté dans la pelouse, et j’avais mis, entre mon ami et moi, l’épaisseur d’un énorme wellingtonia…