Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique/XIX

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XIX


Nous avons dîné, hier, chez Triceps : dîner offert en l’honneur de son ami et protecteur, le docteur Trépan. Il y avait dix convives, tous riches, tous heureux. Durant le repas, et après le repas, nous n’avons naturellement parlé que de la misère humaine. C’est une sorte de joie sadique qu’ont les riches de pleurer, après boire et quand ils sont bien gorgés de sauces, sur les pauvres… Il n’y a rien comme les mets abondants et épicés, les vins rares, les fruits merveilleux, les fleurs et les argenteries, pour nous inspirer des émotions socialistes. La discussion, commencée dans la philosophie, a peu à peu dégénéré en anecdotes… Et chacun a raconté son histoire…

L’un, un écrivain connu, gros homme, rouge et lippu, à oreilles cornues de faune, dit :


« L’avenue de Clichy, à une heure de la nuit. Il pleut. La boue grasse du pavé rend la marche difficile et glissante. L’avenue est presque déserte. De rares passants passent, la figure enfouie dans les collets relevés des paletots ; de rares fiacres roulent à vide, ou bien emportent on ne sait quoi vers on ne se sait où ; de rares femmes arpentent les trottoirs qui luisent comme de pâles lumières, sous la lune.

» – Monsieur… monsieur… venez chez moi…

« Appels mêlés de jurons obscènes et de menaces. Puis des silences… et des fuites… et des retours. Cela vient, tourne, s’efface, disparaît, revient et s’abat, ainsi que des corbeaux sur un champ où il y a une charogne.

« De place en place, il ne reste d’ouvert que des boutiques de marchands de vins, dont les devantures allumées trouent de clartés jaunes la masse d’ombre des maisons endormies. Et des odeurs d’alcool et de musc – crime et prostitution – circulent dans l’air par bouffées fraternelles.

» – Monsieur… monsieur… venez chez moi…

« Depuis cinq minutes, une femme me suit, que je ne vois pas, et dont j’entends seulement, derrière moi, le piétinement obstiné et la voix qui chuchote ce monotone et suppliant refrain :

» – Monsieur… monsieur… venez chez moi…

« Je m’arrête sous un réverbère. La femme aussi s’arrête, mais en dehors du rayonnement lumineux. Je puis, néanmoins, l’examiner. Elle n’est point belle, ah ! non, ni tentante, et elle repousse, de toute la distance de son navrement, l’idée du péché. Car le péché, c’est de la joie, de la soie, du parfum et des bouches fardées, et des yeux en délire, et des cheveux teints, et de la chair parée comme un autel, lavée comme un calice, peinte comme une idole. Et c’est aussi de la tristesse riche, du dégoût opulent, du mensonge somptueux, de l’ordure en or et en perles. Elle n’a rien de tel à m’offrir, la malheureuse. Vieille de misère plus que d’âge, flétrie par la faim ou les lourdes ivresses cuvées dans les bouges, déformée par l’effroyable labeur de son tragique métier, obligée, sous la menace du coup de couteau, de marcher, de marcher toujours, dans la nuit, vers le désir qui rôde et qui cherche, renvoyée du souteneur qui la dépouille au policier qui la rançonne, du garni à la prison, elle est douloureuse à voir. Un léger caraco de laine recouvre sa poitrine ; des jupons boueux lui battent aux jambes, un immense chapeau la coiffe, dont les plumes fondent sous la pluie ; et sur son ventre elle tient ses mains croisées, deux pauvres mains rougies de froid – oh ! pas obscènes – deux pauvres mains maladroites de froid et noueuses, que d’antiques mitaines gantent jusqu’aux doigts. N’étaient l’heure, le lieu, et l’accent de son appel, je la prendrais pour quelque servante sans place, et non pour une rôdeuse de trottoirs. Sans doute elle se méfie de sa laideur, elle a conscience du peu de volupté qu’offre son corps, car elle s’efface de plus en plus sous mon regard, elle interpose des ténèbres et des ténèbres entre son visage et moi, et, semblant demander l’aumône, plutôt que d’offrir du plaisir, c’est d’une voix timide, tremblante, presque honteuse, qu’elle répète :

» – Monsieur… monsieur… venez chez moi… monsieur… je ferai tout ce que vous voudrez… Monsieur… monsieur !

« Comme je ne réponds pas, non par dégoût ni dédain, mais parce que, dans l’instant même, je regarde, avec compassion, un collier de corail qui lui entoure le cou d’une ligne rouge sinistrement, elle ajoute, tout bas, sur un ton de plus douloureuse imploration :

» – Monsieur… si vous aimez mieux… Monsieur ?… J’ai chez moi une petite fille… Elle a treize ans, monsieur… et elle est très gentille… Et elle connaît les hommes comme une femme… Monsieur… Monsieur… je vous en prie… Venez chez moi… Monsieur… monsieur !…

« Je lui demande :

» – Où demeures-tu ?

« Et, vivement, me désignant une rue, en face, qui s’ouvre sur l’avenue, en mâchoire d’ombre, en gueule de gouffre, elle répond :

» – Tout près… tenez, là… à deux pas d’ici… Vous serez bien content, allez !

« Elle traverse la chaussée, courant, pour ne pas donner à ma réflexion le temps de changer, à ce qu’elle croit être mon désir le temps de se glacer… Je la suis… Ah ! la pauvre diablesse !… À chaque pas qu’elle fait, elle retourne la tête, afin de bien s’assurer que je ne suis pas parti, et elle sautille dans les flaques, énorme et ronde, comme un monstrueux crapaud… Des hommes, qui sortent d’un cabaret, l’insultent en passant… Nous nous engouffrons dans la rue… Elle devant, moi derrière, nous marchons vers quelque chose de plus en plus noir…

» – C’est là… fait la femme… Tu vois que je ne t’ai pas menti… « Elle pousse une porte seulement entrebâillée. Au fond d’un couloir étroit, une petite lampe à pétrole, dont la mèche fume et vacille, fait s’agiter sur les murs des lueurs de crime, des ombres de mort. Nous entrons… Mes pieds foulent des choses molles, mes bras frôlent des choses visqueuses…

» – Attends un peu, mon chéri… L’escalier est si traître !

« L’assurance l’a reprise. Elle comprend qu’elle ne doit plus s’humilier, qu’elle n’est peut être plus si laide, puisque je suis là, qu’elle me tient, qu’elle a conquis, ramené un homme, un homme qu’il s’agit de garder par des mots de caresses, d’exciter à la générosité par des promesses d’amour… D’amour !… Je ne suis plus le « Monsieur » hésitant qu’elle implorait, tout à l’heure ; je suis le « chéri », l’aubaine attendue, celui qui apporte, peut-être, de quoi manger pour le lendemain, ou de quoi se payer la crapuleuse ivresse par quoi la faim s’oublie, et tout, et tout, et tout !…

« Elle allume un bougeoir, à la flamme tordue de la lampe, et, m’indiquant le chemin, elle me précède dans l’escalier. L’ascension est rude. La malheureuse monte avec peine, avec effort ; elle souffle, siffle et râle ; de sa main libre, elle ne sait que faire, comme d’un paquet trop lourd.

» – Ne t’impatiente pas, chéri… C’est au deuxième…

« Et la lampe est gluante, les murs suintent et suppurent, les marches de bois craquent sous les pieds ; il faut raffermir son estomac contre les nausées que soulèvent d’intolérables odeurs de boues ramenées avec les hommes, de crasses dont l’humidité exaspère la virulence, de déjections mal closes ; sur les paliers, à travers les portes, on entend des voix qui rient, qui crient, qui prient, des voix qui marchandent, qui menacent, qui exigent, des voix obscènes, des voix saoules, des voix étouffées… Oh ! ces voix ! La tristesse de ces voix, en ce lieu de nuit, de terreur, de misère et de… plaisir !

« Enfin nous sommes arrivés. La clef a grincé dans la serrure, la porte a grincé sur ses gonds, et nous voilà dans une petite pièce où il n’y a qu’un fauteuil de reps vert, déchiré et boiteux, et qu’une sorte de lit de camp sur lequel une vieille qui dormait s’est dressée, au bruit, comme un spectre, et me dévisage de ses yeux ronds, jaunes, étrangement fixes, et pareils à ceux des oiseaux qui veillent, dans les bois, la nuit… En face de la fenêtre, des linges sèchent sur une corde tendue d’un mur à l’autre.

» – Je t’avais dit d’enlever ça, reproche la femme à la vieille, qui fait entendre une sorte de grommellement et retire les linges qu’elle dépose en tas sur le fauteuil.

« Une porte encore, et c’est la chambre… Et nous sommes seuls. Je demande :

» – Qui est cette vieille ?

» – C’est celle qui me prête la petite, mon chéri…

» – Sa mère ?

» – Oh ! non ! J’ sais pas où elle l’a prise. Je ne l’ai que depuis hier… Elle n’a pas eu de chance, la pauvre femme !… Ah ! vrai ! Elle n’est guère heureuse, elle, non plus… Son fils est à La Nouvelle… C’était mon amant autrefois… Il a estourbi c’t’ horloger de la rue Blanche, tu sais bien, c’t’ horloger ?… Ses filles sont en maison… et ne lui donnent rien… Faut bien qu’elle vive aussi !… Hein ! crois-tu  ?…

« Puis :

» – Seulement, elle amène la petite ici… parce que chez elle… ah ! si tu voyais ça ?… C’est si pauvre, si pauvre !…

« La chambre est à peine meublée, et révèle une indicible détresse… Les fenêtres sont sans rideaux, la cheminée sans feu. L’humidité décolle des murs le papier qui, ça et là, retombe, par plaques, ainsi que des lambeaux de peau morte… Il fait froid… La femme s’excuse…

» – C’est que je n’ai pas de bois… ni de charbon… L’hiver est arrivé si vite !… Et puis voilà un mois que les agents sont venus… Ils m’ont emballée… Il n’y a que trois jours qu’ils m’ont relâchée, crois-tu ?

« Et elle ajoute :

» – Si seulement j’avais eu vingt francs à leur donner, ils m’auraient laissée tranquille… Ah ! les chameaux !… Non, là ! vrai ! il y en a qui demandent « un bonheur »… d’autres veulent de l’argent… Moi, ils me demandent toujours de l’argent. Ça ne devrait pas être permis…

« Au fond de la pièce, un grand lit s’étale, avec deux oreillers exhaussés sur un traversin… À côté un autre lit, plus petit, où j’aperçois, émergeant des couvertures, un ébouriffement de chevelure blonde, et, dans ce blond, une mince figure pâle qui dort.

» – C’est la petite, mon chéri… Mets-toi à ton aise… Je vais la réveiller… Ah ! tu vas voir ce qu’elle est vicieuse et adroite… Tu sera bien content, va…

» – Non… non… laisse-la.

» – Ah ! tu sais… elle ne va pas avec tout le monde… elle ne va qu’avec les Messieurs qui sont généreux…

» – Non… laisse-la dormir…

» – Comme tu voudras, mon chéri…

« Elle n’a pas conscience du crime qu’elle me propose, et mon refus l’étonne plutôt… Lorsqu’elle voulait réveiller l’enfant, je l’ai observée. Sa main n’a pas tremblé ; elle n’a pas éprouvé au cœur cette commotion vasculaire qui fait descendre le sang, et pâlir le visage. Je lui demande :

» – Et si la police la trouvait chez toi ?… Sais-tu que c’est la Cour d’assises, la maison centrale ?

« La femme fait un geste vague, et elle dit :

» – Ah ! bien… qu’est-ce que tu veux ?

« Mais devant mon air grave et triste, elle a perdu confiance de nouveau. Elle n’ose point se regarder dans la glace ; elle n’ose point, non plus, se montrer à moi-même dans la lueur pauvre du bougeoir… Et l’eau dégoutte de son chapeau, ainsi que d’un toit mouillé… Elle a posé le bougeoir sur la cheminée, et elle est venue, près du grand lit, dans la pénombre, où elle s’apprête à se déshabiller.

» – Non, lui dis-je… Inutile… Je ne veux pas de toi, non plus.

« Et je lui mets dans la main deux pièces d’or, deux pièces d’or qu’elle tourne, retourne, soupèse et qu’elle considère ensuite, d’un regard hébété, sans rien dire.

« Moi aussi, je n’ai rien à lui dire. Et que lui dirais-je ? Lui prêcher le repentir, les beautés de la vertu ? Des mots, des mots, des mots !… Ce n’est pas elle, la coupable. Elle est telle exactement que l’a voulue la société, à l’insatiable appétit de qui il faut, chaque jour, apporter sa large portion d’âmes humaines… Lui parler de haine, de révolte ?… À quoi bon ?… Des mots encore… La misère est bien trop lâche ; elle n’a pas la force de brandir un couteau, ni d’agiter une torche sur l’égoïste joie des heureux… Mieux vaut donc que je me taise !… D’ailleurs, je ne suis pas venu ici pour pérorer comme un socialiste. L’heure n’est pas aux déclamations vaines, qui ne remédient à rien et ne font que montrer davantage le vide des actes dans le vide des phrases… Je suis venu pour voir, et j’ai vu… Il ne me reste plus qu’à partir… Bonsoir !…

« L’enfant dort toujours dans son lit, nimbée de blond. Les possessions d’impubère ont déjà flétri sa bouche, pourri son haleine, et mis des éraillures au coin de ses yeux fermés. Dans la pièce voisine, j’entends la vieille qui rôde et qui traîne ses savates sur le plancher craquant. La femme a caché ses deux pièces d’or sous le traversin, et elle me dit tout bas :

» – La vieille va être furieuse que tu n’aies pas été avec la petite… Donne-lui quelque chose pour qu’elle ne me prenne pas tout ce que tu m’as donné… C’est une méchante vieille, et rosse, rosse… Ah ! vrai… Et puis attends que je t’éclaire, monsieur… L’escalier est si traître !… »


Et voici ce que dit un autre :

« L’autre jour, j’avais, chez moi, un ouvrier menuisier qui était venu réparer ma bibliothèque. C’est un homme très intelligent et qui aime à causer. Pendant qu’il travaillait :

» – Est-ce que vous avez des enfants ? lui demandai-je.

» – Non… me répondit-il durement…

« Et après une pause, d’une voix plus douce :

» – Je n’en ai plus… J’en ai eu trois… Ils sont tous morts…

« Il ajouta, en hochant la tête :

» – Ah ! ma foi ! quand on voit ce qui se passe… et la peine qu’on a dans la vie… ça vaut peut-être mieux pour eux, qu’ils soient morts… les pauvres petits bougres… Au moins, ils ne souffrent pas.

« J’insistai un peu cruellement :

» – Est-ce qu’il y a longtemps que le dernier est mort ?

» – Dix ans, fit-il.

» – Et depuis ?…

» – Depuis, vous comprenez que ni moi, ni ma femme, nous n’en avons pas voulu d’autres… Ah ! non, par exemple…

« Je lui expliquai l’admirable mécanisme de la loi Piot, et comme quoi, étant assez mauvais patriote pour n’avoir pas, ou pour n’avoir plus d’enfants vivants… il serait passible d’un impôt, s’il arrivait que cette loi fût votée…

« Il ne parut pas très étonné, ayant pris l’habitude de considérer la vie en philosophe :

» – Je m’attends à tout des lois, me dit-il, sans aigreur… Une loi, parbleu !… je sais ce que c’est… Je sais que ça n’est jamais pour nous autres… Les lois sont toujours faites pour les riches contre les pauvres… Mais, tout de même… celle dont vous me parlez… elle est vraiment un peu forte… Car, si je n’ai plus d’enfants… c’est de leur faute…

» – De leur faute ?… À qui ?…

» – Mais aux autorités… à l’État… je ne sais pas, moi, à tous les bonshommes qui sont chargés de fabriquer les lois, à tous ceux là qui sont chargés de les appliquer… C’est bien simple… et ça n’est pas nouveau… L’État – il faut lui rendre cette justice – protège les volailles, les taureaux, les chevaux, les chiens, les cochons, avec une émulation merveilleuse, et une très savante entente du progrès scientifique. On a trouvé, pour ces divers et intéressants animaux, des modes d’élevage d’une hygiène parfaite. Sur tout le territoire français, il existe – à ne plus les compter – des sociétés d’amélioration pour les différentes races de bêtes domestiques. Celles-ci ont de belles étables… de belles écuries… de belles volières… de beaux chenils… bien aérés… bien chauffés… et pourvus non seulement du nécessaire… mais d’un grand luxe… On les entretient dans une salubrité constante et rigoureuse… purs de tous germes malfaisants et de contagions morbides, par des lavages quotidiens, par des désinfections rationnelles, à l’acide phénique, borique, etc… Moi, qui vous parle, j’ai construit des poulaillers qui sont de vrais palais… C’est très bien… Je ne suis pas jaloux des soins méticuleux dont on entoure les bêtes… Qu’on les couronne même dans les concours… qu’on les prime… qu’on leur donne des sommes d’argent, dans les comices agricoles, je l’admets… Selon moi, tous les êtres vivants ont droit à de la protection, à autant de bonheur qu’on peut leur en procurer… Mais je voudrais que les enfants – les enfants des hommes – ne fussent pas, comme ils le sont, systématiquement écartés de tous ces bienfaits… bestiophiliques… Eh bien, il paraît que c’est impossible. Un enfant, ça ne compte pour rien… Cette vermine humaine peut crever, et disparaître… Il n’importe… On organise même administrativement, des hécatombes de nouveau-nés… comme si nous étions menacés d’un dangereux pullulement de l’espèce… Et les dirigeants, les maîtres de cette belle société – qui sont, sinon la cause première, du moins les continuateurs indifférents du mal qu’ils dénoncent avec un patriotisme si indigné – se plaignent amèrement du nombre sans cesse décroissant des enfants qu’ils empêchent de naître, ou qu’ils tuent, sitôt nés, par les procédés les plus sûrs et les plus rapides… Car la véritable infanticide, c’est cette société, si terrible aux filles-mères qui ne peuvent nourrir leurs enfants… Il faut la voir adjurer les familles de prolifier tant et plus, ou bien les menacer de peines fiscales très sévères quand elles s’ avisent enfin de rester stériles, ne voulant pas qu’il sorte d’elles des créatures impitoyablement vouées à la misère et à la mort… Eh bien, non… on ne veut plus rien savoir…

« Il avait dit tout cela sur un ton tranquille, et tandis que, à califourchon sur le haut d’une échelle double, il sciait avec méthode et lenteur une planchette de bois… La planchette sciée, il se croisa les bras et me regarda en hochant la tête :

» – Voyons, monsieur, fit-il… est-ce pas vrai, ce que je dis là ?… Et qu’est ce qu’ils nous chantent, avec leur sacrée dépopulation ?… Quand tous ces beaux farceurs auront fait leur examen de conscience et qu’ils auront reconnu loyalement que le mal n’est pas en nous… mais dans la constitution même de la société… dans la barbarie et dans l’égoïsme capitaliste des lois qui ne protègent que les heureux… alors, on pourra peut-être causer… D’ici là, nous continuerons à jeter au vent qui la dessèche la graine humaine et les germes de vie… Qu’est-ce que cela me fait, à moi, la richesse et la gloire d’un pays où je n’ai qu’un droit, celui de crever de misère, d’ignorance et de servitude ?…

« Je lui demandai alors pourquoi et comment ses trois enfants étaient morts.

» — Comme ils meurent tous ou presque tous chez nous, me répondit-il… Ah ! cette histoire est courte, et c’est l’histoire de tous mes camarades… De l’une à l’autre, la forme de misère peut varier quelquefois, mais le fond est le même… Je vous ai dit, tout à l’heure, que j’ai eu trois enfants… Tous les trois, ils étaient sains, forts, bien constitués, aptes à vivre une bonne vie, je vous assure… Les deux premiers, nés à treize mois de distance l’un de l’autre, sont partis de la même façon… Chez nous, il est rare que la mère puisse nourrir de son lait sa progéniture… Alimentation mauvaise ou insuffisante… tracas de ménage… travail, surmenage… enfin, vous savez ce que c’est… Les enfants furent mis au biberon… Ils ne tardèrent pas à dépérir… Au bout de quatre mois, ils étaient devenus assez chétifs et malades pour nous inquiéter… Le médecin me dit : « Parbleu ! c’est toujours la même chose… le lait ne vaut rien… le lait empoisonne vos enfants ». Alors je dis au médecin : « Indiquez-moi où il y a de bon lait, et j’irai en acheter ». Mais le médecin secoua la tête, et il répondit : « Il n’y a pas de bon lait à Paris… Envoyez votre enfant à la campagne ». Je confiai le gosse à l’Assistance publique, laquelle le confia à une nourrice percheronne… Huit jours après, il mourait… Il mourait, comme ils meurent tous, là-bas, du manque de soins, de la férocité paysanne… de l’ordure… Mon troisième, je le gardai à la maison… Il vint très bien… C’est vrai qu’à ce moment ma femme et moi nous gagnions de bonnes journées, et que l’argent ne manquait pas… Il était gras, rose, ne criait jamais… Impossible de voir un enfant plus fort et plus beau… Je ne sais comment il attrapa une maladie des yeux qui régnait dans le quartier, en ce temps-là… Le médecin me dit qu’il fallait le mettre à l’hôpital… Il y avait un hôpital spécial à cette maladie-là. Oh ! c’est pas les hôpitaux qui manquent !… Le petit guérit ; mais le jour où la mère était partie pour le ramener, elle le trouva la mine défaite, et se tordant dans d’affreuses coliques… Il avait gagné la diarrhée infantile… On ne le soignait d’ailleurs pas… La mère s’en étonna… Un espèce d’interne, qui se trouvait là, dit : « On ne soigne ici que les maladies des yeux… Si vous voulez qu’on le soigne pour la diarrhée… emmenez-le dans un autre hôpital ». La mère eut beau prier, supplier, menacer, ce fut en vain… Elle prit son pauvre enfant dans ses bras pour le conduire dans un hôpital qu’on lui désigna… Il passa durant le trajet… Et voilà !… Et on vient me dire encore : « Faites des enfants, nom de Dieu !… faites des enfants… » Ah ! non… je sors d’en prendre…

« Et haussant les épaules, il dit, d’une voix plus forte :

» – Ils sont épatants, ces beaux messieurs… Au lieu de chercher des trucs pour augmenter la population, ils feraient bien mieux de trouver le moyen d’augmenter le bonheur dans la population… Oui… mais ça… ils s’en fichent !…

« Quand il eut fini son ouvrage, il considéra les volumes rangés sur les rayons de la bibliothèques :

» – Voltaire… fit-il… Diderot… Rousseau… Michelet… Tolstoï… Kropotkine… Anatole France… Oui, tout ça, c’est très beau… Mais à quoi ça sert-il… L’idée dort dans les livres… La vérité et le bonheur n’en sortent jamais…

« Il ramassa ses outils, et s’en alla, triste… triste… »


Un troisième, qui était un propriétaire foncier de Normandie, raconta :

« Le père Rivoli a un mur. Ce mur longe une route. Et il est fort délabré. Les pluies et la pioche du cantonnier en ont miné la base ; les pierres, déchaussées, ne tiennent plus guère, et des brèches s’ouvrent. Il est pourtant joli, avec son aspect de vieille ruine. Quelques iris en couronnent le faîte, des linaires, des capillaires, des joubarbes poussent dans les fentes ; quelques pavots aussi, se pavanent, frêles, entre les interstices des moellons. Mais le père Rivoli n’est pas sensible à la poésie de son mur, et, après l’avoir longuement examiné, après avoir fait remuer les pierres branlantes, comme les dents dans la mâchoire d’un pauvre homme, il se décide enfin à le réparer.

« Il n’a pas besoin du maçon, car il a fait tous les métiers, dans sa vie. Il sait battre le mortier comme il sait raboter une planche, forger un bout de fer, équarrir un chevron. Et puis, le maçon, ça coûte cher et ça n’avance pas dans le travail. Le père Rivoli achète un peu de chaux, un peu de sable, réunit sur la route, au pied de son mur, quelques moellons, trouvés dans son clos, et le voilà qui se met en train de travailler.

« Mais à peine, un matin, a-t-il lancé une demi-truellée de mortier pour boucher le premier trou, et caler la première pierre, que, tout à coup, derrière lui, il s’entend héler d’une voix sévère :

» – Eh bien, père Rivoli, qu’est-ce que vous faites là ?

« C’est l’agent voyer, en tournée matinale. Il porte sur son dos une carnassière bondée d’instruments de géométrie, et, sous son bras, deux nivelettes peintes en blanc et en rouge…

» – Ah ! ah ! dit-il de nouveau, après s’être campé, sur la berge, en statue terrible du Règlement administratif… Ah ! ah ! à votre âge… on se met, encore, en contravention ?… Voyons, qu’est-ce que vous faites là ?

« Le père Rivoli s’est détourné et il dit :

» – Eh ben… je répare mon mur… Vous voyez qu’il fout le camp de partout…

» – Je le vois… répond l’agent voyer… Mais avez-vous une autorisation ?

« Le père Rivoli s’effare et se lève, en maintenant de ses deux mains ses reins raidis.

» – Une autorisation, que vous dites ?… Mon mur est-il à moi ?… J’ai-t’y besoin d’une autorisation pour faire de mon mur ce qui me plaît… le fiche par terre ou le redresser, si c’est mon idée ?…

» – Ne faites pas le malin, vieux sacripant… Vous savez de quoi il retourne…

» – Enfin… s’obstine le père Rivoli… c’est-y à moi, ce mur, oui ou non ?

» – Ce mur est à vous… mais il est sur la route… Et vous n’avez pas le droit de réparer un mur qui est à vous, et qui est sur une route…

» – Mais vous voyez bien qu’il ne tient plus debout, et que, si je ne les répare pas, il va tomber, comme un homme mort…

» – C’est possible… ça ne me regarde pas… Je vous dresse procès-verbal, primo, pour avoir réparé votre mur sans autorisation ; secundo, pour avoir, également, sans autorisation, déposé des matériaux sur une voie publique. Vous en avez pour une pièce de cinquante écus d’amende, hé ! hé ! mon père Rivoli… Ça vous apprendra à faire l’ignorant…

« Le père Rivoli ouvre, toute grande, sa bouche édentée et noire comme un four… Mais sa stupéfaction est telle qu’il ne peut articuler une seule parole. Ses yeux virent dans leurs orbites ainsi que de minuscules toupies. Au bout d’une minute, il gémit, en empoignant sa casquette, d’un geste de découragement profond :

» – Cinquante écus !… Si c’est possible… Jésus Dieu !

« L’agent voyer continue :

» – Et ce n’est pas tout… Vous allez réparer votre mur…

» – Non, non… je ne le réparerai pas… Il ne vaut pas cinquante écus… Il arrivera ce qui voudra…

» – Vous allez réparer votre mur, poursuit le fonctionnaire d’un ton impératif… parce qu’il menace ruine, et qu’il endommagerait la route en tombant… Et retenez bien ceci : si votre mur tombait, je vous dresserais un nouveau procès-verbal, et vous en auriez, cette fois, pour cent écus d’amende…

« Le père Rivoli s’affole :

» – Pour cent écus !… Ah ! malheur ! Dans quel temps est-ce que je vivons ?

» – Mais auparavant, écoutez-moi bien… Vous allez, sur du papier timbré de douze sous, demander au préfet une autorisation…

» – J’ sais point écrire…

» – Ce n’est point mon affaire… Enfin, voilà… j’ai l’œil…

« Le père Rivoli rentre chez lui. Il ne sait quelle résolution prendre ; mais il sait aussi que l’administration ne badine pas avec les pauvres gens. S’il répare son mur, c’est cinquante écus d’amende ; s’il ne le répare pas, c’est cent écus… On l’oblige à réparer son mur, et on le lui défend en même temps. Dans tous les cas, il est en faute, et il doit payer… Ses idées s’embrouillent. Il a mal à la tête. Et sentant, dans toute leur étendue, son impuissance et sa détresse, il soupire :

» – Et le député, l’autre jour, m’a dit que je suis souverain… que rien ne se fait que par moi, et que je fais ce que je veux…

« Il va demander son avis à un voisin qui connaît la loi, étant conseiller municipal.

» – C’est comme ça, père Rivoli… lui dit celui-ci d’un air d’importance. Il faut en passer par là… Et comme vous ne savez point écrire, je veux bien vous obliger de ce petit service… Je vais vous rédiger votre demande…

« La demande est partie. Deux mois se passent… Le préfet ne répond pas… Les préfets ne répondent jamais… Ils font des vers, ils flirtent avec les femmes de receveurs d’enregistrement, ou bien ils sont à Paris, où ils passent leurs soirées à l’Olympia, aux Ambassadeurs. Chaque semaine l’agent voyer s’arrête devant la maison du père Rivoli.

» – Eh bien… cette autorisation ?

» – Rien encore.

» – Il faut envoyer une lettre de rappel…

« Les lettres de rappel vont rejoindre, dans la tombe des bureaux, parmi d’inviolables poussières, la demande écrite sur papier timbré. Tous les jours le père Rivoli guette le facteur sur la route. Jamais le facteur ne s’arrête à sa porte. Et les brèches du mur s’agrandissent ; les pierres s’en détachent et roulent sur la berge, le mortier s’effrite, se soulève de plus en plus, car il est venu, pendant ce temps, une forte gelée ; et les plaies gagnent, rongent, de leurs lèpres, ce pauvre mur à demi écroulé.

« Une nuit de grand vent, il s’est écroulé, tout à fait. Le père Rivoli a constaté le désastre, le matin, dès l’aurore. Dans sa chute, le mur a entraîné les espaliers du clos qui donnaient de si beaux fruits à l’automne. Et rien ne défend plus la demeure du pauvre homme ; les voleurs et les vagabonds peuvent, à toute minute, entrer, poursuivre les poules, voler les œufs… Et l’agent voyer est venu terrible :

» – Ah !… vous voyez bien ce que je vous disais… il est tombé, parbleu !… Allons ! je vais vous dresser procès-verbal…

« Le père Rivoli pleure :

» – C’est-y de ma faute ? c’est-y de ma faute ? Puisque vous m’avez empêché de le réparer !

» – Allons, allons… après tout, ce n’est pas une grosse affaire… Avec les cinquante écus de la première amende, ça ne vous fera que cent cinquante écus et les frais… Vous pouvez bien payer ça.

« Mais le père Rivoli ne peut pas payer ça. Toute sa fortune est dans son clos, et dans ses deux bras qui font vivre son clos de leur continuelle fatigue. Le bonhomme devient sombre… Il ne sort plus de sa maison où, toute la journée, il reste assis, devant l’âtre sans feu, la tête dans sa mains. L’huissier est venu, deux fois. Il a saisi la maison, il a saisi le clos. Dans huit jours, on va vendre tout cela… Alors, un soir, le père Rivoli quitte sa chaise et l’âtre sans feu, redescend au cellier, silencieux, sans lumière… À tâtons, parmi les pipes de cidre vides, et les outils de travail, et les paniers, il cherche une grosse corde qui lui sert à rouler ses fûts de boisson… Et puis il remonte dans son clos.

« Au milieu du clos est un grand noyer qui étend ses branches noueuses et solides au-dessus de l’herbe, parmi le ciel que nacrent les premiers rayons de lune. Il attache la corde à une des branches hautes, car il a grimpé dans l’arbre au moyen d’une échelle, et il est monté de fourche en fourche ; puis il noue la corde autour de son cou et se laisse tomber, d’un bloc, dans le vide… La corde, en glissant, a crié sur la branche, la branche a fait entendre un léger craquement…

« Le lendemain, le facteur apporte l’autorisation du préfet… Il voit le pendu qui se balance, au bout de la corde, dans le clos, parmi les branches de l’arbre où deux oiseaux s’égosillent. »


Puis un quatrième raconte :

« Un soir, tard, après une journée infructueuse, Jean Guenille se décida à rentrer chez lui… Chez lui !… Il appelait ainsi un banc qu’il avait choisi dans le square de la place d’Anvers, et sur lequel, depuis plus d’un mois, il dormait, avec la voûte d’un marronnier pour baldaquin… À ce moment précis, il se trouvait sur le boulevard, devant le Vaudeville, où la concurrence, de soir en soir plus nombreuse, son peu d’agilité à se remuer, la malchance aussi, lui avaient valu une soirée dérisoire… deux sous et encore deux sous étrangers qui n’avaient pas cours…

» – Donner deux mauvais sous à un pauvre bougre comme moi… un millionnaire !… si ça ne fait pas pitié…

« Il revoyait le monsieur… un beau monsieur, bien nippé… cravate blanche… plastron éblouissant… canne à béquille d’or… Et Jean Guenille haussait les épaules, sans haine.

« Ce qui l’ennuyait le plus, c’était de regagner la place d’Anvers… C’était bien loin et il tenait à « son chez lui », à son banc. Il n’y était pas trop mal après tout, et il était assuré de n’y être pas dérangé… car il connaissait les agents qui avaient fini par le prendre en pitié, et le laissaient dormir à sa guise…

» – Sacristi !… dit-il… voilà une mauvaise journée… Depuis trois semaines… je n’en ai pas eu une si mauvaise… Et l’on a raison de dire que le commerce ne va plus… Si c’est la faute aux Anglais… comme on le prétend… sacrés Anglais… que le diable les emporte !…

« Il se mit en marche, n’ayant pas perdu l’espoir de rencontrer, en chemin, un monsieur charitable, ou un pochard généreux qui lui donnerait deux sous… deux vrais sous, avec quoi il pourrait acheter du pain, le lendemain matin…

» – Deux sous… deux vrais sous… ce n’est pourtant pas le Pérou !… se disait-il encore tout en marchant lentement… car, outre sa fatigue, il avait une hernie qui le faisait souffrir plus que l’ordinaire.

« Et, comme il marchait depuis un quart d’heure, désespérant de rencontrer le monsieur providentiel, il sentit, tout à coup, sous ses pieds, quelque chose de mou… D’abord, il pensa que ça pouvait être une ordure… Et puis, ensuite, il réfléchit que ça pouvait être quelque chose de bon à manger… Est-ce qu’on sait jamais ? Le hasard n’aime guère les pauvres, et il ne leur réserve pas souvent des surprises heureuses… Pourtant, il se souvenait, un soir, avoir trouvé, dans la rue Blanche, un gigot de mouton, tout frais, un magnifique et énorme gigot, tombé, sans doute, de la voiture d’un boucher… Ce qu’il avait sous les pieds, à cette heure, ce n’était pas, bien sûr, un gigot… c’était peut-être une côtelette… un morceau de foie, un cœur de veau…

» – Ma foi !… se dit-il… faut voir ça tout de même…

« Et il se baissa pour ramasser l’objet qu’il tenait sous ses pieds…

» – Hein ! fit-il… quand il l’eut touché… c’est pas des choses qui se mangent… Je suis volé…

« La rue était déserte… Nul sergot faisant sa ronde… Il s’approcha d’un bec de gaz pour se rendre compte de ce qu’il avait dans la main…

» – Ah bien par exemple !… ça, c’est plus fort… murmura-t-il, tout haut.

« C’était un portefeuille de maroquin noir, avec des coins d’argent… Jean Guenille l’ouvrit, en examina l’intérieur… Dans un des compartiments il trouva une liasse de billets… dix billets de mille francs attachés par une épingle.

» – Ça, par exemple !… répétait-il…

« Et, dodelinant de la tête, il ajoutait :

» – Quand je pense qu’il y a des gens qui ont des portefeuilles comme ça dans leurs poches… et dans leurs portefeuilles, des dix mille francs !… Si ça ne fait pas pitié…

« Il fouilla les autres compartiments du portefeuille… Il n’y avait rien… Pas une carte… pas une photographie… pas une lettre… .pas un indice, par où l’on pût connaître le propriétaire de cette fortune… qu’il avait là… dans la main.

« Et, refermant le portefeuille, il se dit :

» – Eh bien, merci !… Va falloir que je porte ça au commissaire de police. Ça va me déranger de ma route… je suis déjà bien… bien fatigué… Non, vraiment… je n’ai pas de chance, ce soir…

« La rue était de plus en plus déserte… Nul passant ne passait… Nul sergot faisant sa ronde…… Jean Guenille rebroussa chemin, et se rendit au commissariat de police le plus prochain…

« Jean Guenille eut beaucoup de peine à pénétrer jusqu’au magistrat… Ses vêtements en loques, la peau décharnée et cendreuse de son visage, firent qu’on le prit, tout d’abord, pour un malfaiteur. Et peu s’en fallut qu’on ne se ruât sur lui… et qu’on ne le bouclât au poste… Mais, à force de douceur, d’insistance tranquille, il obtint enfin la faveur d’être introduit dans le bureau de M. le commissaire de police…

» – Monsieur le commissaire de police, salua Jean Guenille, je vous apporte une chose que j’ai trouvée, sous mon pied, tout à l’heure, dans la rue…

» – Qu’est-ce que c’est ?

» – C’est ça, monsieur le commissaire… répondit le pauvre hère, en tendant du bout de ses doigts osseux, le portefeuille…

» – Bien… bien… Et naturellement… il n’y a rien dans ce portefeuille ?

» – Voyez vous-même, monsieur le commissaire…

« Celui-ci ouvrit le portefeuille, sortit la liasse des billets… les compta… Et les yeux tout ronds de surprise :

» – Mais dites donc… mais dites donc ? s’écria-t-il… Il y a dix mille francs !… Mais sapristi !… c’est une somme énorme… une somme… énorme… Non d’un chien !…

« Jean Guenille restait très calme… Il prononça :

» – Quand je pense qu’il y a des gens qui ont des dix mille francs dans leurs portefeuilles… ça fait pitié !

« Le commissaire ne cessait de considérer le vagabond, avec une expression dans les yeux… une expression bizarre, où il y avait plus d’étonnement encore que d’admiration.

» – Et c’est vous qui avez trouvé ça ?… Mais, sapristi… vous êtes un honnête homme… un brave homme… Vous êtes un héros… il n’y a pas à dire… vous êtes un héros.

» – Oh ! monsieur le commissaire…

» – Un héros… je ne m’en dédis point… Car, enfin… vous auriez pu… Enfin, mon brave homme… vous êtes un héros, quoi !… C’est un acte splendide que vous faites là… un acte héroïque… Je ne trouve pas d’autre mot… vous méritez le prix Montyon… Comment vous appelez-vous ?

» – Jean Guenille… monsieur le commissaire.

« Le commissaire leva vers le plafond enfumé de son bureau deux bras attestateurs :

» – Et il s’appelle Jean Guenille !… C’est admirable… C’est à mettre dans un livre… Votre profession ?

» – Hélas ! répondit le mendiant… je n’ai aucune profession…

» – Comment, pas de profession ?… Vous vivez de vos rentes ?

» – De la charité publique, monsieur le commissaire… Et, vraiment, puis-je dire que j’en vis ?

» – Ah ! diable ! Ah ! diable !… Je crains bien que les choses ne se gâtent un peu… Ah ! diable !

« Ici, le commissaire esquissa une grimace, et, d’une voix moins enthousiaste :

» – Enfin… vous êtes un mendiant ?

» – Dame… monsieur le commissaire.

» – Oui !… oui !

« Le commissaire était devenu grave… Après un petit silence :

» – Votre domicile ?… interrogea-t-il à nouveau.

« Jean Guenille répondit, découragé :

» – Comment voulez-vous que j’aie un domicile ?

» – Vous n’avez pas de domicile ?

» – Hélas ! non…

» – Vous n’avez pas de domicile ?… Vous voulez rire, mon brave homme ?

» – Je vous assure que non…

» – Mais vous êtes forcé d’avoir un domicile… forcé par la loi.

» – Et par la misère… je suis forcé de n’en pas avoir… Je n’ai pas de travail… Je n’ai aucune ressource. Et, quand je tends la main… on me donne des sous étrangers… Par surcroît… je suis vieux et malade… J’ai une hernie…

» – Une hernie… une hernie !… C’est très bien… Là n’est pas la question… Vous avez une hernie… mais vous n’avez pas de domicile… Vous êtes en état de vagabondage… Vous êtes tout simplement, passible du délit de vagabondage… Ah ! mais !… ah ! mais !… Et s’il n’y a pas de lois pour les héros… il y en a contre les vagabonds… Je suis forcé d’appliquer la loi, moi… Cela me gêne… cela m’ennuie… parce que… ce que vous avez fait… c’est très bien… Mais… que voulez-vous ?… La loi est la loi… il faut que force reste à la loi… Diable de sacré bonhomme !… Quelle idée, aussi !…

« Pendant qu’il parlait, il faisait sauter dans sa main le portefeuille… Et il continuait :

» – Voilà ce portefeuille… D’accord… À votre place, et dans votre situation, il n’y en a peut-être pas beaucoup qui l’eussent rapporté… J’en conviens… Je ne veux pas prétendre que vous ayez été un imbécile, de le rapporter, ce portefeuille… Non… au contraire… Votre action est fort méritoire… elle est digne d’une récompense… Et cette récompense… que je ne juge pas inférieure à cent sous… vous l’aurez sans doute, dès que nous aurons retrouvé – si nous la retrouvons jamais – la personne à qui appartient ce portefeuille et les dix billets de mille francs qu’il contient… Oui, mais il ne s’ensuit pas pour cela que vous ayez un domicile… et tout est là, Jean Guenille… Comprenez-moi bien… Il n’existe pas, dans le Code, ni ailleurs, un article de loi qui vous oblige à retrouver, dans la rue, des portefeuilles garnis de billets de banque… Il y en a, au contraire, un qui vous force à avoir un domicile… Ah ! vous eussiez mieux fait, je vous assure, de trouver un domicile, plutôt que ce portefeuille…

» – Alors ?… demanda Jean Guenille.

» – Alors, répondit le commissaire… Voilà… Vous allez coucher au poste cette nuit… et demain, je vous enverrai au Dépôt…

« Et il sonna… Deux sergents se présentèrent… Le magistrat fit un geste… Et, tandis qu’ils emmenaient Jean Guenille au poste, celui-ci gémissait :

» – Ça, par exemple !… Vraiment, je n’ai pas de chance, aujourd’hui… Ces sacrés bourgeois, je vous demande un peu, est-ce qu’ils ne feraient pas mieux de garder leurs portefeuilles dans leurs poches ?… Ça fait pitié !… »


Enfin un cinquième dit :

— Vous m’excuserez si mon écrit est moins gai… On vient d’évoquer de la misère comique… voici de la misère tragique… Elle est tout aussi douloureuse… bien qu’elle ne fasse pas rire…

Et, il commença :

« Un matin, un homme d’une cinquantaine d’années, très pauvrement vêtu, à l’aspect maladif et délabré, aux gestes exaltés, aux propos incohérents, vint sonner à ma porte. Après quelques explications, qui terrifièrent la domestique et qu’elle ne comprit point, il demanda à me voir… Les domestiques n’ont pas le sens du mystère, elles n’aiment point les pauvres gens, et elles redoutent les figures souffrantes, les figures farouches… On lui dit que je n’étais pas chez moi… que je ne rentrerais que fort tard… et que, peut-être… sûrement… je ne rentrerais pas du tout… L’homme parut, un moment, déconcerté, mais il n’insista pas, et il s’en alla, sans rien dire…

« Une demi-heure après, il revenait sonner à ma porte… L’expression de son visage n’était plus, paraît-il, la même… Elle était calme, presque joyeuse… Il sourit à la domestique, et son sourire était plein de douceur et de bonté… D’une voix extrêmement polie, il dit :

» – Vous lui donnerez ces quatre feuilles que je viens d’écrire, en bas, chez la concierge… Vous les lui donnerez, dès qu’il rentrera… N’oubliez pas… c’est de la plus haute importance…

« Plus bas, presque mystérieusement, il ajouta :

» – Il s’agit du bonheur de l’humanité. Vous voyez combien cela est urgent… Mais chut !… N’en parlez pas à la cuisinière… Les cuisinières, ce sont des fourneaux… Elles se moquent du bonheur de l’humanité…

« En même temps il remettait, une à une, ces quatre feuilles de papier, couvertes d’une écriture large, écartée, fiévreuse, tantôt très ferme, tantôt tremblée… sans aucune rature… L’encre par endroits, n’en était pas encore séchée.

» – Chut !… fit-il de nouveau… Je compte sur vous…

« Et, très vite, sans autres commentaires, il dégringola l’escalier. »

L’invité tira de la poche de son smoking un petit rouleau de papier, qu’il déplia :

— S’il y a parmi nous des gens de goût, des gens vertueux et des vaudevillistes, je les prie de ne pas écouter… Voici cette lettre… Et il lut :


Monsieur,

Ah ! je la connais bien la raison… la raison qui fait que vous ne me comprenez pas… que vous ne m’aimez pas… que vous ne m’aimerez jamais, et que tous, tant que vous êtes, vous me laisserez périr sur l’échafaud, ou crever dans les bagnes, froidement, sans un regard de pitié sur moi, sans même un regard de curiosité sur moi…

Vous autres, messieurs, vous êtes des gars sains et vigoureux… vous avez la peau solide, les yeux purs, et les bras longs… et du ventre. Ah ! oui, du ventre… Mais cela ne fait rien… Moi aussi, j’ai du ventre… Dieu sait pourtant !

Vous autres, messieurs, vous êtes nés… vous vous êtes développés dans les contrées adorables où la nourriture pousse partout, où même il ne pousse que de la nourriture… Et les muscles pleins de force, les veines pleines de sang bien chaud, les poumons pleins d’air purifié, vous arrachant à l’extase et à la fertilité de vos sites, vous êtes venus apporter à Paris cet idéal si beau, qui sent si bon l’herbe fraîche de la prairie, l’arôme des sources, le calme, le silence des forêts profondes… les étables et le foin… oh ! le foin ! À Paris… oui, à Paris, pour dompter Paris, que, permettez-moi de vous le dire, vous connaissez si peu.

Parisien, ah ! je donnerais beaucoup, moi (je n’ai rien)… pour ne pas l’être, pour ne l’avoir jamais été… Peut-être aurais-je l’air un peu moins lugubre… peut-être souffrirais-je un peu moins et aurais-je un peu plus de cheveux sur la tête… Et peut-être aussi, n’étant pas né à Paris, serais-je né quelque part, comme vous tous !… À moins, toutefois, que je ne sois né nulle part, ce qui eût été une fameuse chance pour moi…

Car moi, je suis l’enfant de Paris… sorti de flancs miséreux… et de races dégénérées… J’ai eu pour père le crime, et pour mère la misère… Mes amis d’enfance à moi avaient nom Bibi Sapeur, La Gousse, Titi et Trompe-la-Mort… Plusieurs de ces pauvres gueux sont morts dans les bagnes, d’autres sur l’échafaud… et je sens qu’une mort semblable m’est réservée, peut-être !… Jusqu’à onze ans, je n’ai pas vu un champ de blé… une petite source… une belle forêt… Je n’ai vu que des couteaux, des yeux furieux… des mains rouges… les pauvres mains !… rouges d’avoir tué… des mains pâles… les pauvres mains !… pâles d’avoir volé… Et que pouvaient-elles faire d’autre ?

Mes yeux à moi, dans l’emportement, dans la colère et dans la faim… et dans l’amour aussi… ont le reflet de ces couteaux de mon enfance et font penser à la guillotine… Et mes mains… ah ! mes mains… elles ont tout vu… et d’avoir vu tant de choses terribles, tristes ou douloureuses… elles sont restées des mains crispées… des mains hagardes… et qui ne peuvent plus travailler.

J’ai passé dans les usines et dans les ateliers de Paris… et j’ai soulevé des fardeaux, et j’ai mis du bleu sur des poteaux… et j’ai étouffé dans la fumée… et je suis descendu dans des puits… et je n’ai pas mangé à ma faim, et je n’ai trouvé, parmi mes compagnons, personne pour m’aimer… On n’a pas le temps… et le travail rend le cœur dur… et fait qu’on se déteste les uns les autres…

Plus tard, à trente ans, j’ai pénétré dans une maison où les choses n’allaient pas ainsi… Là, c’était une maison bourgeoise… Là il ne fallait pas voyouter… Là, il y avait un maître… au lieu de deux cents… Là, il fallait obéir… Je me suis résigné… J’ai dompté mes nerfs… les beaux jours ont fait le reste… Comme c’était à la campagne, je me suis attardé, je me suis attendri en promenades dans les champs et dans les forêts… et j’ai parlé aux petites sources… aux fleurs sur les talus des routes, et dans les prairies… Et déjà vieux par la misère, fatigué par le travail, j’ai eu des rêves jeunes, comme on en a à seize ans…

Et puis je suis revenu à Paris… et j’ai flâné dans les rues, le soir, au cabaret… Dans les bouges… et j’ai enfin trouvé des camarades… C’étaient de braves et honnêtes gens, des demi-ivrognes, des ivrognes accomplis… des demi-souteneurs, des souteneurs accomplis… tristes et rigolos… charitables et féroces… et que j’aimais parce que, eux, du moins… ils avaient un cœur.

Oui, mais tout cela n’est pas vivre…

Sentir les choses et promener sa misère de là à là, du soir au matin, du marchand de vins à la prison, ça n’est pas vivre…

Et voilà maintenant ce que je veux faire : à moins qu’on ne me haïsse au point de me séquestrer dans une maison de fous… dans un bagne… ou dans un hôpital…

Je veux, enfin, devenir un danger social…

Et j’irai, moi, pour le peuple de Paris et pour les paysans que j’aime, j’irai, moi… oui… j’irai rendre visite à tous les députés et à tous les électeurs, fussent-ils cent millions, et je leur demanderai s’ils n’ont pas enfin fini de se foutre de notre gueule à tous ?

Pour le peuple de Paris, et pour les paysans que j’aime, j’irai… oui… j’irai trouver Loubet ; je l’obligerai à me suivre chez tous les mastroquets de la rue de la Roquette, de la rue de Charonne, du faubourg Antoine, un jour de paie… Et je l’emmènerai à toutes les mairies où sont affichées les demandes d’emploi, et je le ferai entrer dans les taudis, où les gueux dodelinent leurs pauvres têtes malades…

Pour le peuple de Paris… et pour les paysans que j’aime… j’irai… oui… j’irai inviter le roi des Belges, le prince de Galles et tous les rois, et tous les riches et tous les heureux, à venir avec moi, dans les maisons publiques de Montmartre, dans les prisons, au Dépôt… pour qu’ils aient honte de leurs richesses et de leur bonheur… et pour qu’ils apprennent à aimer les filles et à chérir les souteneurs, et tous les braves cœurs contre qui ils dressent des lois, des limiers de police, des échafauds, alors qu’ils devraient leur élever des palais, des statues.

Pour le peuple de Paris et pour les paysans que j’aime, j’irai… oui, j’irai inviter galamment M. Georges Leygues et M. Roujon à me suivre dans les théâtres de Paris, au musée du Louvre… et dans les Académies, et dans les Sorbonnes… Ça fait pitié !

Et j’irai à Rome pour dire au pape que le peuple de Paris et les paysans que j’aime ne veulent plus de son Église, de ses prêtres et de ses prières… Et j’irai dire aux rois, aux empereurs, aux Républiques, que c’en est fini de leurs armées, de leurs massacres… de tout ce sang, de toutes ces larmes, dont ils couvrent l’univers, sans raison…

Et je promènerai mon couteau et mes mains rouges sur toutes ces faces, dans tous ces ventres.

Et ainsi sera accompli mon rôle de danger social…

J’ai le très ferme espoir de vous voir bientôt, un jour que vous ne serez pas surchargé de besogne, que vous rentrerez chez vous de bonne heure, et que vous ne serez pas trop pressé…

Je n’aime pas trop les gens pressés.


Le narrateur replia la terre, la remit dans sa poche… Il y eut un silence, et je sentis comme un petit vent froid qui me passait sur la nuque…


Triceps, tout à ses devoirs de maître de maison, n’avait pas prononcé une parole durant tous ces récits… Mais il n’était pas homme à ne point en tirer des conclusions scientifiques.

— Mes amis, dit-il, j’ai écouté attentivement vos histoires. Et elles me confirment davantage dans l’opinion que, depuis longtemps, depuis le congrès de Folrath, surtout, je me suis faite de la misère humaine. Tandis que vous prétendiez que la pauvreté était le résultat d’un état social défectueux et injuste, moi, j’affirmais qu’elle n’était pas autre chose qu’une déchéance physiologique individuelle… Tandis que vous prétendiez que la question sociale ne pourrait être résolue que par la politique, l’économie politique, la littérature militante, moi je criais bien haut qu’elle ne pouvait l’être que par la thérapeutique… Mais c’est évident… il n’y a plus de doute… Ah ! la science, quelle merveille !… Vous savez à la suite de quelles expériences rigoureuses, inflexibles, nous fûmes, quelques scientistes et moi, amenés à décréter que le génie, par exemple, n’était qu’un affreux trouble mental ?… Les hommes de génie ?… Des maniaques, des alcooliques, des dégénérés, des fous… Ainsi nous avions cru longtemps que Zola, par exemple, jouissait de la plus forte santé intellectuelle ; tous ses livres semblaient attester, crier cette vérité… Pas du tout… Zola ? Un délinquant… un malade qu’il faut soigner, au lieu de l’admirer… et dont je ne comprends pas que nous n’ayons pu obtenir encore, au nom de l’hygiène nationale… la séquestration dans une maison de fous… Remarquez bien, mes amis, que ce que je dis de Zola, je le dis également d’Homère, de Shakespeare, de Molière, de Pascal, de Tolstoï… Des fous… des fous… des fous… Vous savez aussi que les soi-disant facultés de l’esprit, les soi-disant vertus morales dont l’homme est si fier et que – ô stupidité ! – nous nous acharnons à développer par l’éducation… oui, enfin… l’intelligence, la mémoire, le courage, la probité, la résignation, le dévouement, l’amitié, etc., etc, ne sont que des tares physiologiques graves… des déchéances… des manifestations plus ou moins dangereuses, de la grande, de l’unique, de la terrible maladie contemporaine : la névrose ?… Eh bien, un jour je me posai la question suivante : « Qu’est-ce que la pauvreté ?… Et instantanément, je répondis : « Une névrose, parbleu ! »… D’abord, je raisonnai, et je me dis : « Voyons… voyons… débarrassons-nous de tous les lieux communs, de tous les clichés que depuis des siècles et des siècles se passent et se repassent littérateurs, poètes, philosophes… Comment, dans un temps de production et de surproduction tel que le nôtre, peut-il arriver qu’il y ait encore des pauvres ?… Est-il concevable, est-il admissible, qu’à une époque où l’on fabrique trop de drap, trop de velours, trop de soie et de cotonnade, l’on rencontre des gens misérablement vêtus ?… Que des êtres humains crèvent de faim et de misère, alors que les produits alimentaires, les denrées de toute sorte, encombrent tous les marchés de l’univers ?… Par quelle anomalie — inexplicable au premier abord, semble-t-il — voyons-nous, parmi tant de richesses gaspillées, parmi tant d’abondance inutilisée, des hommes qui s’obstinent, qui s’acharnent à rester pauvres ? »… La réponse était facile : « Des criminels ?… Non… Des maniaques, des dégénérés, des aberrants, des fous ?… Oui… Des malades, enfin… Et je dois les guérir !… »

— Bravo !… bravo !… applaudit quelqu’un.

Un autre cria :

— Ah ah !… À la bonne heure !

Triceps, encouragé, reprit :

— Les guérir ?… Sans doute ?… Mais il fallait faire passer ce raisonnement du domaine de l’hypothèse dans celui de l’expérimentation rigoureuse… des marécages de l’économie politique, des tourbières de la philosophie, dans la terre végétale de la science… Un jeu, pour moi, vous allez voir… Je me procurai une dizaine de pauvres offrant toutes les apparences de la plus aiguë pauvreté… Je les soumis à l’action des rayons X… Écoutez bien… Ils accusèrent, à l’estomac, au foie, aux intestins, des lésions fonctionnelles qui ne me parurent pas suffisamment caractéristiques et spéciales… Le décisif fut une série de taches noirâtres qui se présentèrent au cerveau et sur tout l’appareil cérébro-spinal… Jamais, je n’avais observé ces taches sur les cerveaux des malades riches, ou seulement aisés… Dès lors, je fus fixé, et je ne doutai pas un instant que là, fût la cause, de cette affection démentielle et névropathique : la Pauvreté…

— De quelle nature étaient ces taches ? demandai-je.

— Semblables à celles que les astronomes relevèrent à la périphérie de l’astre solaire… répondit Triceps, imperturbablement… Avec cette particularité, toutefois… qu’elles avaient une apparence d’induration cornée… Et remarque, mon ami, comme tout s’enchaîne… comme une découverte en amène une autre ?… Astre et cerveau, comprends-tu ?… J’avais désormais dans la main, non seulement la solution de la question sociale, mais la solution autrement importante d’un problème que je cherchais depuis quinze ans : l’unification des sciences.

— Admirable !… Et alors ?…

— Je n’ai pas le temps de vous donner de ces taches une description physiologique complète… Ce serait d’ailleurs trop ardu pour vous… Contentez-vous de savoir qu’après de patientes analyses histologiques, j’en déterminai exactement la nature… Le reste n’était plus rien, pour moi… Je séquestrai mes dix pauvres dans des cellules rationnelles appropriées au traitement que je voulais appliquer… Je les soumis à une alimentation intensive, à des frictions iodurées sur le crâne, à toute une combinaison de douches habilement sériées… bien résolu à continuer cette thérapeutique jusqu’à guérison parfaite… je veux dire jusqu’à ce que ces pauvres fussent devenus riches…

— Eh bien ?

— Eh bien !… au bout de sept semaines… l’un de ces pauvres avait hérité de deux cent mille francs… un autre avait gagné un gros lot au tirage des obligations de Panama… un troisième avait été réclamé par Poidatz, pour rendre compte, dans Le Matin, des splendides représentations des théâtres populaires… Les sept autres étaient morts… Je les avais pris trop tard !…

Brusquement, il fit une pirouette, et il cria :

— Névrose ! névrose ! névrose !… Tout est névrose !… La richesse… voyez Dickson-Barnell… c’est aussi une névrose… Parbleu !… mais c’est évident… et le cocuage, donc ?… Ah ! mes enfants !… De la bière ?… de la chartreuse ?… des cigares ?…