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Les Visages de la vie/La Mort

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Les Visages de la vieEdmond Deman (p. 51-56).
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LA MORT


Égarons-nous mon âme, en ces cryptes funestes,
Où la douleur, par des crimes, se définit,
Où chaque dalle, au long du mur, atteste
Des meurtres d’or, à toute éternité,
Broyés, sous du granit.

Des pleurs y tombent sur les morts,
Des pleurs, sur des corps morts
Et leurs remords, y tombent ;
Des cœurs ensanglantés d’amour
Se sont aimés

Se sont tués, quoique s’aimant toujours,
Et s’écoutent, les nuits, et s’écoutent, les jours,
Se taire et se pleurer, parmi ces tombes.

Le vent qui passe et que ces corridors respirent,
Par les pores et les fentes de leurs sépulcres,
Est moite et lourd et vieux de souvenirs ;
On écoute, le soir, l’haleine suspendue,
Et l’on entend des effluves voler
Et s’attirer et se frôler,
Sous ces voûtes de marbre, en sculptures tordues.

La vie, au-delà de la mort, encor vivante,
La vie approfondie en épouvante,
Perdure-là, si fort,
Qu’on croit sentir, dans les murailles,
Avec de surhumains efforts,
Battre et s’exalter encore,
Tous ces cœurs fous, tous ces cœurs morts,
Qui ont vaincu leurs funérailles.

Reposent-là, des maîtresses de rois
Dont le caprice et le délire
Ont fait se battre des empires ;
Des conquérants, dont les glaives d’effroi

Se brisèrent, entre des doigts de femme ;
Des poètes, clairs
De leur ivresse et de leur flamme,
Qui périrent, en chantant l’air
Triste ou joyeux, qu’aimait leur dame.

Voici les ravageurs et les ardents
Dont le baiser masquait le coup de dents ;
Les doux héros de la joie ineffable
Dont la mémoire en fleur enguirlande les fables ;
Les violents et les battus du sort,
Ivres de l’inconnu que leur offrait la mort.

Plus loin, les fous dont le vertige aimait l’abîme
Qui dépeçaient l’amour en y taillant un crime ;
Plus loin, les saints et les visionnaires
Qui conquéraient le ciel, à travers les tonnerres ;
Enfin, les princesses, les reines,
Mortes, depuis quels temps et sur quels échafauds ?
Quand le peuple portait des morts, comme drapeaux,
Devant ses pas rués, vers la conquête humaine.

Égarons-nous mon âme, en ces cryptes de deuil,
Où, sous chaque tombeau, où dans chaque linceul,
On écoute les morts si terriblement vivre.

Leur désespoir superbe et leur douleur enivrent,
Car, au delà de l’agonie, ils ont planté,
Si fortement et si tragiquement, leur volonté,
Que leur poussière encore est pleine
Des ferments clairs de leur amour et de leur haine.
Leurs passions, bien qu’aujourd’hui sans voix,
S’entremordent, comme autrefois,
Plus féroces, depuis qu’elles se sentent
Libres, dans ce séjour de la clarté absente.

Regard d’orgueil, regard de proie,
Fondent l’un sur l’autre, sans qu’on les voie,
Pour s’abîmer ou s’absorber, en des ténèbres.
Autour des vieux granits et des pierres célèbres,
Parfois, un remuement de pas guerriers s’entend
Et tel héros, debout en son orgueil, attend
Que, sur le socle orné de combats rouges,
Soudain l’or et le bronze et la bataille bougent.

Tout drame y vit, les yeux hagards, le poing fermé,
Et traîne, à ses côtés, le désespoir armé ;
L’envie et le soupçon aux carrefours s’abouchent ;
Des mots sont étouffés, par des mains, sur des bouches ;
Des bras se nouent et se dénouent, ardents et las ;
Dans l’ombre, on croirait voir luire un assassinat ;
Mille désirs qui se lèvent et qui avortent,

D’un large élan vaincu, battent toujours les portes ;
L’intermittent reflet de vieux flambeaux d’airain
Passe, le long des murs, en gestes surhumains ;
On sent, autour de soi, les passions bandées,
Sur l’arc silencieux des plus sombres idées ;
Tout est muet et tout est haletant ;
La nuit, la fièvre encore augmente et l’on entend
Un bruit pesant sortir de terre
Et se rompre les plombs et se fendre les bières !

Oh, cette vie aiguë et toute en profondeur,
Si ténébreuse et muette, qu’elle fait peur !
Cette vie âpre, où les luttes s’accroissent,
À force de volonté,
Jusqu’à donner l’éternité
Pour mesure à son angoisse,
Mon cœur, sens tu, comme elle est effrénée
En son affre dernière et sa ferveur damnée ?
La sens-tu croître et se désespérer dans l’ombre
Et se darder quand même, avec ses cris cassés,
Avec ses ongles d’or brisés,
Avec ces fous regards martyrisés,
Là bas, du fond de l’ombre et des décombres ?

Soit par pitié, soit parce qu’elle
Concentre, en son ardeur, toute l’âme rebelle,

Incline toi, vers son mystère et sa terreur,
Ô toi, qui veux la vie, à travers tout, mon cœur !
Pèse sa crainte et suppute ses rages
Et son entêtement, en ces conflits d’orages,
Toujours exaspérés, jusqu’au suprême effort ;
Sens les afflux de joie et les reflux de peine
Passer, dans l’atmosphère, et enfiévrer la mort ;
Songe à tous tes amours, songe à toutes tes haines,
Et plonge toi, sauvage et outrancier,
Comme un rouge faisceau de lances,
En ce terrible et fourmillant brasier
De violence et de silence.