Les Voies romaines en Italie et en Gaule

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Les
voies romaines
en Italie et en Gaule

I. Cartes des voies romaines, de M. Pietro Rosa. — II. Recherches de M. Matty de Latour sur les voies romaines en France. — III. Travaux des épigraphistes Borghesi, Mommsen, etc.


Les relations de plus en plus fréquentes qui se sont établies entre les peuples ont contribué pour une part considérable aux progrès de la civilisation. Il s’est opéré un échange continu d’idées, d’institutions, d’œuvres d’art, de produits de l’industrie, qui a été la source de perfectionnemens et de transformations de tous les genres. Cette vérité que les temps modernes ont surtout rendue sensible, l’étude des temps anciens la manifeste également. Les nations qui s’élevèrent dans l’antiquité au plus haut degré de puissance matérielle et morale sont précisément celles que leur situation ou les événemens avaient mises en contact avec le plus de contrées étrangères. Tel a été le cas pour les villes maritimes du bassin de la Méditerranée, pour les capitales des grands empires de l’Asie. Partout l’établissement et l’extension des routes ont joué un rôle capital dans l’histoire des progrès de l’humanité. L’âge de barbarie est pour ainsi dire indiqué par l’absence de viabilité régulière. Dès qu’on commence à ouvrir de grands chemins, les sociétés, les gouvernemens bien constitués apparaissent.

Il a fallu, pour arriver à une bonne viabilité, un temps presque aussi long que pour passer de l’état sauvage à l’état policé. Durant une longue période d’où certains peuples ne sont pas encore sortis, on s’est contenté des routes que le relief du sol avait comme tracées ; on a accepté les voies telles qu’elles étaient sorties des mains de la nature. Là où des plaines unies, de longues vallées permettaient de se transporter sans difficulté et sans encombre, là où s’abaissaient les chaînes de montagnes, où s’offraient des cols accessibles, des défilés praticables, s’établissait comme de soi-même un grand chemin. La configuration topographique marquait ainsi à l’avance les directions itinéraires, et l’on ne s’en écartait que dans un cas d’absolue nécessité. Les voyages s’opéraient alors presque toujours suivant certaines lignes ; on longeait les mêmes rivières, on côtoyait le même littoral, on gravissait les mêmes pentes, on s’engageait dans les mêmes détours. Il n’y avait donc pas, à proprement parler, de routes ; il existait seulement des itinéraires. Les tracés changeaient d’autant moins qu’on avait bien des motifs pour ne pas les abandonner ; il ne suffisait pas d’avoir fait choix d’une voie facile, il fallait pendant le trajet être assuré de rencontrer de quoi se ravitailler, de quoi s’abreuver, soi et ses bêtes de somme ; il était indispensable d’avoir de distance en distance des lieux convenables pour les haltes, des endroits commodes et bien défendus pour passer la nuit. Une fois la direction qui réunissait ces divers avantages reconnue et adoptée, on s’y tenait. C’est là ce qui explique comment en Asie, en Afrique, les voies commerciales n’ont pas subi de changemens pendant des milliers d’années. Depuis un temps immémorial, elles continuent à être suivies par les caravanes ; elles ont gardé le plus souvent les mêmes stations, déterminées par la présence d’oasis, de puits, de passages de rivière, qui subsistent aujourd’hui comme par le passé. Les races asiatiques qui ont, à diverses époques, pénétré en Europe s’avancèrent par les mêmes chemins et marchèrent sur les traces les unes des autres. Les migrations se sont opérées suivant des directions presque constantes que la seule inspection de la carte pourrait faire deviner, et qui représentent aussi le mouvement des armées dans les grandes expéditions militaires.

Les fleuves furent à l’origine les artères habituelles de communication ; on en longeait les bords, l’on en descendait ou remontait le cours : aussi les fleuves principaux de l’Europe marquent-ils la route qu’ont parcourue pour l’envahir presque toutes les hordes barbares. Dans l’ancien monde, partout où existe un long et large cours d’eau, — dans l’Assyrie, que traverse l’Euphrate, dans la Bactriane, que baigne l’Oxus, dans l’Hindoustan occidental, où coule l’Indus, dans l’Hindoustan oriental, que le Gange arrose, dans la Chine, que sillonne le Fleuve-Jaune, dans l’Égypte, qui n’est en réalité que la vallée du Nil, — les communications ont été plus multipliées et plus constantes qu’ailleurs, et la civilisation a de bonne heure atteint un développement remarquable. Couvertes de forêts impénétrables, coupées par des marécages, traversées par des chaînes inaccessibles, une foule de régions n’avaient guère dans le principe d’autres routes que leurs fleuves. Il en était ainsi de l’Amérique équinoxiale quand, au commencement de ce siècle, elle fut explorée par Alexandre de Humboldt. Avant la conquête de la Gaule par les Romains, le Rhône, la Saône, la Loire, la Seine, le Rhin et la Garonne étaient à peu près les seules voies commerciales ; les transports ne se faisaient par terre que dans l’espace qui séparait la Loire de la Saône et la Seine du Rhin. C’est cette circonstance qui valut de bonne heure à Lyon son importance, située qu’est cette ville au confluent de deux des plus grands cours d’eau de notre pays. En Grèce, au Ve et au VIe siècle avant notre ère, hormis sur les territoires fort restreints d’Athènes, de Sparte et de Thèbes, à proprement parler, il n’y avait pas de routes. La résistance du sol, due à la sécheresse habituelle, à la constitution rocailleuse du terrain, dispensait de tout entretien. Sans doute il existait des voies, ce que les Grecs appelaient ὁδός, c’est-à-dire des bandes de terrain que respectait la culture, que suivaient les piétons, les cavaliers et les chars, et par lesquelles s’opéraient d’ordinaire les transports. Au temps des gouvernemens républicains, on donnait aux voies de grande communication l’épithète de léophores[1]. Sous la domination macédonienne, elles furent connues sous le nom de basiliques, autrement dit royales ; mais ce n’étaient encore là que des chemins naturels, où l’on faisait tout au plus, en cas de graves dégradations, une réparation passagère. L’œuvre était généralement abandonnée aux riverains ou exécutée par ceux-là mêmes qui fréquentaient la route. Les travaux d’entretien semblent avoir été plus habituels et plus réguliers pour les voies que les Grecs appelaient sacrées, parce qu’elles conduisaient à des villes saintes, qu’elles étaient suivies par des processions et des pèlerinages, ou, comme on disait en langue hellénique, par des pompes et des théories. Telles étaient la voie d’Athènes à Eleusis, la voie d’Athènes à Delphes, celle d’Élis à Olympie. Toutefois il n’est pas fait mention de magistrats spéciaux commis à la surveillance de ces routes incessamment parcourues, et c’est là une preuve qu’on n’avait pas songé à en assurer la viabilité par des réparations annuelles et opportunes. Strabon fait remarquer que ce qui distinguait les Hellènes des Romains en matière de travaux publics, c’est le peu de souci qu’avaient les premiers des égouts, des aqueducs et des grandes routes, objets constans au contraire de la sollicitude des derniers. Les Athéniens seuls se préoccupèrent du bon état et de la police de leurs voies. Dès le IVe siècle avant notre ère, ils avaient institué sous le nom d’hodopoios (ὁδοποιός) des magistrats particuliers auxquels était confiée l’inspection des routes, et qui, à raison de leur importance, furent investis dans la suite des attributions les plus diverses. Cependant il est probable que les voies dont l’hodopoios avait l’administration n’étaient d’abord que des voies urbaines, autrement dit de grandes rues. Le développement du commerce et de la culture rendit nécessaire l’établissement de chemins nouveaux à travers l’Attique, dont les points principaux étaient reliés à Athènes par des routes qui n’étaient elles-mêmes que les prolongemens des voies principales de la ville de Périclès. L’une de ces voies, la plus fréquentée de toutes, conduisait au Pirée, le grand port des Athéniens, la station principale de leurs navires de guerre.

On le voit, les Grecs ne sortirent que très tard de cet état de viabilité qu’on peut appeler l’état naturel, et dans lequel l’homme ne s’est point encore élevé à l’idée de la construction systématique de voies de communication. La civilisation grecque était trop fractionnée et trop locale pour avoir compris le besoin de ces grandes lignes itinéraires qui rattachent les peuples entre eux. Ce sont les gouvernemens centralisés qui ont les premiers senti la nécessité d’ouvrir des chemins là où la nature n’avait souvent créé que des obstacles.

Le vaste empire d’Assyrie par exemple posséda un système de voies destinées à relier fortement la métropole aux provinces qui lui étaient subordonnées. C’est à Sémiramis que la tradition fait remonter l’établissement des premières routes dans la véritable acception du mot. Cette reine célèbre fit exécuter de grands travaux, ouvrir des tranchées à travers les montagnes, aplanir le sol là où les inégalités gênaient la circulation, jeter des ponts sur les rivières qu’on traversait auparavant à gué. Cet exemple a été vraisemblablement suivi par d’autres monarques assyriens ; les inscriptions cunéiformes, dont l’intelligence commence à être dévoilée, attestent l’importance et la multiplicité des travaux qu’un Nabuchodonosor ordonnait dans Babylone. Des canaux étaient creusés, des digues élevées pour empêcher les débordemens de l’Euphrate et du Tigre, la viabilité était assurée sur une foule de points. Les Perses, héritiers de la grandeur et de la civilisation des Assyriens, suivirent leur exemple et établirent aussi de grandes routes. Xerxès dépensa des sommes considérables à l’exécution de travaux de ce genre. C’est sur ces routes que furent établis les services de courriers appelés dans la langue perse angares, dont Xénophon attribue la création à Cyrus. Au temps d’Hérodote, l’Asie-Mineure était déjà traversée par une de ces grandes voies persiques, qui allait de Suse à la mer Egée, et sur laquelle on avait élevé cent onze maisons de relais situées à environ une journée de marche les unes des autres. Les courriers se relayaient de station en station, comme les chevaux, et cette invention fut empruntée plus tard par les empereurs romains au gouvernement du grand roi. Le mot perse lui-même passa dans la langue grecque et latine ; on le retrouve jusque dans le code théodosien, qui renferme divers règlemens relatifs à ce qu’on peut regarder comme l’origine de nos postes.

Les Carthaginois firent aussi exécuter en Afrique, et vraisemblablement sur le littoral de l’Espagne, de grandes routes, afin de faciliter l’expédition des marchandises qu’ils répandaient chez les peuples soumis à leur domination. Les lourds chariots employés par les anciens pour les transports creusaient sur le sol, quand il n’était pas suffisamment compacte, de profondes ornières qui devaient rendre promptement les routes impraticables. La nécessité de voies pavées se présenta de bonne heure à l’esprit de ce peuple marchand ; voilà pourquoi on leur en a attribué l’invention. Les travaux que les Carthaginois firent exécuter en vue d’établir de grandes lignes de communication n’ont pas laissé de vestiges ; ces routes anciennes ont été remplacées par de nouvelles dont le tracé toutefois reproduit encore en bien des directions la voie primitive. Sur les côtes d’Espagne, de la Gaule narbonnaise et de la Sicile, il existe quelques chemins qui paraissent dater du temps des Carthaginois.

Au reste, ce n’était qu’en l’absence de voies fluviales que les peuples de la primitive antiquité perçaient des routes et se livraient à des travaux destinés à rendre les transports praticables. Les eaux étaient la voie préférée ; le commerce se faisait surtout par mer, et les petits bâtimens des Phéniciens, des Carthaginois, des Grecs, des Ibères et des Gaulois remontaient facilement le cours des fleuves qui se jettent dans la Méditerranée. Quand on étudie l’histoire des colonies des deux premiers de ces peuples, on voit que c’est presque constamment en suivant le bord des fleuves qu’ils ont pénétré dans les continens. Jusqu’au commencement de notre ère, les pays qui se trouvent situés le plus loin des côtes, le plus à l’intérieur de l’Europe, de l’Afrique ou de l’Asie, étaient précisément les plus barbares. Malgré ses dangers et l’imperfection de la navigation, l’Océan était alors plus sûr et plus accessible que les forêts dont l’Europe centrale était couverte, les déserts de la Scythie, les sables de la Libye, les montagnes des Alpes ou du Caucase.

C’est à Rome que revient l’honneur d’avoir réellement conçu ridée d’un système régulier de routes. Il appartenait au peuple centralisateur par excellence de donner en fait de voies de communication les plus grands exemples, de réaliser ou de préparer les plus grands progrès. Parler des voies romaines, c’est remonter aux sources mêmes de la viabilité moderne. C’est encore étudier le monde romain sous un de ses aspects les plus caractéristiques.


I.

Le peuple-roi comprit la nécessité qu’il y avait, pour assurer sa domination sur les contrées de plus en plus lointaines où il portait ses armes, d’unir sa ville aux extrémités de ses frontières par des routes où pussent se transporter sans retards ses armées, ses magistrats, ses ambassadeurs. L’établissement de la puissance romaine avait eu pour conséquences de créer des rapports incessans de commerce et d’affaires entre Rome, les municipes et les colonies. Les habitans des provinces qui avaient le droit de cité romaine venaient ou pouvaient venir voter tous les ans dans les comices. Nombre de provinciaux faisaient le voyage de Rome, où ils allaient solliciter l’appui de quelque patron ; plusieurs y fixaient leur résidence tout en continuant d’entretenir avec leurs enfans, qu’ils avaient laissés dans leur ville natale, des relations de famille et d’intérêts. Tout tendait donc à multiplier dans l’empire romain les communications ; on n’avait encore senti nulle part ailleurs aussi vivement l’importance des routes et des moyens rapides de transport. Cette nécessité se manifesta dès que les Romains eurent uni à leur territoire la Campanie, qui en était notablement éloignée et qui allait devenir une des plus riches provinces de leur empire. En l’an 313 avant notre ère, le censeur Appius Claudius fit établir la voie qui prit son nom et qui a été le prototype de celles dont fut traversée dans la suite toute la péninsule italique. Les Romains n’avaient jusqu’alors connu dans le Latium que ces chemins naturels qu’ils appelaient iter (au pluriel itinera), et qui demeurèrent en usage après l’établissement des voies soit pour l’exploitation des champs, soit pour le service de petites localités sans grande importance et sans grand commerce. Ces iter, fort analogues à ce qu’ont été longtemps nos chemins vicinaux et qui se retrouvent encore aujourd’hui en grand nombre dans la campagne de Rome, servaient à la fois de route et de frontière entre le territoire des diverses tribus. Beaucoup n’avaient été à l’origine que de simples passages (actus) qui, à force d’être battus et suivis, prirent l’aspect de véritables chemins. Tout autre chose était la voie Appienne. Dès l’origine, quoique n’étant point encore dotée des améliorations nombreuses qu’on y apporta plus tard, elle présentait le caractère d’une véritable route ayant sa chaussée et ses accotemens construits d’après un système régulier et bien entendu d’empierrement. Cette voie s’étendait de la porte Capène jusqu’à Capoue sur une longueur de 142 milles ; elle passait par Bovilles, Aricie, Terracine, Fundi, Formies et Minturnes. Elle fut prolongée plus tard jusqu’à Brindusium, aujourd’hui Brindisi, le grand port de la vieille Italie, que l’établissement du chemin de fer qui suit le littoral de l’Adriatique promet de rendre bientôt à son antique importance. La voie Appienne, qui avait été dans l’ordre chronologique la première voie de la presqu’île, en devint ainsi la plus longue, car elle embrassa un parcours de 380 milles ; aussi le poète Stace l’appelle-t-il la reine des voies, regina viarum[2]. L’intérêt qui s’attache à son histoire, les monumens nombreux qui s’élevaient sur ses bords ont appelé les recherches des antiquaires ; on l’a explorée en une foule de points, mais surtout dans la partie qui avoisine Rome. Des fouilles ont mis à découvert la longue suite de tombeaux répandus entre la ville éternelle et l’ancienne Bovilles. Les travaux exécutés sous le pontificat de Pie IX du cinquième au douzième mille ont été des plus féconds en découvertes de monumens antiques. La voie Appienne devint une véritable tête de ligne ; d’autres voies ouvertes à l’instar de celle qu’on devait à Appius Claudius se détachèrent de celle-ci et relièrent la ville éternelle aux plus importantes bourgades de ses environs : telles étaient la via Ardeatina, qui conduisait à Ardée et s’embranchait sur la voie Appienne un peu avant la deuxième borne, la via Triumphalis, appelée aussi via Numinis, qui menait au temple de Jupiter Latialis, construit au sommet du mont Albain.

De grandes lignes itinéraires furent donc tracées par les Romains au nord et à l’ouest de leur ville, et mirent en communication cette glorieuse métropole avec les nouvelles provinces dont ses victoires lui assuraient la soumission. L’Italie fut sillonnée dans les directions principales par de larges routes dont le réseau, enveloppant les peuples italiotes, les retenait dans la dépendance du centre où venaient aboutir les extrémités de ces fils puissans qui les assujettissaient. Ces voies furent comme les artères qui portaient à la périphérie du corps romain le sang, le fluide nourricier élaboré dans Rome, à la fois la tête et le cœur de cet organisme. La plupart de ces voies prirent comme leur aînée le nom du magistrat qui en avait dirigé la construction. Elles avaient une destination avant tout stratégique ; elles facilitaient la marche des armées et le transport des approvisionnemens. Je me bornerai à citer les plus anciennes de ces voies qui sont aussi restées les plus célèbres. La via Aurelia, qui partait de la porte Janicule, aujourd’hui Saint-Pancrace, se dirigeait vers la mer par Lorium et conduisait en Etrurie. Après la conquête de la Ligurie, elle fut prolongée jusqu’à Gênes, et plus tard à travers la Gaule narbonnaise jusqu’à Arles ; on en retrouve encore, dans le département du Var, des vestiges connus sous le nom de chemin d’Aurèle ou chemin Aurélian. La via Flaminia, qui partait de la vieille porte Ratumène, en suivant la direction du Corso, mettait Rome en communication avec les points principaux du littoral nord-ouest de l’Adriatique ; elle traversait l’Ombrie et aboutissait à Ariminum, aujourd’hui Rimini. Cette grande voie fut continuée, plusieurs siècles après, jusqu’à Plaisance, par une voie nouvelle dite via Emilia, du nom du général qui la fit exécuter, Æmilius Lepidus, nom qui a fait attribuer celui d’Emilie à une portion du pays qu’elle traversait. Les Romains eurent ainsi une grande ligne qui tenait à la fois en respect les Ombriens, les Étrusques et les Cisalpins. De plus, la via Flaminia se bifurquait sur la frontière toscane, et tandis que la branche principale suivait la rive droite du Tibre et passait par Ocriculum, l’autre branche dite via Cassia conduisait à Sutrium, Vilerbe et Bolsena. L’allongement de ces voies permit ainsi d’aller de Rome dans la Gaule cisalpine par des routes différentes, les communications entre la métropole et Modène pouvant s’établir par trois lignes distinctes.

La consolidation de l’autorité du peuple-roi en Italie, les guerres qu’il soutint incessamment au dehors de la péninsule ne firent qu’accroître la circulation sur ces routes, qui se transformèrent peu à peu en artères commerciales, sans perdre pour cela leur importance militaire ; car si Rome n’avait plus à craindre le soulèvement des peuples italiques, il lui fallait encore lever des troupes pour les conquêtes lointaines. Ces troupes devaient pouvoir se porter rapidement là où elles avaient à combattre, dans les ports d’où elles s’embarquaient pour l’Asie et l’Afrique, en sorte que la péninsule était sans cesse traversée par des soldats en marche. Les rapports politiques et administratifs avaient aussi singulièrement multiplié les transports. Le sénat entretenait avec les préteurs, les proconsuls et les souverains alliés ou amis du peuple romain des relations régulières et presque périodiques. Chaque année les gouverneurs des provinces se rendaient dans le pays dont le commandement leur était attribué ; ils voyageaient d’ordinaire avec un grand appareil, accompagnés d’une suite nombreuse. La centralisation romaine nécessitait un échange assez fréquent de lettres, et au service de l’état venaient se joindre la correspondance de famille, celle de l’amitié, dont les lettres de Cicéron nous ont laissé de si curieux témoignages. Des messagers, des courriers devaient ainsi se croiser à tout instant sur les routes de l’Italie. Rome, dont la population augmentait sans cesse, avait besoin d’approvisionnemens de plus en plus abondans. Sans doute la plus grande partie des blés et des produits étrangers que consommait la ville éternelle étaient apportés par mer, débarqués à Ostie et conduits dans la ville soit sur des barques qui remontaient le Tibre, soit sur des chariots qui encombraient la via Ostiensis ; mais la Gaule cisalpine, la Gaule narbonnaise, la Grande-Grèce commençaient à expédier plusieurs de leurs produits par ce que nous appellerions aujourd’hui le roulage. De lourds chariots, des bêtes de somme apportaient les denrées, les matières premières, les étoffes que le peuple romain demandait aux Gaulois, aux populations pastorales ou agricoles de l’Apennin et des Alpes. Les voies de l’Italie devaient donc offrir une circulation assez active. Dans les derniers temps de la république, des communications existaient entre presque toutes les villes principales de la péninsule. Les voyages étaient longs sans doute, si nous en jugeons par le tableau piquant qu’Horace nous a tracé de son voyage à Brindusium, mais ils étaient toujours possibles, et c’est là ce qui constituait, comparé à l’état ancien, un véritable progrès.

On comprend que l’importance de la viabilité ait fait de la voirie l’une des branches les plus élevées de l’administration romaine. Le peuple statuait quelquefois par des lois sur les mesures à prendre pour l’établissement ou la réparation des routes. Au lieu d’être abandonnées aux soins incertains de ceux dont elles traversaient ou bornaient les terres, les routes furent confiées à de hauts magistrats. La loi des Douze-Tables avait placé dans les attributions des censeurs l’inspection des voies et des eaux de la ville ; c’étaient eux qui adjugeaient les ouvrages à faire, et voilà comment ils furent amenés à ordonner aussi dans le principe l’établissement des routes qui servaient de prolongement à diverses rues de Rome. Les édiles veillaient à l’exécution des travaux. Au commencement du VIe siècle de la fondation, on institua quatre magistrats spéciaux (quatuorviri viarum curandarum) en vue de la police et de l’entretien des rues, et, un peu plus tard, deux autres magistrats à qui étaient dévolus les mêmes soins pour les voies extra-muros (duumviri viis extra urbem purgandis) ; ceux-ci subsistèrent jusqu’au règne d’Auguste. Le sens qu’avait en latin le mot purgare indique que ces magistrats étaient chargés non-seulement de faire tenir les voies en bon état, mais encore de veiller à ce qu’on ne construisît, qu’on ne déposât rien qui pût les obstruer, gêner la circulation. Les duumvirs commis à la surveillance des voies n’avaient dans leurs attributions que celles qui allaient des portes aux extrémités de la banlieue de Rome. Au-delà commençaient les grandes routes proprement dites ou voies militaires, qui répondaient chez les Romains à ce que sont chez nous les routes impériales. Pour ces routes-là, dès les derniers temps de la république, on avait commencé à nommer des curateurs spéciaux choisis parmi les personnages qui avaient déjà exercé de hautes magistratures. Un certain Thermus, dont nous parle Cicéron, avant de briguer le consulat, avait été curateur de la voie Flaminia, et César, après avoir exercé la questure, fut curateur de la voie Appienne. Il dépensa dans ces fonctions des sommes considérables afin d’accroître sa popularité. C’était presque toujours pareille préoccupation qui faisait rechercher les magistratures telles que celle-ci, où celui qui l’exerçait était entraîné à mettre de son patrimoine. C’est là, il faut le dire, un des beaux côtés du gouvernement de l’ancienne Rome. Ceux qui occupaient les plus hauts emplois, au lieu de recevoir de gros traitemens, contribuaient de leur bourse aux œuvres d’utilité publique. Sans doute cette conduite libérale n’était pas complètement désintéressée, on visait à se faire des électeurs pour monter plus haut ; mais le peuple y trouvait son avantage.

L’institution des curateurs spéciaux pour les voies de l’Italie fut généralisée et définitivement constituée par Auguste. Ces fonctions devinrent permanentes et furent données à vie. Afin d’en relever encore l’importance, Auguste se chargea lui-même de la curatelle delà voie Flaminia, qu’il répara de ses propres deniers. Il choisit pour curateurs des autres voies des généraux qui avaient obtenu les honneurs du triomphe ; c’était un moyen adroit de faire restituer à la chose publique les dépouilles ennemies dont ces généraux s’étaient enrichis. Les curateurs des voies ne formaient pas au reste une institution à part, ils rentraient dans la catégorie de ces différentes sortes de magistrats ou plutôt d’inspecteurs appelés curatores et à qui était confiée la surveillance de tous les grands travaux publics. Il y avait à Rome un curateur des constructions publiques (curator operum publicorum), un curateur du lit et des rives du Tibre (curator ahei et riparum Tibcris), un curateur des eaux et des égouts (curator aquarum et cloacarum). Plus tard, dans certaines circonstances, lorsqu’il s’agissait de grands travaux de routes exigeant une certaine unité d’exécution, le sénat nommait, sans doute sur la proposition de l’empereur, un curateur ou commissaire spécial, dont les fonctions étaient alors temporaires et d’une durée fixée par le sénatus-consulte qui les instituait ; c’est ce dont témoignent les inscriptions. Semblable mesure fut prise en France au XVIIe siècle, pour la réparation de certaines routes importantes, quand la surveillance des ingénieurs ordinaires était jugée insuffisante.

L’extension de la domination romaine avait amené tout naturellement dans les provinces nouvellement conquises la construction de voies semblables à celles qui sillonnaient l’Italie, et, dans les Gaules attenant à la péninsule, ces routes nouvelles n’étaient en réalité que le prolongement des premières ; elles avaient surtout pour objet de livrer le pays aux armées du peuple-roi et de permettre aux légions de se porter promptement sur les endroits menacés. Les généraux employaient leurs soldats à cette œuvre essentiellement militaire, comme nous le faisons encore de nos jours en Algérie. Outre que les légionnaires romains, accoutumés à la fatigue et familiarisés avec de pareils travaux, étaient plus propres à construire ces routes que les gens du pays, il y avait encore une raison pour préférer leurs services. Les peuples conquis, surtout ceux qui, comme certaines tribus gauloises et ibères et la plupart des Germains, vivaient de déprédations et de la guerre qu’ils faisaient à leurs voisins, devaient voir de très mauvais œil le percement de ces voies, car elles permettaient de réprimer leur brigandage, leur enlevaient les moyens de défense, faisaient disparaître une partie de leurs retraites, détruisaient leurs chasses et éclaircissaient leurs forêts. Lors de l’union de l’Ecosse à l’Angleterre, les highlanders, qui menaient un genre de vie fort analogue à celui des peuplades celtiques ou germaines et ravageaient continuellement le plat pays, virent avec un mécontentement qui ne s’était pas encore effacé à la fin du siècle dernier l’établissement des routes. Pour les mêmes motifs, les Indiens de l’Amérique du Nord se sont souvent refusés à conclure avec les yankees des traités avantageux parce qu’une des clauses qui s’y trouvaient inscrites était l’ouverture de routes sur leur territoire.

Dans les municipes dont l’administration était constituée sur le modèle de celle de Rome ou des anciennes villes du Latium, la surveillance des voies appartenait aux édiles institués à l’instar de ceux de la ville éternelle. Une inscription découverte à Bénévent mentionne deux de ces édiles locaux qui avaient fait construire une route et établir des étangs ; mais hors du territoire des municipes les voies se trouvaient placées sous la direction du proconsul ou du préteur de la province. C’était lui qui, en sa qualité de commandant militaire, en ordonnait la construction : de là le nom de voies consulaires ou prétoriennes sous lequel elles furent parfois désignées. On a vu plus haut qu’une des voies de l’Italie avait été continuée jusqu’en Gaule. Ce pays est un des premiers que les Romains dotèrent d’une bonne viabilité ; il fut traversé par de grandes routes qui facilitèrent singulièrement les relations entre nos ancêtres et leurs dominateurs. La via Domitia était due à Domitius Ænobarbus et datait de l’an 629. Le gendre d’Auguste, Agrippa, fit percer quatre grandes lignes itinéraires qui partaient de Lyon et se reliaient sans doute aux tronçons déjà existans dans notre patrie : la première traversait les Cévennes et conduisait dans le pays des Santons (Saintonge) et l’Aquitaine ; la seconde allait vers les embouchures du Rhin ; la troisième menait au littoral de la Manche, à travers le pays des Bellovaques et des Ambiens ; la quatrième descendait vers la Narbonnaise. Ces quatre voies furent comme le canevas sur lequel s’établit le réseau des communications de la Gaule, qui se rattachait à l’ensemble des voies de l’Italie. Au temps de Strabon, on pouvait pénétrer de ce dernier pays en Gaule par trois points, Nice, Suse et les Alpes pennines (le Saint-Bernard). La création de la via Egnatia, qui conduisait d’Apollonie à l’Hèbre et poussait, au temps de Cicéron, jusqu’à l’Hellespont, assura de bonne heure aux Romains leurs communications à travers l’Épire et la Macédoine ; ils s’ouvrirent l’accès de la Germanie par une voie qui reçut, comme celle de la Narbonnaise, l’épithète de Domitia.

Non-seulement le peuple romain voulut avoir des routes qui rendissent les transports aussi rapides que faciles et les mouvemens de troupes toujours praticables ; mais avare d’un temps qu’il savait si bien utiliser, et apportant dans tout ce qu’il exécutait la régularité et la méthode, il eut l’idée d’indiquer au voyageur la longueur du chemin en faisant dresser de mille en mille une stèle ou borne, sur laquelle étaient inscrites les distances des localités voisines. Ces bornes, de forme cylindrique ou quadrangulaire, hautes de 2 mètres environ, reposaient sur un piédestal et étaient en pierre, quelquefois en marbre. On en doit l’introduction au célèbre Caïus Gracchus, qui, entre autres moyens de gagner la faveur populaire, avait déployé un grand zèle pour tout ce qui touchait à la viabilité. Les distances furent comptées des portes de Rome. L’érection du fameux milliaire doré avait fait supposer aux érudits que sous Auguste on les avait toutes rapportées à un point central de la ville marqué par cet édicule ; mais les antiquaires ont démontré dernièrement qu’il ne fallait voir dans ce milliaire qu’une construction commémorative. Quelques-unes de ces bornes romaines ont été retrouvées encore en place. Plusieurs, par le soin apporté dans l’exécution et la beauté des caractères qu’on y a gravés, constituent de véritables monumens ; on y lisait souvent tout un ensemble d’indications de distances analogues à celles que l’on trouve aujourd’hui consignées sur des plaques ou des écriteaux à l’entrée de nos villes. C’est ce qui a été observé pour le milliaire découvert à Tongres et pour celui d’Alichamp.

On comprend qu’il suffisait de relever sur les grands chemins de l’empire ces indications lapidaires pour dresser un tableau donnant la longueur, la direction et le parcours des voies de l’empire. C’est ainsi qu’on arriva à composer ce qu’on appela des itinéraires, véritables livres de poste dont se servaient les voyageurs en vue de régler leur route et leurs étapes. Quelques-uns de ces itinéraires nous sont parvenus : l’un d’eux porte le nom d’Itinéraire d’Antonin, parce que la rédaction première de cet ouvrage remonte à l’empereur de ce nom ; mais sous la forme où nous le possédons aujourd’hui, il a évidemment subi des additions et des remaniemens. On conçoit qu’il fallût donner de temps à autre de nouvelles éditions de pareils livres, afin d’y introduire les routes récemment ouvertes, les changemens de stations qui avaient été opérés et les rectifications dues à une connaissance plus exacte des distances. Un autre itinéraire, d’une date plus récente, car il ne remonte qu’à la fin du IVe siècle de notre ère, donne le tracé de la route de Bordeaux (Burdigala) à Jérusalem et d’Héraclée à Milan (Mediolanum), en passant par Rome. Des itinéraires étaient aussi quelquefois inscrits sur des vases consacrés sans doute comme ex voto par des pèlerins qui voulaient y rappeler la longue route qu’ils avaient parcourue. C’est ainsi qu’en 1852 on a découvert à Vicarello, près de l’ancien lac Sabatinus, là où se trouvaient les aquœ Apollinares, très renommées par leur vertu chez les anciens, quatre vases d’argent sur chacun desquels est inscrit l’itinéraire de Gades (Cadix) à Rome. On y lit, comme dans les deux itinéraires dont il vient d’être question plus haut, le chiffre des distances évaluées en milles romains. Pour le nord de la Gaule, on comptait de préférence par lieues, mesure qui était environ le double du mille romain. Ces chiffres de distances sont très précieux pour déterminer l’emplacement des localités antiques. Malheureusement ils sont loin d’être toujours concordans, les copistes ayant commis de nombreuses erreurs. Ce n’est que par une discussion attentive et sévère de ces documens qu’on peut arriver à éclairer les problèmes géographiques auxquels ils se rattachent[3].

Les stations qui forment les points de repère des voies romaines étaient soit des villes, soit des forteresses, soit de simples hôtelleries ou maisons de halte, ce que les Romains appelaient mansiones, soit des lieux de relais (mutatio), des endroits où l’on prenait un cheval de renfort (equus tuticus). La fixation régulière et définitive de ces étapes remonte à Auguste, qui fit pour l’empire ce que Louis XI et Henri IV firent pour nos postes. Cet empereur ordonna que ces étapes fussent fournies de chars et de chevaux pour les besoins des voyageurs.

J’ai dit que les itinéraires peuvent être comparés à nos livres de postes ; ce n’était pourtant pas, à proprement parler, ce que nous appelons aujourd’hui des livres, c’étaient plutôt des rouleaux (volumina) en papyrus ou en parchemin, où l’on dessinait d’une manière grossière la direction de chaque voie, où l’on cotait les distances en regard des stations respectives. Nous en avons la preuve par la célèbre table de Peutinger, actuellement conservée à la bibliothèque impériale de Vienne, et à laquelle on a donné ce nom en mémoire du conseiller d’Augsbourg qui en fut un des premiers possesseurs. Ce document curieux, écrit sur douze feuilles de parchemin et transcrit au moyen âge par un moine, figure le monde connu des Romains vers la fin du IVe siècle de notre ère. Les villes, les castella, les établissemens d’eaux minérales y sont indiqués, aussi bien que certaines forêts et certaines chaînes de montagnes. Ce document atteste qu’à l’époque de Théodose II, à laquelle en paraît remonter la rédaction, l’empire romain était sillonné par de grandes routes sur presque toute son étendue. La comparaison de l’itinéraire d’Antonin et de la table de Peutinger accuse des changemens assez notables apportés dans le parcours des voies du IIe au Ve siècle. On avait dû en effet mesurer avec plus d’exactitude les distances, et les travaux exécutés dans les pays montagneux commençaient à permettre de gravir des pentes que l’on était auparavant réduit à contourner. Des progrès ne cessèrent de s’opérer dans la viabilité de Dioclétien à Constantin, et, jusqu’à la fin de l’empire, on continua de veiller à l’entretien des routes. Au temps de Théodose Ier’et d’Honorius, alors que le clergé avait le privilège d’être dispensé de concourir à la plupart des charges de l’état, on ne faisait d’exception que pour les ponts et les chaussées. Un édit de ces princes déclare que, quels que soient le rang et le caractère des dignitaires ecclésiastiques, il ne leur est pas permis de se soustraire à l’obligation de contribuer à l’entretien des ponts et des voies publiques.

À cette époque, l’ancien système des redemptores, qui avait prévalu durant les premiers siècles de l’empire, semble avoir été abandonné. Ce système était fort analogue à celui de nos travaux soumissionnés. Les Romains remettaient, comme on sait, la levée des impôts en argent ou en nature, la culture et l’exploitation des biens du domaine public à des traitans qu’ils appelaient publicains et qui se recrutaient généralement, vers la fin de la république, dans la classe des chevaliers. Ceux de ces publicains qui se chargeaient des travaux à exécuter soit sur les routes, soit dans les édifices publics, étaient désignés par le nom de mancipes, de redemptores operum publicorum ; ils rentraient dans la classe des conductores, c’est-à-dire des entrepreneurs. Ils se remboursaient, par le produit des péages et des droits de circulation, des sommes déboursées pour le service de ce que nous appellerions aujourd’hui les ponts et chaussées. Ce mode d’administration, analogue à celui des fermiers-généraux, ouvrait la porte à de graves abus, permettait des exactions dont les provinciaux se plaignaient continuellement au temps de Cicéron. Sans doute une loi fixait la quotité des impôts à percevoir ; il était interdit sous les peines les plus sévères aux magistrats d’exiger des contribuables plus que le tarif arrêté par le sénat ; mais les publicains et leurs agens trouvaient moyen de faire produire aux taxes plus qu’elles ne l’auraient dû et pressuraient les malheureux provinciaux. Ceux qui prenaient à l’entreprise les routes ne négligeaient jamais de percevoir le montant des péages, sans s’acquitter toujours pour cela de leur obligation de maintenir les voies en bon état. Sous Tibère, Corbulon s’était plaint de la dégradation des voies de l’Italie, devenues pour la plupart impraticables et qui étaient parfois complètement interceptées par suite de l’infidélité des mancipes et de l’incurie des magistrats. Il s’offrit lui-même, nous dit Tacite, pour surveiller cette administration, mais il servit moins les intérêts du public qu’il ne nuisit à ceux de beaucoup de particuliers, dépouillés par lui de leurs biens, atteints dans leur honneur par des condamnations. Corbulon voulait faire un exemple ; ceux qu’il châtiait ne lui pardonnèrent pas sa sévérité, et le public lui tint peu compte de son zèle. Ce qui est arrivé à ce grand citoyen a été l’histoire de bien d’autres, et voilà ce qui dans tous les temps a peu encouragé les honnêtes gens à tenter une campagne contre les abus.

Malgré le système d’administration adopté par les Romains en matière de routes, leurs voies n’en demeurèrent pas moins pendant des siècles les lignes itinéraires les plus sûres et les mieux entendues qui existassent dans l’univers ; elles furent la cause principale de l’extension croissante des relations de l’empire avec les contrées lointaines. Cependant la translation de la capitale à Constantinople enleva à plusieurs des voies une partie de leur importance ; il n’y eut plus, comme auparavant, convergence de toutes les grandes voies vers le centre politique, et la ruine graduelle de la vieille administration romaine réagissant sur tous les services, les routes en souffrirent. Toutefois la solidité de la construction leur permit de résister pendant des siècles, comme on le verra plus loin.


II.

Quand les Barbares envahirent l’empire romain, ils trouvèrent donc pour pénétrer jusqu’à Rome des chemins tout tracés : ils en profitèrent ; mais, étrangers à l’art de l’ingénieur, ils ne songèrent pas à les réparer, encore moins à en percer de nouveaux. Leur cavalerie nombreuse, les lourds chariots dans lesquels ils traînaient leurs femmes, leurs enfans, leurs bagages, fatiguèrent ces voies à la conservation desquelles ne veillait plus une administration intelligente. On ne voit pas en effet que les rois mérovingiens et goths se soient occupés des routes. Aussi les communications dans la Gaule et les autres contrées qui étaient passées au pouvoir des populations barbares devinrent-elles de plus en plus difficiles et périlleuses. La meilleure preuve qu’il n’existait point alors d’autres routes que celles qu’avaient exécutées les Romains, c’est que le souvenir de ceux-ci demeura attaché aux chaussées alors subsistantes, souvenir qui s’est transmis jusqu’à nous. En une foule de lieux, les tronçons de voies romaines que le temps et la culture ont respectés portent le nom de chemins des Romains, ou encore celui de chemin, de levée de César, par allusion non à Jules César, mais aux empereurs qui les avaient construits ou réparés. Les Barbares connaissaient si peu les routes avant de s’établir sur le territoire romain qu’ils furent forcés d’emprunter aux Latins le mot qui leur servit à les désigner. Les Romains appelaient stratum une route pavée ou cailloutée ; ce mot s’est altéré au moyen âge en celui d’estrée, usité dans le nord de la France, en celui d’estrade, usité dans le midi. Les Germains en ont tiré leur mot straat ou strasse, les Anglo-Saxons leur mot street, que les Anglais appliquèrent aux rues, réservant aux anciennes voies romaines le nom de fosseway, c’est-à-dire de chemin creusé, adopté par opposition aux chemins naturels, les seuls que connussent à l’origine les Bretons. On se servait en latin pour exprimer la partie compacte et élevée de la route, du mot calceium, dont le moyen âge a fait par corruption cauchie, chauchie, et d’où vient en dernier lieu chaussée.

À mesure qu’on s’éloigna de l’époque de la domination romaine, le souvenir du peuple-roi tendit à s’effacer. Les routes qu’il avait établies ne s’offrirent plus en certains lieux à l’esprit du vulgaire que comme de merveilleux ouvrages dont l’origine se perdit dans la nuit des temps ; la fable s’empara de l’histoire. En Bretagne, on attribua la construction des voies romaines à une fée ou princesse légendaire, la reine Ahès. Entre Angers et Nantes, une voie romaine dite chemin des Main-Berthes était jadis regardée par les paysans comme le lieu de réunion des esprits follets ainsi désignés.

Dans la Gaule belgique, on supposa que ces routes étaient l’œuvre d’un certain Brunehaut, quatrième successeur du fabuleux roi Bavon, et qui était tenu pour un grand magicien. La tradition disait qu’en trois jours il avait fait exécuter par des démons obéissant à ses ordres ces routes, qui paraissaient gigantesques. Bref, il arriva en France pour les voies romaines ce qui est généralement arrivé pour les constructions d’un âge reculé et dont les auteurs sont oubliés. On mit sur le compte d’êtres surnaturels ou fabuleux ce qui semblait dépasser la puissance des forces humaines. C’est ainsi qu’en Grèce on attribuait aux cyclopes la construction des murs et des portes de Mycènes, qu’en diverses provinces de France on donnait pour l’œuvre des fées les dolmens et les menhirs, que, dans les contrées germaniques, on associe le nom du diable, des géans ou des génies aux tumulus, aux antiques castella, aux vieilles fortifications. Parfois ces traditions légendaires ont été oubliées à leur tour. Le nom des auteurs n’a plus été compris, et l’on a cherché à l’expliquer par des faits historiques et l’intervention de personnages réels. Tel a été le cas pour Brunehaut. La reine d’Austrasie de ce nom avait fait construire pour racheter ses crimes force églises et force monastères ; elle fut regardée comme l’auteur des voies auxquelles était rattaché le nom du fabuleux roi des Belges. Voilà pourquoi la chronique de Saint-Bertin prétend qu’on doit à cette princesse la grande voie allant de Cambrai à Arras, et de là, par Thérouanne, jusqu’à la mer, ouvrage dont ne disent pas un mot les historiens les mieux informés de l’époque mérovingienne, Grégoire de Tours, Aimoin et Sigebert. Cette prétendue chaussée de Brunehaut, les itinéraires anciens en font foi, n’est autre qu’une voie romaine. Des routes auxquelles on attribue ce même nom de Brunehaut sont pareillement l’ouvrage des Romains ; nous citerons en particulier celle de Soissons à Senlis, qui est marquée dans l’Itinéraire d’Antonin.

Le seul indice de quelque attention de nos premiers rois pour nos grandes routes nous est fourni par une ordonnance qu’on rapporte à Dagobert Ier, et dont l’objet était de punir les entreprises et les usurpations faites sur les chemins. On y trouve distinguées trois catégories de voies : les viœ publicœ, qui sont évidemment les anciennes voies romaines, les viœ convicinales et les semitœ. Cette distinction n’est pas au reste propre aux Francs ; elle était empruntée à la législation romaine, qui employait des noms différens suivant la largeur et la destination des chemins. C’est seulement sous les Carlovingiens que l’on pourvut par des mesures générales à l’entretien des voies les plus indispensables aux besoins de la guerre, de l’agriculture et du commerce. Charlemagne, qui reprenait sur tant de points la tradition des Romains, employa comme eux les soldats de ses armées à la réparation des routes. Dans les provinces, les municipes, les vici, les colonies subvenaient aux frais de l’établissement, de l’entretien et du bornage des routes, ainsi que nous le montrent les inscriptions. Le monarque franc imposa pareillement l’entretien des chemins et des ponts aux habitans des localités sur le territoire desquelles ils étaient établis. L’œuvre s’exécutait d’ordinaire par ban, autrement dit par corvée, et un capitulaire de l’an 819 inflige une amende de 4 sols à quiconque n’aura pas répondu au ban. Ce système, en vigueur au temps de Charles le Chauve, subsista pendant toute la période des IXe et Xe siècles. C’était l’une des attributions des officiers appelés missi dominici, institués par Charlemagne, d’inspecter les grandes routes afin de veiller à ce qu’on y fît les réparations. Ils devaient s’entendre avec l’évêque et le comte sur le choix des commissaires chargés de diriger l’œuvre. Sous les empereurs romains, les curatores paraissent avoir rempli des fonctions analogues. En Italie, dès le temps de Trajan, les magistrats ayant mission de faire répartir des secours aux enfans pauvres, et qui portaient le nom de curatores alimentorum, de préfets des alimens, étaient en même temps préposés à l’inspection des voies publiques, que leurs fonctions les obligeaient sans cesse à parcourir.

Les possesseurs de terres faisaient exécuter les travaux auxquels ils étaient astreints par des gens de mainmorte, des serfs, et tout annonce qu’en Gaule la viabilité eut à souffrir du peu de soin qu’apportaient ces ouvriers dans leurs tâches. On s’écarta de plus en plus du système régulier et bien entendu des chaussées imaginé par les Romains et que relate Vitruve. Ce système est reconnaissable sur quelques anciennes voies de l’Italie dont les tronçons demeurent apparens. On peut surtout l’observer pour la voie Appienne, et la conservation jusqu’à nos jours de cette voie est la preuve qu’on y avait réuni à beaucoup de commodité tous les élémens possibles de durée. Aussi, au VIe siècle, cette voie faisait-elle encore l’admiration générale. L’historien byzantin Procope nous en a laissé une curieuse description. Il la déclare la plus belle des routes qu’il connaisse. Ce qu’il dit de la solidité et de la perfection des matériaux employés et apportés d’assez loin, du soin que l’on avait pris de donner à la chaussée une constitution compacte et si serrée qu’on l’eût prise pour une chaussée naturelle, prouve que les autres voies étaient loin d’offrir une si belle apparence. « Quoique depuis bien des siècles, écrit l’auteur de la Guerre des Goths, cette voie soit journellement parcourue par des chariots et des bêtes de somme, elle est restée dans le meilleur état ; elle n’a subi ni défoncement ni rétrécissement, elle n’a rien absolument perdu de son antique magnificence. » Quiconque a été à Pompéi a pu remarquer la superbe apparence de la voie antique allant de cette ville à Herculanum et qui est encore nettement tracée ; tout y est en place, chaussée, trottoirs, pierres de parement disposées sur les côtés. Les Romains ne négligeaient rien pour l’établissement solide de la voie ; si elle devait traverser un vallon ou un marais, ils bâtissaient une levée pour la soutenir. On observait de ces levées qui avaient dix, quinze et vingt pieds de haut et quinze ou dix-huit milles de longueur. Sur un rocher situé au village de Saint-Geniez, à deux lieues au nord de Sisteron, l’ancienne Segustero, et qui est connu dans le pays sous le nom de Peiro escritto (la pierre écrite), on lit une inscription qui constate que pour établir la voie en cet endroit, on avait taillé les montagnes à vif. C’est également ce qui ressort d’une autre inscription trouvée sur les bords du Lycus, en Asie-Mineure, et qui date du temps de Caracalla. L’élargissement de la voie, nous dit ce monument épigraphique, avait été obtenu par la section des montagnes qui la bordaient : montibus imminentibus cœsis, viam dilatavit. Là où il y avait des surfaces à aplanir, on se servait de cylindres en fer, comme on le fait encore aujourd’hui, et ainsi que le rappelle Virgile dans ses Géorgiques. C’était depuis Caïus Gracchus que les Romains étaient entrés dans le système des grands travaux de viabilité, et que le véritable art de l’ingénieur avait pris la place de l’exécution grossière des chemins dont on se contentait auparavant. Ce grand homme, écrit Plutarque, fit tirer les voies en ligne droite à travers les terres ; il les fit daller et renforcer sur les côtés par une couche de gravier et de sable battus. Quand il se rencontrait des fondrières et des ravins formés par des torrens ou des eaux stagnantes, il les faisait combler ou couvrir de ponts, de façon à avoir une route toujours de la même hauteur et une ligne agréable à l’œil.

Vitruve nous a laissé la description du mode de construction à l’aide duquel les Romains établissaient ce qu’on peut appeler une chaussée complète. On creusait le sol à une certaine profondeur et l’on donnait à cette excavation la largeur que la route devait avoir ; on étendait alors dans cette espèce de cuvette une couche de mortier composée de chaux et de sable de deux à trois centimètres d’épaisseur. On plaçait sur ce mortier un lit de pierres larges et plates couchées les unes sur les autres et liées entre elles par un ciment qui les rendait étroitement adhérentes. Cette fondation s’appelait statumen. Par-dessus était établi le rudus, couche de béton formé de pierres plus rondes, ovales ou cubiques, de petite dimension, qu’on jetait à la pelle, en les mélangeant avec du ciment, et qu’on battait avec force, en sorte que cette seconde couche n’était pas moins compacte que la sous-jacente. Une couche imperméable de ciment de chaux et de tuiles battues, de la nature de celles dont on faisait les aires des granges et dite nucleus (noyau), recouvrait le rudus sur une épaisseur de 25 à 30 centimètres. C’était au-dessus de ces trois couches que les Romains établissaient la couverte ou endossement supérieur appelé par eux summa erusta, formée tantôt par un pavé composé de grands polygones irréguliers, généralement en Italie de pierres volcaniques, tantôt par une couche de cailloux (glarca) fortement cimentés. Quand la route était dallée, le cailloutage était ordinairement réservé pour les parties latérales de la chaussée, de manière à fournir aux chevaux une voie qui ménageât leurs pieds. Les quatre couches constitutives de la chaussée romaine offraient une épaisseur d’environ un mètre. Dans les voies les plus parfaites telle qu’était la voie Appienne, les deux lisières de la chaussée étaient renforcées par des marges en pierre de taille (gomphi) qui présentait un chemin pour les piétons. Au croisé des routes (quadrivia), les espaces angulaires étaient recouverts par le même cailloutage qu’on employait pour les accotemens. La description que nous a laissée Vitruve fit croire pendant longtemps que cette manière d’établir la chaussée devait se retrouver dans toutes les voies romaines. Nicolas Bergier, avocat au présidial de Reims, et qui a écrit au commencement du XVIIe siècle une histoire des grands chemins de l’empire romain, œuvre d’une érudition remarquable pour son temps, fit défoncer trois routes antiques aux environs de sa ville et crut y retrouver les diverses parties qu’énuraère l’architecte latin. Cependant les témoignages des anciens attestent que les Romains, qui n’étaient arrivés que par degrés à une intelligence si complète de la construction des voies, n’avaient pas dû établir dans les provinces des routes toujours aussi parfaites que celles dont était dotée l’Italie. La voie Appienne, ainsi que l’a observé L. Canina dans son ouvrage sur cette voie, ne fut pas dans l’origine construite avec tout l’art, toute l’élégance qu’on y apporta plus tard. Ce n’est qu’en 293 avant Jésus-Christ que l’on dalla le sentier qui allait de la porte Capène au temple de Mars, sentier qui formait le commencement de la voie. Un peu plus tard, on poussa le dallage jusqu’à Bo villes. En 191 avant Jésus-Christ, on refaisait en pierres dures et l’on élargissait de façon à lui donner l’ouverture d’une véritable voie le sentier compris entre la porte Capène et le temple de Mars, sans doute parce qu’on s’était servi auparavant de la pierre d’Albano, qui est d’une nature tendre et s’use vite. Ce travail nécessita l’aplanissement de la montée dite Clivus Martis.

En Gaule, on a constaté que la construction des voies romaines était beaucoup plus simple qu’on ne l’avait d’abord admis. M. Bruyelle, en étudiant celles du nord de la France, y a reconnu l’absence du statumen et du rudus, c’est-à-dire de la première base de pierres volumineuses posées à plat et du second lit en maçonnerie de moellons cassés et de chaux battue. Tantôt un cailloutis de plus ou moins d’épaisseur remplace ces deux couches, tantôt un amoncellement de terre battue tient lieu de statumen ; un lit de calcaire grossier ou siliceux disposé presque à plat compose le rudus, une couche de calcaire désagrégé ou craie remplace le nucleus. Dans tous les pays crétacés, une dernière couche de silex ou cailloux recouvre le tout et sert de ciment. Dans les pays de calcaire grossier, la chaussée repose ordinairement sur des grès bruts entassés en masses énormes. L’absence de règles fixes pour la construction des voies ressort en particulier de l’inspection du magnifique chemin romain élevé sur l’étang de Berre et appelé chaussée de Marius, en souvenir des travaux exécutés par ce grand homme de guerre pour assurer la navigation à l’embouchure du Rhône. Marius avait fait creuser par ses soldats un canal dans lequel il détourna une grande partie des eaux du fleuve, que les ensablemens rendaient difficilement navigable. C’est ce qu’on appela les fosses Marianes et ce qui permit aux navires de remonter en tout temps de la mer jusqu’à Arles. Le long de ce canal s’étendait une voie romaine encore en partie subsistante, et qui est simplement formée par un empierrement de galets mélangés de pierres et de sable. On doit à M. Alfred Saurel une intéressante dissertation sur ces fossœ Marianœ qui ont valu au village de Fos son nom ; elles montrent quelle intelligence le peuple-roi avait des travaux publics.

Tous ces faits ont été mis surtout en évidence par les recherches persévérantes d’un ingénieur en chef des ponts et chaussées, M. de Matty de Latour. Presque nulle part il n’a observé la succession régulière et systématique dont nous parle Vitruve. Les Romains ont généralement utilisé le terrain tel qu’ils le rencontraient. Des déblais et des remblais n’ont que rarement précédé l’établissement du massif ; c’est ce dont M. de Matty de Latour s’est assuré en faisant opérer de nombreuses tranchées sur divers tronçons de voies romaines. Sur la voie antique de Besançon à Langres, il n’a pas pratiqué moins de trois cents coupures. Chose digne de remarque, il est ressorti des études de cet ingénieur que le mode d’empierrement lié par des matières d’agrégation et la fondation en béton proposés de nos jours comme une invention nouvelle étaient déjà connus des Romains.

Toutefois on ne doit point oublier, pour ne pas prêter à ces résultats des conséquences trop générales, que les voies antiques ne se présentent plus aujourd’hui que dans l’état où les avaient fait passer les grossières réparations du moyen âge. La décadence de l’art de l’ingénieur dut faire chercher à simplifier un mode de construction beaucoup trop savant pour nos ancêtres. La chaussée proprement dite, ce que les Romains appelaient l’agger, pavé de pierres assujetties avec du ciment, reposant sur plusieurs couches de décombres et légèrement élevé au centre, comme on peut le voir à l’ancienne via Sacra près Rome, s’usa peu à peu et ne fut plus refaite ; il y a deux cents ans, quelques-uns de ces pavages antiques subsistaient encore en France. L. Guichardin parle avec admiration de la voie romaine allant de Paris à Tongres, et qui était au XVIe siècle pavée de larges dalles. Le célèbre antiquaire portugais André Resend dit avoir vu dans le midi de la France les restes d’une voie pavée avec une profusion presque insensée de pierres équarries à la règle et au marteau. Quadratîs saxis pene insana profusione, écrit-il.

Les investigations de M. de Matty de Latour prouvent d’autre part que les Romains n’avaient pas à beaucoup près été aussi esclaves de la ligne droite qu’on était enclin à le supposer. En cela on s’était également trop guidé sur la voie Appienne qui, de Rome à Terracine, dans une longueur d’environ 60 milles, ne s’infléchit qu’en deux endroits. L’ingénieur français a reconnu dans les voies de la Gaule des déviations défectueuses et des courbes qu’il eût été facile d’éviter. Même exagération à l’égard de la largeur, qui était loin d’égaler celle de la voie Appienne, dont l’ouverture est de 13 à 15 pieds et qui en atteint quelquefois 26. Pour la majorité des voies établies par les Romains dans la Gaule, la largeur ne dépassait jamais 8 mètres ; elle était d’ordinaire bien moindre. C’est que la circulation n’était pas à beaucoup près, dans notre pays, ce qu’elle devait être aux abords de Rome, où affluaient tant d’étrangers et de marchandises.

D’ailleurs toutes les voies étaient loin d’avoir une égale importance, et de même qu’aujourd’hui on distingue plusieurs classes de routes, il y avait chez les Romains des localités principales, des embranchemens menant à des voies secondaires (diverticula), des voies de traverse (compendium), qui permettaient d’abréger la route, presque toujours un peu plus longue par les grandes voies établies originairement dans les parties les plus ouvertes et les plus accessibles. La ville de Compiègne, où les rois de la première race avaient une maison de chasse, paraît avoir dû son nom à une de ces routes abrégées qui dispensait de suivre la chaussée de Brunehaut, la seule qui avant François Ier traversât la forêt de Compiègne ou, comme on disait jadis, la forêt de Cuise. À la fin du XIIIe siècle, du temps du jurisconsulte Beaumanoir, on distinguait encore plusieurs catégories de voies ; les plus grandes portaient le nom de chemin de Jules César. On a vu plus haut que dans un capitulaire, qu’on fait remonter jusqu’au temps de Dagobert, les chemins sont partagés en trois classes : viœ publirœ, viœ corivicinales et semitœ. Les premiers sont devenus plus tard nos chemins royaux.

Il est certain qu’aux Xe et XIe siècles la viabilité tomba dans un piteux état. On n’exécutait de réparations qu’à l’entrée des ponts et des grandes villes, aux endroits devenus absolument impraticables. Les ponts n’étaient souvent pas mieux construits que les chaussées, et des chutes nombreuses n’attestaient que trop le peu de solidité des fondations. L’absence d’uniformité dans la largeur des routes qui variait suivant les coutumes locales de 24 à 60 pieds, en même temps qu’elle nuisait à la circulation, favorisait l’envahissement des riverains. Ceux-ci ne se faisaient pas faute d’arracher du pavé romain encore subsistant les pierres dont ils avaient besoin ; ils défonçaient le sol pour y chercher de la bonne terre à leur usage ; ils prolongeaient leurs sillons jusque sur les accotemens ; ils plantaient des haies et des arbres pour masquer leurs usurpations. Les plus osés allaient jusqu’à intercepter complètement la route qui, déviée forcément de son ancienne direction, était rejetée dans des parties parfois inaccessibles et inutilement allongée. C’est ce qui explique les courbes que ne tardèrent pas à faire d’anciennes voies originairement rectilignes. Ce déplorable état de choses se continua pendant des siècles. On ne s’en préoccupait guère, car on était habitué dans les transports et les voyages à des lenteurs, à des obstacles de tout genre. Comment aurait-on été révolté d’une telle condition de la voirie, quand à Paris même, jusqu’à l’époque de Philippe-Auguste, les voies ne furent pas pavées ? Après qu’elles l’eurent été, les communications ne devinrent pas pour cela beaucoup plus aisées. Le pavé de la capitale était formé de petites dalles minces, qui, en vertu des règlemens, devaient être mises de champ afin de présenter plus de solidité ; mais les propriétaires obligés d’entretenir à leurs frais la chaussée contiguë à leur maison, visaient à l’économie et faisaient poser les dalles à plat ; celles-ci se fendaient promptement, d’où il résultait des trous et des ornières dans lesquelles séjournaient les eaux. Aussi nous représente-t-on les charrettes cahotant sans cesse sur ces chaussées inégales, y répandant de la terre ou des gravats qui venaient encore augmenter l’impraticabilité de la rue. En 1348, les chaussées de Paris étaient pleines d’immondices ; nul ne nettoyait, ne réparait, et pourtant le prévôt de Paris n’avait encore porté aucune condamnation pour obliger les bourgeois à faire leur devoir.

Cependant le mouvement commercial lié au développement des communes, qui se produisit au XIIe siècle, paraît avoir apporté de passagères améliorations dans l’état de nos routes. La naissance de nouveaux centres de populations qui s’élevaient dans les lieux de pèlerinage, autour des châteaux, des églises et des monastères, l’institution des villes neuves amenèrent, comme l’a remarqué M. F. Bourquelot dans un curieux travail sur les foires de Champagne, l’augmentation des voies. Ce savant a montré que, malgré l’imperfection des moyens de transport, le commerce avec l’étranger était alors beaucoup moins restreint qu’on ne l’avait cru. Les foires de Champagne dénotent des relations de trafic et d’affaires assez actives, non pas seulement entre nos provinces, mais avec l’Italie, les Pays-Bas, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et jusqu’avec l’Orient. Les denrées les plus diverses faisaient l’objet d’un commerce souvent considérable. Les marchands se transportaient, comme cela se pratique encore en Asie, par caravanes et en armes, afin de pouvoir repousser les attaques auxquelles ils étaient exposés. Dans le midi de la France, on les voit élire un chef ou capitaine, qui réglait la route, en même temps qu’il statuait sur les contestations. Les retards, les difficultés ne résultaient pas seulement du mauvais état des routes, des dangers que faisaient courir les larrons, les brigands et les soudards : outre les rançonnemens irréguliers, il y avait les rançonnemens légaux qui se produisaient sous forme de droits de travers et de péages de différentes natures, impitoyablement imposés aux voyageurs pour leur personne, leurs serviteurs, leurs bêtes de charge et leurs montures, leurs voitures et leurs marchandises. Ces droits avaient été originairement établis en vue de la construction et de l’entretien des chemins et des ponts ; mais ils avaient fini par être détournés, en bien des lieux, de leur destination première. D’ailleurs sous ce régime de la féodalité qui, malgré le lien du vasselage, laissait en fait le seigneur indépendant, celui-ci recourait à tous les moyens pour se créer des ressources ; il usait de ruses ou de violences, et les impôts de circulation dégénérèrent comme bien d’autres en extorsions. Charlemagne et Louis le Débonnaire, au temps desquels ces abus s’étaient déjà produits, tentèrent d’y porter remède et interdirent l’établissement de péages illicites. Leurs prescriptions ne paraissent pas avoir été longtemps observées. Aux droits exigés par les seigneurs vinrent se joindre ceux dont les villes frappaient la circulation. Imitant l’exemple de la noblesse, les bourgeois, réunis en corps, constitués en communes, soumirent à des redevances la faculté d’entrer dans leurs murs. Les droits étaient ordinairement perçus par les baillis, les prévôts des marchands, quelquefois ils les affermaient ; de là des fraudes et des exigences illicites qui retombaient sur les voyageurs.

Tout était local dans l’administration du moyen cage, et ce même caractère se retrouve alors pour la surveillance des voies de communication. L’existence des lignes itinéraires anciennes ou nouvelles que suivaient les armées, les pèlerins ou les marchands, de ce qu’on appelait jadis les chemins ferrés, ou de grande chevauchée, dépendait d’une foule d’autorités étrangères aux intérêts généraux et qui n’avaient chacune en vue que leur canton ou leur paroisse. Les dépenses des routes n’étaient pas encore portées aux budgets provinciaux ; elles incombaient aux communes. Le roi ne se chargeait des travaux à exécuter que dans son domaine et sur les terres dont il était le seigneur immédiat ; encore recourait-il souvent au concours obligatoire des localités qui devaient en profiter, leur imposant une levée spéciale de deniers. D’autres fois les communautés d’habitans fournissaient le principal de la dépense, et le roi se bornait à les aider, à les encourager par une subvention. Chose remarquable, tandis que le principe de la corvée apparaît dans une foule de servitudes féodales, il n’était point appliqué aux grands chemins, et l’on avait abandonné à cet égard les vues des Carlovingiens, indiquées notamment dans un capitulaire de 854. Sans doute le seigneur pouvait obliger son vassal à faire réparer ou entretenir un chemin privé, l’avenue d’un château, mais ces réquisitions passagères ne constituaient pas un système de travaux réguliers destinés à la conservation des voies publiques. Les riverains n’étaient tenus à aucun travail manuel, à aucune contribution spéciale pour assurer le maintien en bon état des voies que les Romains avaient léguées au moyen âge, de celles qui s’étaient depuis eux établies.

On comprend qu’une viabilité si imparfaite fît préférer les voies fluviales aux voies de terre ; on y trouvait d’ailleurs plus de sécurité et moins d’entraves. Aussi y eut-il au moyen âge un retour au mode de transport anciennement usité dans la Gaule. La navigation du Rhône, du Rhin, de la Seine et de la Loire prit une nouvelle activité et reçut des améliorations. Charlemagne avait essayé d’unir le Rhin au Danube. Charles V forma le projet de réunir la Loire et la Seine par un canal ; mais ce projet ne fut pas exécuté. La Loire était l’artère principale de communication. Les paroisses des bords de ce fleuve auxquelles était imposée l’obligation d’entretenir les chaussées et les turcies, obtenaient des exemptions de subsides dans les années où le fleuve débordait. Quand la taille fut devenue perpétuelle elles eurent le privilège d’en être entièrement affranchies. Ce n’est pas que sur les fleuves les marchands et les voyageurs fussent complètement à l’abri de ces impôts de passage dont étaient frappées les routes. Des chartes nous montrent l’établissement de droits perçus sous le nom de tonlieu, au profit de l’abbaye de Saint-Denis, sur les bateaux qui apportaient dans la capitale les marchandises. Il y avait à Paris une hanse ou corporation de ceux qu’on appelait les marchands de l’eau ; elle remontait à l’époque romaine. On la trouve en effet mentionnée sur une inscription latine sous le nom de nautœ Parisiaci ; de pareils collèges de bateliers étaient au temps des empereurs chargés des transports sur les principaux cours d’eau de la Gaule. Philippe-Auguste, par lettres patentes de 1213, accorda aux marchands de l’eau, dont il est déjà question sous ses prédécesseurs, un droit de navigation pour subvenir à la construction d’un port destiné aux barques qui approvisionnaient la capitale de vin, de bois, de fourrages et de sel. D’autres corporations, des communautés jouissaient également du droit de percevoir des taxes sur les marchandises venues par eau. Les abus qui se glissaient partout au moyen âge pénétrèrent dans la perception de ces droits et portèrent souvent grand préjudice au commerce. Ils se continuaient encore pour la navigation de la Loire au temps de Louis XIV ; Colbert chercha à y mettre un terme. Les délégués choisis parmi les marchands des villes situées sur le fleuve employaient souvent pour leurs besoins personnels le produit de l’impôt perçu sur les bateaux et qu’on appelait droit de boëte. Un siècle plus tard ce furent les officiers des élections où passaient les levées qui perçurent des droits illégaux sur les fonds destinés aux réparations, sous prétexte d’assistance aux adjudications, aux visites et réceptions des travaux.

Le morcellement de l’administration et de l’autorité tendit donc à perpétuer chez nous le mauvais état de la viabilité. Aussi les premières tentatives de centralisation exercèrent-elles sur nos voies une heureuse influence. Louis XI, ce grand adversaire de la féodalité, renouvela l’ancien système des postes des Romains, afin de s’assurer des communications faciles avec les différentes parties de son royaume. Il fit établir sur les routes des stations, ou gites, dans lesquels on pût trouver des chevaux, et il parvint ainsi à établir une correspondance régulière avec ses diverses provinces. Ces postes étaient sans doute bien imparfaites, et c’est seulement sous Henri IV que des relais à distances égales furent établis sur toutes les routes importantes. Les deux premières routes qui jouirent de cet avantage furent celles de Paris à la frontière d’Espagne et à Calais, pour lesquelles la mesure fut prise dès 1597. La création de Louis XI n’en constituait pas moins un progrès considérable sur le régime antérieur ; elle eut pour conséquence de faire sentir la nécessité d’une meilleure administration des chemins, d’un entretien plus uniforme et plus suivi qui ont marqué le XVIIe siècle.


III.

La France n’eut donc qu’à revenir au système romain pour entrer dans la voie du progrès. Ce qui avait lieu en matière de ponts et chaussées se produisait aussi pour la législation, la philosophie, les lettres et les arts. C’est un retour à l’antiquité qui éveilla en Europe cette préoccupation du mieux qui nous a valu tant de merveilles et a si fort agrandi notre horizon. Le moyen âge, en fait de viabilité, comme sur bien d’autres points, rétrograda visiblement. Il vécut des débris de l’héritage que Rome lui avait légué, il n’eut point l’intelligence de l’accroître et de le féconder. Loin de là, il dénatura ses plus belles œuvres et en dérangea la magnifique ordonnance. Cette grande unité romaine avait été le plus puissant élément de civilisation que l’antiquité eût possédé. Le système féodal, introduit par les barbares et étendu par la force des choses sur toute l’Europe, a morcelé et disjoint là où la domination du peupleroi avait rapproché et réuni. Aussi les nations qui ont conservé le plus d’unité, celles chez qui les tendances à constituer un seul corps politique sont les plus énergiques et les plus vivaces, sont-elles celles qui ont subi davantage l’influence romaine. Les peuples germains, qui ont le plus échappé à l’action absorbante de la ville éternelle, n’ont pu encore complètement secouer les restes de l’organisation féodale. Le fractionnement en petits états séparés a persisté pendant tant de siècles, qu’il a élevé entre des groupes d’hommes parlant la même langue et ayant une foule d’intérêts communs, des barrières quasi infranchissables. Des rivalités, des antipathies sont nées de cet état de division. En Allemagne et en Angleterre, l’administration romaine n’avait pas poussé comme en Italie, en Gaule et en Espagne de profondes racines d’où pussent sortir des rejetons vigoureux, une fois que l’édifice féodal ébranlé eut permis au sol de revenir à son état primitif. Quoique les Romains n’eussent opéré que lentement et avec une singulière prudence l’œuvre de l’unification, qu’ils aient plutôt fait rechercher leur système de gouvernement qu’ils ne l’aient imposé, ils réussirent à façonner a leur propre image la plupart des contrées de l’Europe occidentale qui avaient passé sous leur autorité. Plus on pénètre dans l’étude de l’administration du peuple-roi, plus on constate l’intelligence et la prévoyance de ses mesures. La connaissance plus approfondie que nous possédons maintenant de l’épigraphie latine nous a permis de reconstruire la hiérarchie et les rouages de ce vaste système que dominaient les empereurs. Ces décrets inscrits sur la pierre, ces expressions publiques d’hommage et de reconnaissance, ces épitaphes où sont rappelés les titres et les services du mort, ont jeté sur l’histoire de l’empire romain un jour nouveau et comblé bien des lacunes laissées par les auteurs. On a pu dresser année par année le tableau presque complet de ceux qui avaient occupé les principales magistratures, non-seulement dans Rome, mais dans les provinces, se rendre un compte exact des conditions imposées pour l’avancement dans l’armée et dans l’ordre civil. Les renseignemens que l’épigraphie latine a ajoutés aux données que les livres nous fournissaient sur les voies romaines, ne sont qu’un faible échantillon de ceux dont nous lui sommes redevables pour d’autres parties de l’archéologie. C’est la gloire du savant italien Borghesi d’avoir, par la manière dont il l’a comprise et poursuivie, donné tant d’importance à l’étude des inscriptions latines. Cet illustre antiquaire, du fond de sa petite ville de Saint-Marin, a renouvelé une science que cultivent avec succès des savans éminens, formés par ses enseignemens : M. Th. Mommsen, le célèbre auteur de l’Histoire romaine, M. Henzen, aujourd’hui secrétaire de l’institut archéologique de Rome, et qui a complété et corrigé le recueil si précieux d’Orelli, M. Léon Renier, qui occupe au Collège de France la chaire d’épigraphie latine. Ces textes nouveaux, que des fouilles nombreuses grossissent incessamment, sont ceux surtout qu’il faut interroger pour avoir une idée de tout ce qu’ont fait les Romains. La connaissance des voies romaines y a gagné beaucoup pour sa part, non pas seulement en ce qui touche à l’histoire de l’administration et de la construction, mais aussi pour les questions qui rattachent cette étude à celle de la géographie ancienne.

C’est ainsi que, grâce aux explorations de M. Léon Renier, qui a rapporté de l’Algérie la plus riche moisson épigraphique, à celles d’un voyageur infatigable, M. Victor Guérin, qui a visité la régence de Tunis, et aux recherches si consciencieuses et si louables de la société archéologique de Constantine, on peut aujourd’hui refaire d’une manière bien plus complète qu’il y a trente ans la géographie de l’Afrique romaine. Les investigations de M. Hübner dans la Péninsule ont fourni les premiers élémens d’un travail analogue pour l’Espagne et le Portugal. L’Angleterre possède maintenant assez d’inscriptions latines trouvées sur son sol pour reconstruire sa carte au IIIe siècle de notre ère ; mais quoique ce pays compte des antiquaires et des philologues distingués, il ne possède pas d’épigraphistes éminens, et un travail semblable à celui qu’a entrepris la commission de la carte des Gaules ou à celui qui a été exécuté pour une partie de l’Allemagne méridionale et occidentale est encore à faire pour l’antique Albion. C’est de l’ensemble de ces travaux que sortira la restitution complète du vaste réseau de routes dont le peuple-roi avait couvert son empire. En Italie, l’œuvre est à peu près terminée. On peut, avec une grande approximation, dessiner le tracé des routes célèbres qui rayonnaient autour de Rome et dont on retrouve en tant de lieux le pavé et la vieille disposition. Un explorateur d’une grande sagacité, M. Pietro Rosa, aujourd’hui directeur des fouilles exécutées au Palatin par les ordres et aux frais de l’empereur, est certainement celui qui a le plus contribué à la restauration des itinéraires de l’Italie ancienne. Il n’est aucun point de la campagne de Rome qu’il n’ait visité à plusieurs reprises, et il a scruté dans les moindres détails tous les problèmes de la topographie du Latium. Ses recherches, libéralement mises à la disposition d’une foule de voyageurs et d’érudits, ont facilité des publications où nous ne savons pas assez la part qu’il a prise. On ne peut jeter les yeux sur les belles cartes que M. Pietro Rosa a dressées et où il a consigné toutes ses découvertes, indiqué le parcours exact des voies, l’emplacement d’une foule de villes détruites, sans être frappé du génie organisateur de la petite population qui devait faire de ce canton de l’Italie le centre de l’univers. Les Grecs avaient déjà, avant les Romains, manifesté à un haut degré l’intelligence des constructions et le génie des arts, mais, chez eux, le sentiment esthétique dominait. À Rome, la pensée politique, la préoccupation de l’utile l’emportent sur l’instinct du beau. Les nombreux travaux que les Romains exécutent ont pour objet de consolider leur autorité, de perpétuer leur mémoire, de rattacher par des besoins communs la métropole aux villes des provinces, d’établir en un mot un courant d’idées, d’usages et d’habitudes qui romanise tous les peuples et les absorbe dans la vie de leurs dominateurs. Entre ces constructions, les voies sont peut-être celles qui personnifient le mieux le caractère, la marche et les progrès de la puissance romaine ; elles s’étendirent chaque jour davantage, portant aux extrémités de l’empire l’activité et les lumières dont Rome était le foyer et y ramenant des flots de populations qui accouraient dans la métropole se pénétrer de l’esprit romain, apprendre la langue latine et se façonner à la civilisation romaine.

Quand la chute de l’empire eut détruit l’union entre la ville éternelle et les provinces et rendu à leur indépendance les peuples de l’Europe occidentale, les routes que les Romains avaient tracées sur leur territoire demeurèrent encore pendant bien des siècles les liens les plus puissans qui rattachassent ensemble les parties séparées du grand tout. L’unité politique avait disparu dans le monde romain, mais l’unité subsistait dans l’ordre intellectuel et moral ; elle était maintenue par ces mêmes liens que le peuple-roi avait établis pour retenir les provinces à la métropole. L’unité de la foi catholique avait remplacé l’unité de pouvoir ; les papes s’étaient constitués les héritiers des empereurs, et pour exercer leur autorité, ils avaient repris à leur profit tout ce qui avait survécu du système centralisateur de Rome. Ce n’étaient plus des armées, des magistrats, des citoyens se rendant aux comices qui parcouraient les voies, c’étaient des pèlerins allant chercher dans la ville sainte les enseignemens de la foi et de la piété, des prêtres et des moines chargés de maintenir entre le saint-siége et ses sujets d’incessans rapports d’obéissance, des docteurs qui allaient étudier la théologie, comme naguère les lettrés et les soldats de la Gaule, de l’Espagne, de la Bretagne, allaient apprendre dans la ville impériale la politique, l’éloquence et la guerre. Ainsi l’œuvre d’unification avait été si habilement conçue que les peuples barbares, quand ils voulurent s’unir par la religion et la science, durent prendre les mêmes voies que les Romains avaient jadis ouvertes pour se les assimiler et les absorber dans leur immense empire.

Alfred Maury.
  1. Λεωφόροι, mot à mot, qui portent le peuple.
  2. On peut lire dans l’Essai sur la topographie du Latium, de M. E. Desjardins, la description de cette voie, qui avait fini par devenir une véritable rue extra-muros, bordée comme les rues de Rome des édifices les plus variés et les plus élégans.
  3. C’est ainsi qu’a procédé la commission instituée par l’empereur en vue de dresser la carte des Gaules, et à laquelle nous devons, pour cette contrée, un tracé des voies romaines plus complet et plus rigoureux que celui qu’on avait jusqu’à présent tenté. Les deux membres les plus actifs de cette commission, M. le général Creuly et M. Alexandre Bertrand, sont ainsi parvenus à corriger les erreurs nombreuses dont ne sont pas même exempts les travaux du géographe D’Anville, si supérieurs à ceux qui ont été exécutés après lui.