Les Visages de la vie/La Forêt

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Les Visages de la vieEdmond Deman (p. 19-23).
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LA FORÊT


C’est aujourd’hui le domaine des seuls oiseaux,
Ce bois que les siècles décorent.

Dans le mirage en or des soirs et des aurores,
Au bord de l’île, où les mers s’éplorent,
II flotte et bouge au loin, sur la splendeur des eaux.

Il est d’éternité,
Puisque personne
Ne se rappelle avoir planté
Ses chênes montrueux à tête de gorgones.


Il est d’éternité, comme la vie,
Violente, prodigieuse, inassouvie,
Depuis toujours jusques jamais.

Il est d’éternité et se complaît
En son rêve qui se défait
Et se refait, au long des soirs et des aurores
Et des saisons d’ébène et d’or, qui le décorent.

Tout ce qui fut jadis par les grands dieux sublimes
Jeté en flamme et en orages, dans l’espace,
Illumine ses cimes ;
Ses troncs, ramus d’audace,
Vibrent et frissonnent encore
D’avoir été le corps d’écorce et d’or
Des satyres railleurs écorchés par la foudre ;
Aux flancs de ses rochers que les micas saupoudrent,
Étincellent les Oréades nues ;
Le visage d’argent de la déesse blanche
Vers ses bergers dormant, près des sources, se penche,
L’eau de ses lacs, où se mirent les nues,
Reste froide d’avoir baigné les chairs de jade
Et les crins verts des luisantes Hamadryades.

Et tout ce que mêlèrent les poètes,

Ingénument, à l’explosion de fête
Des verdures, des sèves et des voix,
Le pare et l’illumine aussi, comme autrefois ;
Voici la troupe, en vêtements de fleurs,
Des gamines petites fées,
Qui répandent, en des parfums, leur cœur ;
Voici les rondes agrafées
Des sylphes et des lutins,
Passant comme des gammes
Sautillantes de prestes flammes,
Parmi les thyms ;
Voici les farfadets jouant aux osselets,
Sur les gazons en filigrane ;
Et la soudaine et coruscante Viviane
Surgie, en des clairières d’argent bleu,
Toute en joyaux et en cheveux,
Avec la lune, au devant d’elle.

Enfin, tout ce que les sèves primordiales
Tout ce que les forces éternelles
Ont engendré, durant les heures nuptiales
Du printemps jeune et de la terre inassouvie,
Se lève et se modèle en croupes de frondaisons
Et brusquement, de l’un à l’autre bout de l’horizon,
Bondit en troupeaux d’herbe et de buissons
À la rencontre de la vie.


L’arbre se tord en or et en verdure
Monte et règne, sous les grands midis blancs,
L’antre est tiède, le sol étincelant.
De soleil cru et de brûlures ;
Le spasme universel des choses
Se noue et se dénoue en des métamorphoses ;
Mille insectes pendus aux fleurs et aux feuillages
Les fécondent ou les saccagent ;
La clarté fauche au loin de grands pans d’ombre
Et les replie, autour des hêtres sombres,
Pour, à nouveau, les déplier, la nuit,
Lorsque le bois entier se gonfle, au bruit
De l’être épars et multiforme
Dont on entend le souffle errer et murmurer,
Au va-et-vient du vent, dans l’étendue énorme.

Pour les regards distraits et les folles cervelles,
C’est aujourd’hui le domaine des seuls oiseaux,
Ce bois, où les siècles ont mis leur sceau !

Mais toi, passant fiévreux, toi, qui récèles,
En ta mémoire, en ton désir,
Tout le passé, tout l’avenir,
Et les rejoins et les unis et les convie
À exalter, à chaque heure, la vie,
Mêle aux sèves innombrables dont les forêts,

Infiniment, sont traversées,
Le sang même de tes pensées ;
Multiplie et livre toi ; défais
Ton être en des milliers d’êtres
Et sens l’immensité filtrer et transparaître,
Avec son calme ou son effroi,
Si fortement et si profondément en toi,
Que t’absorbent les vents et les orages
Et les beaux soirs dont les gloires voyagent
Et s’accrochent, à la cime des bois,
Pour les nimber encor, comme autrefois,
De tout ce que le ciel mit d’or et de miracle
En eux, comme en d’immenses tabernacles.