Les Voyages d’exploration en Afrique/03

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LES
VOYAGES D’EXPLORATION
EN AFRIQUE

III.
EXPEDITION DU Dr BARTH.
Travels and Discoveries in North and central Africa, being a journal of an expedition undertaken in the years 1849-1855, by Henry Barth, London 1857, Longman.



Hérodote raconte que des jeunes hommes du peuple des Nasamons dans la Syrte, poussés par l’esprit d’aventures, se hasardèrent à pénétrer dans l’intérieur de l’Afrique, et qu’après avoir traversé une vaste région habitée seulement par des bêtes féroces, ils parvinrent à une contrée marécageuse peuplée de petits hommes noirs arrosée par un fleuve où abondent les crocodiles et couverte d’arbres fruitiers. C’est également de la Syrte, devenue le golfe de la Sidre, que sont partis les explorateurs qui, de 1850 à 1855, ont fouillé en tous sens l’Afrique centrale, ajoutant d’immenses développemens aux vagues renseignemens de l’historien grec. Entre eux et lui, dans la durée des vingt-trois siècles qui les séparent, les connaissances relatives à l’Afrique intérieure ne s’étaient pas enrichies de notions bien considérables ni surtout bien positives jusqu’au temps de Denham et de Clapperton. L’infatigable voyageur arabe du moyen âge Ebn-Batuta et, après lui, Léon l’Africain ont suivi le cours du Niger, ils ont même vu Timbuktu ; ils savent que l’intérieur de la Nigritie est occupé par une grande mer, mais rien d’assez certain ne résulte de leurs récits. Les Anglais se décidèrent alors à pénétrer eux-mêmes dans le centre de l’Afrique et à soulever de leurs mains le voile dont cette région s’enveloppait. L’expédition de Denham, Oudney et Clapperton, de 1822 à 1824, eut pour conséquence de préciser la situation et l’étendue du lac Tsad et de ses affluens, d’établir quelques relations avec le Bornu, pays baigné par cette mer intérieure, de faire parvenir à l’Europe le nom de plusieurs autres états, la plupart inexplorés, d’apporter des révélations neuves et inattendues sur la population, les habitudes, l’état social des pays africains, enfin de faire espérer que peut-être il ne serait pas impossible d’ouvrir avec les peuplades de ce monde reculé des relations de commerce. Afin de contrôler les assertions, de compléter les faits recueillis par ces explorateurs, le gouvernement anglais décida en 1849 l’envoi d’une nouvelle expédition, et c’est à cette entreprise exécutée avec un courage et une persévérance supérieurs à tous les éloges que MM. Richardson, Barth, Overweg et Vogel ont eu, avec des fortunes diverses, la gloire d’attacher leurs noms. Richardson s’était déjà fait connaître par un voyage heureusement accompli en 1846 et 1847 de Murzuk, capitale du Fezzan, aux oasis de Ghat et de Ghadamès dans le désert. M. Barth, un des jeunes érudits les plus distingués de l’Allemagne, s’était aussi familiarisé avec la vie nomade par le long parcours du littoral de la Méditerranée et de la Mer-Noire ; il avait vécu avec les caravanes, parlé l’arabe, étudié la langue berbère : on ne pouvait être mieux préparé pour le voyage qu’il allait entreprendre. Overweg, géologue et naturaliste allemand, n’avait pas encore eu l’occasion d’acquérir l’expérience des contrées de l’Afrique, mais il était plein d’ardeur juvénile. Quant à Vogel, Allemand comme les deux derniers, c’était un astronome et un physicien de vingt-deux ans. Il ne participa pas tout d’abord à la mission, et ne partit que lorsque la mort de Richardson, en 1851, eut fait un premier vide dans les rangs de la petite expédition.

De ces quatre voyageurs, un seul est revenu : c’est Barth ; seul il a eu le bonheur de rentrer en Europe, de revoir sa patrie et sa famille, de dérouler intacts et complets les trésors de science qu’il avait amassés, de présenter aux hommes intelligens et instruits de l’Europe, qui durant cinq années ont eu les yeux tournés avec sollicitude vers les régions qu’il explorait, son ample butin. Le journal de Richardson a été publié, mais ce n’est qu’un document incomplet, puisque l’auteur est mort à mi-chemin. Les notes d’Overweg auraient eu besoin, pour être coordonnées et mises à profit, d’une main que la mort a glacée. Vogel, ce noble jeune homme auquel le climat avait pardonné, n’est que trop probablement tombé sous les coups d’un sauvage féroce. Avons-nous encore une lueur d’espoir qu’il revienne ? ses notes au moins, legs de sa science et de son courage, seront-elles sauvées ? Il n’y a personne en Europe qui puisse le dire. Toutefois, au point de vue spécial de notre curiosité, nous n’avons pas à nous plaindre ; Barth rapporte à lui seul de quoi nous surprendre et nous instruire : archéologie, ethnologie, découvertes géographiques, descriptions, détails pittoresques, les élémens les plus variés sont semés dans la relation de son voyage. Dans la multitude des faits que cet ouvrage embrasse et des pays où il promène le lecteur, il nous semble qu’il y a trois grands centres qui se détachent particulièrement : le désert, le Tsad et le Niger, et c’est sous ces divisions, tracées pour plus de clarté, que nous allons nous efforcer de le suivre.


I. — LE DESERT.

Dans les derniers jours de décembre 1849, Barth et Overweg, précédant en Afrique M. Richardson, qui ne devait pas tarder à les rejoindre, se trouvaient à Tunis, d’où ils partirent le 30 du même mois, après quelques préparatifs. La première heure de 1850 les trouva cheminant déjà loin du monde avec lequel ils venaient de rompre, le visage tourné vers l’inconnu, et près de la Syrte, sur une des stations de la route qui allait les mener de Tunis à Tripoli, ils échangèrent leurs poignées de main et leurs vœux pour le succès de leur vie nouvelle.

Rien de triste et de désolé comme ce misérable état de Tunis. Ce n’est pas que la nature lui ait refusé ses dons : loin de là, une superbe végétation y déploie souvent toute sa magnificence, et les Romains y ont laissé des vestiges de leur puissance et de leur grandeur ; mais le luxe de la nature et les débris du passé ne font que rendre plus affligeant le contraste de la misère présente : peu ou pas d’industrie, quelques chétives demeures, une population misérable qui végète sous la dure oppression des soldats du bey. Il est surprenant de voir combien peu la proximité des peuples européens et le contact de la mer qui baigne les pays les plus civilisés du monde a profité aux états musulmans qui bordent le littoral de la Méditerranée. Toutefois M. Barth affirme que la régence de Tripoli est dans un état beaucoup moins déplorable que celle de Tunis. Sur cette terre semée jadis de villes fameuses, les Romains ont tracé partout leur forte empreinte ; on trouve des tronçons d’aqueducs, des tombeaux, des portiques non-seulement sur la côte, mais même bien avant dans le désert.

À Tripoli, où nos voyageurs arrivèrent après une navigation de quelques jours et un voyage par terre, qui ne furent ni sans ennui, ni sans périls, il fallut attendre pendant un mois M. Richardson, que les derniers préparatifs de l’expédition retenaient encore. Ce délai, les impatiens voyageurs l’employèrent en excursions dans un assez large rayon autour de la ville. Ils se dirigèrent dans le sud-ouest d’abord, à seize ou dix-huit milles[1] à travers une contrée aride et sablonneuse entrecoupée de bouquets de verdure, jusqu’à la chaîne de montagnes du Jebel-Yefren et du Ghurian, dont les pics bouleversés fournissent de pittoresques points de vue ; la nature y déchaîne de temps en temps des ouragans tels que des torrens se creusent des lits dans ce sol de roc et de pierre, et ramassent une masse d’eau suffisante pour se précipiter, à travers plusieurs lieues de sable, jusqu’à la mer. Cette contrée est habitée par de belliqueux montagnards, Arabes et Berbères, qui ne subissent qu’avec impatience l’oppression des soldats turcs du bey, et dont les villages, pendus aux flancs des montagnes, perdus dans les ravins, souvent dévastés, sont toujours des foyers de rébellion. Des monumens du temps des Antonins s’y dressent encore. Le château Ghurian, une des places fortes du pays, est assis sur des montagnes droites comme des falaises ; alentour sont éparses, dans des sites pittoresques, au milieu de plantations de figuiers, d’amandiers, de vignes, d’arbres particuliers à la contrée, les demeures souterraines qui servent de refuge à des Juifs et à des Berbères vivant là en bonne intelligence depuis un temps immémorial ; ces derniers ont adopté les croyances juives.

Plus loin vers l’est, en s’avançant dans une plaine riche en vieux souvenirs, on rencontre un monument d’architecture étrange qui ne saurait être rapporté ni aux temps arabes, ni à la domination romaine : sur une base commune plantée dans la terre s’élèvent deux piliers quadrangulaires hauts de dix pieds, un peu inclinés l’un vers l’autre, et sur lesquels est jetée en travers une pierre massive longue de six pieds six pouces ; d’autres pierres, les unes plates, les autres hautes et creusées à leur surface, gisent au pied du monument principal, dont l’ensemble présente une frappante analogie avec nos monumens celtiques. Selon toute présomption, ces constructions doivent leur origine à des croyances religieuses, et elles indiquent ou l’énorme extension d’une des vieilles familles du globe, ou seulement peut-être l’existence chez des peuples divers d’une religion simple et uniforme dans l’expression de ses croyances primitives. Quelques-unes laissent apercevoir des traces d’art ; ce sont des mains romaines qui, plus tard, auront orné de quelques sculptures leur style rude et grossier. Plus loin, sur le bord d’un ravin, se dressent des colonnes du plus pur ionique ; là où s’étendaient quelques rians ombrages, où s’ouvrait un vallon, les grands personnages romains de l’Afrique se plaisaient à bâtir leurs monumens funéraires ; le plus remarquable par ses proportions est celui qu’on appelle Kasr-Doga ; il n’a pas moins de quarante-sept pieds de long sur trente et un de large ; les Arabes en ont fait jadis un château. De ce point quelques journées de marche ramènent à la côte et conduisent à Lebda, l’antique et illustre Leptis ; de là, les voyageurs regagnèrent Tripoli en suivant le bord de la mer.

Sur ces entrefaites, les instrumens étaient arrivés d’Angleterre, précédant les armes, les présens destinés aux souverains et aux chefs de tribus et le reste du matériel, dans lequel était compris un bateau de fer démonté et destiné à naviguer sur le Tsad[2]. Munis de tentes assez basses pour résister à la violence des vents et intérieurement doublées pour arrêter les rayons du soleil, Barth et Overweg, bientôt rejoints par M. Richardson, prirent définitivement la direction du sud, et les premiers jours d’avril les virent sur leurs chameaux ; suivis seulement de deux domestiques et des conducteurs de leurs bêtes de somme, dans le chemin qui conduit les caravanes au Fezzan, contrée située au midi de Tripoli, et qui n’est elle-même qu’une des plus grandes oasis répandues dans le désert.

Des plaines rocheuses ou calcaires coupées de montagnes sablonneuses dans lesquelles des torrens ont creusé de larges ravins presque constamment à sec, et que l’on appelle wadis ; des chaînes bouleversées d’où s’élancent des pics de formes bizarres, un aspect général de désolation ; puis, de loin en loin, au milieu de ce paysage dévasté, un frais vallon, un site alpestre de toute beauté ; partout où le sol est argileux et ne laisse pas filtrer l’eau, une verte oasis avec sa riante perspective de palmiers, de champs d’orge et de froment : tel est le désert ; ce n’est pas une plaine uniforme et déprimée, comme on est porté à se le représenter. En y pénétrant par le nord, on monte toujours, et certains points au centre du Sahara ont jusqu’à deux mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Plus loin, dans les parties fertiles du Soudan, le sol s’abaisse pour se relever ensuite de nouveau, non plus cette fois en un large plateau, mais en une chaîne de hautes montagnes parallèle à la ligne de l’équateur, dont elle est voisine, et derrière laquelle l’Afrique dérobe les derniers et les moins pénétrables des mystères que lui arrache un à un et avec tant de difficultés la curiosité européenne. La petite oasis de Mizda, la première que rencontrèrent les trois voyageurs, a été large et florissante ; mais ses puits sont négligés, et la vie s’en retire. M. Barth pense qu’on doit l’identifier avec le Musti-Komè (Μοῦστα Κώμη) oriental de Ptolémée ; le Romains, les Arabes, les chrétiens même y ont laissé des traces de leur passage. Quel est l’apôtre ignoré qui vint prêcher dans ce coin du désert, l’architecte inconnu qui bâtit sur une pointe de rocher l’église ; ou le couvent dont on voit encore les grands débris ? Les voûtes mutilées, les pleins-cintres, les chapiteaux, dont les dessins bizarres ne sont pas sans ressemblance avec nos chapiteaux romans, peuvent seuls répondre. Cette église ou plutôt ce monastère a une abside, trois nefs, deux étages, dont le plus élevé est divisé en cellules, et l’ensemble, de l’édifice figure une sorte de carré de quarante-trois pieds de côté. M. Barth en reporte l’origine vers le XIIe siècle.

En continuant d’avancer dans le désert, on trouve un beau sépulcre et une tour, souvenirs solitaires de la grandeur romaine. Puis en pénétrant plus avant encore dans le midi, le voyageur voit apparaître, non sans émerveillement, un des plus beaux spécimens de l’art antique. C’est encore un tombeau. Il a trois étages reposant sur une base de trois marches de pierre dans laquelle est creusée une chambre sépulcrale, et le tout n’a guère moins de quarante-huit pieds. Du côté le plus orné, qui était la façade principale, l’étage inférieur se compose de six rangées de larges pierres, encadrées par deux colonnes. Deux animaux sauvages, semblables à des panthères, y sont représentés les griffes appuyées sur une urne ; au-dessus sont sculptées des scènes de chasse ; la frise est formée de rosettes, avec des centaures, un coq, des guirlandes de raisins, des moulures. L’étage supérieur offre une fausse porte richement ornée et surmontée de deux génies soutenant une couronne, puis un buste d’homme et un buste de femme contenus dans une même niche ; au-dessus, des grappes de raisin, une frise de l’ordre ionique et des moulures ; enfin, pour couronnement de l’édifice, une pyramide dont le temps n’a mutilé que les dernières pierres. Les Arabes eux-mêmes ont respecté ce monument, qu’on ne peut, dit M. Barth, contempler dans cette solitude, sur le penchant d’un plateau escarpé, sans se sentir saisi d’une émotion et d’une vénération profondes. Plus loin, on trouve encore un autre sépulcre, moins élevé, de proportions moins belles très orné cependant, et qui, même en Italie ou en Gaule, attirerait l’attention des voyageurs. Il est vrai que près de là s’élève Ghariya, qui fut une station romaine fortifiée, comme l’attestent des tours, des murailles ornées de sculptures, et une porte massive, d’un très beau travail, ouvrant encore son large plein-cintre, surmontée d’une couronne dans laquelle est gravée la légende très lisible : PRO. AFR. ILL. (provincia Africæ illustris). Le caractère général de ces constructions et les débris d’une inscription attestent qu’elles ne sont pas postérieures au règne d’Alexandre Sévère. Auguste, les Antonins, les Sévères, telles sont les époques où la vie et la civilisation débordèrent des fertiles rivages de la Méditerranée jusque dans le désert, et où ces merveilleux artistes de l’antiquité, en qui semble avoir été inné le goût des proportions et de l’harmonie, semaient d’une main prodigue les chefs-d’œuvre si loin de l’Italie. Ghariya est à un peu plus du 30e degré de latitude nord et sur la limite du Hammada, région dont le nom signifie plaine de sables. Une vieille coutume veut qu’à l’entrée de cette plaine les pèlerins venant du nord, et qui n’ont jamais franchi les barrières du Sahara, ajoutent leur pierre à un monceau que depuis des siècles y accumulent les voyageurs. Ainsi firent nos Européens, et s’engageant dans ce Hammada sablonneux, sans eau, et coupé de peu de wadis, ils atteignirent la ville relativement grande de Ederi, bâtie dans une situation pittoresque sur le flanc d’une montagne et entourée de jardins. Au-delà de Jerma, située dans une fertile oasis, et qui paraît être l’antique Garama de Pline et de Strabon, ils virent le monument le plus méridional de la domination romaine. Enfin, dans les premiers jours de mai, ils atteignirent Murzuk, d’où ils ne repartirent qu’au milieu de juin.

La cause de ce long délai était dans la difficulté de se procurer une escorte et d’obtenir des sûretés pour traverser sans péril la partie du désert où règnent les Tawareks. Le projet de nos voyageurs n’était pas d’aller en ligne droite au Soudan, mais bien de visiter, en inclinant vers le sud-ouest, une contrée qui, dans le désert même, présente un grand degré d’intérêt, l’état d’Aïr et sa capitale Agadès, où pas un Européen encore n’avait pénétré. Les principales étapes de ce grand trajet devaient être les oasis de Ghat, Asiu et Tintellust. Comme Murzuk est un des principaux entrepôts du commerce qui se fait à travers le désert et le point où se rencontrent la plupart des caravanes qui sillonnent le Sahara, M. Barth et ses compagnons trouvèrent à se placer sous la protection de quelques marchands appartenant à la tribu des Tinylkum, laquelle a le monopole des transactions entre le Tripoli et le Soudan.

La population de l’Afrique septentrionale, particulièrement celle du Fezzan et des oasis, appartient à la grande famille berbère, issue du mélange d’individus de la race sémitique avec des tribus indigènes. Son établissement remonte à des temps dont l’histoire n’a pas gardé le souvenir. Libyens, Numides, Maures, Gétules, tous ces peuples de l’antiquité sont des Berbères : mais les Arabes vinrent : ils refoulèrent les uns, se mêlèrent aux autres, et imposèrent à la plupart leurs croyances. Cette révolution paraît s’être accomplie vers le milieu du XIe siècle de notre ère. Parmi les vaincus berbères que la conquête arabe chassait devant elle se trouvaient les nombreuses tribus qui aujourd’hui font la loi au désert, et que l’on désigne sous le nom commun de Tarki ou Tawareks. Cette appellation, que l’on voit apparaître pour la première fois dans des historiens arabes qui écrivaient il y a trois ou quatre cents ans, n’est pas celle que ces hommes se donnent à eux-mêmes ; ils ont conservé le vieux nom de Mazighs ou Amazighs, sous lequel les anciens avaient déjà appris à les connaître. Quant au mot Tawarek, il parait signifier apostat, et faire allusion à leur conversion du christianisme à la religion de Mahomet. Ce sont des musulmans fanatiques, mais de peu d’instruction. Toutes leurs connaissances religieuses se résument dans cette profession de foi : « Il y a un Dieu, et Mahomet est son prophète. » Du christianisme ils ont retenu les mots Mesi (Messie), dont ils ont fait un des noms de la Divinité, et angélus, avec la signification d’ange. Des superstitions de leur premier âge se mêlent à leurs croyances. Avec le nom de Mesi, ils en donnent à Dieu un autre qui rappelle l’Ammon égyptien, et M. Barth a trouvé dans le désert des sculptures primitives qui, par le caractère du dessin, semblent accuser des rapports, sinon de race, du moins de contact avec l’antique Égypte. Ils se divisent et subdivisent en un nombre incroyable de tribus et de sections qui sont considérées comme plus ou moins nobles suivant qu’elles sont plus ou moins pures de mélange avec les races noires. Les plus illustres et les plus puissantes sont celles des Azkars, dont les femmes sont remarquables par leur beauté, et les Imoshagh, qui, de même que les anciens Spartiates faisaient travailler à leur profit les Laconiens, ne subsistent que du travail de leurs esclaves et du tribut qu’ils prélèvent sur les caravanes depuis un temps antérieur à Léon l’Africain. La race puissante des Kelowi, qui domine dans l’Aïr ou Asben, a cela de particulier qu’elle est entièrement sédentaire, ce que la syllabe préfixe kel indique dans le langage berbère. Chez les Azkars et les Kelowi subsiste une coutume très bizarre, dont on trouve aussi quelques traces chez certains peuples de l’antiquité : c’est la transmission du pouvoir, non du père à son fils, mais au fils de sa sœur. Tacite nous apprend que le lien de parenté qui rattache le neveu à l’oncle maternel était presque aussi sacré chez les Germains que celui qui unit le fils au père, et que, dans certains cas même, au fils on préférait le neveu. Cette préférence n’allait cependant pas jusqu’à substituer celui-ci à celui-là dans les successions. Aujourd’hui, à la côte de Malabar, ce mode singulier d’hérédité est en pratique.

Montés sur leurs méheris, chameaux rapides, les Tawareks sillonnent en tous sens le désert ; les uns s’adonnent au commerce, les autres rançonnent les caravanes ; les chefs font payer le passage sur leur territoire par un tribut qui souvent ne préserve pas les marchands des exactions, du pillage et quelquefois même du meurtre. C’est ainsi qu’une petite caravane du peuple des Tébus, qui habite une partie plus orientale du désert, fut massacrée aux environs d’Asiu peu de temps après le passage du docteur Barth et de ses compagnons ; les Tawareks Hadanara, désappointés de n’avoir rien pu extorquer aux Européens, se jetèrent sur les malheureux Tébus, les tuèrent et s’emparèrent de dix chameaux et d’une trentaine d’esclaves que ceux-ci menaient avec eux. Les déprédations des Tawareks ne sont du reste pas limitées au désert ; ils font des incursions jusque dans le cœur du Soudan ; l’état de Kanem, qui s’étend sur le rivage septentrional du Tsad, est particulièrement en butte à leurs ravages. Nous y retrouverons plus loin ces terribles dévastateurs. Dans le désert même, il est rare qu’ils procèdent à force ouverte : en général ils s’insinuent dans une caravane, y suscitent des querelles et profitent du désordre pour exercer leurs brigandages. Leurs armes sont la lance, l’épée et de grands boucliers de peau d’antilope en forme de carré long : la plupart possèdent aussi des fusils de fabrique anglaise ; mais pour beaucoup c’est, faute de munitions, moins une arme qu’un ornement. Leur long vêtement, le morceau d’étoffe dont ils se couvrent le bas du visage et l’habitude qu’ils ont de se raser une partie de la tête contribuent à rendre leur aspect plus farouche. Ce dernier usage me paraît constituer un nouveau rapprochement entre eux et les Maxues d’Hérodote, qui se rasaient un côté de la tête. Tels sont les hôtes au milieu desquels les trois Européens étaient condamnés à vivre pendant plusieurs mois ; leur bagage, leurs armes, les lourdes caisses contenant des instrumens, du biscuit, des objets utiles à eux seuls, mais qui étaient supposées pleines de trésors, excitaient toutes les convoitises, et il leur fallait un courage et une patience sans bornes, une vigilance infatigable pour échapper aux embûches et surmonter le mauvais vouloir de leurs compagnons ou même de leurs serviteurs, de tous les brigands et fanatiques dont ils étaient entourés.

Le jour, tandis que la caravane, déroulant sa longue file de chameaux cheminait avec lenteur, les voyageurs, tantôt en avant, tantôt en arrière, couraient sur leurs hautes montures partout où quelque objet attirait leur curiosité ; Overweg étudiait la nature des terrains, marne, grès ou calcaires ; M. Richardson inspectait le bagage, surveillant surtout avec sollicitude son bateau, dont les pièces démontées se balançaient sur le dos de ses chameaux ; Barth, causant avec les plus intelligens et les moins farouches de ses compagnons, tâchait d’en tirer quelque renseignement sur leur langage et leur histoire, et amassait des matériaux pour débrouiller l’ethnologie obscure de ces contrées, ou bien il s’arrêtait pour dessiner un site pittoresque. Le soir, on plantait les tentes auprès d’un puits ou de l’un de ces larges rocs que le temps et les orages ont creusés, bassins naturels dans lesquels l’eau du ciel se conserve claire et transparente ; des dattes, des figues, un peu de riz ou de farine, la pâte agréable et rafraîchissante appelée zummita, quelquefois un oiseau tué près du puits, composaient le repas. Les Tinylkum, qui sont de fervens musulmans, mêlant leurs voix pour la prière, faisaient entendre une cadence mélodieuse, interrompue tantôt par de grandes exclamations, tantôt par une plainte douce et mélancolique. Bientôt les bruits s’éteignaient, mais quand le silence avait repris possession du désert, l’heure du repos n’avait pas encore sonné pour les Européens : dans les passages périlleux, il fallait veiller à tour de rôle à la sûreté du petit camp, des bêtes de somme et des bagages. De plus, bien que la marche du jour eût été pénible ou dangereuse, la chaleur accablante, bien que la nuit fût fraîche et même froide, comme il arrive si souvent dans le désert, il y avait une tâche dont celui des voyageurs qui est revenu semble ne s’être jamais départi : c’était de résumer les travaux de la journée, de réunir ces notes auxquelles nous devons la relation ou mieux le journal savant, clair et précis de ce grand voyage.

La route qui mène de Murzuk à Ghat coupe le désert presqu’en ligne droite de l’est à l’ouest. À mi-chemin environ entre ces deux stations se dressent, dans un endroit appelé Telisaghé, de grands blocs de grès sur lesquels des dessins sont profondément creusés. Le plus grand de tous représente un groupe de trois personnages : à gauche, un homme à tête de taureau, avec de longues cornes ; son bras droit est remplacé par une sorte d’aviron, sa main gauche tient une flèche et un arc ou un bouclier ; entre ses jambes, une longue queue pend de son corps étroit. Il est penché en avant, et tous ses mouvemens accusent une certaine vivacité. En face de ce curieux personnage s’en trouve un autre plus petit, mais non moins remarquable : homme jusqu’aux épaules, il a une tête qui rappelle celle de l’ibis égyptien, sans cependant lui être identique. Cette petite tête pointue a deux oreilles et une sorte de capuchon. La main droite tient un arc ; le bras gauche est replié sur le corps. Entre ces deux animaux demi-humains placés dans une attitude hostile est un bouvillon dont les jambes, grossièrement dessinées, se terminent en pointe. Ailleurs un bloc, qui n’a pas moins de douze pieds de long sur cinq de haut, représente un troupeau de bœufs dans les positions les plus variées : d’autres blocs figurent encore des bœufs, des chevaux, des ânes. Ces sculptures ne sauraient être reportées à l’époque romaine ; elles rappellent plutôt l’art égyptien. En tout cas, elles confirment un fait curieux indiqué déjà par un passage de saint Augustin : Les rois des Garamantes aiment à faire usage des taureaux. Au milieu des bêtes de somme figurées dans ces sculptures, aucun chameau n’apparaît ; c’est qu’en effet le chameau est une acquisition relativement récente pour le désert. Au-delà de l’endroit où se voient ces sculptures intéressantes, le chemin suivi par notre caravane se poursuivait sur un plateau terminé à pic par des rocs perpendiculaires de forme fantastique ; il traversait ensuite une plaine aride et couverte de cailloux, puis il s’enfonçait dans une région de hautes montagnes dont les pics, jetés en désordre, revêtent des formes bizarres et pittoresques. L’un d’eux, le mont Idinen, apparaît de loin comme un immense château, avec des groupes de tours et de hautes murailles ; il a frappé l’imagination des indigènes, qui le croient hanté par des génies et qui l’appellent le palais des démons. Barth, espérant y trouver des sculptures ou des inscriptions, résolut d’aller visiter le château enchanté. Les Tawareks essayèrent de l’en détourner, et pas un ne voulut lui servir de guide ; il n’en persista pas moins dans son dessein, et, après s’être fait indiquer la marche que la caravane allait suivre et la direction dans laquelle se trouvait le puits près duquel elle devait camper, il partit seul, muni d’un peu d’eau et de biscuit.

Devant lui s’ouvrait une plaine nue et désolée, couverte de cailloux noirs, à laquelle succédaient quelques herbages où sa présence fit lever de belles antilopes, puis des ravins, des ondulations de terrain semées de larges blocs de rochers ; mais le mont Idinen était plus éloigné que la perspective ne l’eût fait croire, et le pied de la montagne enchantée semblait toujours reculer. Il était dix heures, et le soleil commençait à répandre toute sa chaleur, nulle part le moindre ombrage ; Barth, fatigué et désappointé, dut faire appel à toute son énergie pour descendre au fond d’un ravin qui lui barrait le passage et remonter l’autre bord. Enfin il arriva tout épuisé sur la crête de l’Idinen : pas d’inscriptions ou de sculptures, seulement une vue magnifique ; mais de quelque côté qu’il tournât les regards, aucune trace de la caravane. Il s’assit un instant pour reprendre des forces et faire un léger repas ; par malheur son biscuit et ses figues n’étaient plus mangeables, et sa provision d’eau était si petite qu’il n’eut pas de quoi apaiser sa soif. Cependant le jour avançait ; dans la crainte que la caravane, le croyant sur les devans, ne poursuivît sa marche, il redescendit et s’engagea dans le ravin qui, d’après les indications de ses guides, devait le conduire au puits ; il était alors environ midi, la chaleur était accablante, le voyageur avait une soif ardente, et le peu d’eau qu’il avait pris n’avait guère restauré ses forces. À la longue il atteignit le creux de la vallée, mais pas un être vivant n’apparaissait aussi loin qu’il pût étendre ses regards. Incertain de la direction qu’il devait suivre, il cria, monta sur une hauteur couronnée par un buisson d’éthel et déchargea ses pistolets, mais il ne reçut aucune réponse. Un fort vent d’est lui apportait des bouffées d’une chaleur mortelle. Il traversa quelques monticules de sable, gravit une autre hauteur et tira de nouveau. Pas de réponse. Il crut que la caravane pouvait être encore dans l’est et prit cette direction. En cet endroit, la vallée était fertile et couverte d’une riche végétation ; dans un coin se trouvaient quelques huttes faites avec des branches d’éthel. Barth se dirigea avec empressement de ce côté ; elles étaient vides. Entièrement épuisé, il s’assit alors sur le bord d’une plaine nue d’où sa vue plongeait dans toute la profondeur du wadi et attendit avec confiance la caravane. Un moment il crut voir une file de chameaux ; ce n’était qu’une illusion. Le soleil allait disparaître. Incapable de faire quelques pas sans être obligé de s’asseoir, il ne put que choisir entre les huttes ou un éthel qui se trouvait à peu de distance pour passer la nuit ; il préféra l’arbre comme se trouvant sur un lieu plus élevé et dominant un plus vaste espace ; il voulait faire du feu, mais ses forces ne lui permirent pas de rassembler le bois nécessaire ; la fièvre s’emparait de lui, et il était abattu.

« Après être resté à terre une heure ou deux, dit-il, je me levai quand les ténèbres furent entièrement venues ; regardant autour de moi, je découvris, à ma grande joie, un large feu dans le sud-ouest, en bas de la vallée. Plein de l’espoir que ce devaient être mes compagnons, je déchargeai mon pistolet pour me mettre en communication avec eux, et j’écoutai le long roulement de la détonation, comptant qu’il arriverait à leurs oreilles ; mais je n’entendis pas de réponse, tout restait silencieux : je voyais la flamme monter vers le ciel et m’indiquer où je trouverais mon salut sans pouvoir mettre à profit ce signal. Après une longue attente, je tirai un second coup, qui resta aussi sans réponse. Je m’étendis à terre avec résignation, remettant ma vie aux soins du Tout-Miséricordieux. Ce fut en vain que je cherchai le repos ; plein d’inquiétude, pris par la fièvre, je m’agitais sur le sol, attendant avec anxiété et terreur l’aube du jour suivant. Enfin cette longue nuit arriva à son terme ; l’aurore commença à poindre, partout le calme et le silence ; je pensai que c’était le moment le plus propice pour faire parvenir un signal à mes amis ; je rassemblai toutes mes forces, mis dans mon pistolet une grosse charge, et tirai — une fois, — deux fois. Le bruit me semblait devoir réveiller les morts de leur tombe, tant il était répercuté par la chaîne de montagnes et roulait le long du wadi ; mais pas de réponse. Je ne savais plus quelle idée me faire de la distance, considérable apparemment, qui me séparait de mes compagnons, puisqu’ils n’avaient pas entendu mes coups de feu. Le soleil, que j’avais moitié désiré, moitié attendu avec terreur, se leva enfin. Ma situation devint plus misérable avec la chaleur ; je me traînais, changeant à chaque instant de position, pour trouver un peu d’ombre sous les branches sans feuilles de mon arbre. Vers midi, à peine un restant d’ombrage, juste pour abriter ma tête ; je souffrais toutes les tortures de la soif, et suçai un peu de mon sang. Enfin je perdis connaissance, et tombai dans une espèce de délire d’où je ne sortis que lorsque le soleil s’effaça derrière les montagnes. À ce moment je recouvrais mes sens, et, me traînant de dessous l’arbre, je jetais un mélancolique regard sur la plaine, quand soudain retentit le cri d’un chameau. De ma vie je n’ai entendu plus délicieuse musique. Je me soulevai un peu de terre, et vis un Tarki passant près de moi et jetant les regards de tous côtés. Il avait suivi mes traces sur le sable, puis les avait perdues sur le sol caillouteux, et ne savait plus dans quelle direction me chercher. J’ouvris ma bouche desséchée, et criai autant que mes forces épuisées le permettaient : Aman ! aman ! (de l’eau ! de l’eau !) J’eus le bonheur d’entendre la réponse : Iwah ! iwah ! et en quelques instans le Tarki fut à mon côté, lavant et arrosant ma tête, tandis que je poussais un cri involontaire et non interrompu de el hamdu lillahi ! el hamdu lillahi ! »

Le libérateur de M. Barth le coucha sur son chameau, et rejoignit la caravane, où l’on désespérait de revoir l’imprudent voyageur qui, durant trois jours, ne put presque ni parler ni manger, tant sa gorge était desséchée. Peu à peu cependant ses forces se rétablirent, et lorsque peu après on arriva à Ghat, il avait recouvré sa vigueur.

Ghat ou mieux Rhat, si l’on voulait reproduire dans toute sa sincérité la prononciation indigène, n’est pas une grande ville : elle ne compte guère plus de deux cent cinquante maisons ; néanmoins son commerce est considérable, et il le serait bien plus encore si la jalousie des Tawati, habitans d’une oasis située plus à l’ouest dans le désert, ne lui interdisait le chemin direct de Timbuktu. Elle est située dans une assez jolie position, avec ses jardins et ses bandes de palmiers, au pied de la longue ligne rocheuse des monts Akakus ; mais la culture n’y est pas aussi développée qu’elle pourrait l’être avec plus de soins et une meilleure distribution des eaux. Après quelques négociations avec les chefs tawareks, l’expédition put reprendre sa marche à travers le désert, cheminant tantôt dans des plaines de sable et de cailloux, tantôt dans de profonds ravins bordés de montagnes cyclopéennes ; les tempêtes de sable, les fantasmagories du mirage étaient les accidens journaliers de sa marche. Quelquefois, quand la chaleur était trop accablante, on plantait la tente à midi, et l’on poursuivait la route aux clartés de la lune. À mesure qu’on avançait dans le sud, le changement de climat devenait plus sensible : des arbres et des plantes de transition entre le désert et les régions tropicales se mêlaient aux palmiers et aux éthels, on rencontrait de grands troupeaux de bœufs sauvages, des autruches ; mais c’est plus loin encore, tout au sud de l’Aïr, que les premières girafes commencent à se montrer Le tonnerre grondait, le sommet des montagnes s’enveloppait de nuages ; cependant les tempêtes de sable étaient plus fréquentes encore que les averses de pluie.

Au-delà d’Asiu, les difficultés naturelles se trouvaient en grande partie surmontées ; mais d’autres dangers attendaient nos voyageurs : les Tawareks, contenus jusqu’ici par les négociations et les présens, devenaient chaque jour plus exigeans, des bandes menaçantes s’approchaient de la caravane, leurs émissaires se mêlaient aux compagnons des Européens, et cherchaient à exciter leur fanatisme. La nuit, on campait en ordre de bataille, les pièces du bateau placées de façon à protéger les tentes, et il fallait veiller à tour de rôle pour se tenir en garde contre une attaque, ou au moins contre le vol des chameaux. Les voyageurs, sans leurs bons fusils armés de baïonnettes qui effrayaient particulièrement les brigands, n’eussent pas impunément franchi les limites de l’Aïr ou Asben, qui sont infestées de pillards. Enfin Annur, le chef de Tintellust, envoya une escorte, qui permit aux voyageurs d’entrer sains et saufs dans cette ville, une des plus considérables de l’Aïr après la capitale Agadès. Visiter Agadès était un des vœux les plus chers de l’expédition. Barth obtint la faveur de se joindre à une caravane qui se dirigeait vers cette ville, et il partit emportant quelques présens pour le sultan d’Aïr, afin d’en obtenir des lettres de protection auprès des chefs des contrées circonvoisines. L’Aïr présente une succession alternative de riches vallées et de montagnes rocheuses. Septembre y est la saison de pluies abondantes, qui montrent que cette contrée appartient autant à la région du Soudan qu’au désert. Les bœufs y sont d’un usage assez fréquent, les antilopes très nombreuses ; des singes, des chacals, des lièvres, des pigeons, des cygnes sauvages, tels sont les animaux que M. Barth eut occasion d’y voir. Il y rencontra aussi des lions : le lion d’Aïr est de petite taille, sans crinière et timide. Dans les riches vallées, à côté des beaux bouquets du palmier appelé dum, le voyageur trouva un remarquable spécimen de l’arbre appelé dans le Hausa baure, qu’il ne faut pas confondre avec le baobab d’Adanson. C’est une sorte de figuier à feuille épaisse du plus beau vert. Celui que mesura Barth avait vingt-six pieds de circonférence à huit pieds du sol, et quatre-vingts de hauteur ; il se terminait par une abondante et vaste couronne. L’asclépias gigantesque, qui ne se montre que dans les endroits susceptibles de culture, témoignait de la fertilité du sol. Quand les arbres étaient moins serrés, des melons sauvages couvraient la terre. On voyait aussi çà et là quelques champs de blé, restes d’une culture qui a été plus étendue qu’elle ne l’est aujourd’hui. Il faut sept jours à une caravane pour faire le chemin qui sépare Tintellust d’Agadès. Près de la route qui conduit de l’une à l’autre ville gisent les ruines d’Asodi, qui avait, il n’y a encore que peu d’années, une grande renommée d’étendue et d’importance. De ses mille maisons d’argile et de pierre, quatre-vingts à peu près sont habitées maintenant.

Agadès, cette ville située à la limite du désert et du Soudan, rendez-vous des races les plus différentes d’origine et de caractère, est elle-même dans un état de complète décadence. De loin Barth avait admiré son superbe minaret ; ses compagnons lui avaient dit que l’illustre ville comptait autrefois soixante-dix mosquées ; mais soixante aujourd’hui sont abandonnées et en ruines, des quartiers entiers sont déserts, et sur les murs croulans, dans l’emplacement à moitié vide des marchés, de grands vautours au cou nu et rouge, au plumage grisâtre, guettent leur proie sans être inquiétés. La ville est bâtie sur un plateau élevé ; sa fondation ne remonte pas au-delà du XIVe siècle et paraît devoir être attribuée aux Berbères, qui en firent l’entrepôt d’un commerce florissant avec Gogo, ancienne capitale du grand état de Songhay et située bien plus à l’ouest, à peu près à la même latitude, sur le Niger. Le sort d’Agadès a été lié à celui de cette ville. Il y a environ soixante-dix ans, Gogo est tombée au pouvoir des terribles Tawareks, qui l’ont dépeuplée et ruinée. De ce moment date pour Agadès le déclin de sa prospérité ; sa population, qui tirait autant son origine de la race noire du Songhay que des Berbères, a émigré vers le sud et particulièrement dans des villes du Hausa que nous retrouverons dans le cours de ce voyage : Katsena, Tasawa, Maradi, Kano. Elle ne conserve guère aujourd’hui, d’après l’estimation de M. Barth, que sept mille âmes.

C’est quelque chose d’assez bizarre que la situation du sultan d’Agadès. Son élection dépend, et il en était déjà ainsi au temps de Léon l’Africain, du caprice et des intrigues des chefs tawareks. La ville n’a même pas voix délibérative dans cette circonstance. Ces turbulens vassaux ont établi en principe que ce sultan serait choisi dans une famille de grande noblesse que la tradition veut être venue jadis de Stamboul, mais qui n’habite ni dans Agadès, ni même dans l’Aïr ; on conçoit combien la position de ce chef est précaire et difficile au milieu de tribus toujours en guerre. Abd-el-Kader, sultan à l’investiture duquel M. Barth assista, avait déjà régné, puis il avait été déposé, et il le fut de nouveau trois ans après la visite du voyageur. Les revenus de ce triste souverain consistent dans le kulabu (c’est la contribution d’une peau de bœuf que doit lui offrir chaque famille à son avènement), puis en un tribut plus considérable, mais très incertain, prélevé sur la tribu dégradée des Imghad, ilotes de l’Aïr, en droits sur les charges de chameaux entrant dans Agadès, les vivres exceptés, en un petit impôt sur le sel, grand article de commerce dans toute cette partie de l’Afrique, enfin en amendes imposées aux maraudeurs, aux tribus sans lois, et en général à tous ceux qui sont plus faibles que lui. Voici le personnel de sa cour : le kokoy-geré-geré, sorte de vizir qui prélève la taxe sur les marchandises importées dans la place : il accompagne la caravane de sel qui va d’Agadès à Sokoto ; le kokoy kaïna, chef des eunuques ; les fadawa-n-serki, aides de camp ; un kadi et des chefs de guerre.

Le sultan Abd-el-Kader était un homme bienveillant, de peu d’énergie, mais plein de dignité. Abd-el-Kerim, c’est-à-dire Barth, car l’Européen avait pris ce nom[3], plus commode à prononcer pour les indigènes, lui fut présenté en audience. Pour cette entrevue, le voyageur déploya tout le luxe de son costume africain : sandales richement ornées, burnous blanc sur tobé noir. Le sultan, vêtu d’une chemise grise et d’un vêtement blanc, la tête entourée d’un châle de même couleur, le reçut dans une salle basse dont le toit est soutenu par deux colonnes massives d’argile, de forme primitive et légèrement amincies sous le simple abacus qui les couronne. Il était assis entre une des colonnes et le mur. Après les salutations, le voyageur prit un siège, et la conversation s’engagea dans la langue hausa, qui est une de celles dont l’emploi est le plus fréquent à Agadès. Barth exposa comment l’Angleterre, bien que placée à une grande distance, désirait entrer en relations d’amitié et de commerce avec les chefs et les hommes puissans de toute la terre. Le sultan dit que dans son pays retiré il n’avait jamais entendu parler de l’Angleterre, malgré tout son pouvoir, et n’avait pas soupçonné que « poudre anglaise » vînt de là. Il s’étonna que, dans un âge encore jeune, Barth eût accompli déjà de si grands voyages, exprima son indignation en entendant le récit des exactions que les Tawareks de la frontière d’Asben avaient fait subir aux voyageurs, et se montra constamment plein de grâce et de bienveillance. Plus tard, lorsqu’après vingt jours passés à Agadès Barth songea à quitter cette ville, le sultan, pressé d’écrire au gouvernement anglais, ne fît à cet égard que de vagues promesses, qu’il ne tint pas, mais il donna à son visiteur, pour le sultan de Sokoto et d’autres chefs, des lettres de recommandation qui, si elles ne furent pas très efficaces, marquaient du moins sa bonne volonté.

En général, à part des accès de fanatisme excités par la présence d’un chrétien, la population d’Agadès se montra assez bienveillante : on s’aperçoit qu’au sang berbère se trouve mêlé celui de races plus douces. Barth trouva même parmi les habitans quelques hommes véritablement intelligens dont il put tirer des renseignemens utiles sur des contrées situées à une grande distance. Un des indigènes des vallées de l’Aïr, avec lequel il eut occasion de converser de l’Égypte, que celui-ci avait visitée dans un pèlerinage, reconnaissait la supériorité de civilisation de ce pays sur le sien ; mais il avait observé aussi que la misère est plus fréquente dans les grands centres de population, et il ajoutait avec un certain orgueil que peu d’hommes en Aïr étaient aussi misérables que toute une classe de la population du Caire. Un autre, un mallem tolérant, qualité qui n’est pas ordinaire dans cette classe religieuse de lettrés musulmans, se plaisait, dans ses fréquentes conversations avec Barth, à amener l’entretien sur des sujets de religion. Il manifesta un jour son profond étonnement de voir tant d’inimitié entre musulmans et chrétiens, quand il existait tant de rapprochemens entre les points essentiels de leurs croyances. « C’est, lui répondit Barth, que partout les hommes attachent plus d’importance aux pratiques extérieures qu’aux dogmes mêmes de la religion. » Tous les jeunes garçons fréquentent les écoles et reçoivent de l’instruction, mais c’est l’instruction musulmane ; elle consiste uniquement dans la lecture et l’étude du livre sacré. Bien des fois, en traversant la ville, Barth entendit résonner les voix perçantes d’une cinquantaine d’enfans répétant avec énergie et enthousiasme les versets du Koran que leur maître avait écrits pour eux sur des tablettes de bois.

Un goût très vif pour la danse et la musique est encore un point de ressemblance entre les habitans d’Agadès et les peuples du Soudan. Les femmes ne sont pas astreintes à la réclusion, et il s’en faut que les mœurs soient chastes. Après le départ du sultan pour une expédition contre les tribus du voisinage, les femmes ne gardèrent plus aucune réserve à l’égard du voyageur. Un matin, cinq ou six vinrent dans sa maison lui faire des propositions plus que légères. « Deux d’entre elles, dit-il, étaient vraiment jolies et bien faites, avec de beaux cheveux noirs tombant en tresses, des yeux animés et un beau teint ; mais je savais trop quelle réserve est imposée à l’Européen qui veut être respecté dans ces contrées pour me laisser tenter par ces filles folâtres. Le mieux pour le visiteur de ces régions, ajoute M. Barth, soit pour son comfort, soit pour imposer du respect aux indigènes, serait qu’il menât sa femme avec lui : les naturels, dans leur simplicité, ne comprennent pas qu’on vive seul ; les Tawareks de l’ouest, qui en général sont de mœurs rigides et bien différentes de celles des Kelowi, ne me reprochaient que mon célibat. » Aux femmes sont abandonnés tous les travaux de cuir, la sellerie exceptée, et l’on voit sur les marchés d’Agadès des ouvrages élégans et pleins de délicatesse sortis de leurs mains. Quantité de petits ouvrages en bois, des coupes, des plats, des cuillers, témoignent, par l’élégance de leur forme et la richesse de leur ornementation, du goût des artisans de l’Aïr. Sur les marchés de la ville, on n’emploie pas, comme intermédiaires pour les échanges, l’argent ou les coquilles, mais bien le millet, le duka, et d’autres sortes de grains. La mosquée principale, celle dont le minaret indique de loin la ville d’Agadès, ne fut pas d’un accès facile pour le voyageur ; cependant il obtint la faveur de voir de près ce minaret, qui est l’un des plus curieux spécimens d’architecture africaine. C’est une tour carrée et large de trente pieds environ à sa base, largeur qui décroît à mesure qu’elle s’élève, mais en conservant un léger gonflement au milieu de l’édifice, dont les côtés dessinent ainsi des lignes légèrement courbes. Elle peut avoir quatre-vingt-dix ou quatre-vingt-quinze pieds de hauteur ; on la voit s’élancer de la terrasse formée par le toit peu élevé de la mosquée, à l’intérieur de laquelle quatre piliers massifs la supportent. Sept ouvertures, pratiquées sur chacun des côtés, lui donnent du jour. Cette immense construction est tout entière d’argile. Pour lui donner plus de solidité, on a disposé d’étage en étage treize rangées de poutres de palmier qui la traversent dans toute sa largeur et réunissent les murailles entre elles. L’extrémité de ces poutres ressort extérieurement de trois ou quatre pieds, ce qui augmente l’effet bizarre que produit le monument.

Après avoir bien visité Agadès et récolté une ample moisson de faits intéressans, le docteur Barth, muni des lettres de recommandation du sultan Abd-el-Kader, regagna, sous la protection de ses guides, Tintellust par le chemin qu’il avait déjà suivi. Dans cette ville, il retrouva ses compagnons, avec lesquels il ne tarda pas à reprendre le chemin du sud.


II. — LE TSAD.

La région dont le Tsad occupe le centre est habitée, dans la partie que traversèrent M. Barth et ses compagnons, par deux grandes races : la race des Kanuris, qui confine au rivage occidental du lac, et celle des Hausas, qui s’étend à l’ouest de celle-ci. Cette distinction est d’autant plus utile à établir que ces races présentent entre elles de grandes différences morales et physiques, bien qu’également noires. Les Hausas sont gais, vifs, industrieux ; leur langage, un des plus harmonieux, et des plus flexibles de ceux qui se parlent dans l’intérieur de l’Afrique, est répandu bien au-delà de leurs limites. Les Kanuris sont indolens, tristes, grossiers ; leurs femmes sont laides, plates, elles ont les narines ouvertes et les os saillans. Les premiers ont perdu leur indépendance ; leurs sept royaumes ont été subjugués par cette race des Fellani, Fulbés Fellatahs, Pulo, dont nous avons rencontré déjà les bandes envahissantes avec le docteur Baikie[4], que nous retrouvons ici, et dont il sera souvent question dans tout le reste de ce voyage. Tasawa, Katsena, Kano, Gober, où nous allons suivre l’expédition, étaient des royaumes hausas, et ne sont plus que des provinces fulbés. Au contraire les Kanuris, dont les deux principales provinces, le Kanem et le Bornu, sont réunies sous la même domination, ont réussi, non sans de grandes luttes, à échapper à la conquête des Fellani. C’est au sud, du Bornu que se trouve l’Adamawa, acquisition récente des Fellani. Enfin nous ajouterons, pour éclairer de notre mieux le théâtre de l’expédition, que le Waday et le Bagirmi s’étendent, le premier au nord-est, le second au sud-est du Tsad ; le Waday confine par l’ouest au Darfour, qui lui-même touche au Sennaar et rejoint ainsi les régions du Haut-Nil.

Nous avons laissé les trois voyageurs dans le midi de l’Aïr. Les retards apportés à leur marche par les interminables délais de leurs compagnons indigènes les retinrent longuement dans les environs de Tintellust, et ce fut seulement en janvier 1851 qu’ils traversèrent par un temps froid, où plus d’une fois le thermomètre tomba presque à zéro, le Tagama, dont les habitans, bien que musulmans, venaient leur proposer leurs femmes ou leurs sœurs en échange de quelque présent, puis le Damergu, province tributaire de l’Asben, dont elle est le grenier. La fertilité, les productions, les animaux de ce pays le rattachent pleinement au Soudan. Les girafes y sont en assez grand nombre pour que les naturels mangent la chair de cet animal. Arrivés à la station de Tagelel, les trois voyageurs songèrent à se séparer pour multiplier le résultat de leurs travaux, Richardson résolut de se diriger par Zinder, dans l’est, vers le Tsad ; Overweg dut pénétrer dans l’ouest jusqu’à Gober et à Mariadi ; entre eux, Barth prit au sud la direction de Katsena et de Kano. La capitale du Bornu, Kukawa, qui devait être le centre de leurs voyages dans le Soudan, ainsi que jadis elle l’avait été de ceux de Denham, Oudney et Clapperton, fut désignée comme lieu de rendez-vous général.

Barth et Overweg ne se séparèrent que vers Tasawa, qui est le chef-lieu d’une province du même nom placée sous la domination des Fellani. Du Tasawa, qui ne présente rien de très particulier, Barth poursuivit sa marche, sans quitter la caravane qu’il accompagnait depuis Tagelel, et entra dans la vaste cité de Katsena. C’est une ville à portes étroites, à longues murailles ; les maisons y sont rares et entourées de champs en culture. Il en est ainsi de toutes les villes du Soudan : elles embrassent dans leur circonférence des champs et de grands jardins, en sorte qu’une portion seulement de leur enceinte est peuplée. Katsena pourrait contenir cent mille âmes, elle n’en compte pas plus de sept ou huit mille. Il est vrai que, depuis son assujettissement aux Fellani, elle est considérablement déchue de son importance. M. Barth eut tout le loisir de se renseigner à ce sujet dans le séjour involontaire de plus d’un mois qu’il y fit. Le gouverneur le retint après le départ de sa caravane, fit des difficultés pour lui permettre de passer outre, et prétendit qu’il était nécessaire de prendre les ordres de son maître l’émir Al-Moumenim, sultan de Sokoto et suzerain de tout l’empire des Fellani. Au fond de cette mauvaise volonté à l’égard du voyageur, il y avait le désir d’en obtenir un présent supérieur à celui qui avait été offert. À ce moment, les Européens n’avaient plus que des ressources très bornées après leurs longues dépenses et les extorsions des Tawareks ; d’ailleurs tout le bagage principal était resté aux mains de M. Richardson. Il fallut cependant que Barth se procurât un caftan une veste, un tapis, un châle, et qu’il se dessaisît en outre d’une partie des remèdes que contenait sa petite pharmacie de voyage. Le gouverneur alors ne demandait plus que deux choses : une médecine pour augmenter sa vigueur virile et quelques fusées volantes, qu’il appelait médecine de guerre et jugeait propres à terrifier ses ennemis ; mais à cet égard il ne put être satisfait, M. Barth ne portait ni fusées ni cantharides.

Le temps de ce séjour forcé, le voyageur le mit à profit pour étudier l’histoire de l’état, jadis puissant et célèbre ; dont Katsena est la capitale ; les documens de cette histoire sont d’autant plus rares que les Fellani les détruisirent pour la plupart après leur conquête, dans l’intention d’anéantir les souvenirs nationaux. Toutefois le savant voyageur put reconnaître que l’état de Katsena remonte au commencement du VIIe siècle de L’hégire, c’est-à-dire au milieu environ du XIIIe siècle de notre ère ; trois cents ans plus tard, l’islamisme y pénétra. Après une période de prospérité, le Katsena tomba sous la dépendance du Bornu ; ses princes durent un tribut de cent esclaves, au chef de cet état à leur avènement. Son commerce toutefois resta florissant, la fertilité de son sol et sa belle situation géographique sur la ligne de partage des eaux du Tsad et du Niger étaient pour lui un gage de bien-être, quand, au commencement de ce siècle, en 1807, les Fellani l’envahirent. L’action exercée par ces conquérans a été très diverse ; selon les parties du Soudan dans lesquelles ils se sont établis : dans les pays sauvages et païens, ils ont apporté une civilisation relative ; dans les états musulmans au contraire, ils ont exercé une influence généralement funeste ; il en a été ainsi pour Katsena. Kano, située à trente ou trente cinq lieues dans le sud-est, et qui, avant d’être une des principales villes de l’empire fellani, était le chef-lieu d’un état hausa, a été beaucoup plus heureuse. Sa prospérité commerciale, favorisée par une position géographique non moins avantageuse que celle de sa voisine, n’a cessé de se développer : la vie et la richesse, en se retirant de Katsena, se sont en partie reportées vers elle ; aussi sa population, son activité, son industrie, l’extension donnée à l’écoulement de ses produits la maintiennent au premier rang entre les villes les plus riches du Soudan. Les Européens, dans l’orgueil d’ailleurs assez, légitime de leur civilisation, se sont longtemps imaginé qu’au milieu de cette terre des noirs où végètent tant de races dégradées, il n’y avait que misère et barbarie, et lorsqu’au commencement des temps modernes Léon l’Africain, lorsqu’à une époque contemporaine notre compatriote Caillié vinrent nous raconter les merveilles de Timbuktu, on cria à l’exagération, tout au moins on crut à une exception. On se trompait : Oudney et Clapperton nous ont déjà fait revenir de notre erreur, et ce ne sera pas un des moindres résultats du voyage de M. Barth et de ses compagnons que d’avoir déroulé sous nos yeux le tableau des sociétés africaines, dont quelques-unes, actives, turbulentes, industrieuses, sont bien moins éloignées de la civilisation que nous ne l’avions cru. Timbuktu même n’est pas une ville de premier ordre ; il y en a de plus populeuses, de plus commerçantes, de plus riches, et à ce triple titre Kano lui est bien supérieure.

Lorsque, délivré enfin des dangereuses importunités de son hôte de Katsena, le docteur Barth put se remettre en chemin, il arriva aux portes de Kano à travers un pays de toute beauté, alternativement couvert de bois épais et de larges cultures : des villages serrés l’un contre l’autre de chaque côté de la route, des piétons, des cavaliers, un mouvement ininterrompu, annonçaient l’approche d’une grande ville. Dès le lendemain de son arrivée, le voyageur, monté sur son petit cheval, fit, accompagné d’un guide, une longue promenade à travers les quartiers et les marchés ; du haut de sa selle, il dominait les cours intérieures des maisons, car les murailles ne sont pas hautes, et la vie publique et privée des habitans se déroulait tout entière sous ses yeux. « C’est, dit-il, le tableau le plus animé d’un petit monde bien différent dans sa forme extérieure de tout ce que l’on voit dans les villes d’Europe, et qui néanmoins n’en diffère pas beaucoup par le fond. » C’étaient des rangées de boutiques abondamment approvisionnées, où se mêlaient et se pressaient des acheteurs et des vendeurs, de visages, de teint, de costumes variés, tous âpres au gain et s’efforçant de se tromper l’un l’autre ; sous un auvent, une foule d’esclaves entassés demi-nus, alignés comme du bétail, jetant des regards désespérés sur les acheteurs. Un riche gouverneur vêtu de soie s’avance sur un cheval fougueux, suivi d’une troupe d’esclaves insolens ; riches et pauvres se coudoient. Ici un riche cottage ; là, dans une cour ombragée par un arbre, une matrone drapée dans une belle robe de coton noir s’occupe à préparer le repas et presse ses esclaves femelles, tandis que des enfans tout nus sur le sable jouent avec des animaux ; des écuelles de bois bien propres sont rangées dans un coin. Plus loin, une fille parée d’une façon qui attire l’œil, avec de nombreux colliers autour du cou, les cheveux capricieusement arrangés et surmontés d’un diadème, une robe de couleur tranchante et traînant sur le sable, provoque avec un rire lascif les passans, tandis qu’à deux pas de là un malheureux se traîne rongé d’ulcères ou d’éléphantiasis.

La population libre de Kano est estimée par M. Barth à trente mille âmes ; le chiffre en est doublé de janvier en avril, dans la période d’activité commerciale, par les étrangers, qui y affluent de très loin, et le nombre des esclaves peut être de quatre mille environ ; il est en général beaucoup moins considérable dans les villes que dans les campagnes. Les Fellani, après avoir assujetti Kano, s’y sont logés dans un quartier à part ; ils se sont adjugé les emplois politiques et administratifs, plus une partie du territoire, mais ils ont laissé à la population indigène sa liberté et la faculté de s’enrichir par le commerce. L’étendue de la ville est considérable et tout à fait hors de proportion avec le chiffre de ses habitans à cause des champs et des cultures qui entourent les maisons. Celles-ci sont bâties en argile, de forme carrée, avec un seul étage surmonté d’une terrasse ; elles ont toutes une cour rectangulaire entourée de murs dont l’élévation ne met pas leur intérieur à l’abri de la curiosité des passans. Il y a aussi des huttes circulaires composées d’un simple rez-de-chaussée et couvertes d’un toit de chaume conique. Au beau milieu de la ville se trouve une grande lagune malsaine à laquelle les habitans n’ont pas l’air de prendre garde, bien que son dessèchement dût certainement exercer une heureuse influence sur leur santé. La principale industrie de Kano consiste dans le tissage du coton et la teinture ; cette ville exporte les robes qu’elle fabrique et qu’elle colore avec l’indigo à Murzuk, Ghat, Tripoli, Timbuktu, et jusqu’à la côte d’Arguin. Elle en fournit le Bornu malgré sa production indigène, le Igbira et le Igbo[5] ; enfin elle a envahi l’Adamawa et ne s’est trouvée arrêtée que par la nudité complète des hommes tout à fait sauvages qui habitent au-delà de ce pays. Les Européens ont souvent parlé des belles étoffes de coton teint de Timbuktu : on croyait qu’elles y étaient des produits indigènes ; c’était une erreur : elles y viennent de Kano par Ghat, et font cet immense détour parce que la route directe est trop dangereuse. Cette exportation est estimée au minimum par M. Barth à trois cents charges de chameaux par an. Outre ces étoffes, on fait encore à Kano de jolis ouvrages de cuir, des sacs de forme et de dessin très élégans teints en rouge avec un végétal, des sandales qui s’exportent jusque dans le nord de l’Afrique. Le commerce des esclaves y est très actif, et si jamais les Anglais ou d’autres Européens s’installent dans cette partie de l’Afrique, ils auront fort à faire pour empêcher la traite, il est même bien à craindre que le sentiment d’humanité qui s’oppose à ce triste trafic ne soit un des plus grands obstacles à l’établissement de leur influence sur les indigènes. Kano s’enrichit encore comme entrepositaire du commerce que font autour d’elle les pays circonvoisins : les caravanes qui portent le cuivre du Waday, le sel, l’ivoire, le natron, ce sel de soude si abondant aux environs du Tsad, passent par ses murs. Ce n’est pas avec les noirs, les Arabes et les Berbères seulement que cette ville est en relations de commerce. Les Américains, ces marchands toujours à l’affût des bonnes entreprises, entretiennent depuis bien longtemps un commerce d’échanges par intermédiaires avec les états du Soudan tout aussi bien qu’avec les peuplades de l’Afrique australe, et ils paient le natron, l’ivoire, le coton et les esclaves, qui sont un des principaux objets de leur trafic, avec des rasoirs, des mauvaises lames de sabres, des couteaux, des ciseaux, des aiguilles, des miroirs.

Le gouverneur fellani de Kano est un des plus puissans entre les douze grands vassaux de l’émir suzerain de Sokoto. Toutefois son autorité n’est pas absolue : on peut appeler de ses jugemens à Sokoto. Il est vrai que c’est là un recours tout à fait illusoire par l’impossibilité d’en profiter à cause de la distance ; mais le gouverneur est en outre entouré d’un conseil qu’il doit consulter dans les circonstances importantes. Les campagnes qui avoisinent la ville et qui l’alimentent d’indigo et de coton sont fertiles et bien cultivées ; on les appelle le jardin de l’Afrique centrale. Les esclaves y sont très nombreux, mais là, ainsi que dans les autres états du Soudan et en général dans tous les pays musulmans, on les traite avec beaucoup de douceur.

Les embarras financiers furent le plus grave souci de M. Barth pendant son séjour à Kano ; toutefois il était parvenu à contracter quelques emprunts auprès des gens de sa caravane ou des amis noirs qu’il s’était créés dans le pays, et il avait eu bien soin de tenir en réserve les présens destinés au puissant gouverneur de Kano et à son frère, vizir et premier dignitaire de sa cour, afin d’échapper aux difficultés qui l’avaient arrêté à Katsena. Il offrit au premier une sorte de burnous noir orné de broderies de soie et d’or, plus un bonnet rouge, un châle blanc avec une belle bordure rouge, une pièce de mousseline blanche, de l’huile de rose, une livre de clous de girofle, du benjoin, un rasoir, des ciseaux, un petit couteau fermant, un grand miroir, et le vizir reçut un présent à peu près semblable. On voit qu’il ne faut pas se présenter les mains vides devant les majestés africaines. Libre de poursuivre sa route, et guéri à peu près d’une fièvre persistante dont il avait longtemps souffert, le voyageur continua sa route de l’ouest à l’est, vers le Bornu et la ville capitale Kukawa, où les anciennes relations du souverain avec Oudney, Denham et Clapperton promettaient à l’expédition anglo-germaine une réception amicale. Barth avait franchi à Gummel la frontière du Bornu, traversé la province, la ville importante de Mashena, et accompli une grande partie de son itinéraire quand il reçut la douloureuse nouvelle de la mort de M. Richardson.

Celui-ci, parti du Damergu au milieu de janvier, comme ses compagnons, avait atteint Zinder, ville de dix mille âmes, située à l’est de Tasawa et dépendante du Bornu. De là il dirigea ses bagages sur Kukawa, dont, à cause de l’affaiblissement déjà sensible de ses forces, il ne put prendre le chemin qu’après un mois de repos. Il voyageait à cheval, et les alternatives de chaleur brûlante dans le jour et de froid assez vif pendant la nuit étaient très préjudiciables à sa santé. Il changea de monture, troqua son cheval, qui le fatiguait, contre un chameau, se traita à sa guise, en prenant quelques médecines, sans connaissance exacte ni de sa maladie ni des remèdes qui pouvaient lui convenir, et poursuivit sa route ; mais de station en station il était plus malade et plus épuisé. Arrivé au village de Ngurutuwa, à quelques journées seulement de la capitale du Bornu, il se sentit à bout de forces et comprit qu’il n’irait pas plus loin. Il fit dresser sa tente se coucha, et dit à son serviteur qu’il allait mourir. En effet, trois jours après, dans la nuit du 4 mars 1851, il rendait le dernier soupir. Lorsque M. Barth reçut cette triste nouvelle, il prit aussitôt la route de Ngurutuwa. Il trouva la tombe de Richardson placée à l’ombre d’un grand arbre et entourée d’une haie vive. Les naturels savaient qu’un chrétien était enterré là ; ils étaient pleins de respect, et Barth fit quelques petits présens à l’un d’entre eux qui promit de prendre soin du tombeau de l’homme blanc.

Ce fut l’esprit plein des graves réflexions causées par ce douloureux épisode que Barth atteignit Kukawa, bien résolu à conduire jusqu’au bout son entreprise malgré les dangers trop évidens qu’elle présentait. Overweg ne tarda pas à le rejoindre après avoir traversé la ville jadis illustre de Gober et le pays en partie sauvage de Mariadi, où quelques tribus païennes ont réussi, par leur courage et leur opiniâtreté, à échapper à la domination des Fellani. Il montra la même fermeté. Les deux compatriotes furent reçus avec une grande bienveillance par le cheik de Bornu et par son vizir ; les relations d’amitié entamées jadis par l’expédition de 1825 furent reprises, et un traité de commerce avec la Grande-Bretagne fut signé. Toutefois une cause de dissentiment se glissa au milieu de ce bon accord : le cheik avait retenu les bagages de Richardson, parmi lesquels se trouvaient les subsides et toutes les ressources de l’expédition ; il en avait fait dresser un très exact inventaire, mais il refusait de rien restituer, et éludait toutes les réclamations des deux voyageurs. Ce ne fut qu’après de nombreuses démarches que ceux-ci purent rentrer en possession de leur bien, encore y en eut-il une partie notable qui dut être abandonnée. La montre de Richardson avait surtout tenté le cheik ; il en parait sa ceinture, ne la quittait ni jour ni nuit, et le vizir fit entendre à M. Barth qu’il ferait sagement de ne pas la réclamer. À part ce nuage, la réception faite aux voyageurs fut, comme nous l’avons dit, très bienveillante. Ils eurent la jouissance d’une maison spéciale, destinée à servir de séjour aux envoyés et aux voyageurs futurs de l’Angleterre. Les habitans montrèrent envers eux beaucoup de cordialité, et Barth put se créer un grand nombre d’amis, dont les entretiens lui fournirent, selon son usage, de précieux renseignemens. Au nombre des plus intimes se trouvait le vizir Haj-Beshir, ministre favori du cheik Omar et après lui le plus important personnage du Bornu. Ce n’était pas un ministre intègre et de vertus accomplies : il était peu courageux, peu actif, très intéressé, et généralement détesté des courtisans, qu’il s’aliénait sans mesure par ses abus de pouvoir. Sa passion dominante était celle des femmes ; son harem, qui n’en contenait pas moins de trois ou quatre cents, était une sorte de musée ethnologique, tant il contenait de filles de tribus et de pays divers. Haj-Beshir avait jusqu’à une Circassienne, et ce n’était pas de celle-là qu’il était le moins fier. M. Barth, qu’il écoutait fort volontiers, car il avait aussi des qualités, et entre autres celle d’aimer à s’instruire, lui remontrait souvent qu’il devrait mieux protéger les frontières septentrionales du Bornu contre les Tawareks, dont les bandes déprédatrices s’avançaient jusqu’aux bords du Tsad. Le voyageur tâchait en outre de lui donner quelques leçons d’économie politique ou d’administration. Le ministre convenait de l’utilité des avis, de la justesse des observations de son ami européen, et s’engageait à faire de son mieux ; mais il ne tardait pas à retomber dans son indolence, et il lui en coûta cher. Il perdit d’un coup sa place et ses femmes, et périt peu après misérablement. Cette catastrophe eut lieu en 1853. Un frère du cheik Omar, du nom d’Abd-el-Rahman, se révolta. Omar, expulsé un instant, reprit ensuite le dessus : il rentra dans Kukawa, tua son frère et se ressaisit du pouvoir ; mais dans la lutte le pauvre vizir avait été pris par ses ennemis, qui lui avaient tranché la tête.

L’histoire du Bornu, à laquelle M. Barth a consacré de très profondes études, est loin de manquer d’intérêt, et, par plus d’une étrange analogie avec certains faits de nos histoires européennes, elle atteste une fois de plus combien il est vrai que, dans des pays bien différens, sous les formes extérieures les plus diverses, les hommes sont au fond partout les mêmes. Cette histoire nous offre la succession de trois dynasties. La première, celle des Kanuris, s’établit primitivement dans le Kanem, la province la plus septentrionale du Bornu ; elle subsista sans bruit et sans gloire jusqu’à ce que, au commencement du XIIe siècle, un de ses princes répandît au loin, sous l’impulsion de l’islamisme, sa puissance et sa renommée. L’élément aristocratique, représenté par douze grands officiers, prit de trop grands développemens, et, après des alternatives de grandeur et de misère, la dynastie des Kanuris s’éteignit à la fin du XIVe siècle, dans les troubles et les régicides. Elle fut remplacée par celle des Bulala, dont le souverain Ali-Dunamami a été la plus grande illustration, et qui se maintint puissante et respectée jusqu’à la fin du dernier siècle ; mais quand les Fellani, s’avançant en conquérans du fond des régions de l’ouest, vinrent frapper aux frontières du Bornu, elle n’avait plus l’énergie nécessaire pour résister à ces envahisseurs. Sous le roi Ali, qui mourut en 1793, et dont la principale illustration est d’avoir laissé trois cents fils, l’armée presque entière avait été exterminée dans une expédition désastreuse contre le Mandara. Aussi, lorsqu’en 1808, sous son successeur Ahmed, les Fellani envahirent le Bornu, l’indépendance de cet état était gravement menacée. Déjà l’une des capitales de l’empire était tombée au pouvoir des conquérans, quand un simple sujet, Mohammed-el-Amin-el-Kanemi, réunit autour de lui quelques aventuriers et quelques patriotes, et parvint à les arrêter. Libérateur de son pays, il joua à l’égard du prince le rôle d’un Guise ou d’un Héristal : il lui laissa les honneurs et garda la puissance. Dunama, fils et successeur d’Ahmed, tenta en vain de se défaire par l’assassinat de son redoutable sujet ; il voulut ensuite échapper par la fuite à cette tutelle et changer de séjour. Mohammed l’arrêta, le ramena dans sa capitale et le déposa. Il ne prit cependant pas la dignité royale ; il en disposa en faveur d’un oncle du roi déchu ; bientôt il déposa celui-ci à son tour, restaura Dunama, puis à sa mort il lui donna pour successeur Ibrahim, un de ses frères. Tandis que ces fantômes de souverains végétaient sans pouvoir, lui-même bâtissait, non loin du Tsad, une ville qui, du nom d’une espèce de baobab, a pris le nom de Kuka ou de Kukawa, et qui est la capitale actuelle du Bornu ; en même temps, dans des guerres avec le Bagirmi et le Waday, il s’efforça de ressaisir les provinces que le Bornu avait autrefois possédées. En 1826, il fut battu par le sultan Bello, chef de l’empire des Fellani, et il mourut neuf ans après, choisissant Omar pour successeur entre ses quarante-trois fils. Celui-ci a complété la révolution commencée par son père : aux faibles représentans de la dynastie des Bulala, il a substitué la dynastie des Kanemis, sans daigner cependant prendre le titre de sultan ; on l’appelle simplement le cheik Omar. C’est un prince de peu d’énergie, et il est possible que d’ici à quelques années de nouvelles révolutions intestines ensanglantent le Bornu.

Au sud et près de sa résidence de Kukawa, Omar a, non loin du Tsad, un autre séjour favori où il passe une partie de l’année. C’est en l’accompagnant à cette résidence, qui porte le nom de Ngornu, que M. Barth eut la première occasion de voir le lac. Dans une excursion qui dura de trois à quatre jours, il en suivit les bords, qui ne sont qu’une longue série de marécages peuplés d’éléphans et d’hippopotames ; la grande eau, qui n’a guère plus d’une ou deux brasses de profondeur, ne se trouve qu’à quelque distance de terre. À l’intérieur du lac existe tout un archipel d’îles basses et sablonneuses qui, dans la saison sèche, se rejoignent, se couvrent de hautes herbes et forment d’immenses pâturages. Elles sont habitées par une race d’hommes particuliers qui non-seulement ont conservé dans cette retraite une sorte d’indépendance, mais encore exercent des pirateries sur tous les rivages, excepté sur celui de la province de Kanem, avec les habitans de laquelle ils entretiennent des relations de commerce et d’amitié. On appelle ces hommes Jedinas ou Buddumas. Barth en vit plusieurs : ils sont de grande taille, beaux, bien faits, de visage intelligent ; ils se couvrent simplement d’un tablier de cuir, et ils portent au cou un collier de perles blanches qui, joint à l’éclat d’ivoire de leurs dents, fait un agréable contraste avec leur peau noire comme du jais. Pour naviguer sur le lac, ils se servent de barques formées de petites planches reliées entre elles par des cordes, et dont les interstices sont bouchés avec de la mousse ; elles peuvent contenir une douzaine d’hommes. Le lac est élevé de huit cent trente pieds au-dessus de la mer ; l’époque de son plus large débordement est fin octobre et novembre. Ses eaux sont douces et nourrissent plusieurs variétés de crocodiles ; il est très poissonneux, ainsi que les Komadugus et cours d’eau qui s’y déversent. Enfin sur ses bords MM. Overweg et Barth purent s’offrir le luxe de la soupe à la tortue.

L’occasion d’une autre excursion bien plus considérable et plus importante ne tarda pas à être offerte à M. Barth : des envoyés du gouverneur fellani de l’Adamawa étaient venus présenter au cheik des réclamations relatives à un territoire en litige ; ils repartaient pour Yola, capitale de leur pays, en compagnie d’un officier d’Omar chargé à son tour d’exposer au gouverneur les prétentions de son maître. La longue guerre entre les Fellani et les Bornouans était enfin apaisée : les premiers semblaient avoir renoncé à la conquête d’un pays énergiquement défendu, mais la bonne intelligence n’était pas pour cela pleinement rétablie, et Barth ne l’éprouva que trop. La région méridionale du Bornu, laquelle confine à l’Adamawa, est aride et triste. Des hommes d’une race particulière habitent la frontière ; on les appelle Shuwas : ce sont des Arabes qui, s’avançant graduellement de l’est par le Darfur, le Waday et le Bagirmi, ont pénétré jusque-là et s’y sont établis depuis plusieurs siècles sans se mêler aux peuplades qui les entourent. Les mœurs et le langage de leurs ancêtres se sont conservés plus purs au milieu d’eux que chez les Arabes nomades de l’Afrique. Ils sont puissans, car ils peuvent mettre sur pied jusqu’à vingt mille hommes de cavalerie légère, et, bien que nominalement sujets du Bornu, ils vivent en fort bonne intelligence avec les Fellani. Près d’eux, dans la région marécageuse qui précède les premières hauteurs de l’Adamawa, se trouvent quelques tribus païennes misérables, végétant dans des huttes dont l’ouverture n’a pas plus d’un pied de haut, et dans lesquelles on s’introduit en rampant. Ces pauvres gens sont de mœurs assez douces, mais d’un caractère d’autant plus sauvage que les Fellani et les Bornouans les pillent également et les emmènent par grands troupeaux en esclavage.

Du Bornu à l’Adamawa, le climat et la configuration du sol changent entièrement : à des plaines basses et coupées par des komadugus, grands déversoirs naturels des cours d’eau, recevant leur trop plein dans la saison des pluies et leur rendant à la saison sèche les eaux qu’ils tenaient en réserve, succède une région montagneuse très fertile et arrosée par le Faro et le Binué, ces deux rivières considérables qui, après s’être réunies, vont grossir le Niger, et que nous avons déjà en partie suivies avec la Pleiad[6]. Par un heureux hasard, Barth allait les traverser juste à leur confluent. Il en avait entendu vanter la largeur, par les naturels, mais ses prévisions furent bien dépassées. Au-delà de la chaîne de montagnes qui est la limite septentrionale de l’Adamawa s’ouvre une région plate où se dressent seulement çà et là, d’une façon inattendue et bizarre, quelques pics isolés : c’est là que le Binué (mère des eaux, telle est la signification de son nom) coule entre une berge élevée de trente pieds qu’il dépasse et recouvre dans ses grands débordemens et une rive plate qui devient alors un lac à perte de vue ; de nombreux et larges marécages attestent ces inondations périodiques. C’est en septembre que les eaux commencent à monter. M. Barth passa les deux rivières en juin et les revit en juillet : le Binué avait alors deux cent cinquante mètres de large et une profondeur moyenne de onze pieds ; le Faro, beaucoup plus rapide, se répandait sur un lit de cent cinquante mètres, mais avec deux ou trois pieds seulement de profondeur. Le premier vient du sud-est et doit prendre sa source à une grande distance, car les indigènes ne savent rien de son origine ; le second sort, à ce que disent les natifs, d’un groupe de montagnes situées à sept journées de marche, et qu’on appelle les monts Lebul ; puis il coule au pied de l’Alantica, groupe montagneux habité par des tribus païennes, et dont les sommets n’atteignent pas moins de neuf mille pieds ; M. Barth les avait presque constamment en vue pendant son itinéraire jusqu’à Yola. Les deux rivières, après leur réunion, arrosent le pied d’une autre grande montagne, le Bagelé, qui n’est plus qu’une île à l’époque des inondations. Le Faro ne rendra jamais de grands services à cause de son impétuosité et de son peu de profondeur ; nous avons vu qu’il n’en est pas de même du Binué : c’est l’artère destinée à porter le commerce européen dans le cœur du Soudan le grand chemin futur de l’Afrique centrale, sans que désormais il y ait à redouter ni les fatigues du désert ni les déprédations des Tawareks. Nous savons déjà qu’il conduit jusqu’auprès de Yola ; est-il navigable beaucoup plus loin dans l’est ? C’est ce que M. le docteur Baikie, que l’Angleterre vient de mettre à la tête d’une seconde expédition dirigée sur cette rivière, nous dira peut-être à son retour.

Les moyens de navigation employés par les naturels sur ces grands cours d’eau sont tout à fait primitifs : ils consistent en troncs d’arbres creusés, longs de vingt-cinq à trente pieds, hauts d’un pied seulement, et larges de seize pouces. C’est sur trois de ces barques informes que M. Barth et ses compagnons de voyage durent traverser les quatre cents mètres d’eau qui leur barraient le passage ; quant aux chevaux et aux chameaux, ils passèrent à la nage, non sans courir de grands risques de se noyer, surtout les chameaux. Les rivières franchies, il n’y avait plus que trois petites marches pour atteindre Yola.

Dans cette ville, la bienveillance du cheik de Bornu et la présence d’un officier de ce souverain furent pour M. Barth une très mauvaise recommandation. Toutefois le gouverneur ne montra pas d’abord de trop mauvaises dispositions : il consentit à recevoir le voyageur, et lui donna audience dans une salle de son palais d’argile, assis entre deux larges piliers carrés sous une lourde charpente, et ayant à ses côtés son frère, un des principaux personnages de l’état. M. Barth, après les salutations d’usage, lui remit la lettre d’introduction du cheik Omar, qui le présentait comme un chrétien pieux et instruit voyageant pour admirer les œuvres du Tout-Puissant, et qui avait entendu raconter des merveilles de l’Adamawa. Le gouverneur lut la lettre, et la tendit sans rien dire à son frère. Alors l’officier de Bornu présenta ses lettres à son tour. À peine celles-ci furent-elles lues, que le gouverneur entra dans le plus violent accès de colère ; il adressa des reproches à l’officier, lui dit que les réclamations de son maître étaient injustes, et que si le cheik voulait la guerre, il était prêt. Puis sa colère se tourna contre le chrétien, qu’il accusa d’avoir des motifs autres que ceux qu’il avouait pour venir en Adamawa. Enfin, après deux heures de discussion relative aux frontières, l’ambassade fut congédiée. Le lendemain même, M. Barth reçut l’ordre de repartir de Yola et de l’Adamawa, sous prétexte qu’il n’avait pas pour y venir l’autorisation de l’émir de Sokoto. Le personnage chargé de remplir cette mission auprès du voyageur ajouta qu’une lettre du sultan de Stamboul, ou même de son propre souverain, l’aurait beaucoup mieux servi que la recommandation malencontreuse du cheik de Bornu. Enfin, en le quittant, il lui insinua que le gouverneur serait, malgré la dureté de son procédé, disposé à lui faire quelques présens et à recevoir en échange ceux qui pouvaient lui être destinés ; mais M. Barth montra une grande fermeté : il répondit qu’il était venu comme ambassadeur d’une puissance lointaine, et non comme un marchand pour faire du commerce, et quoique très souffrant d’une fièvre violente, et pouvant à peine se tenir à cheval, il fit ses préparatifs de départ. Installé sur sa selle, les pieds dans ses larges étriers, il se mit en chemin ; deux fois il tomba en défaillance ; mais sa force de volonté, la quinine à large dose et la vigueur de son tempérament surmontèrent le mal. Les habitans le suivaient en foule, lui demandant des charmes et des talismans. Beaucoup de ces pauvres gens, convertis depuis peu à l’islamisme, ne faisaient pas de distinction entre un chrétien et un musulman, et lui demandaient sa bénédiction. Ses chameaux, les premiers qu’on eût encore vus à Yola, excitaient une grande admiration, et des femmes passaient sous leur cou pour en être bénies, les regardant comme des animaux sacrés. Yola est une ville ouverte, de création récente, contenant environ douze mille habitans. Ses huttes, faites de roseaux et couvertes de chaume, sont entourées de champs cultivés ; la maison du gouverneur et de son frère seules sont en argile. Cette ville a trois milles de long de l’est à l’ouest, et la plaine marécageuse dans laquelle elle s’étend est inondée dans la saison des grandes pluies. Ce sont les conquérans fellani qui l’ont bâtie, et son nom n’est autre que celui d’un des principaux quartiers de Kano. L’ancienne capitale du pays, sur laquelle Denham avait obtenu quelques renseignemens, était Gurin. Le nom d’Adamawa aussi est nouveau : la province qui le porte et qui l’a pris de son conquérant fellani, il y a trente ou quarante ans, s’appelait primitivement Fumbina. C’était un état païen fondé sur les ruines d’états plus petits, dont le plus important était le Kokomi ; sa soumission aux Fellani n’est pas complète, et il y a dans les montagnes plusieurs tribus païennes toujours en guerre avec les conquérans auxquelles elles ont résisté jusqu’ici avec succès. Le commerce et l’industrie sont peu développés dans l’Adamawa : c’est avant tout un pays agricole ; il est un des plus beaux et des plus fertiles de l’Afrique centrale, accidenté, bien arrosé ; le sorgho, qui en est la principale céréale, atteint jusqu’à dix pieds ; on y cultive le coton, mais non l’indigo. Les Fellani ont établi dans toute la contrée l’esclavage sur une immense échelle : les riches propriétaires comptent leurs esclaves par milliers, et l’on trouve dans le voisinage des villes de grands villages autour desquels ceux-ci cultivent le sol et élèvent du bétail au profit de leurs maîtres ; ils ont des surveillans, des chefs, et partent souvent en bandes pour faire des chasses ou ghazzias, et recruter de nouveaux esclaves sur les territoires païens. Parmi les animaux domestiques se remarque une espèce de bœufs gris, et hauts de trois pieds. Les éléphans, les rhinocéros, les bœufs sauvages, peuplent les forêts de l’Adamawa ; dans les eaux du Binué et de ses affluens, on trouve un cétacé appelé ayu, qui est une espèce de lamentin ; enfin M. Barth apprit que dans les montagnes il y a des mines de fer.

Le retour du voyageur au Bornu ne s’effectua pas sans péril : l’escorte de Fellani qui l’avait rendu redoutable aux populations inoffensives l’avait par compensation protégé contre l’agression des bandes qui dévastent la frontière des deux états ; toutefois sa prudence, et, comme il le dit, sa bonne fortune le préservèrent de tout malheur, et il rentra dans Kukawa, affaibli seulement par la fièvre dont il avait pris le germe au passage du Binué, et qui l’avait durement éprouvé dans son court séjour à Yola. Des marchandises pour la valeur de 100 livres sterling étaient arrivées d’Angleterre sur ces entrefaites : il les vendit, de concert avec Overweg, pour acquitter les dettes pressantes contractées depuis plusieurs mois par l’expédition ; mais cette vente ne se fit pas sans une grande perte, parce que les voyageurs étaient pressés d’argent. Or les affaires au Bornu se traitent à deux et trois mois, et le paiement se fait habituellement en esclaves, denrée que des Européens ne pouvaient accepter.

Réunis, MM. Barth et Overweg entreprirent, dans la région qui borne le Tsad au nord, un voyage destiné à compléter une grande reconnaissance accomplie par ce dernier avec le bateau anglais à travers le lac, et dont malheureusement les notes sont demeurées incomplètes par suite de la mort du jeune voyageur. Les deux Allemands se mirent en route vers le milieu de septembre 1851 pour rejoindre la bande turbulente qui devait les guider et leur servir d’escorte : c’est ainsi qu’une excursion faisait suite à l’autre, et que toutes les circonstances étaient mises à profit. Les pays qui de Kukawa remontent vers le nord et s’étendent sur le bord occidental du Tsad sont riches et fertiles, sans toutefois offrir les points de vue pittoresques et les paysages variés de l’Adamawa. En certains endroits, les figues, les dattes, les raisins, y croissent en abondance ; le gerreah est un arbre de la famille des mimosas, dont le fruit, assez semblable à celui du tamarin, combat efficacement la dyssenterie. Avec la graine d’un autre arbre, le kreb, on fait en plusieurs contrées un plat succulent qui, dit M. Barth, n’a d’autre inconvénient que d’exiger beaucoup de beurre. Le sorgho n’a pas moins de quinze pieds de haut. Les nombreux komadugus auxquels les débordemens périodiques du lac donnent naissance fournissent des quantités de poissons considérables que les naturels font sécher, et qui forment un objet de commerce assez important. Toutefois le natron que produisent les bords du lac, et le sel extrait des cendres lessivées du capparis sodata, sont la principale ressource de la contrée. Le sol et le climat ne sont pas moins favorables aux animaux qu’aux plantes. Un jour les voyageurs firent la rencontre de tout un troupeau d’éléphans qui s’avançaient lentement, en bon ordre comme une armée ; sur le front marchaient les mâles, reconnaissables à leur taille ; cinq d’une grosseur énorme dirigeaient la marche ; à peu de distance suivaient les jeunes et les femelles. Un de ces animaux sentit les voyageurs, et aussitôt plusieurs éléphans soulevèrent avec leur trompe des flots de poussière. Ils n’étaient pas moins de quatre-vingt-seize. Les autruches, les gazelles, se montraient en grand nombre ; le soir on entendait les rugissemens des lions et d’autres bêtes féroces. Une pauvre jeune fille, de la race des Buddumas, qui avait été enlevée pour les plaisirs du vizir Haj-Beshir, car l’escorte des voyageurs avait reçu ordre de ne pas oublier son musée ethnologique, s’échappa une nuit ; le lendemain, en la cherchant, on ne trouva que ses vêtemens en lambeaux, les bêtes féroces l’avaient dévorée. Dans une des marches précédentes, en approchant d’un gerreah touffu, les voyageurs s’étaient trouvés en face d’un serpent long de dix-huit pieds sept pouces et de cinq pouces de diamètre ; l’animal était suspendu aux branches de l’arbre ; plusieurs coups de fusil l’abattirent, on lui coupa la tête, et les nègres l’ouvrirent pour en extraire la graisse, qu’ils disent être excellente. Il va sans dire que les insectes abondent, et les riches herbages qui sollicitent au repos sont couverts de scorpions dont la piqûre est loin d’être sans danger. Au Musgu, dans une excursion postérieure à celle-ci, Barth, piqué au bras par un de ces insectes, fut deux jours comme paralysé. L’expédition se poursuivait ainsi avec grand profit ; elle avait contourné tout le rivage septentrional du lac, à une distance très peu considérable de ses bords, et déjà elle atteignait la région où le Kanem confine au Waday, quand une attaque subite des tribus belliqueuses au milieu desquelles elle s’était engagée la força de rétrograder. Il y eut un combat dans lequel Barth remplit vaillamment le devoir d’officier et de soldat, tandis qu’Overweg s’employait à panser les blessures ; mais, il faut l’avouer, malgré le secours de leurs auxiliaires européens, les Sliman, mercenaires au service du Bornu, furent battus, la tente de Barth fut prise, et les voyageurs perdirent une partie de leurs provisions et de leurs bagages. À la suite de cet échec il fallut battre en retraite, et la troupe, reprenant en partie les chemins qu’elle avait déjà suivis, rentra le 14 novembre à Kukawa.

L’occasion d’une autre excursion non moins importante ne tarda pas à se présenter. Au sud-ouest de Kukuwa s’étend le Mandara, province montagneuse, dépendante du Bornu et assez connue par la relation de Denham, qui l’a jadis visitée. Le chef de cette province avait refusé son tribut d’esclaves, et le cheik se proposait de marcher en personne contre le rebelle avec son fidèle vizir et son serkin-karji, sorte de chef de police, qui était le troisième dignitaire de l’état. Celui-ci, nommé Lamino, était un singulier personnage, d’une corpulence énorme, très dur de caractère, énergique, fort utile à son maître, et qui, en dépit de ses apparences et de ses habitudes peu sentimentales, aimait uniquement une de ses femmes, se plaisait à causer d’amour, et répétait à nos voyageurs qu’un amour partagé est le plus grand bien sur terre. Les chefs, convoqués par le cheik et stimulés par l’espoir du butin, étaient accourus, suivis de leurs hommes de guerre et accompagnés d’une portion de leur harem, dont ils ne se séparent jamais complètement ; le cheik était suivi de douze femmes, et le vizir en avait huit pour sa part dans cette expédition. Quant à Lamino, il n’emmenait que sa chère favorite. Les deux Européens furent autorisés à se joindre à l’armée, et l’on se mit en marche dans la direction du sud. Les régions du Bornu méridional sont riches en plantations de coton ; ce précieux végétal abonde dans toutes les parties du Soudan. Les huttes se font remarquer par l’élévation particulière de leurs toits coniques. Des figuiers et de nombreuses variétés d’arbres embellissent le paysage ; il y en a de gigantesques : le feuillage d’une espèce de caoutchouc n’a pas moins de soixante-dix à quatre-vingts pieds de diamètre. Une espèce de sorgho, dont on fait du sucre, s’élève de quatorze à vingt-huit pieds. Notre sucre d’Europe, par sa blancheur et sa dureté, excite l’admiration de ceux des naturels de l’Afrique qui en ont vu. Barth, interrogé plus d’une fois à ce sujet, essaya d’expliquer les procédés de notre fabrication ; mais chacun témoignait de la surprise et du dégoût en apprenant quel rôle y remplit le noir animal. Les autres industries du pays sont la préparation de la poudre, pour laquelle on emploie particulièrement le charbon d’une espèce de mimosa appelé kingar, la confection et la teinture par l’indigo de chemises de coton. L’expédition militaire continuait d’avancer, mais lentement et non sans quelque incertitude ; le cheik s’était flatté qu’une démonstration suffirait pour déterminer la soumission du chef récalcitrant, et il redoutait de s’engager dans les montagnes du Mandara avec son armée, presque entièrement composée de cavaliers. Enfin le différend fut réglé par une sorte de compromis entre le suzerain et son vassal ; celui-ci consentit à envoyer un présent de dix belles esclaves. Le cheik, satisfait de ce résultat, résolut de retourner à Kukawa pour s’y reposer de ses glorieuses fatigues ; mais, pour utiliser son armée, il prescrivit à son vizir de longer le Logone et de s’avancer dans le sud jusqu’au pays des Musgu et des Tuburi, pour y faire un ghazzia ou chasse aux esclaves. C’était une vilaine et attristante expédition ; cependant elle offrait l’occasion de voir des contrées que Denham avait présentées comme inaccessibles, et malgré leur répugnance nos Européens la suivirent.

Le Musgu est loin d’être aussi montagneux que l’avait pensé le major Denham ; il est d’un accès difficile, mais c’est seulement à cause des épaisses forêts et des marécages qui l’entourent. Les grands animaux y abondent, surtout la girafe et l’éléphant ; les voyageurs eurent occasion de manger de la chair de ce dernier animal ; elle rappelle assez celle du porc, seulement elle se digère mal. Le vizir fit don à Overweg d’un petit lion et d’une espèce de chat sauvage que ses gens avaient pris ; ces animaux suivirent quelques jours l’expédition, puis ils périrent. Les naturels du Musgu sont païens ; sans cesse exposés aux incursions et aux ravages de leurs voisins, qui viennent recruter parmi eux des troupeaux d’esclaves, ils ont pris un aspect particulièrement farouche et sauvage ; ce sont de beaux hommes, vigoureusement constitués, dont la peau est d’un noir sale un peu clair. En beaucoup d’endroits, ils résistaient courageusement aux envahisseurs, dont, à vrai dire, les mauvais fusils, chargés avec des balles d’étain, ne valaient guère mieux que les lances des naturels. Ailleurs ils fuyaient, mais quelquefois en laissant dans leurs huttes désertes des vivres empoisonnés ; c’est ainsi que précédemment ils avaient fait périr beaucoup de leurs ennemis. Leurs villages, entourés de larges champs de riz, sont composés de ces cabanes circulaires et coniques qu’on retrouve ailleurs, et d’une autre espèce de huttes de forme toute particulière ; ce sont des cylindres avec un toit rond surmonté d’une espèce de champignon. À l’armée de Bornu s’étaient joints des corps auxiliaires de Shuwas et de Fellani ; tous ces Africains, pleins d’avidité, accomplissaient à l’envi leur œuvre de dévastation, brûlant les hameaux et détruisant les récoltes ; puis ils mettaient en commun les esclaves et le butin pour en faire le partage à leur retour ; leurs brigandages et leur cupidité étaient un spectacle hideux et affligeant. Néanmoins cette déplorable expédition eut un résultat scientifique important : elle permit aux Européens de voir à la partie supérieure de son cours le Serbewel, affluent ou plutôt bras occidental du Shari, principale rivière qui alimente le Tsad. Shari-Eré, peut-être Serbewel, et la plupart des noms que portent les deux branches de ce grand cours d’eau signifient simplement rivière dans les idiomes des peuplades qui vivent sur ses bords ; l’appellation qui, selon M. Barth, lui convient le mieux est rivière de Logone. Dans une rapide excursion, Overweg eut occasion de voir le Serbewel dans une partie inférieure de son cours, Barth traversa quelques mois plus tard les deux bras ; l’un et l’autre coulent du sud au nord ; ils sont profonds, navigables, et leur largeur varie de trois à six cents mètres ; un nombre considérable de cours d’eau inférieurs s’y déversent. Si, par un concours d’heureuses circonstances topographiques, le Binué, contournant les montagnes du Mandat avait, avec le Serbewel, quelque communication navigable, on pourrait aller par voie fluviale de l’Atlantique à l’intérieur du Tsad. Une telle hypothèse n’est pas dénuée de tout fondement : en 1854, Vogel eut à son tour l’occasion de pénétrer dans le Musgu il s’avança au-delà du point où s’étaient arrêtés ses compagnons, et signala chez les Tuburi un lac d’assez vaste étendue ; il paraît qu’il se trompait. M. Barth pense, d’après des renseignemens positifs, que son compatriote a vu une branche nord-est du Binué après l’inondation, et comme le pays des Tuburi est plat, marécageux et coupé de canaux naturels, rien ne paraît s’opposer à ce que le Serbewel, qui y coule également, s’y puisse trouver en communication avec l’affluent du Niger.

Le retour s’effectua en partie par des chemins différens de ceux que l’expédition avait suivis, ce qui permit à nos voyageurs de rendre leurs observations plus complètes ; partout le pays était fertile et coupé de cours d’eau où les crocodiles pullulent, et qui sont le principal obstacle aux voyages. Les cultures les plus générales sont celles du coton et du tabac ; les femmes ne fument pas moins que les hommes. On était alors au milieu de janvier 1852, et dans les endroits plats et sans abri le froid était très vif, le thermomètre marquait à six heures du matin dix degrés centigrades, les naturels en souffraient beaucoup, et c’était, dit Barth, quelque chose de déchirant que d’entendre les plaintes des pauvres prisonniers musgus que l’armée traînait avec elle. Ces malheureux étaient au nombre de trois mille environ, dont beaucoup de vieilles femmes et d’enfans de sept à huit ans, car les naturels vigoureux avaient eu le temps de fuir, et beaucoup d’hommes avaient été massacrés. Il y avait en outre dix mille têtes de bétail ; le tout fut partagé par les trois bandes alliées, Bornuans, Fellani et Shuwas, sur le territoire ennemi, puis on se sépara, et chacun rentra dans son pays.

De retour à Kukawa, leur quartier-général, les voyageurs se trouvèrent de nouveau aux prises avec les embarras financiers, aucun subside ne leur étant arrivé d’Angleterre. Barth fit réparer sa petite tente, vendit la grande, et, pourvu d’un mince bagage, il se mit en route sous la protection d’une escorte que lui donna le vizir de Bornu, et accompagné pendant la première journée de sa marche par son ami Overweg, qui, de son côté, se préparait à compléter l’exploration du Tsad. Barth allait, se dirigeant à l’est-sud-est, traverser les provinces de Kotoko, de Logone, puis entrer dans le Bagirmi. Sa principale ressource pour se procurer les objets nécessaires à sa subsistance consistait en aiguilles, dont il avait fait venir d’Angleterre une grande quantité, d’après les sages conseils de la relation de M. Beke, voyageur en Abyssinie. Les aiguilles, très recherchées de tous les Africains et si faciles à transporter en grande quantité, sont un des articles les plus utiles dont puisse se munir un visiteur du Soudan ; Barth leur dut le succès de ce voyage. Sa libéralité envers les pèlerins et les hommes savans, l’habitude où il était de tout payer uniquement avec cette marchandise le firent surnommer, dans le Bagirmi, Mataribra, le prince des Aiguilles.

Le pays que traversait notre voyageur est plat, coupé de cours d’eau, et présente les mêmes productions animales et végétales que ceux où nous l’avons déjà suivi. Les maladies vénériennes n’y sont pas rares, pas plus que dans les autres parties du Soudan ; la petite vérole exerce aussi de grands ravages dans toute l’Afrique centrale : M. Barth put s’en convaincre dès Agadès ; il est assez remarquable que certaines tribus païennes savent s’en préserver par l’inoculation, précaution que le préjugé religieux interdit aux musulmans. Le ver de Guinée, insecte noir qui se loge dans quelque partie du corps, souvent dans l’orteil, et s’y développe, les fièvres, les ophthalmies sont les autres maladies les plus fréquentes du Soudan. Le Kotoko, situé au sud-est du Tsad, fut autrefois une province puissante, ainsi que l’attestent ses villes, aujourd’hui ruinées, mais dont les constructions étaient bien supérieures pour la solidité et l’étendue à celles des pays voisins. Les Shuwas ou Arabes sédentaires s’y sont fixés en grand nombre. Le Logone, situé à l’est-sud-est et tributaire du Bornu, semble être resté dans un état de prospérité et de puissance inférieur ; toutefois sa capitale, Logone-Birni, appelée aussi Karnak-Logone, a un quartier remarquablement bâti. C’est à la hauteur de cette ville que M. Barth passa, non sans opposition de la part des riverains, le Serbewel, puis le Shari, dont nous avons mentionné plus haut la remarquable largeur. En cet endroit commencèrent pour l’explorateur des embarras et des obstacles qui allèrent croissant dans tout le reste de son excursion : le prince de Logone, plein d’admiration pour sa science et pénétré de sa supériorité, voulut le retenir ; il avait deux vieux canons de fer avec leurs affûts provenant on ne sait d’où, dont il était bien fier, et c’est à grand’peine que M. Barth put se défendre de les mettre à l’épreuve. Enfin le voyageur obtint de passer outre ; au-delà du Shari, il était dans le Bagirmi. On lui fit dire que pour avancer l’autorisation du gouverneur était nécessaire. Contraint à un séjour prolongé, il voulut retourner sur ses pas, on l’en empêcha.

L’énorme quantité de crocodiles longs de douze à quinze pieds qui fréquentent les deux rivières et leurs moindres affluens, l’existence d’un grand cétacé analogue et probablement identique à l’ayu du Binué, les ravages causés dans certaines parties de la contrée par un nombre prodigieux de grands vers noirs et jaunes dont les pauvres gens se nourrissent, sont les faits qui méritent le plus d’être signalés. Il y a aussi dans tout le Bagirmi plusieurs espèces de fourmis et de termites qui dévorent tout ce qu’elles approchent ; elles firent disparaître une portion des bagages de M. Barth. Ces insectes se bâtissent des demeures de proportions gigantesques. M. Barth affirme en avoir vu non loin d’un lieu appelé Mêlé, sur la rive droite du Shari, qui ont deux cents pieds de circonférence et de trente à quarante pieds d’élévation. Les rhinocéros, les éléphans, les girafes, les hyènes, les singes sont très nombreux. Un matin, en déplaçant son bagage, le voyageur trouva sous un de ses sacs cinq scorpions ; enfin, pour compléter l’énumération des bêtes remarquables ou dangereuses de cette contrée, il faut mentionner une espèce de tsé-tsé jaune, cantonné sur les bords de la rivière, et qui n’est pas moins funeste aux animaux domestiques que le tsé-tsé vu par MM. Anderson et Livingstone dans leurs voyages au lac N’gami. — Il y a aussi, comme au cap de Bonne-Espérance, un petit oiseau, le cuculus indicator, qui guide les hommes vers les ruches de miel sauvage ; au Bagirmi, on l’appelle shnéter, et les naturels racontent que c’est une vieille femme qui fut ainsi métamorphosée en cherchant son fils égaré, qu’elle ne cesse d’appeler par son nom : Shnéter ! Shnéter ! Les habitans du Bagirmi n’appartiennent pas à la race des Kanuris ; ils ont des rapports intimes avec des tribus de l’est et sont plus forts et mieux faits que ceux du Bornu. Les femmes surtout sont belles ; elles ont de grands yeux noirs renommés dans tout le Negroland pour leur éclat, des traits réguliers et expressifs ; leurs narines ne sont pas larges et déformées par un os ou du corail, comme chez les Bornouannes ; elles prennent un soin particulier de l’arrangement de leur chevelure et la relèvent en forme de casque, ce qui leur va à merveille, sans l’enduire de graisse ou de beurre comme les coquettes des contrées avoisinantes. Leur vêtement, d’une grande simplicité, se compose tout simplement d’une robe, turkedi, qui se croise et s’attache sur la poitrine ; les femmes riches seules en jettent une seconde sur leurs épaules. « De leurs vertus domestiques, dit M. Barth, je ne saurais trop parler ; ce que l’on en dit n’est pas à leur avantage. Les divorces sont aussi fréquens que les changemens d’inclination. »

Cependant notre voyageur était toujours retenu sur les bords du Shari, et sa position devenait chaque jour plus critique. Au retour d’un messager envoyé au lieutenant gouverneur de Masena, le chef du village de Mêlé lui enleva ses armes, ses instrumens, tout son bagage, le retint prisonnier et pendant quatre jours le mit aux fers dans sa tente. Le crédit d’un des amis puissans qu’il avait su se créer même dans ce pays lui fit rendre la liberté et accorder la permission de se diriger sur Masena, qui est située à une faible distance dans l’est. Cette capitale est, ainsi que presque tout le pays, dans un état de décadence et de ruine qui résulte de longues guerres civiles. L’affaiblissement du Bagirmi a été mis à profit par ses voisins, et tantôt le Waday, tantôt le Bornu l’ont rendu tributaire. Le sultan actuel, qui s’appelle Abd-el-Kader, ainsi que le sultan d’Aïr, livre annuellement cent esclaves au cheik Omar.

Le souverain de Masena accorda deux audiences au voyageur, et le traita beaucoup mieux que ne l’avaient fait ses officiers. Il est vrai que le don d’une montre à répétition de Nuremberg, entre autres présens, contribua à l’animer de bonnes dispositions. Il s’informa si le chrétien n’aurait pas apporté un canon, et, sur sa réponse négative, lui demanda s’il en saurait fabriquer un. Il voulut lui faire accepter une belle esclave et un chameau, et sur son refus de recevoir autre chose que des échantillons de produits du pays, il lui envoya un nombre de robes considérable. Enfin, après un mois de délais et d’hésitations, il l’autorisa à retourner au Bornu. Depuis que l’impossibilité de remonter aux sources du Shari ou de pénétrer au Waday était démontrée, Barth n’avait plus d’autre désir que celui de retourner sur ses pas. Ce fut donc avec une vive satisfaction que le 10 août il se mit en marche dans la direction de Kukawa.

Un cruel événement, une douleur que rien ne pouvait égaler, l’attendait dans cette ville : son unique compagnon, son compatriote, allait mourir dans ses bras. La saison des pluies avait été très préjudiciable à la santé de M. Overweg. Barth fut frappé, en revoyant son ami, de l’altération de ses traits. Il essaya de l’arracher aux influences pernicieuses de la plaine qui entoure Kukawa. Overweg commit une grave imprudence : un jour, en poursuivant des oiseaux d’eau, il fut mouillé et garda jusqu’au soir ses vêtemens trempés sur son corps. À partir de ce moment, son sort fut décidé : il se coucha pour ne plus se relever.

Quant à Barth, il avait parcouru les régions les plus difficiles et vu tomber successivement ses deux compagnons ; isolé, accablé de fatigues, il avait enfin droit au repos. Il avait découvert des routes nouvelles, noué des relations avec des chefs lointains, recueilli une ample moisson d’observations de toute nature ; il avait assez fait pour sa gloire et bien rempli sa mission : il pouvait se tourner vers sa patrie, où l’appelaient ses amis et son vieux père ; mais dans l’ouest il y a encore un problème important à résoudre. Il s’agit de déterminer une portion du cours que suit le grand fleuve de l’Afrique occidentale, de voir Sokoto, de pénétrer dans Timbuktu, et, sans ostentation comme sans faiblesse, Barth détourne ses regards de l’Europe et prend la direction du Niger.


III. — LE NIGER.

Lorsque Barh se détermina à porter ses investigations du côté du Niger, l’état de la question en ce qui concerne ce fleuve était celui-ci : le cours supérieur connu jusqu’à Timbuktu, le cours inférieur jusqu’à Jauri et Boussa, lieu où, il y a cinquante-deux ans, périt Mungo-Park. Restait à déterminer le cours du fleuve entre ces villes et à étudier les rapports que le Niger peut avoir avec le bassin du Tsad, soit par lui-même, soit par ses affluens. La découverte du Binué en Adamawa se rattachait à cette deuxième partie du problème. L’inébranlable fermeté, la persévérance de l’étranger inoffensif qui était venu des régions les plus lointaines non pour s’enrichir, mais pour s’instruire de mœurs inconnues, étudier des dialectes, dessiner les cours d’eau et les montagnes, recueillir des plantes et des pierres, ce courage opiniâtre, qui ne cédait, pas même devant les menaces de mort, et qu’entretenaient dans sa fermeté la curiosité et l’amour de la science, avaient frappé d’étonnement et de respect les populations sauvages au milieu desquelles notre voyageur avait transporté sa vie laborieuse. Le sultan du Bornu, après avoir tenté vainement de le détourner de son projet et de le retenir, lui donna des chameaux, lui fit d’autres présens, et enjoignit à tous les gouverneurs des villes qu’il aurait à traverser dans ses états de le protéger. M. Barth fut prêt à se mettre en route vers la fin de novembre 1852. À cette date, il faisait connaître en Europe son dessein et l’état de ses ressources par une lettre dont voici un fragment : « … Seul survivant de l’expédition dont aujourd’hui l’accomplissement repose tout entier sur moi, j’ai senti doubler mes forces, et je suis déterminé à pousser jusqu’au bout les résultats que nous avons acquis. Je possède une quantité suffisante de présens, plus deux cents dollars, quatre chameaux, quatre chevaux ; ma santé est dans de bonnes conditions ; j’ai avec moi cinq honnêtes serviteurs dès longtemps éprouvés et bien armés, nous avons de la poudre et du plomb. J’espère avec pleine confiance que je pénétrerai heureusement jusqu’à Timbuktu. »

Une des guerres qui désolent presque constamment ces régions rendant la route qui mène à Kano impraticable, le voyageur prit la direction de Zinder et de Katsena. Il entra heureusement dans Katsena le 6 mars 1853, et, sans presque s’y arrêter marcha sur Sokoto. À quelque distance de cette ville, M. Barth rencontra le puissant chef fellani qui s’intitule commandeur des croyans, émir Al-Moumenim, et dont l’autorité plus ou moins immédiate s’étend sur la plupart des provinces du Soudan occidental ; je veux parler d’Aliyou, fils de Bello. Ce Bello avait accueilli, il y a une trentaine d’années, Clapperton et ses compagnons avec beaucoup de bienveillance. Il avait facilité leurs voyages, et s’était engagé à protéger de même tous les hôtes que lui enverrait l’Angleterre. Son successeur Aliyou se montra jaloux de remplir cet engagement. Il dit à Barth que, depuis deux ans, il avait reçu la lettre par laquelle le sultan d’Agadès lui faisait connaître la présence des voyageurs, qu’il n’avait cessé de suivre avec intérêt les mouvemens de l’expédition. Il ajouta quelques paroles touchant la mort de Richardson et d’Overweg, puis il accorda au voyageur l’autorisation de se rendre à Timbuktu, qui dépend de l’empire fellani, de visiter de nouveau et plus complètement l’Adamawa, si l’occasion s’en présentait à son retour, et promit en outre que sa protection serait acquise à tous les Anglais qui voudraient circuler et trafiquer dans les états soumis à sa puissance. Enfin il se montra très satisfait des présens qui lui furent offerts, et qui consistaient en des burnous de satin et de drap, un caftan, un tapis turc, des pistolets montés en argent, des miroirs, des rasoirs, des ciseaux, des aiguilles, et quelques autres de ces objets qui, vulgaires en Europe, acquièrent une importance et un prix considérable en pénétrant dans le centre de l’Afrique. Le voyageur reçut en échange le présent d’usage, consistant en têtes de bétail, et de plus cent mille de ces petites coquilles appelées cauris, dont, à Sokoto, sept environ équivalent à un centime.

Après cette entrevue satisfaisante, l’émir et le savant européen se séparèrent : le premier s’en allait vers le Mariadi châtier des tribus rebelles, le second se préparait à prendre quelque repos dans la capitale de l’empire des Fellani. Cette capitale est encore Sokoto, mais une rivale s’élève à ses portes mêmes et menace de la détrôner : c’est une résidence impériale qu’on appelle Vourno, et qui compte en ce moment douze ou quinze mille habitans. Plus d’une fois déjà nous avons dit avec quelle rapidité naissent et meurent les villes africaines ; Sokoto et Vourno paraissent devoir fournir un prochain exemple de ce fait. Au temps d’Oudney et de Clapperton, il n’était question que de la première : c’était une de ces villes à large surface, entourées de murs et semées de maisons à terrasses et de cabanes formant des rues irrégulières dont Katsena, Kano et plusieurs autres nous ont fourni plus d’un spécimen. Son origine ne remontait pas à une haute antiquité ; son nom paraît signifier en langage fellani le mot halte, et en effet les conquérans de ces pays la bâtirent vers 1805, après s’être emparés de Gober ; mais Bello, qui avait contribué lui-même à sa prospérité, s’en lassa et transporta vers 1831 sa résidence à quelques lieues plus au nord-est, sur une hauteur en pente douce, enveloppée par un pli d’une rivière appelée Reina, où Vourno, cité nouvelle que le caprice d’un souverain peut tuer à son tour, se développe en ce moment. Toutefois Sokoto compte encore plus de vingt mille habitans, et son marché n’a pas cessé d’être richement pourvu et très fréquenté ; quelques maisons en ruines dans les quartiers déserts sont jusqu’ici les seuls indices de décadence dont elle est menacée. Après un séjour de plus d’un mois dans ces deux villes, Barth reprit son voyage dans la direction de l’ouest ; mais le chemin direct de Timbuktu lui était interdit de nouveau par les guerres intestines des tribus, et cette circonstance le contraignit de faire vers le sud-ouest un long détour qui lui permit de visiter la ville et l’état de Gando, que jusqu’ici aucun voyageur n’avait encore mentionnés. C’est une des provinces de l’Afrique les plus dévastées par la guerre civile à cause des élémens de trouble et de discorde qu’y a développés le contact des conquérans fellani. D’ailleurs toute cette région est fertile, populeuse, bien arrosée. Barth y suivit les sinuosités du Niger, il franchit ensuite la contrée de Dindina, où s’est depuis fort longtemps fixée une tribu égarée de la famille des Tawareks ; puis il arriva à la grande ville de Say, située sur les confins du territoire de Sabernea, entre de vastes et riches cultures de riz et des forêts sans fin. Say, qui est une des villes importantes de cette région, est bâtie dans une île du Niger. Sa situation est agréable et pittoresque ; d’ailleurs, avec son mélange de huttes et de maisons à terrasses, elle reproduit la physionomie générale de toutes ces villes africaines d’architecture primitive.

Devant le voyageur, dans ce long et monotone itinéraire, les grandes villes se succédaient : après Sokoto étaient venues Say, puis Sebba, Korià, Dore et bien d’autres ; des noms de peuplades, inconnus pour la plupart, frappaient son oreille et prenaient place sur ses cartes et dans son journal. À côté de cultures riches et prospères se montraient fréquemment des traces de dévastation laissées par la guerre. Sous ses yeux, le Niger roulait dans un lit immense ses flots tantôt solitaires tantôt sillonnés par des barques grossières ; partout, dans la vallée de ce grand fleuve que pour la première fois un européen visitait vers la partie moyenne de son cours, il y avait un mélange étonnant des magnificences de la nature et des œuvres à demi ébauchées d’une société humaine encore dans la période de son enfance. Jusqu’alors Barth n’avait jamais nié sa qualité d’européen et de chrétien ; mais pour ne pas être arrêté dans son voyage au moment de toucher au but qu’il s’était proposé, il dut se faire passer pour Arabe et chérif. Enfin, après avoir traversé une région montagneuse qui porte le nom de Hombori, puis des contrées toutes couvertes de marécages et de lacs permanens ou temporaires, le voyageur rejoignit le Niger. Dans la journée du 1er septembre 1853, il s’embarqua sur un des bras du fleuve, large de deux cent quatre-vingts mètres, le remonta, parvint à un lieu appelé Saraïjano, où le fleuve reprend son étendue moyenne et sa majesté, après avoir été divisé en une multitude de canaux étroits et sinueux tout encombrés de roseaux. Enfin, gagnant l’autre bord, il entra dans une crique située sur la rive septentrionale. C’est là que se trouve Kabara, port de Timbuktu.

Il était temps que M. Barth touchât au terme de son voyage ; les fatigues d’un itinéraire de plus de dix mois, des dangers de toute nature, les brusques variations de la température, qui, de midi à trois heures, dépassait souvent 42 degrés centigrades, toutes ces épreuves de chaque jour, auxquelles tant d’autres n’eussent pas résisté, menaçaient d’altérer sa constitution robuste ; il était dans un état d’épuisement comparable à celui dans lequel il se trouvait à sa sortie d’Adamawa, et il ne fallait rien moins qu’un long repos pour le remettre. Il envoya au cheik la lettre de recommandation qu’il tenait de l’émir Al-Moumenim. Cette démarche eut une issue favorable, et il ne tarda pas à apprendre que l’autorisation de séjourner à Timbuktu lui était accordée.

Cette reine du désert, cette cité africaine si longtemps fameuse en Europe à l’exclusion de toute autre, doit son grand renom aux voyages et aux récits d’Ebn-Batuta, de Léon l’Africain et de notre compatriote Caillié plutôt qu’à sa véritable importance, car, sous le rapport de l’étendue et de la prospérité commerciale, elle est inférieure à Sokoto, à Kano et à plusieurs autres villes du Soudan central. Son origine n’est pas très ancienne : la portion du Soudan où elle s’élève subissait, depuis environ un siècle, les influences de l’islamisme, qu’y avaient apporté les Almoravides, quand, dans le VIe siècle de l’hégire, une femme tawareke du nom de Buktu vint, à ce que racontent les traditions locales, s’établir dans une petite oasis près du Niger. La belle situation du lieu à proximité du fleuve et sur la lisière du désert et du Soudan, entre des peuplades agricoles et des tribus nomades et commerçantes, le prédestinait à autant de grandeur qu’en peuvent espérer les villes de l’Afrique centrale. Des huttes se groupèrent autour de celle de la femme tawareke, et le grand Mausa ou Meusé-Souleyman, chef de peuplades mandingues qui de la côte s’étaient avancées dans l’intérieur en subjuguant les territoires qu’elles traversaient, en fit la capitale de ses états. Ce fut environ cent quarante ans plus tard, au milieu du XVIe siècle de notre ère, qu’Ebn-Batuta la visita ; elle appartenait au royaume de Melli. C’était, au dire de l’Arabe voyageur, une grande ville très commerçante et renommée par la piété et la science de ses docteurs musulmans, dont beaucoup avaient fait le voyage de La Mecque. Léon l’Africain, qui la vit dans le XVIe siècle, nous en fait à son tour un tableau assez avantageux : il nous la montre avec ses petites maisons en terrasses ou recouvertes de chaume semées autour d’un temple de pierre et de chaux et d’un palais somptueux pour un palais africain. Il ajoute : « La ville est garnie de boutiques, les artisans y sont nombreux, surtout les tisseurs de coton. Des marchands de Barbarie y transportent des draps et d’autres articles venant d’Europe. Ce sont des esclaves qui vendent les provisions de bouche. Les habitans sont opulens, et il y a un grand nombre d’étrangers fort riches, à ce point que le roi a donné en mariage ses filles à deux marchands frères à cause de leurs grands biens. Lui-même est riche et puissant. Quand il lui prend fantaisie de passer d’une cité à l’autre (car Tombut n’est pas la seule de ses états), il monte des chameaux, ainsi que ses courtisans, et des estafiers le suivent tenant des chevaux en main. Il a une grande infanterie armée d’arcs et environ trois mille cavaliers. Il a coutume de faire la guerre à tous ceux qui lui refusent le tribut, et quand il les a vaincus, il les fait vendre à Tombut, y compris les petits enfans. » Après le passage de Léon, Tombut ou Timbuktu subit des alternatives de bonne et de mauvaise fortune : dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, elle passa sous la domination des chefs des peuplades bambaras qui s’étendent sur le territoire qu’arrose à sa naissance le Niger. Vers les dernières années du même siècle, un empereur marocain s’en empara, et fit de son territoire une province de son empire. À ce moment, le commerce avec le Maroc y développa une grande prospérité : d’innombrables caravanes y apportaient des articles venus des bords de la Méditerranée en échange des produits de l’intérieur de l’Afrique : mais les Tawareks du désert occidental se révoltèrent contre le Maroc, interceptèrent le commerce entre Timbuktu et la Barbarie, si bien que la ville vit décliner rapidement son importance. Dans l’année 1803, les Mandingues du Bambara s’en emparèrent de nouveau, mais ce ne fut pas pour la garder longtemps.

C’était le temps où cette population de cavaliers et d’agriculteurs, les Fellani, dont l’origine, malaisienne peut-être, est à coup sûr très distincte de celle des noirs indigènes de l’Afrique, après avoir vécu obscurément pendant des siècles, se levaient dans l’ouest à la voix d’un prophète musulman, et, s’avançant vers l’est, subjuguaient tout sur leur passage. Dans le bassin du Niger, d’où ils allaient déborder, ainsi que nous l’avons vu, jusque dans celui du Tsad, ils s’emparèrent de Timbuktu. Toutefois les Maures défendirent assez vaillamment leur ancienne conquête : chassés pour un temps, ils firent un retour offensif à la suite duquel une sorte de compromis est intervenu entre les anciens maîtres et les nouveaux ; ceux-ci ont conservé le pouvoir politique, mais c’est parmi les premiers qu’est choisi le chef religieux. On comprend que cet état de choses, avec la rivalité permanente qui en résulte, est une source de troubles continuels et ne saurait être durable. Il n’existait pas encore lorsque René Caillié pénétra dans cette ville en 1828. Nous n’avons pas à rappeler ici à la suite de quelles épreuves et de quels périls ce voyageur, qui fait tant d’honneur à la France, vit la mystérieuse et terrible cité aux portes de laquelle le major Laing, l’un des Anglais les plus intrépides qui se soient voués à l’exploration de l’Afrique, venait de trouver la mort. Ce qu’il fallut à notre compatriote d’abnégation, de courage et de patience, tous ceux qui ont tenu dans leurs mains sa relation de voyage simple et modeste le savent. Cette relation cependant, par une injustice ou une aberration d’esprit singulière, devait être traitée de fable par quelques géographes, et la bonne foi de l’un des voyageurs les plus sincères devait être quelque temps suspectée ; mais M. Barth, avec la franchise qui accompagne le véritable mérite, a rendu justice à son devancier et porté témoignage de sa véracité. « Je proclame, écrivait-il à son retour de Timbuktu, M. René Caillié un des plus sincères voyageurs ; certainement ce n’était pas un homme scientifique, mais sans instrumens, avec les moyens les plus faibles possibles, il a fait plus que personne n’eût pu faire dans des circonstances semblables. »

Voici le tableau que les deux voyageurs, chacun de son côté, font de la ville : « Elle forme, dit Caillié, une espèce de triangle ; les maisons y sont grandes, peu élevées et consistent seulement en un rez-de-chaussée. Elles sont construites en briques de forme ronde, pétries et séchées au soleil. Les rues sont propres et assez larges pour y laisser passer trois cavaliers de front… Cette ville renferme trois mosquées, dont deux grandes, qui sont surmontées chacune d’une tour en briques. Elle est située dans une immense plaine de sable blanc et mouvant sur lequel croissent seulement de maigres arbrisseaux rabougris… Elle peut contenir dix ou douze mille habitans, tous commerçans ; il y vient souvent aussi beaucoup d’Arabes en caravanes, qui en augmentent momentanément la population. » Lorsqu’à son tour M. Barth a séjourné à Timbuktu, il y a trouvé une population d’environ vingt mille âmes. « La ville, dit-il, est de forme triangulaire ; les maisons y sont bâties en terre ou en pierre, la plupart avec des façades assez bien travaillées. Son marché, vanté comme le centre du commerce des caravanes de l’Afrique septentrionale, est moins étendu que celui de Kano, mais les marchandises y paraissent être de qualité supérieure. Le pays où cette ville est située se trouve sur les confins du désert de Sahara, et lui ressemble par la sécheresse et la stérilité, excepté du côté du fleuve, où le sol prend une apparence plus fertile. » Des faits historiques que nous venons de retracer sommairement, on peut conclure que Timbuktu a décliné en puissance depuis le XVIe et le XVIIe siècle. Kano comme marché, Sokoto comme centre politique, ont en partie hérité de son ancienne splendeur. Toutefois, telle qu’elle demeure, elle est encore une des grandes cités du Soudan ; on sait que le gouvernement français a proposé une récompense au voyageur qui y entrera en allant de l’Algérie au Sénégal ou réciproquement, et il serait heureux en effet qu’on pût la relier un jour aux deux foyers de commerce et de civilisation que la France entretient en Afrique.

M. Barth avait reçu un accueil assez favorable à Timbuktu, dont les habitans l’avaient pris pour un envoyé du sultan de Stamboul ; cependant il ne tarda pas à se trouver dans une situation difficile et précaire. Ce n’était pas que le principal cheik de la ville, le chef fellani, qui dès l’abord l’avait protégé, eût changé de sentimens à son égard : au contraire, ce musulman éclairé avait appris la véritable qualité de l’Européen et le but scientifique de sa mission sans cesser d’être animé de sentimens bienveillans à son égard ; mais l’anarchie régnait entre les divers chefs de la ville, et la présence du chrétien excitait la défiance d’une population fanatique. Pour comble d’ennui, la guerre civile désolait les environs, et mettait obstacle au départ. Dans plusieurs lettres datées de 1854, M. Barth faisait savoir à ses amis d’Europe qu’obligé de vivre dans une réclusion continuelle, sans cesse inquiété par une population hostile, accablé des fatigues de son immense voyage, il avait été pris de la fièvre, et que sa santé, un instant rétablie, menaçait de s’altérer profondément. Enfin, après bien des délais et des obstacles, il trouva un moment favorable à son départ, et obtint d’en profiter. Après sept mois de séjour à Timbuktu, il reprit la direction du Bornu, long et pénible, mais unique chemin qui pût lui rouvrir l’accès de l’Europe.

Pendant que Barth redescendait lentement et avec mille fatigues le cours du grand fleuve, un de ses compatriotes, un jeune homme de vingt ans, parcourait à son tour les régions qui entourent le Tsad, et, cherchant les traces de son compatriote, s’avançait à sa rencontre du côté du Niger. Vogel, Allemand comme Barth et comme Overweg, s’était proposé à l’amirauté anglaise pour prendre en Afrique la place de Richardson, quand on avait appris que celui-ci était tombé sur le champ de bataille de la science. Il était docteur en médecine, botaniste et astronome. Il fut accepté, et le 2 février 1853 il quitta Southampton, se dirigeant sur Tripoli, où il fut rejoint par un personnage du Bornu, qui retournait à Kukawa. De Tripoli à Murzuk et au Tsad, il suivit l’itinéraire précédemment tracé par le voyageur Denham, rectifiant les positions, relevant les hauteurs, recueillant des observations sur la constitution géologique du sol. Parvenu à Kukawa, il y fut reçu avec la même bienveillance que ses devanciers. Ne pouvant rejoindre Barth, qui ignorait qu’on lui envoyât un nouveau compagnon et qui se trouvait déjà engagé dans le long chemin de Sokoto à Timbuktu, Vogel résolut de compléter les observations recueillies par ses prédécesseurs sur les régions qui avoisinent le Tsad, et, à peine remis d’une fièvre violente qui l’avait saisi à son arrivée, il se joignit à une expédition que le cheik du Bornu se préparait à diriger dans le pays des malheureux Musgus. Dans cette expédition, le jeune voyageur recueillit de nombreuses observations astronomiques, forma une collection botanique, et constata que les vastes plaines basses et déprimées que le Shari et ses affluens arrosent au sud du Tsad sont formées par une couche calcaire de coquillages d’eau douce, et ont dû, à une époque dont le souvenir traditionnel ne s’est pas conservé parmi les indigènes, être occupées par une vaste mer intérieure.

À son retour à Kukawa, Vogel entendit affirmer que Barth avait péri en revenant de Timbuktu. Soit pour vérifier cette désastreuse nouvelle, qui par bonheur était fausse, soit pour reprendre et continuer l’œuvre de son devancier, Vogel se mit en marche dans la direction du Niger. Barth cependant entrait dans Kano après avoir bravé heureusement tous les genres de périls ; les deux voyageurs suivaient, sans le savoir, la même route en sens inverse, et le 1er décembre 1854, dans une immense forêt qui est située non loin d’une localité appelée Bundi, à mi-chemin entre Kano et la ville de Ngurutuwa, qui avait été la dernière étape de Richardson, les deux compatriotes eurent le bonheur inattendu et inespéré de se voir et de s’embrasser.

Désormais l’un avait accompli sa tache : chargé d’une ample moisson, devenu justement célèbre, il allait revenir en Europe pour nous instruire et nous charmer. Les sociétés savantes lui tenaient en réserve tous leurs honneurs et toutes leurs récompenses ; Hambourg, sa ville natale, justement fière d’un tel fils, lui décernait une médaille d’or avec cette inscription : A l’intrépide et heureux explorateur de l’Afrique, le docteur Henri Barth, né à Hambourg, le sénat. L’autre était réservé à une triste destinée : animé d’une noble émulation, plein de confiance et se sentant fort de son courage et de sa jeunesse, il se proposait d’agrandir la sphère des découvertes et des observations faites par ceux qui l’avaient précédé. À l’est du Tsad s’étend cette contrée du Waday, où Barth n’a pas pu pénétrer, et qui est aujourd’hui dans le Soudan la seule où les Européens n’aient pas encore mis le pied ; elle ne nous est connue que par la relation intéressante, mais superficielle, d’un Tunisien, le cheik Mohammed. C’est par là que Vogel résolut de se diriger, afin de gagner, s’il était possible, les régions du Haut-Nil et de compléter avec Barth un ensemble de travaux s’étendant sur tout le Soudan, de Timbuktu à Khartum, au confluent du Nil-Blanc et du Nil-Bleu. Effectivement il pénétra dans le Waday, mais il paraît que le sultan de ce pays, pour tirer vengeance d’une prétendue injustice que lui aurait fait subir le consul anglais de Tripoli, s’est saisi du voyageur et l’a fait décapiter.

Un instant cette nouvelle a été contredite, on a fait espérer que le chef du Waday n’avait pas tué Vogel, et qu’il avait l’intention de le mettre à rançon. En voyant au milieu de nous M. Barth, qu’on avait cru longtemps mort, nous avons senti renaître un peu de confiance ; mais les mois se succèdent sans que rien vienne confirmer notre faible espoir, et il est maintenant trop probable que le sabre d’une brute a tranché la tête de ce jeune homme plein d’intelligence et de savoir, qui s’en allait porter à l’Afrique des espérances d’affranchissement et de civilisation.


IV. — CONCLUSION.

Ce douloureux événement, le retour de M. Barth, celui de M. Livingstone, et l’insuccès d’une vaste expédition qui se proposait de pénétrer jusqu’aux sources du Nil nous semblent clore une série des explorations africaines. Il y a encore des voyageurs en Afrique : M. Baikie est retourné sur le Binué et sur le Niger, et l’intrépide Burton se dirige du tropique à l’équateur dans l’espérance de voir par ses yeux cette mer Uniamesi que nous commençons à connaître par les récits des indigènes. Toutefois les grandes expéditions sont suspendues, les voyageurs publient leurs relations, et c’est pour nous le moment, après avoir écouté leurs récits et suivi les. vicissitudes de leur vie aventureuse, de faire un retour vers ce qui a été fait, de regarder ce qui reste à faire, et d’en peser, autant qu’il est permis, les résultats présens et futurs.

L’ensemble des tentatives qui se sont proposé pour but la connaissance de l’Afrique intérieure peut être partagé en trois périodes. La première s’étend de l’antiquité à la fin du XVIIIe siècle ; c’est un temps d’exagérations, de merveilles et de fables, où le peu de notions utiles et estimables que l’on ait possédées procédait encore d’Hérodote, de Strabon et de Ptolémée, car rien n’égale l’incurie des Portugais, indignes successeurs des anciens, sur cette terre où ils ont trouvé leur ruine pour n’en avoir voulu tirer que des profits matériels Si l’on interroge ceux de leurs missionnaires qui ont écrit des relations et si on leur demande des renseignemens positifs sur les régions dans lesquelles ils ont eu la faveur de vivre, ils répondent merveilles et miracles, racontant qu’il y a des montagnes d’argent, des lacs de bitume, et qu’une reine du Congo jetant ses filets dans une rivière en a retiré quatorze monstres moitié femmes et moitié poissons. Cette période de l’Afrique fabuleuse et primitive a son expression dans la carte du savant d’Anville sur laquelle à côté de grandes places blanches s’allongent quelques chaînes de montagnes indécises, quelques cours d’eau incertains, et se dressent presque autant de points d’interrogation que de légendes.

Mais Bruce se voue à la recherche des sources du Nil ; Houghton précède Mungo-Park dans les régions de la Haute-Gambie et du Niger ; Hornman s’élance dans ces profondes et sombres contrées du Soudan où il doit trouver la mort : une ère nouvelle s’ouvre pour l’Afrique, ère féconde que Clapperton et Lander ont fermée il y a trente ans en nous faisant connaître l’existence du Tsad et les embouchures du Niger.

À la suite de ces voyageurs, de leurs compagnons et de tant d’autres, dont la longue liste est connue, se présentent les explorateurs de la période actuelle, dont nous avons essayé de retracer les travaux en les montrant appliqués à rechercher les sources du Nil, à reconnaître les monts jetés sous l’équateur, à suivre les vallées du Haut-Zambèse, du Niger, du Shari. Ils sont partis munis des instrumens de la science et nous ont rapporté des notions exactes et précises, propres à redresser nos erreurs en ce qui concerne la topographie de l’Afrique : le Sahara est un plateau entrecoupé de vallées et de montagnes, le Soudan est en partie le lit d’une ancienne mer. De l’autre côté de l’équateur s’étend une série de lacs, entre lesquels l’Uniamesi et le N’gami tiennent les premières places. Voilà pour les conquêtes géographiques. Elles sont considérables. Cependant il reste beaucoup à faire aux futurs explorateurs pour compléter la connaissance topographique de tout le continent. Sans parler des sources du Nil, dont nous approchons, mais sans encore les toucher, et de beaucoup de points obscurs dans les régions mêmes qui viennent d’être parcourues, il y a entre le 8e parallèle nord et le 10e parallèle sud environ une masse compacte dont le centre est entièrement inexploré. Sur sa lisière orientale se sont révélés les pics Kenia, Kilimandjaro, Amboloba ; à son rivage, du côté de l’Atlantique, viennent déboucher le Zaïre, le Couanza et dix autres grands fleuves, mais sans qu’on sache jusqu’où et dans quelle direction ces montagnes se prolongent, ni de quels sommets découlent ces fleuves. Si le Niam-niam, cet homme à queue dont l’existence a été l’objet de discussions très sérieuses, n’est pas un mythe, si la nature garde encore quelques échantillons ignorés des monstres qu’elle enfanta jadis dans ses convulsions, c’est dans cette zone inconnue, sous l’équateur africain, qu’il faut les aller chercher. C’est là, qu’aujourd’hui se trouve la dernière grande lacune de nos cartes d’Afrique.

Puis, quand le sentiment de curiosité qui nous promène à travers tous les recoins de notre domaine terrestre aura obtenu, même en Afrique, une entière satisfaction, quand nous aurons délimité et inscrit toutes les divisions topographiques de ce continent, après l’œuvre géographique viendra celle non moins considérable qui est réservée au commerce et à la civilisation : car, dans le vaste échange de services que les hommes sont appelés à se rendre en se mêlant d’une extrémité de la terre à l’autre, si l’Afrique promet à nos diverses industries des débouchés, et fournit, par la variété de ses produits, un aliment inépuisable à notre commerce, elle a droit en échange à ce que nous fassions de consciencieux efforts pour introduire au milieu des peuplades barbares qui l’habitent des élémens salutaires de morale et de civilisation. En Amérique et en Australie, les races européennes se sont établies dans les plus riches parties du sol après avoir anéanti ou refoulé les peuplades indigènes. Aujourd’hui il n’en saurait être de même, notre temps répugne à ces immolations d’une race à l’autre ; d’ailleurs les populations sont trop serrées et trop compactes dans les régions fertiles de l’Afrique pour que, en s’établissant sur leur territoire, on ne soit pas obligé de compter avec elles.

Mais ici se présente une question très grave et très controversée : les nègres sont-ils susceptibles de civilisation ? Si pour juger cette question on prenait pour exemples les peuplades anarchiques du Mozambique, du Congo, ou même Haïti, le principal lieu où les nègres, livrés à eux-mêmes, aient prétendu s’organiser à l’image des sociétés européennes, la décision ne se ferait pas attendre ; il serait seulement à craindre qu’elle ne fût pas juste. Les nègres du Congo et du Mozambique, ces malheureux dont le type est aussi hideux que leur moral est d’ordinaire perverti, ont été corrompus par le contact des Portugais et du rebut des Européens, aventuriers, négriers et matelots, qui s’en allaient leur enseigner tous les vices, leur donner le goût des boissons fortes, et les exciter, dans la pensée de faire prospérer le commerce des esclaves, à s’entre-déchirer et à se vendre les uns les autres. Quant à Haïti, il est vrai que cette île, depuis que la population noire s’y trouve livrée à elle-même, présente le spectacle d’une hideuse et sanglante parodie ; mais il faut se rappeler que les nègres, comme de grands enfans, sont ce que l’éducation sait les faire : d’esclaves, ceux de Haïti sont devenus libres tout à coup ; ils ont joui sans préparation d’une liberté que leurs maîtres, en abusant de toutes les jouissances brutales, leur avaient eux-mêmes appris à confondre avec les déréglemens de la licence. Il s’est produit dans l’esprit de ces hommes, devenus subitement maîtres du sol qu’ils cultivaient en esclaves, une folle réaction qui dure encore contre les habitudes et les lourds devoirs imposés par l’esclavage. Il faut donc se détourner de ce spectacle affligeant sans en rien conclure contre les aptitudes de la race noire, et reporter les jeux, en Afrique même, à l’extrémité occidentale de la Guinée, vers cette cote des Graines où la philanthropie des quakers de Pensylvanie a fondé les établissemens du Libéria. Aujourd’hui ces établissemens comptent trente-six années d’existence. Le but des fondateurs, outre le désir d’arrêter aux États-Unis l’accroissement des noirs, était d’étudier sur eux les résultats que peut produire une éducation libérale. Or la colonie a vu se développer d’année en année sa prospérité agricole et commerciale. Les délits commis par les noirs, qui seuls y obtiennent droit de cité, n’ont pas été graves ou fréquens. Ces hommes, originaires de tous les points de l’Afrique, sont parvenus par leur travail et leur persévérance, deux qualités dont leur race semble peu susceptible, à surmonter les difficultés que leur opposaient à la fois et le climat, qui n’est guère moins défavorable sur cette côte aux noirs venus de loin qu’aux blancs eux-mêmes, et l’intimité des tribus indigènes, hostiles d’abord à leur installation. Ces obstacles ont été patiemment surmontés, et la plupart des voisins du Libéria ont fini par subir les influences salutaires que leur apportaient ces pauvres nègres qu’avait expatriés l’esclavage, et que l’humanité et la civilisation rendaient affranchis à leur terre natale.

Toutefois jusqu’en 1847 le Libéria n’ayant jamais cessé de vivre sous la tutelle immédiate de l’Union américaine, sa prospérité n’avait encore rien de décisif, car elle pouvait être attribuée à la vigilante administration de la métropole ; mais depuis dix ans son indépendance a été proclamée, et il jouit d’un gouvernement entièrement composé d’hommes de couleur, sans que cette expérience ait nui à l’ordre et à la prospérité de la jeune colonie. Quelques hommes intelligens se sont manifestés au milieu des noirs nés et élevés en Afrique, si bien que le Libéria semble destiné à s’accroître et à prospérer lors même que les États-Unis cesseraient de lui envoyer des hommes et de l’argent. L’aspect de ce petit état, composé de noirs actifs qui s’efforcent de copier avec intelligence l’organisation des sociétés blanches, dont ils reconnaissent la supériorité, plaît à l’esprit et le repose au milieu du chaos et du dévergondage des sociétés africaines livrées à elles-mêmes.

Ainsi le nègre ne possède pas la force d’initiative et les instincts naturels qui ont permis aux autres hommes, jetés comme lui nus sur la terre, de se développer et de s’améliorer ; mais également facile aux bonnes et aux mauvaises impressions, d’un naturel en général doux et bienveillant, il se prête volontiers à l’éducation qu’on lui apporte. Les autres hommes peuvent jouer à leur gré auprès de lui le rôle de bon ou de mauvais génie : le nègre subit toutes les influences sans les discuter, avec une conscience en quelque sorte touchante de son infériorité. Cette infériorité, ses traditions la constatent ; elles sont pleines du lointain souvenir d’une malédiction divine. Au Mozambique, il y a une puissante peuplade, celle des A’Makuas, qui a accepté et naturalisé chez elle la légende biblique de Cham, le fils maudît de Noë. On y raconte que dans le principe les Africains étaient aussi blancs et aussi intelligens que les autres hommes ; mais un jour Muluku (le bon Dieu), s’étant enivré, tomba dans le chemin les vêtemens en désordre : les Africains qui passaient le raillèrent de sa nudité ; les Européens au contraire eurent honte et pitié de l’état de Muluku ; ils cueillirent des feuilles et l’en couvrirent respectueusement pour que d’autres passans ne le vissent pas. Dieu punit les Africains en leur ôtant leur esprit et en leur donnant une peau noire. Et partout, au Congo, à la Guinée, dans l’intérieur, des traditions et des récits originaux nous montrent les Africains châtiés pour leur désobéissance ou leur révolte et condamnés à une condition abjecte. Muluku, maltraité, trahi par les hommes au milieu desquels il s’était présenté en bienfaiteur, se retire, laissant le monde livré à Mahoka, le mauvais principe. Les Hottentots, ces pauvres êtres si profondément déshérités de tous les biens de la nature, qui traînent une vie misérable sans souvenirs et sans espérances, racontent que leurs premiers parens, ayant offensé Gounja Ticquoa, le bon génie, ont été condamnés par lui avec leur postérité. Certes il y a quelque chose de profondément touchant dans cette résignation de toute une portion de la famille humaine qui connaît son infériorité, et qui l’accepte en châtiment d’une faute dont elle n’a qu’un lointain et vague souvenir.

L’éducation et le mélange, tels sont, d’après les démonstrations de l’expérience, les principaux moyens d’améliorer la race noire. Le mélange sera la conséquence naturelle de l’établissement des Européens en Afrique. Quant à l’éducation, il se pourra qu’elle prenne dans beaucoup d’états noirs une forme analogue à la tutelle que les États-Unis exercent sur le Libéria, ou qu’elle soit aidée par le concours des missionnaires ; mais, de quelque façon qu’elle procède, il ne faut pas s’attendre à lui voir produire de prompts résultats. En Afrique, il n’y a pas seulement des nègres, il y a de plus les Arabes, en général nomades et commerçans, les Berbères, dont M. Barth nous a montré dans le désert les turbulentes tribus, et les Fellani qui ont conquis en partie le Soudan. Or tous ces hommes, d’origine sémitique ou malaisienne, sont actifs, belliqueux, avides de domination. C’est sous leur influence que se sont formés les sociétés et les états grossièrement ébauchés qui se partagent le Soudan ; ils y ont apporté ces rudimens d’industrie que MM. Baikie et Barth signalent dans les villes situées sur les bords du Binué, dans Agadès, dans Katsena, Kano, etc. ; à l’idolâtrie ils ont substitué l’islamisme, ce qui est un progrès ; enfin ils ont remplacé la barbarie complète par une civilisation relative. Les conquêtes qu’ils ont faites ainsi, il faut s’attendre à les leur voir défendre énergiquement contre les empiétemens des Européens, et dans les luttes qui pourront un jour s’engager entre eux et nous, il faut bien reconnaître que nous aurons plus d’une cause d’infériorité : à savoir le climat, la distance et jusqu’à l’élévation de notre morale religieuse, qui choque profondément les habitudes des indigènes en interdisant la polygamie et l’esclavage.

Quelle que soit la période de temps nécessaire à la réalisation de ces lointaines espérances, les découvertes de nos voyageurs ont d’autres résultats lucratifs et immédiats, qui sont la juste récompense de leurs travaux et comme le paiement anticipé de l’assistance que prêtera l’Europe à l’Afrique. L’heure est venue pour les nations commerçantes et industrieuses de planter leur drapeau sur les points qu’elles veulent exploiter dans le vaste marché que l’Afrique va leur offrir. L’Angleterre, qui les a toutes devancées, s’est fait une large part : les voies nouvelles que le Binué, le Niger et le Zambèze ouvrent dans l’intérieur de l’Afrique lui appartiennent ; elle a un consulat à Kukawa, elle a noué des relations avec Kano, Sokoto et toutes ces riches contrées du centre du Soudan qui produisent le coton, l’indigo, le sorgho, le sucre et tant d’autres denrées précieuses. Du Cap elle peut, grâce aux conquêtes de MM. Andersson, Livingstone et autres, étendre son influence sur les meilleures régions de l’Afrique australe.

Dans ce continent, la France doit aussi prendre sa part : nous possédons la terre fertile qui fut un des greniers de Rome, et vingt-huit ans de lutte et d’efforts ont reculé notre domination jusqu’aux limites du désert ; en outre nos couleurs flottent sur le Sénégal et plus loin, à l’embouchure de l’Assinie. Déjà le gouvernement a songé à relier Timbuktu à ces deux centres coloniaux. L’influence française portée en Égypte par la conquête s’y est maintenue à travers mille vicissitudes. Mehemet-Ali s’entourait d’ingénieurs et d’officiers français. C’est sous une direction en grande partie française que s’accomplissent les études qui doivent aboutir au percement de l’isthme de Suez, fait immense dont notre commerce plus que tout autre doit tirer profit. En effet, l’Abyssinie parcourue dans tous les sens par nos voyageurs, Mayotte, colonie récente, Madagascar destinée à redevenir française, Bourbon, dernier vestige de notre puissance dans les mers de l’Inde, ne seront plus, qu’à une courte distance de Marseille et de nos ports du midi. La France, voisine de l’Afrique, l’enserre à l’est, à l’ouest, au nord. Nous avons des points de départ heureusement choisis, des foyers d’où la civilisation, l’industrie, le commerce, tout ce qui fait la force et la grandeur des peuples peut rayonner jusque dans l’intérieur du continent. En un mot, nous sommes à même plus que personne de faire notre profit des découvertes que viennent d’accomplir ces hommes, missionnaires et voyageurs, qui ont confondu dans une œuvre commune leur nationalité, et dont la plupart ont payé de leur vie leurs pacifiques et glorieuses conquêtes.


ALFRED JACOBS.

  1. Le mille anglais est de 69 1/2 au degré et vaut 1,610 mètres.
  2. L’orthographe de ce nom et de beaucoup d’autres varie selon les relations de voyage. Nous avons de préférence adopté celle de M. Barth, qui à un long séjour dans l’Afrique centrale joint les garanties que peuvent offrir de profondes connaissances philologiques.
  3. Ce nom signifie le serviteur du Miséricordieux.
  4. Voyez la Revue du 1er août 1857.
  5. Pays du Niger visités par le docteur Baikie.
  6. Voyez la Revue du 1er août 1857.