Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 133.

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Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 497-500).


Comme nous miſmes pied à terre en cette Iſle de Tanixumaa, & de ce qui nous aduint auec le Seigneur de ce lieu.


Chapitre CXXXIII.



Il n’y auoit pas plus de deux heures que nous auions pris terre en cette calle de Miaygimaa, lors que le Nautaquin, Prince de cette Iſle Tanixumaa, s’en vint droit à noſtre Iunco, accompagné de pluſieurs Marchands & Gentils-hommes qui faiſoient porter des quaiſſes pleines de lingots d’argent pour en faire eſchange auec nos marchandiſes. Ainſi après que de part & d’autre l’on ſe fut fait des cõpliments ordinaires, & que le Nautaquin eut parole de pouuoir venir à nous en toute aſſeurance, il s’y rendit incõtinent, & ne nous apperceut pas pluſtoſt nous autres trois Portugais, qu’il demanda quels gens nous eſtions, adjouſtant que par nos barbes & par nos viſages nous ne pouuions paſſer pour Chinois. À cette demande le Corsaire fit reſponce, que nous eſtions d’vn pays qui s’appelloit Malaca, ou depuis pluſieurs années nous eſtions venus d’vne autre contrée que l’on nõmoit Portugal ; dont ce Roy, ſelon qu’il nous auoit ouy dire autrefois, demeuroit au bout de la grandeur du monde. À ces mots le Nautaquin demeura tout eſtonné, & ſe tournant du coſté des ſiens qui eſtoient là preſents : Ie veux qu’on me tuë, leur dit-il, ſi ces gens icy ne ſont les Chienchicogis, dont il eſt eſcrit dans nos liures, que volant par le haut des eaux, ils ſubjugueront ſur elles les habitans de la terre, où Dieu a crée les richeſſes du monde, c’eſt pourquoy ce nous ſera vne bonne fortune, s’ils viennent en noſtre pays ſoubs le tiſtre de bons amis. Là dessus ayant appellé vne femme Lechia qu’il auoit prés de luy qui ſeruoit comme de truchement, ſi bien que par ſon moyen l’on pouuoit entendre les Capitaines Chinois Seigneurs du Iunco : Demande vn peu au Necoda, luy dit-il, où eſt-ce qu’il a trouué ces hõmes, ou ſoubs quel titre il les amene auec luy en noſtre pays du Iappon ? Le Capitaine luy repartit à cela, que nous eſtions marchands & gens de bien, & que nous ayant trouuez à Lampacau, où nous nous eſtions perdus, il nous auoit retirez afin de nous ayder de ſes aumoſnes, comme il auoit accouſtumé de faire aux autres qu’il rencontrait, afin que Dieu luy fiſt la grace à luy-meſme d’eſtre deliuré des impetueuſes tempeſtes par la violence deſquelles ceux qui nauigeoient eſtoient ſubjets à ſe perdre. Ces raiſons du Corsaire ſemblerent ſi bonnes au Nautaquin, qu’il entra tout auſſi-toſt dans le Iunco ; & parce que les gens de ſa ſuitte eſtoient en grand nombre, il commanda qu’il n’y euſt ſeulement que ceux qu’il nõmeroit qui entraſſent auec luy. Apres qu’il eut veu toutes les particularitez du Iunco, il s’aſſit en vne chaire prez du demy-pont, & commença de s’enquerir de nous de certaines choſes qu’il vouluſt ſçauoir. A quoy nous luy reſpondiſmes conformément à ce que nous iugions eſtre de ſon humeur, tellement qu’il nous teſmoigna d’en receuoir vn extreme contentement. En cet entretien il paſſa auec nous vne grande eſpace de temps, nous faiſant voir par toutes ſes demandes qu’il eſtoit homme fort curieux & enclin à ſçauoir des nouueautez. Cela fait il ſe ſepara d’auec nous & du Necoda Chinois ſans ſe ſoucier beaucoup des autres, diſant : venez moy voir demain à ma maiſon, & m’apportez pour preſent vne ample relation des nouuelles de ce grand monde, par où vous auez voyagé, enſemble des terres que vous auez veuës, & ſouuenez-vous par meſme moyen de me dire comme elles s’appellent ; car ie vous iure que i’acheteray plus volontiers cette marchandiſe que toute celle que vous me ſçauriez vendre. Cela dit, il s’en retourna à terre, & le lendemain comme il fut iour, il nous enuoya à noſtre Iunco vn grand Parao, plein de diuerſes ſortes de rafraiſchiſſements, où il y auoit des raiſins, des poires, des melons, & de toutes ſortes d’herbages de cette contrée ; dequoy nous rendiſmes graces à noſtre Seigneur. En eſchange de ce preſent, le Necoda luy enuoya par le meſme meſſager quelques pieces riches, enſemble quelques ioliuetez de la Chine : par meſme moyen il luy fiſt dire, qu’auſſitoſt que son Iunco ſeroit à l’ancre & en ſeureté du temps, il s’en iroit le voir à terre, & luy porteroit des eſchantillons de la marchandiſe qu’il auoit à vendre ; comme en effet le matin d’apres il mit pied à terre, & nous mena tous trois auec luy, enſemble plus de dix ou douze Chinois de ceux qui luy ſembloient plus graues, afin qu’à cette premiere veuë il donnaſt meilleure opinion de ſoy pour ſatisfaire à la vanité à laquelle ce peuple ſe porte d’inclination. Nous en allaſmes donc à la maiſon du Nautaquin, où nous fuſmes les tres-bien receus, & le Necoda luy fit vn riche preſent. Apres cela il luy monſtra des eſchantillons de toute la marchandiſe qu’il auoit, dequoy il demeura grandement content, & fit appeller à meſme temps les principaux marchands du pays, auec leſquels il fut traitté du prix de ſes marchandiſes. En eſtant demeuré d’accord, il fut reſolu que le iour d’apres on les tranſporteroit en vne certaine maison, où le Necoda ſe retira auec ſes gens en attendant qu’il pût faire voile à la Chine. Apres que tout cela fut ainſi reſolu, le Nautaquin ſe mit derechef à s’entretenir auec nous, & nous demanda beaucoup de choſes par le menu ; à quoy nous luy reſpondiſmes pluſtoſt pour nous accommoder au gouſt qu’il y pouuoit prendre, que pour luy dire réellement ce qui eſtoit de la verité, ce que toutesfois nous n’obſeruaſmes qu’en quelques demãdes qu’il nous fit, où nous iugeaſmes eſtre neceſſaire de nous ſeruir de certaines choſes feintes à plaiſir, pour ne déroger à la bonne opinion qu’il auoit de noſtre pays. La premiere choſe qu’il mit en auant fut d’auoir appris des Chinois & des Lequiens, que le Portugal eſtoit beaucoup plus riche & de plus grande eſtenduë que tout l’Empire de la Chine, ce que nous luy accordaſmes. La ſeconde, qu’on l’auoit encore aſſeuré, que noſtre Roy auoit conqueſté ſur mer la plus grande partie du monde, ce que nous luy certifiaſmes auſſi. La troiſieſme, que noſtre Roy eſtoit ſi riche en or & argent, qu’on tenoit pour choſe certaine, qu’il auoit plus de deux mille maiſons qui en eſtoient pleines iuſques au toit, & à cela nous repartiſmes, que pour le nombre des maiſons nous ne le ſçauions pas au vray, à cauſe que le Royaume de Portugal eſtoit ſi grand, ſi plein de threſors & ſi peuplé, qu’il eſtoit impoſſible de pouuoir ſpecifier cela. Ainſi apres que le Nautaquin ſe fut entretenu plus de deux heures auec nous de ces demandes & autres ſemblables, ſe tournant du coſté des ſiens ; Aſſeurement, leur dit-il, pas vn de ces Roys que nous ſçauons maintenant eſtre ſur la terre, ne doit eſtre tenu pour heureux s’il n’eſt vaſſal d’vn ſi grand Monarque qu’eſt l’Empereur de ces gens-icy. Sur quoy ayant congédié le Necoda auec ceux de ſa compagnie, il nous pria de vouloir paſſr là cette nuit à terre auec luy, pour contenter l’extreme deſir qu’il auoit de s’enquérir de nous touchant pluſieurs choses du monde, à quoy il eſtoit grandement porté d’inclination. Par meſme moyen il nous aſſeura que le lendemain matin il nous feroit donner vn logis aupres du ſien qui eſtoit au lieu le plus commode de la ville ; ce que nous acceptaſmes tres-volontiers ; & cependant il nous enuoya en la maiſon d’vn marchand grandement riche, qui nous traitta fort ſplendidement, non ſeulement cette nuit, mais durant les douze iours que nous y demeuraſmes.