Les Voyages de David Livingstone dans l’Afrique australe de 1849 à 1864

La bibliothèque libre.
DAVID LIVINGSTONE
DANS L'AFRIQUE AUSTRALE

I. Missionary travels and researches in south Africa, by David Livingstone, Londres 1857. — II. Narrative of an Expedition to the Zambesi and its tributaries and of the discovery of the lakes Shirva and. Nyassa, 1858-1864, by D. and C. Livingstone, London, John Murray, 1865.

Trois mobiles poussent les membres de la famille européenne vers les contrées que nul rayon de civilisation n’a encore pénétrées, — le commerce, la science et la foi. — Les voyageurs sont des savans, des commerçans ou des missionnaires. Il serait difficile de déterminer avec une complète justice à laquelle de ces trois catégories de voyageurs revient la part la plus brillante et la plus féconde dans l’exploration des terres inconnues. Le savant, dont la mission est temporaire, songe à rapporter à son pays le résultat de ses observations, et ne peut sur son passage rien fonder de stable. Le commerçant, qui devrait exercer une action civilisatrice plus décisive, ne peut toujours échapper à l’influence d’un égoïsme trop souvent étroit, et redoute plus qu’il ne le désire le progrès des nations qu’il exploite. Les missionnaires, par leur séjour prolongé au milieu des peuples sur lesquels ils veulent agir et le but élevé qui les amène parmi eux, sembleraient appelés à devenir les agens les plus efficaces de la civilisation ? malheureusement ils n’ont pas toujours su se préserver de préoccupations ambitieuses ou mercantiles, et ils ont ainsi compromis les effets moraux de leurs tentatives. C’est à cette disposition regrettable qu’il faut attribuer l’orage que les jésuites ont attiré sur leur tête sous le pontificat de Clément XIV, et qui a subitement détruit dans leurs établissemens coloniaux les résultats de deux siècles d’efforts. Ce sont néanmoins les missionnaires qui semblent appelés à rendre les services les plus signalés à mesure que, se renfermant davantage dans leur rôle de charité, ils aspireront à n’être que les instrumens dévoués de l’Évangile, à mesure aussi qu’ils comprendront mieux que l’Évangile et la science doivent s’entendre mutuellement pour combattre l’ignorance et la superstition et travailler à l’émancipation des peuples. Cette vérité, qui n’a pas compté assez d’adeptes dans plusieurs fractions de l’église et surtout dans la phalange, si respectable d’ailleurs, des missionnaires, commence à se faire jour parmi eux. Les sciences naturelles, la philologie comparée, la géographie, doivent beaucoup à leurs travaux. Le docteur Livingstone, par exemple, est un des hommes qui ont rempli ce double mandat du missionnaire et du savant avec le plus d’intelligence et de courage dans de longs et périlleux voyages d’exploration, les plus remarquables de notre siècle. Il a le premier traversé l’Afrique australe du sud au nord et de l’ouest à l’est. Un aperçu général de la portion du continent africain que Livingstone a ouverte aux entreprises de la science, de la foi et du commerce, fera mieux comprendre l’intérêt qui s’attache à ses efforts, et doit précéder naturellement le récit de ces explorations poursuivies avec une ardeur infatigable de 1849 à 1864.


I

L’Afrique est une péninsule qui se termine, comme les autres grandes fractions de la terre, en pointe vers le sud. Vous n’y voyez aucune de ces découpures que l’on remarque dans l’hémisphère boréal, et qui, en permettant à la mer de pénétrer dans l’intérieur des terres, allongent le littoral, multiplient les points de contact, fournissent au commerce de précieuses facilités. Elle n’a pas autour d’elle une ceinture d’îles qui inspirent l’amour des voyages maritimes en faisant naître le long des côtes un mouvement qui ondule jusque dans l’intérieur du continent. L’Afrique est une masse compacte, serrée, qui semble vouloir vivre par elle-même et repousser les avances de la civilisation. Elle déroule aux yeux de l’Europe ses côtes septentrionales comme pour l’inviter à en prendre possession ; mais ces côtes sont détachées du reste du continent par une mer méditerranée qu’un mouvement turgescent de la terre a convertie en un immense désert. Cependant, comme s’il suffisait qu’un pays veuille se soustraire aux regards des étrangers pour provoquer chez ceux-ci le désir de l’explorer, l’Afrique n’a pas cessé de stimuler la curiosité des nations civilisées depuis les voyages de circumnavigation des Tyriens et des Carthaginois. Les anciens et au moyen âge les Arabes ont fourni leur contingent de voyageurs ; à la fin du XIVe siècle, les expéditions se multiplient, et le XVe siècle n’est point achevé que les contours de l’Afrique sont acquis à la géographie : la plaine carrée du moine égyptien Cosmas et le rectangle de Strabon font place au triangle que nous connaissons. Au XVIe siècle, la colonne des voyageurs qui doit attaquer le colosse commence à se former ; mais les lignes sont trop étendues pour qu’elle puisse faire autre chose que poser des jalons. Au XVIIe siècle, une association créée à Paris sous le nom de Société française d’Afrique salarie des agens voyageurs. Cette excellente institution obtient peu de résultats par suite du mauvais vouloir des Portugais, qui, en leur qualité de premiers occupans, suscitent des entraves aux explorateurs étrangers. Dominés par une politique égoïste, ils refusent de faire entrer dans le domaine commun les connaissances géographiques qu’ils avaient acquises. Pendant la première moitié du XVIIIe siècle, le zèle se ralentit pour se raviver vers la fin. De hardis voyageurs, Tellier, Brisson, Rombaud, Picard, embrassent la zone occidentale de ce continent du nord au sud. L’Angleterre fonde la Société africaine de Londres destinée à imprimer un mouvement d’ensemble aux nombreuses tentatives dont l’Afrique est l’objet : ses premiers mandataires, au nombre de six, ne remplissent qu’imparfaitement leur mission ; l’un d’eux périt avant d’arriver à Bambouc, à l’est de la Sénégambie. Le célèbre Mungo-Park inaugure le XIXe siècle par deux voyages dans les mêmes régions et se noie dans le Niger, non loin de Boussa. L’Allemand Roentgen est assassiné près de Tombouctou, puis viennent deux Anglais qui tombent victimes du climat sur les bords du Nunez. Tuckey périt également avec ses dix-sept compagnons en voulant remonter le cours du Congo (1816). À partir de cette époque, le nombre des explorateurs devient trop considérable pour qu’on puisse les nommer tous ; le mouvement, jusque-là plus commercial que scientifique, change de caractère : la science va lui imprimer une puissante impulsion et en coordonner les résultats. Trois courans de voyageurs se dirigent vers ce redoutable continent : l’un remonte la vallée du Nil pour en étudier le cours et faire la topographie des contrées qu’il arrose ; le second pénètre dans l’Afrique par la côte occidentale et serpente dans cette vaste zone qui, s’étendant entre le désert de Sahara et l’équateur, se prolonge à l’est jusqu’aux frontières de la Nubie ; le troisième courant embrasse le sud de l’Afrique, c’est-à-dire ce triangle isocèle dont l’équateur est la base et dont le cap de Bonne-Espérance est le sommet. Cette dernière phalange est aussi nombreuse que les précédentes. À partir de Le Vaillant ; l’on compte plus de dix voyageurs qui ont exploré cette partie du continent et ont livré à la publicité les résultats de leurs expéditions. Après eux viennent le missionnaire anglais Moffat, qui a publié un volume plein d’intérêt sur ses travaux parmi les Béchouanas, et les missionnaires protestans français Daumas et Arbousset, qui ont entrepris un voyage d’exploration chez les Mantétis et les Korannas. Enfin, grâce au docteur Livingstone, à la hardiesse et à l’étendue de ses opérations, la géographie de l’Afrique australe fait un pas immense. Livingstone a révélé au monde savant que les vastes contrées qui figurent sur les cartes sous le nom de « déserts inexplorés » sont peuplées, fertiles, et présentent la même variété d’aspect que les autres grandes fractions de la terre, que leur faune et leur flore offrent aux naturalistes une série des plus riches spécimens, et que leur règne minéral fournit les élémens des plus intéressantes études à l’ardeur du géologue.

L’Afrique, à partir de cette amasse granitique qui constitue le promontoire du cap de Bonne-Espérance, peut être divisée en trois zones longitudinales qui se distinguent par leurs caractères géographiques et la population qui les habite. La zone orientale est montagneuse, bien boisée, ornée d’oliviers et d’autres arbres toujours verts, sur lesquels ni la chaleur ni la sécheresse ne produisent aucun effet. Toutes les échancrures qui donnent à la côte son charmant aspect sont garnies des plus splendides sujets du règne végétal. De nombreux cours d’eau arrosent, des pluies régulières et fertilisantes rafraîchissent cette zone privilégiée, et les habitans se ressentent des heureux effets d’une aussi riche nature, d’un aussi beau climat. Ils sont grands, bien faits, adroits, actifs, pleins d’énergie et de courage ; sans leurs cheveux laineux, on les prendrait pour des membres de la race caucasique.

La zone centrale, où viennent mourir les dernières assises des montagnes de l’est, est une plaine unie dont quelques accidens de terrain rompent de temps en temps les lignes monotones. Les sources y sont rares ainsi que les rivières, qui tarissent souvent ; la pluie y tombe irrégulièrement, parfois à de très longs intervalles ; les céréales et autres végétaux de l’Europe ne prospèrent que dans les cantons comparativement humides ou qui peuvent être arrosés artificiellement. Les habitans de cette zone, quoique ayant les mêmes traits que leurs voisins de l’est, sont inférieurs sous tous les rapports : ils ont moins de force musculaire et moins de vigueur morale, l’initiative leur fait le plus souvent défaut.

La zone occidentale a en grande partie le même caractère climatérique et les mêmes traits géographiques que la précédente. Ce n’est qu’en s’approchant de l’Océan-Atlantique que le terrain s’accidente, s’élève et se garnit de rochers isolés et de chaînes brisées de montagnes granitiques. Le ciel y est toujours très avare de pluie, et la bande côtière est malsaine ; c’est dans cette zone que se trouve le désert de Kalihari, mais il ne faudrait pas conclure du mot désert que le pays soit aride : la terre s’y couvre d’une herbe serrée, dure, résistante, substantielle, qui peut nourrir de nombreux troupeaux. Comme la couche supérieure repose sur un sous-sol imperméable, l’eau qu’elle reçoit ou qu’elle soutire des rivières reste comme une nappe à quelques pieds de profondeur et entretient une humidité favorable à la végétation.

Ces trois zones, en s’avançant vers le nord, s’élargissent et forment un éventail à demi ouvert. Celle de l’ouest prend la même physionomie orographique que la zone orientale et les mêmes caractères géologiques ; celle du milieu s’élève graduellement. Il résulte de cette disposition que l’Afrique centrale est un vaste plateau qui présente vers la ligne médiane une dépression régulière, et dont les parois s’adossent à un large cordon de montagnes qui mesure dans les points culminans 5,000 pieds d’altitude. Le capitaine Speke avait déjà signalé l’existence de ce plateau et comparé l’Afrique trans-équatoriale à une assiette renversée dont le centre serait légèrement concave. La dépression de ce plateau en explique le caractère hydrographique : il renferme un ensemble de lacs de toutes dimensions, depuis le Grand-Nyanza, dont les côtés mesurent près de 350 kilomètres de longueur, jusqu’au Cumadan, qui ne compte que 3 ou 4 kilomètres carrés de surface. De nombreux cours d’eau, qui se jouent à l’aise dans ces espaces immenses, recueillent les tributs d’innombrables affluens, et se transforment en de larges artères pour se précipiter enfin vers la mer, les uns à l’est, les autres à l’ouest. On rencontre à chaque pas des vestiges ichthyologiques et conchyliologiques qui témoignent que ce vaste bassin a été jadis une mer méditerranée, et qu’il doit sa disposition actuelle à un soulèvement du sol qui a déterminé l’écoulement des eaux. Ce bassin pourrait bien perdre un jour le caractère que son origine maritime lui a laissé, car l’Afrique australe est soumise à un travail d’assèchement des plus actifs. Les lacs qui se trouvent au sud du Zambèse sont peu profonds, et, au dire des naturels, cette profondeur diminue chaque année. Le Kalihari est sillonné de lits d’anciennes rivières, et l’on y rencontre de nombreux étangs d’eau saumâtre qui ne sont autre chose que des restes de lacs en train de disparaître. Le pays est en outre traversé par des plaines d’une étendue parfois considérable, — puisque l’une d’elles mesure plus de 40 kilomètres de longueur, — légèrement concaves et couvertes d’une couche de 3 ou 4 centimètres de sel, saupoudrée d’une efflorescence de chaux. Ce travail d’assèchement devra être vigoureusement combattu quand la civilisation se sera définitivement emparée de ces belles contrées.

Considérée au point de vue ethnographique, l’Afrique présente un tableau des plus intéressans. De la montagne de la Table, qui surplombe la ville du Cap de Bonne-Espérance, on voit s’étendre devant soi de l’est à l’ouest la colonie du Cap, dont les Anglais, possesseurs actuels du pays, ont reculé les limites jusqu’au fleuve Orangé ; c’est une surface de 35,000 kilomètres carrés qu’ils se sont adjugée par droit de conquête. Ils ont en main le commerce et remplissent tous les emplois publics. Les Hollandais, qui pendant deux siècles ont été les maîtres de la colonie, sont restés prépondérans dans la campagne, où ils dirigent de grandes exploitations agricoles. Au pied de la montagne, on distingue à l’est une belle vallée occupée par des descendans des Français que la révocation de l’édit de Nantes a exilés dans ces lointaines contées.

Les Hottentots indigènes sont condamnés à disparaître comme peuple ; réduits à une trentaine de mille, ils fournissent aux colons des ouvriers et des domestiques, au gouvernement des soldats, et se trouvent, sur cette terre dont ils ont été les seuls possesseurs, dans une situation des plus précaires, bien qu’ils jouissent, depuis l’abolition de l’esclavage, de tous les droits civils et politiques. Cette égalité, dont ils sont dignes par leur instruction (car tous savent lire et écrire), hâtera leur fusion dans la population d’origine européenne. Quelques groupes détachés sont encore indépendans, mais disparaîtront de même sous l’action progressive de la civilisation ; ce sont les Namaquois, qui ont dressé leurs tentes à l’embouchure du fleuve Orange, les Korannas, qui s’étendent le long de la rive gauche de la rivière du Fal, et les Boschmen ou hommes des buissons, qui stationnent dans le désert de Kalihari. Ces derniers sont les bohémiens de la race mélanique du sud de l’Afrique ; ils vivent en grande partie de vols et de brigandage, et les noirs comme les blancs leur font une guerre incessante.

La colonie du Cap a déjà donné naissance à trois autres états. À l’est, on trouve la Natalie, fondée par les Anglais, qui ont découpé en pleine Cafrerie un territoire montant en amphithéâtre de la mer aux Montagnes-Blanches, sur une longueur de côte de cinquante lieues. Cette colonie, qui a son gouvernement particulier, marche à grands pas vers la civilisation ; de bonnes routes relient les villes et les villages au chef-lieu, et des omnibus les parcourent dans plusieurs directions. Les deux autres états ont été créés par des fermiers hollandais qui, mécontens de l’administration anglaise et gênés dans l’exercice de leur autorité domestique par les règlemens issus de l’émancipation, ont pris la résolution de quitter la colonie et d’aller s’établir dans le pays arrosé par les principaux affluens de l’Orange, surtout par le Fal. Le premier de ces états s’appelle l’État-Libre et a pour chef-lieu Bloom-Fontaine, le second porte le nom de république du Transfal et s’étend au nord-est. Cette république est encore en voie de formation et n’a de limites déterminées qu’au sud ; les fermiers ou boers du Transfal font en ce moment la guerre aux Bassoutos (c’est le nom des indigènes au milieu desquels ils s’établissent), et leurs habitudes d’anciens possesseurs d’esclaves percent toujours dans leurs relations avec eux.

Laissons cette première partie de l’Afrique australe où l’Européen avance et prospère, où le Hottentot recule et périt. Nous voici en face d’une des plus belles familles de la race nègre : elle occupe tout l’espace qui sépare le fleuve Orange du bassin du Zambèse ; une de ses tribus a même franchi ce fleuve et a établi sa domination sur la rive septentrionale. Nous voulons parler des Béchouanas, dont la langue se nomme séchouana. Ils se partagent en trois branches principales qui correspondent aux trois zones, indiquées plus haut : les Cafres ou Zoulous à l’est, les Bassoutos au centre, et à l’ouest les Bakalahari, dont les derniers représentans, les Damaras, occupent le littoral de l’Atlantique. Ces branches se subdivisent en une multitude de tribus dont les membres se distinguent entre eux par leur dialecte particulier, leurs coutumes, la taille de leurs dents, la coupe de leurs cheveux, les traits de leur visage, la nuance de leur peau et les danses qu’ils exécutent. L’art de la chorégraphie est en grande estime chez les nègres, chaque tribu a sa danse favorite ; aussi n’est-il pas rare d’entendre un indigène demander à un autre Africain qu’il rencontre, et dont il ne connaît pas la tribu : « Que dansez-vous ? »

La diversité des caractères nationaux se remarque chez eux comme chez les Européens, le milieu y exerce toujours une grande influence. Les habitans du désert de Kalihari sont enclins à la tristesse, et leurs enfans mêmes ne jouent jamais ; cependant un des traits caractéristiques de la famille mélanienne est la jovialité assaisonnée de malice. Les Makololos, à force de plaisanteries, ont contraint dans ces dernières années leur souveraine, Mamokisané, d’abdiquer en faveur de son frère. Les femmes de cette tribu entraient souvent dans la maison du docteur Livingstone pour se mirer dans sa glace ; rien de plus amusant que leurs réflexions quand elles ne se croyaient pas entendues : « Est-ce bien moi ? A-t-on jamais vu une bouche aussi grande que la mienne ? Mes oreilles sont aussi larges que des feuilles de citrouille. Ce n’est pas là mon menton. Je serais jolie, si je n’avais pas ces deux vilaines pommettes à chaque joue. » Un homme entra furtivement lorsqu’il croyait le docteur endormi, il avait une bouche énorme ; se plaçant en face du miroir, il chercha à la faire rentrer dans de justes dimensions, et contracta ses lèvres de la façon la plus comique ; puis il se mit à penser tout haut : « On dit que je suis laid, on a certes bien raison, ma laideur est unique. » Ils ne se font pas faute d’exercer leur talent pour la raillerie aux dépens des Européens, dont ils imitent les allures, les gestes, la démarche avec une précision admirable. « Sais-tu, disent-ils, pourquoi les blancs mettent leur corps dans un sac et leurs jambes dans des tuyaux ? C’est qu’ils craignent la comparaison. »

Les Béchouanas sont intelligens et causent bien ; leurs reparties sont promptes et spirituelles ; ils ne coupent la parole à quelqu’un qu’en ayant grand soin de faire précéder l’interruption de cette phrase polie : « permettez que je vous frappe sur la bouche. » Quand un individu est à court d’expressions, on vient immédiatement à son secours ; ils appellent leurs supérieurs mon père et ma mère, leurs égaux mes frères, leurs inférieurs mes enfans. La politesse exige que l’on tende les deux mains pour recevoir un don, quelque petit qu’il soit, et si l’objet offert est édible, qu’on le partage avec toutes les personnes présentes. Leur langue poétique et riche indique qu’ils ont été jadis en possession de lumières et d’institutions supérieures à celles dont ils jouissent aujourd’hui ; les métaphores y abondent, les onomatopées y sont frappantes de justesse ; les mots qui s’appliquent à des corps glissans, fluides, mobiles, sont riches en labiales, ceux qui désignent des corps sonores sont riches en dentales. Un des caractères distinctifs du séchouana et aussi des langues de divers peuples de l’Afrique intertropicale est la valeur considérable qu’y acquiert le préfixe : combiné avec les radicaux, il donne le substantif, en multiplie le sens, marque le nombre, relie et harmonise les membres d’une phrase ; mais le mot par excellence de cet idiome est le verbe, qui présente un ensemble de combinaisons vraiment surprenant[1]. Quoique les nègres n’aient aucun culte en commun, le sentiment religieux n’est pas éteint chez eux, comme des voyageurs l’ont avancé et publié ; leur langage a pu fournir tous les termes propres à rendre les idées du théisme chrétien. Le substantif molino signifie l’Être supérieur qui est dans le ciel, et l’idée de l’immortalité se retrouve dans les. mots dont ils se servent pour remplacer le verbe mourir : falla, s’en aller, et oroga, rentrer chez soi. Sous ce rapport malheureusement comme sous d’autres, la race mélanienne a subi un recul, et sa langue est plus riche que sa théologie ; chez elle, le sentiment religieux, déshérité de lumière supérieure et de direction, s’égare dans toutes les folies de la sorcellerie ; il n’est plus qu’une source de malaise et de terreur.

Le gouvernement est simple et absolu ; les complications ne vont pas au génie de la race africaine ; l’idée d’une délégation est au-dessus de sa portée. Il faut que la naissance ou la force, deux faits qui sont à ses yeux d’ordre divin, lui impose l’autorité. Chaque tribu a son chef qui la gouverne directement ou par l’organe d’agens indigènes ? sa volonté n’a d’autres contre-poids que les coutumes du pays. Quand il n’est pas juge dans sa propre cause, il administre la justice avec assez d’impartialité ; sa décision est précédée d’un débat contradictoire où le pauvre parle avec autant de liberté que le riche. Lorsqu’il s’agit d’une affaire où les intérêts généraux de la tribu sont engagés, le chef est obligé de réunir un conseil général appelé pitso (convocation) ; c’est un des conseillers du chef qui expose l’affaire ; il remplie souvent cette tâche avec impartialité et sans faire connaître son opinion ou celle de son maître. La parole est à tous ceux qui la demandent ou plutôt qui la prennent. L’usage garantit une pleine liberté aux orateurs, qui ne se font pas faute de censurer les mesures de leur chef. Celui-ci parle le dernier, se justifie si cela est nécessaires et clôt l’assemblée, dont le caractère est apurement consultatif. Malgré ces allures d’indépendance que les Béchouanas prennent en de certains momens, il est rare que dans les discussions ou conversations ordinaires ils se permettent d’interrompre leurs chefs ; ceux-ci en ont profité, paraît-il, pour prendre l’habitude de parler à tort et à travers, car quand un nègre trouve que son interlocuteur manque de bon sens, il se contente de lui dire : « Vous parlez comme un chef. »

Si nous quittons le territoire occupé par cette grande famille des Béchouanas, et que nous franchissions le Zambèse sous le méridien qui divise l’Afrique australe en deux parties égales, et sous le 17e degré de latitude sud, nous nous trouvons en face d’un pays appelé le Londa, et dont les habitant se nomment Balonda. Au nord, les limites du Londa sont incertaines ; au nord-est, il rejoint ces contrées que baigne le Tanganika et que Speke a décrites dans son voyage aux sources du Nil ; il touche par l’est et l’ouest à des tribus qui subissent l’action plus ou moins directe des colonies portugaises de l’Angola et du Mozambique. Cette fraction de la race nègre occupe donc un trapèze dont les côtés parallèles, s’écartent de 10 à 11 degrés. Elle est moins bien douée que la précédente : traits plus durs, dents mutilées, fosses nasales élargies, lèvres fendues ou trouées, coiffures extravagantes, vêtemens réduits à leur plus simple expression et quelquefois supprimés, mœurs plus cruelles, résultat de l’esclavage et du honteux trafic qu’il engendre, absence de vertus hospitalières, caractère général où les plus tristes reflets de la civilisation coloniale, arabe ou portugaise viennent s’unir aux instincts les moins élevés de la nature humaine. Dans ces sombres régions, le despotisme atteint les limites de la folie, et les aberrations du sentiment religieux prennent des proportions inouïes. Aux deux extrémités est et ouest de ce même trapèze, des pratiques judiciaires qui rappellent l’ordéalie ou jugement de Dieu des anciens Saxons font de nombreuses victimes : quand un individu est accusé de quelque méfait de sorcellerie ou de quelque autre délit tout aussi absurde, il est condamné par le prêtre devin à subir l’épreuve, c’est-à-dire à boire une décoction vénéneuse. Si l’accusé rejette le breuvage, il est déclaré innocent ; s’il le garde, il est coupable et puni de mort ; le plus souvent le breuvage le tue.

Tels sont les caractères principaux des populations qui vivent entre le fleuve Orange et le bassin du Zambèse. Nous connaissons le théâtre d’exploration qui s’ouvrait devant Livingstone ; c’est le voyageur lui-même maintenant qu’il faut suivre.


II

Le docteur Livingstone est le fils de ses œuvres ; il ne doit qu’à une énergie, à une persévérance indomptables les connaissances qu’il a acquises et la position qu’il s’est faite dans le monde savant. Il est né en Écosse, sur les bords de la Clyde, dans un pays de travail opiniâtre qui fait un constant appel à toutes les forces vives de l’homme. Sa famille n’avait d’autre patrimoine qu’un caractère fortement trempé et des mœurs sévères. Un de ses ancêtres était tombé à Culloden ; ses oncles avaient pris du service lors de la grande lutte de l’Angleterre contre le premier empire. Dès l’âge de dix ans, il est appelé à prendre sa part des charges de la famille en travaillant, comme rattacheur, dans une filature de coton près de Glasgow. Il y reste plus de onze ans et passe par tous les grades du métier ; mais telle est la soif d’instruction qui le dévore qu’après un travail manuel de douze heures par jour il trouve encore assez de temps pour étudier le latin et le grec, sans rien négliger de ce qui constitue une éducation libérale. Il prend la pieuse résolution de se consacrer à l’œuvre des missions et choisit la Chine pour champ d’activité ; mais, soucieux de conserver son indépendance, il étudie à Glasgow la médecine en même temps que la théologie, et, muni d’un diplôme de médecin de la faculté de cette ville, il se dispose à partir lorsque la guerre de l’opium éclate. Il se décide alors à se rendre en Afrique sous les auspices de la Société dès missions de Londres, et s’embarque en 1840 pour le cap de Bonne-Espérance. Son premier soin, à peine arrivé à la station qui lui avait été assignée, à sept cents milles dans l’intérieur des terres, est de s’interner dans un village indigène, où il passe six mois, séquestré de toute société d’Européens, à étudier la langue et les mœurs des Béchouanas. Il avait bien les qualités de patience, de volonté et d’observation qui convenaient à son nouveau rôle ; on va voir s’il en avait le courage. Il venait de s’établir dans la charmante vallée de Mabotsa, située sous le 25e degré de latitude sud et le 24e de longitude est, et qu’il avait choisie pour centre de ses excursions, lorsqu’il apprit qu’elle était fréquemment visitée par une troupe de lions. Ils entraient de nuit dans le village, renversaient les palissades des parcs à bestiaux, et faisaient de nombreuses victimes. Livingstone résolut de purger la vallée de ces terribles visiteurs : il savait que, lorsqu’une troupe de lions ravage un canton, il suffit d’en tuer un pour que les autres disparaissent : il alla donc à leur rencontre suivi de tous les hommes valides du pays. On trouva les lions sur un monticule ombragé, que les naturels armés de lances entourèrent d’un cercle qui se resserrait progressivement. Livingstone se tenait en dehors avec son instituteur nègre armé d’un fusil. Il ajusta un des lions, fit feu et le manqua ; la balle alla s’aplatir contre le rocher. L’animal mordit la place, comme le chien la pierre qu’on lui jette, fit un bond, rompit le cercle et se sauva. Le cercle se reforma et environna deux autres lions, qui échappèrent comme le premier sans avoir reçu un seul coup de lance. Le missionnaire s’en retournait, indigné de la poltronnerie des nègres, lorsqu’en contournant le pied de la colline il vit à trente pas un quatrième lion : un buisson le cachait en partie. Il l’ajuste et lui envoie ses deux balles dans le corps. Tous de s’écrier : Il est tué ! il est tué ! Livingstone voyait au travers du buisson l’animal agiter sa queue avec violence ; il cria de ne pas avancer jusqu’à ce qu’il eût rechargé son fusil, et il mettait la balle quand un grand cri des naturels lui fait tourner la tête : le lion s’élançait sur lui. La bête féroce l’atteint au bras d’un bond, tous deux roulent à terre. L’animal furieux secoue sa victime comme un terrier fait d’une souris. Le choc étourdit Livingstone sans lui ôter la conscience de ce qui se passait ; il était comme chloroformisé ; ses fonctions intellectuelles étaient en quelque sorte suspendues, et il contemplait l’animal avec la plus grande impassibilité. Les carnivores exerceraient-ils une action magnétique et stupéfiante sur leur proie ? Le lion avait posé la patte en partie sur la tête du chasseur ; celui-ci se tourna pour la dégager, et vit la bête féroce fixant des regards furieux sur son instituteur nègre qui la couchait en joue ; son fusil à pierre fit long feu. Le lion lâche alors sa proie, saute sur son nouvel agresseur, lui mord la cuisse, fracasse l’épaule d’un des naturels qui accourt avec sa lance, et s’affaisse enfin pour ne plus se relever. Le missionnaire sortit de la lutte le bras cassé et profondément lacéré de onze coups de dents. Ce triomphe, chèrement acheté, ne lui fût pas très utile, car il dût quitter la vallée de Mabotsa, qu’une sécheresse prolongée frappait de stérilité, pour aller s’établir au village de Kolombeg, situé un peu au nord-ouest, près d’une rivière et dans une situation plus propice à l’agriculture.

L’habitation d’un missionnaire au milieu des sauvages porte un cachet particulier : elle participe de la ferme, de l’atelier, de la demeure de l’homme de lettres et de l’ecclésiastique. Privé de toutes les ressources de la vie civilisée et ne pouvant s’approvisionner qu’à de longs intervalles, le missionnaire doit se munir de tout ce qui est nécessaire à l’existence multiple qu’il va mener. La division du travail n’existe pas pour lui : il est obligé d’être tout à la fois maçon, charpentier, menuisier, couvreur. Les naturels n’ont pu fournir à Livingstone dans cette branche de ses travaux qu’un bien faible secours. Il n’est jamais parvenu à leur apprendre comment l’on équarrit une pièce de bois. Leurs demeures et tous les matériaux dont elles sont faites ayant une forme circulaire, le carré dépasse la mesure de leur habileté. Ils ne peuvent ni élever un mur d’aplomb, ni croiser les joints, ni faire les angles d’équerre. Le missionnaire est en outre agriculteur ; il possède le volumineux attirail d’une ferme, chevaux, bœufs, etc., avec les instrumens nécessaires à une exploitation agricole. Il trouve parfois d’utiles auxiliaires dans les indigènes, bien qu’il soit fort difficile de leur faire abandonner leur houe et leur binette pour la charrue et la herse. Sa journée présente l’agrégation la plus bizarre de travaux incohérens. Le matin, il est pédagogue. Il dirige ou inspecte ses classes d’enfans, de jeunes gens et d’adultes des deux sexes. De retour de l’école, il prend le rabot ou la scie, le marteau ou la hache, l’alêne ou le tranchet, et répare une ridelle qui s’est disloquée, un brancard qui s’est cassé, des harnais qui ne tiennent plus. Il passe ensuite dans son jardin, et sème, plante, greffe, écussonne, taille. Il faut cependant qu’il prépare ses instructions dominicales, qu’il ajoute quelques lignes à son journal, qu’il enregistre ses observations, — enfin qu’il lise et relise les ouvrages qui composent sa petite bibliothèque pour ne pas oublier sa langue et ses connaissances antérieures. Les nègres se chargent en outre d’intercaler entre ces travaux leurs fréquentes visites, et adressent à leur instituteur religieux d’interminables questions. S’il est marié, ce qui est presque toujours le cas parmi les missionnaires protestans, sa femme a une existence aussi riche de devoirs et de dévouement que la sienne. Outre les travaux du ménage, où sa nature inventive doit se donner pleine carrière, elle surveille l’école enfantine, dirige celle des jeunes filles, catéchise les négresses et devient l’institutrice de ses propres enfans.

Livingstone resta six ans à Kolombeg, mais ce caractère fortement trempé, cette organisation supérieure devaient trouver ce champ d’activité trop étroit. Avide de nouvelles connaissances et profond observateur, il lui fallait un horizon plus étendu et la liberté d’action du voyageur. Ses travaux cependant n’avaient point été stériles : il était parvenu à fonder de belles écoles, il avait même gagné aux idées chrétiennes plusieurs familles et surtout Séchélé, le chef de la tribu. Cet homme, doué d’une intelligence remarquable, mais ignorant des droits de la conscience, était fort mécontent de n’être pas suivi par toute sa tribu. Il dit un jour au docteur : « Vous imaginez-vous que vous réussirez par le simple ministère de la parole à convertir mes sujets, alors que je n’en peux rien obtenir que par la menace ? Avec votre consentement, j’appellerai mes officiers, et, muni de nerfs de rhinocéros, nous les ferons tous croire en un jour. » Le missionnaire prit texte de cette singulière proposition pour faire comprendre à son néophyte que l’Évangile demandait une adhésion volontaire, et qu’une religion imposée est sans action morale sur le cœur.

Une sécheresse bien plus terrible que la précédente vint répandre la désolation dans le pays ; elle était telle que des aiguilles laissées à terre pendant plusieurs mois ne se rouillèrent pas. Le thermomètre, placé à 8 centimètres de profondeur dans le sol, marquait 57 degrés centigrades. Les sources étaient taries et les rivières à sec. Le pays avait l’aspect d’un âtre immense. L’agriculture était impossible et la chasse stérile. Les naturels, pour calmer les ennuis de leur oisiveté involontaire, s’entretenaient souvent des contrées richement arrosées qui s’étendaient au nord et du lac Ngami, qui en faisait l’ornement. Ils ne tarissaient pas sur l’abondance de toutes choses dont on y jouissait et sur les richesses inouïes qu’elles renfermaient : l’ivoire y était aussi commun que les pierres, et les parcs des bestiaux étaient palissadés avec des dents d’éléphans. Ces conversations, où la fantaisie nègre prenait ses ébats, firent comprendre au docteur que ces régions inconnues, classées par les géographes dans la catégorie des déserts arides, ne le cédaient à aucune autre en richesses. Il n’en fallut pas davantage pour lui inspirer le désir de les explorer. Deux circonstances, l’une très opportune et l’autre fort triste, hâtèrent la mise à exécution de ses projets : la première fut l’invitation qu’il reçut du chef supérieur de ces contrées privilégiées de se rendre auprès de lui ; la seconde fut la destruction complète de Kolombeg par les boers, qui étaient alors en guerre avec Séchélé ; ses écoles furent dispersées et sa maison abattue ; cet événement rompait les attaches qui retenaient Livingstone à son poste. C’est à partir de ce moment que le missionnaire devint un explorateur.

Les voyages de Livingstone dans l’Afrique australe présentent trois phases bien caractérisées. Dans la première, accompagné de mistress Livingstone elle-même, il monte droit vers le nord et arrive jusque à Linyanti, capitale des Makololos, située sous le 21° 30’ de longitude est et le 18° 17’ de latitude sud. — Dans la seconde, revenu d’abord et seul cette fois à Linyanti, il traverse l’Afrique dans sa largeur, de la capitale des Makololos à l’Atlantique et de l’Atlantique aux rives du Mozambique. — Dans la troisième enfin, déjà célèbre, il revient avec le titre de consul, qu’il a reçu dans sa patrie, et explore le bassin du Zambèse inférieur et de son affluent le Shiré, sur un bateau à vapeur de la marine britannique.


III

C’est le 1er juin 1849 que Livingstone se mit en route à la tête d’une petite caravane composée de vingt indigènes, autant de chevaux, plusieurs wagons et quatre-vingts bœufs. Un officier du Cap, M. Oswell, chasseur déterminé, s’était joint à lui ; la femme de Livingstone et sa famille l’accompagnaient. Il fallait certes une épouse courageuse pour tenter une pareille aventure, et une telle résolution n’était possible que grâce au voyage en wagon, mode de transport en usage dans le sud de l’Afrique et qui mérite d’être connu. Ces maisons roulantes, d’une construction assez solide pour résister aux chocs les plus violens, sont assez hautes, pour pouvoir traverser sans danger des cours d’eau d’un certain volume, assez larges pour être solides sur leur base lorsqu’elles longent les flancs d’une colline, et assez grandes pour renfermer lit, table, chaises, ustensiles de cuisine, linge, outils et provisions de plusieurs mois. Derrière ces solides parois, l’on peut entendre sans craint les rugissemens du lion, les hurlemens de l’hyène ou du loup, les grognemens du rhinocéros et l’aboiement du chacal ; les éléphans eux-mêmes s’en tiennent à distance. Ces machines énormes sont traînées par cinq ou six paires de bœufs au moins ; la longueur de cet attelage interdit les détours rapides. La lenteur de la marche est désespérante : à chaque instant, il faut s’arrêter pour abattre ou élaguer des arbres, combler des cavités, abaisser des tertres, sonder des marais, chercher les endroits guéables des rivières. Aux étapes du soir, on dételle les bœufs, qui paissent en liberté autour du wagon et sous la protection d’un feu ; mais l’herbe est rare, l’eau manque, le feu s’éteint, les gardiens s’endorment, les bêtes féroces, arrivent et font une brèche à l’attelage ou le dispersent. Le lendemain, il faut courir de tous côtés pour le réunir, et souvent la matinée se passe sans qu’on ait pu se remettre en route. Malgré ces inconvéniens, Livingstone déclare que cette manière de voyager est la meilleure. L’explorateur peut faire quelques circuits autour de son domicile ambulant, s’en éloigner à une assez grande distance avec la certitude qu’il en retrouvera toujours la trace. Il a tout le temps nécessaire pour bien étudier le pays ; le fusil en bandoulière, la boîte du botaniste suspendue au côté, le sécateur et le canif dans la poche, un marteau à la main, il peut attaquer la nature dans ses trois règnes et en rapporter de précieux échantillons. De retour sous son toit, il classe ses richesses, rédige ses notes, enregistre les événemens de la journée et suppute la distance qu’il a parcourue à l’aide d’un appareil fixé à l’une des roues de son wagon.

Pour arriver au lac Ngami, il fallait traverser la partie nord-est du désert de Kalihari : l’aspect du pays ne justifie nullement le nom qu’il porte ; l’herbe y pousse avec vigueur, ainsi que plusieurs variétés de plantes rampantes. Plusieurs tuberculeuses fournissent une nourriture saine et rafraîchissante, entre autres le leroshia à feuilles linéaires, et dont la tige n’est pas plus grosse qu’un tuyau de plume. Le leroshia produit, à un pied ou dix-huit pouces de profondeur, un bulbe de la grosseur de la tête d’un enfant, formé d’un tissu cellulaire dont le goût rappelle celui du jeune navet. Le mokuri pousse dans les terrains les plus exposés aux rayons brûlans du soleil, il forme sous terre, à des profondeurs, à des distances inégalés, des tubercules aussi gros que la tête d’un homme ; les naturels du pays le découvrent d’après le son que rend le sol frappé avec une pierre. Dans la saison pluvieuse, ce même désert se couvre de melons que tous les animaux, depuis l’éléphant jusqu’à la souris, viennent disputer à l’homme, à qui, on le conçoit, ils font une formidable concurrence.

Les voyageurs se dirigèrent d’abord en droite ligne vers le nord en suivant le lit d’une ancienne rivière. Aucun mouvement de terrain ne venait rompre la monotonie du paysage. Le sol était composé d’un sable blanc siliceux, fort doux au toucher, sur lequel un soleil sans nuages projetait une lueur éblouissante. Les massifs d’arbres et d’arbustes dont le pays est parsemé étaient si régulièrement espacés et formaient un dessin tellement uniforme que souvent le guide de la caravane ne retrouvait plus le chemin qui conduisait à une source ou à un réservoir d’eau. Dans leur incertitude, les explorateurs mettaient à profit le caractère de la faune du district qu’ils traversaient. Étaient-ils entourés de ces petits mammifères armés de griffes pointues qui creusent la terre et se nourrissent de racines aqueuses, ils en tiraient le désagréable augure que le pays n’était pas arrosé. Rencontraient-ils isolés ou par bandes le rhinocéros, le buffle ou le gnou, ils prenaient courage, l’eau ne pouvait être qu’à une distance de huit ou dix kilomètres. La rencontre de l’élan et de l’autruche les laissait indifférens ; ces animaux peuvent en effet supporter sans peine une sécheresse prolongée.

Un mois après leur départ, ils aperçurent une vaste plaine blanche qu’une ceinture de bauhinia cachait en partie à leurs regards et sur laquelle le soleil couchant étendait une légère vapeur d’un bleu d’azur. L’illusion était complète, et M. Oswell poussa un joyeux hourra, croyant avoir devant lui le fameux lac, principal objet de son voyage ; sa joie fut de courte durée, ce qu’il prenait pour une nappe d’eau n’était qu’une vaste couche de sel recouverte d’une efflorescence de chaux. Peu de temps après, sur les bords d’une belle rivière qu’on leur dit être le Zouga et qui vient du lac Ngami, ils voient pour la première fois l’immense baobab, puis le moshoma, dans le tronc duquel les nègres taillent de grands canots, le motsonia, qui ressemble à l’oranger pour le feuillage, au cyprès pour la forme, et produit une excellente prune rose d’un goût acidulé. Des bandes de poissons, parmi lesquels le mulet domine, descendent la rivière à l’époque de la crue des eaux ; un de ces poissons, le mosula (glanis siluris), atteint de telles dimensions que lorsqu’un naturel en porte un sur ses épaules, la queue traîne à terre ; il est herbivore et se rapproche de l’anguille par ses mœurs. Une des principales tribus riveraines du Zouga, les Bayaye, sont ichthyophages, et comme tels sont en abomination aux Béchouanas du sud. Ils se servent pour pêcher de filets qu’ils confectionnent avec la fibre légère, mais forte de l’hibiscus. Les cordes flottantes sont faites avec des algues auxquelles ils fixent, au lieu de liège, des fragmens d’une plante marine renfermant à chaque nœud une cellule pleine d’air. Rien de plus paisible que ces naturels : ils ne portent aucune arme et sont par principe ennemis de la guerre. Ce sont les quakers de la race nègre.

Les voyageurs mirent vingt jours à remonter le Zouga en longeant la rive gauche, traversèrent un de ses affluens, le Tamunacle, et arrivèrent, deux mois après leur départ, à l’extrémité nord-est du lac Ngami, lequel est situé sous le 20° 30’ de latitude sud et le 20° 40’ de longitude est. Ce lac s’étend du nord-est au sud-ouest, et présente une circonférence d’environ 120 kilomètres ; il est peu profond, et d’un abord difficile à cause de la ceinture de marécages dont il est entouré. Au moment des grandes crues, l’eau est fraîche et d’un goût agréable, mais en été elle devient saumâtre. Le Ngami est à deux mille cinq cents pieds au-dessus du niveau de la mer ; le pays qui lui sert d’assiette est légèrement incliné à l’est. Le désert de Kalihari l’environne de trois côtés. La contrée qui s’étend directement au nord est richement arrosée par un large tributaire du lac, l’Ambarrah, et par de volumineux affluens du Zambèse, qui sont eux-mêmes autant d’artères d’un système de rivières de toutes dimensions. Pour atteindre Linyanti, demeure de Sébitouané, chef des Makololos, le docteur Livingstone n’avait donc plus à craindre le manque d’eau, et il savait en outre que tous les chefs de districts avaient reçu l’ordre de l’assister dans son voyage. Le plus redoutable adversaire qu’il devait rencontrer était une mouche que les indigènes appellent tsétsé (glossima morsitans) ; elle est un peu plus grosse que notre mouche ordinaire et ressemble pour la nuance à l’abeille ; sa piqûre est mortelle pour les bœufs, les chevaux et les chiens, inoffensive pour le veau, le mulet, l’âne, la chèvre, et les animaux sauvages le zèbre, le buffle et l’antilope. L’homme n’en éprouve qu’une démangeaison très supportable. Malgré les précautions prises contre ce danger bien connu, les voyageurs n’en perdirent pas moins quarante-trois bœufs des plus forts.

Après avoir fait de nombreux zigzags et traversé plusieurs ravins pour fuir les tsétsé, Livingstone et ses compagnons arrivèrent sur les bords du Chobé, cours d’eau de première grandeur qui prend sa source à cinq ou six cents kilomètres au nord-ouest et va se perdre dans le Zambèse. Ils le remontèrent pendant une journée et atteignirent Linyanti, ville de sept à huit mille âmes, située sous le 18° 17’ de latitude sud et le 21° 30’ de longitude est, et capitale de l’empire de Sebitouané. Ce chef était alors à Naliele, à près de cent lieues plus au nord. Dès qu’il eut appris l’arrivée du blanc, il se hâta de revenir sur ses pas. Livingstone alla à sa rencontre, et le trouva dans une île du Chobé, entouré de ses principaux officiers, auxquels il donnait une leçon de musique vocale. La mélodie ne blessait pas trop les oreilles. Sebitouané reçut l’Européen avec une grande affabilité, l’assura de sa protection, et l’autorisa à se fixer dans le lieu qui lui paraîtrait le plus agréable. Ce chef appartenait à la famille des Béchouanas et se trouvait alors à 1,500 kilomètres du lieu de sa naissance. Expulsé de son pays par les vicissitudes de la guerre, il était parvenu, à force de persévérance, d’énergie et d’habileté, à fonder une sorte d’empire sur les deux rives du Zambèse. Il mourut d’une fluxion de poitrine peu après son entrevue avec Livingstone, laissant ses états à sa fille Mamokisané. Celle-ci s’empressa de renouveler l’autorisation que son père avait accordée au missionnaire anglais. Il en profita pour s’avancer dans la direction du nord-est, et le 30 juin 1851 il arrivait à Séchéké, ville située sur le bord du Zambèse, sous le 17° 31’ de latitude sud et le 22° 53’ de longitude est. Livingstone corrigeait par cette découverte les cartes portugaises, qui plaçaient plus à l’est les sources de ce fleuve.

Convaincu cependant de l’impossibilité de continuer son voyage d’exploration avec sa famille, Livingstone prend le parti de revenir au Cap, où il l’embarque pour l’Europe. Il passe deux mois dans cette ville moins pour se reposer que pour perfectionner les connaissances astronomiques qui devaient faciliter ses observations. Il était dès lors bien décidé à pousser ses investigations jusqu’au bout dans ces vastes espaces qui l’attiraient invinciblement.

Il se remit en route le 1er juin 1852. En traversant la colonie, il constata, par les noms que portent encore un grand nombre de districts et de localités, qu’elle renfermait une faune des plus riches que les armes à feu ont détruite ou ont fait fuir vers le nord. Les émigrations suivent une marche régulière : les animaux les plus intelligens, à la tête desquels se place l’éléphant, partent les premiers ; les plus stupides ou les plus paresseux, tels que le gnou et l’autruche, s’éloignent les derniers. Bien que le voyageur relève avec complaisance le courage et l’habileté des chasseurs anglais, il déplore néanmoins l’immense destruction qui se fait de ces animaux, l’ornement de ces contrées, et dont plusieurs sont inoffensifs. On tue pour le plaisir de tuer ; ce n’est pas un aliment que l’on cherche, ni la légitime satisfaction d’augmenter les collections scientifiques et d’enrichir un musée : l’animal tout entier est le plus souvent abandonné aux hyènes et aux vautours. Le plus beau quadrupède n’est guère qu’une cible contre laquelle on tire par manière d’exercice et pour dire à ses amis combien de fois on a touché le but[2].

Livingstone traverse ensuite de nouveau le désert de Kalihari, en laissant à l’ouest le Ngami. Il marche en explorateur naturaliste, à pas comptés, et fait de nombreux zigzags pour bien étudier le pays. On lui doit des observations intéressantes et neuves sur les diverses espèces de fourmis qu’on trouve en si grande abondance dans cette partie de l’Afrique australe. Les fourmis se chargent, par les nids qu’elles élèvent dans ces vastes plaines et dont quelques-uns ont jusqu’à trente pieds de haut, d’accidenter le terrain et même de le boiser, car la terre qui recouvre ces nids, ameublie et broyée par le travail formical, est d’une fertilité exceptionnelle. Livingstone a constaté que les fourmis se dévorent entre elles : c’est pour les manger et non pour les réduire en esclavage que certaines fourmis grisâtres font une guerre acharnée aux fourmis blanches ; les nègres du reste sont également friands de ces dernières, ils les font rôtir et les considèrent comme une véritable friandise. Ce n’est pas seulement dans la société des fourmis que le missionnaire s’est souvent trouvé, c’est aussi dans celle des lions. Il a pu en étudier les mœurs tout à son aise, et cette étude leur a été peu favorable. Il les dépouille de cette auréole de noblesse et de majesté que l’on s’est plu à leur donner. Le lion, comme tous les carnivores, craint l’homme ; quand il le rencontre, il s’arrête une seconde ou deux en fixant sur lui ses regards, puis fait tranquillement un demi-tour, marche pendant une minute en tournant la tête pour s’assurer qu’il n’est pas suivi, se met alors à trotter et s’enfuit bientôt à toutes jambes : on a même vu des lionnes dévorer leurs petits pour ne pas s’exposer à la poursuite des chasseurs. Ce n’est qu’à de certains momens de l’année, ou lorsque la vieillesse ne lui permet plus de poursuivre sa proie, que le lion est dangereux. Il n’attaque jamais un animal en face ; il se tient en embuscade, et d’un seul bond lui saute sur la croupe. En fait de noblesse, il est bien au-dessous du chien de Terre-Neuve. Il a du reste toutes les allures d’un chien de grande taille, avec un nez proéminent. Son rugissement même, que les écrivains disent si effrayant, ressemble tellement à celui de l’autruche, qu’il faut l’ouïe exercée du sauvage pour saisir la différence.

Le désert de Kalihari abonde en rodentia de la plus petite espèce, qui servent de nourriture à une multitude de serpens, dont la longueur varie de cinq à vingt pieds. Les gros reptiles sont heureusement innocens et même comestibles. Quand les naturels parviennent à en tuer un, ils le partagent entre eux, et chacun emporte sur son épaule un bout de serpent, comme il ferait d’une bûche. Les autres au contraire sont des plus venimeux. Le pikakholou est si abondamment pourvu de venin que lorsqu’un certain nombre de chiens l’attaquent, le premier mordu meurt instantanément, le second cinq minutes après, le troisième au bout d’une heure, et le quatrième avant la fin de la journée.

Après avoir mis trois mois à traverser le pays de Kalihari, Livingstone arriva sur les bords du Sanschurch, un des bras du Chobé, sous le 18° 4’ de latitude sud et le 21° 46’ de longitude est. Il ne se trouvait donc pas fort éloigné de Linyanti, mais il en ignorait le chemin et n’apercevait dans les environs aucune trace d’habitations. Parmi les souvenirs de ses courses autour de cette rivière déserte et au milieu de cette plaine inondée où les roseaux forment de toutes parts des palissades impénétrables, on remarque l’attachant récit d’une nuit que Livingstone passa dans une hutte abandonnée, après avoir quitté ses équipages depuis plusieurs jours, et en compagnie d’un seul nègre. On retrouve dans ces détails toute l’imposante grandeur de ces solitudes étranges. Vers le soir, son nègre et lui arrivèrent, portés sur un frêle esquif, à un monticule de construction formicale, et dont une hutte inhabitée couronnait le sommet. Ils n’eurent d’abord qu’une pensée, l’abattre pour faire du feu ; ils savaient que ces demeures inoccupées abritent des habitans d’une fâcheuse espèce ; mais des myriades de moustiques les menaçaient de leurs piqûres insupportables, et une brume pénétrante commençait à se faire sentir. Ils renoncèrent donc à leur projet et se glissèrent sous ce toit pour y passer la nuit. Des rumeurs sourdes, caverneuses, sortaient de la couche épaisse des roseaux qui couvraient la campagne. Des serpens d’eau énormes, des loutres, des oiseaux inconnus, remplissaient ces épais fourrés de mille bruits mystérieux. Parfois Livingstone et son compagnon entendaient des cris qui se rapprochaient de la voix humaine, accompagnés de clapotemens, de glouglous, de rejaillissemens de toute sorte ; parfois il leur semblait qu’un canot monté par plusieurs rameurs s’approchait. Ils se levaient, écoutaient, hélaient, tiraient quelques coups de fusil, dont le bruit se prolongeait pendant près d’une heure avant de s’évanouir. Arrivés enfin au terme de cette émouvante nuit sans sommeil, ils sortirent sains et saufs de leur abri suspect, et avisant un nid de fourmis d’une hauteur prodigieuse, Livingstone y monta pour s’orienter. Il vit que le Chobé faisait, à une grande distance, une pointe dans les terres, et rama de ce côté, recommandant à son nègre de se tenir solidement cramponné au bateau. Le conseil était bon, car au même instant un hippopotame, apparaissant et plongeant tout près d’eux, lança la chétive embarcation bien loin derrière lui. Ils ramèrent depuis midi jusqu’au soleil couchant, toujours enfermés entre deux murailles de hautes graminées, et aperçurent le soir seulement un village de Makololos dans une des îles du fleuve. Les naturels crurent d’abord voir un fantôme, mais ils reconnurent bientôt Livingstone et se dirent entre eux : « Est-ce des nues qu’il est tombé ? est-il venu à califourchon sur un hippopotame, ou en volant comme un oiseau ? » Ces bonnes gens allèrent lui chercher ses attelages et lui servirent de guides jusqu’à Linyanti. Sékélétou, le chef des Makololos, jeune homme de dix-huit ans, en faveur duquel Mamokisané avait abdiqué, reçut Livingstone avec des marques non équivoques de la plus vive satisfaction. Il lui présenta comme vin d’honneur plusieurs mesures de bière, et un héraut ou chambellan lui débita une harangue pour lui souhaiter officiellement la bienvenue.


IV

La fatigue de ce voyage qui avait duré plus d’une année, n’arrêta pas Livingstone, décidé à poursuivre l’exécution du plan qu’il avait conçu. Il ne s’agissait de rien moins que de mettre le centre de l’Afrique australe, où il se trouvait, en communication avec l’Atlantique à l’ouest et l’Océan indien à l’est, et d’ouvrir ces contrées inconnues au zèle et à l’activité de tous les pionniers de la civilisation chrétienne ; mais pour réaliser ce projet il avait besoin du concours de Sékélétou, dont la domination s’étendait sur une section considérable du bassin du Zambèse. Il n’eut pas de peine à l’intéresser à son entreprise. Ce jeune homme bienveillant et bien doué comprit l’avantage que son pays pourrait retirer de l’exécution de ce plan. Ce n’était qu’à des prix purement nominaux que les Makololos pouvaient écouler leur ivoire, tandis qu’ils étaient obligés de faire des sacrifices considérables pour se procurer des cotonnades ou autres produits européens. Ils prévoyaient même que ces sacrifices allaient devenir plus considérables encore, car des marchands arabes avaient naguère pénétré dans le pays et cherchaient à y introduire l’odieux commerce des esclaves. Or les Makololos espéraient échapper à ce hideux trafic en formant des relations directes avec la côte. Ils approuvèrent donc le projet du docteur, et dans un pitso convoqué et présidé par Sékélétou il fut décidé à l’unanimité moins une voix, qui était celle d’un devin ou prêtre, que vingt-sept d’entre les Makololos l’accompagneraient jusqu’au terme de son voyage. Ses préparatifs furent bientôt achevés. Livingstone savait qu’un bagage par trop considérable embarrasse la marche et excite la cupidité des naturels. Il avait quelques livres de thé et de sucre, une dizaine de kilos de café, quatre boîtes de fer-blanc de quinze pouces carrés renfermant son linge, sa petite pharmacie, sa bibliothèque, composée de l’almanach nautique, des tables des logarithmes et d’une Bible, et une petite pacotille de verroterie, plus un sextant, un horizon artificiel, un thermomètre, deux boussoles et un chronomètre. Sa poudre était distribuée, de peur d’accident, dans toutes les parties de son bagage, et ses armes se composaient de cinq fusils, dont un à deux coups. Quant à la route qu’il devait prendre pour atteindre la côte occidentale, elle lui était tracée à l’avance. Les contrées voisines de Linyanti étaient envahies par le tsétsé, à l’exception de la vallée de Barotsé. Or, comme ses compagnons de voyage devaient emmener avec eux un troupeau de bœufs dans la prévision que la grande chasse leur ferait souvent défaut, il fallait, coûte que coûte, éviter les régions infestées par le redoutable insecte. La vallée de Barotsé s’étendait au nord-ouest et pointait vers Saint-Paul-de-Loanda. Le voyageur, muni d’une carte portugaise, prit donc cette ville pour objectif de ses explorations.

Les premières pluies qui vinrent rafraîchir l’atmosphère furent l’annonce du départ. Livingstone laissa ses wagons à la garde des Makololos et s’embarqua le 11 novembre 1853 sur le Chobé, qui coule au nord-est. Ce fleuve a plus de cent mètres de largeur et traverse un dyke ou filon d’amygdaloïde[3] dont les cristaux, dissous par l’eau, qui laisse sur les flancs du rocher des marques de son action érosive, donnent au Chobé en aval de ce point une teinte vert clair très différente de la teinte d’amont, qui est foncée. Livingstone a remarqué que les eaux chargées de matières minérales ont la vertu de disperser en partie les nuages de moustiques qui suivent habituellement les cours d’eau. Il mit quarante-deux heures à franchir les 340 kilomètres qui séparent Linyanti du Zambèse. La jonction de ce fleuve avec son tributaire a lieu sous le 17° 12’ de latitude sud et le 23° 5’ de longitude est. A l’angle occidental se trouve une île appelée Mparia, qui est formée de trapp (roche d’origine éruptive) d’une époque plus récente que la couche épaisse de tuf dans laquelle le Chobé a creusé son lit.

Le Zambèse, dont le nom signifie le « fleuve par excellence, » est tellement large au point de jonction que la vue n’en peut atteindre la rive opposée ; mais à quelques lieues plus bas il rentre dans des limites plus étroites. A mesure que les explorateurs avançaient vers le nord, la nature se parait d’une végétation plus vigoureuse. Le pays était boisé ; des arbres de différentes essences s’espaçaient dans la prairie, et y projetaient une ombre délicieuse ; ils formaient à une douzaine de kilomètres du fleuve une lisière qui marquait sans doute les limites de l’inondation annuelle. Le buffle, le zèbre, l’élan et plusieurs variétés d’antilopes paissaient par troupeaux dans ces plaines immenses. Une multitude d’oiseaux inconnus faisaient entendre leurs chants variés, interrompus d’une manière désagréable par le cri aigu du perroquet vert à épaules jaunes. Livingstone aperçut la tourterelle, que le bruit des flots ne faisait pas sortir de sa rêveuse tranquillité, et le faucon pêcheur, qui poussait sa note flûtée, vrai glouton parmi la gent ailée. Le docteur en ramassa un qui était sans mouvement parce qu’il avait avalé un poisson trop gros pour la capacité de son estomac. Il remarqua aussi plusieurs variétés de pluviers, entre autres celui qui passe pour être le dentiste du crocodile, lui nettoyant la mâchoire des insectes qui s’y logent, — le palmipède plotus, qui attend sur une branche dénudée que le soleil ait quitté l’horizon pour retirer du fond de l’eau le serpent dont il est friand, — des francolins et des pintades qui cherchaient leur pitance le long des rives du fleuve. La population aurait pu décupler et se trouver encore à l’aise dans les contrées sans limites que traversait Livingstone. Déjà cependant un bon nombre de villes et de villages étaient éparpillés dans la vallée. Les voyageurs franchirent de nombreux rapides, et durent s’arrêter à la chute du Gonye, qui atteint, dans la saison pluvieuse, jusqu’à soixante pieds de hauteur. Elle est située sous le 16° 38’ de latitude sud et le 21° 15’ de longitude est. Les rameurs portèrent joyeusement les canots sur leurs épaules et les remirent à flot au-dessus de la cataracte, tandis que le reste de la petite caravane suivait lentement les rives du fleuve avec le troupeau de bœufs qui lui était confié. Le 17 décembre, ils arrivèrent à Libonta, dernière ville des états soumis à la domination des Makololos. Jusqu’à ce jour, Livingstone et sa suite avaient vécu dans l’abondance ; rien de plus obligeant et de plus poli que la manière dont les indigènes lui apportaient leurs tributs. Quand on lui amenait un bœuf, on ajoutait toujours : « Voici un petit morceau de pain pour vous. » Ils lui fournirent aussi avec une riche libéralité des légumes et des fruits. Parmi ces derniers se trouvait une grande variété de noix vomiques, elles avaient la grosseur et la couleur d’une orange ordinaire : la pulpe en est juteuse et d’un goût légèrement aigrelet ; les pépins sont très durs, d’une saveur acre, et renferment une substance toxique des plus activés. C’est de ces pépins et de l’écorce que l’on extrait la strychnine. On lui apportait aussi le mobola, qui a le goût de la fraise et la forme de la datte ; mais le meilleur de tous ces fruits était le mamosho (mère du matin), gros comme une noix, et dont la chair juteuse et acidulée se rapproche par son goût de celle de l’anacardier.

Livingstone allait se trouver de nouveau en face de l’inconnu. Aucun pouvoir ne le mettait à l’abri des intentions malveillantes des chefs. Il n’avait pour sauvegarde que la franchise qu’il apportait toujours dans ses relations avec les naturels, et qui en Afrique comme en Europe constitue la meilleure des politiques. Le Londa, ce singulier pays où il entrait, est une agglomération de tribus sous la domination d’un chef suprême qui porte le nom générique de matiamwo. La résidence de ce chef était à 200 lieues au nord. Le missionnaire ne crut pas devoir aller chercher si loin une protection incertaine ; il continua hardiment son voyage sans permis officiel. Il franchit donc la frontière londienne, et arriva au confluent du Liba et du Zambèse sous le 14° 11′ de latitude sud et le 21° 16′ de longitude est. Ce dernier fleuve fait à cet endroit un coude vers l’est. Livingstone dut le quitter pour prendre l’affluent qui, venant du nord-ouest, lui indiquait sa route. Il le remonta quelque temps, mais se trouva bientôt arrêté par un chef féminin du nom de Manenko. C’était une femme fortement taillée, jeune encore et qui n’avait pour tout vêtement qu’une forte couche de graisse mêlée d’ocre. Elle lui déclara que, s’il n’allait pas solliciter l’autorisation de son oncle Shinté, il serait indubitablement mis à mort par les riverains du Liba. Livingstone n’eût pas tenu grand compte d’une menace qu’on lui avait déjà faite bien des fois ; mais ses Makololos, plus prudens, refusèrent de le suivre, et il allait partir seul quand la grande Manenko l’arrêta, et, lui mettant la main sur l’épaule, lui dit du ton le plus maternel : « Allons, mon petit homme, faites comme les autres. » Livingstone partit donc avec sa suite pour la ville qu’habitait Shinté. Celui-ci lui fit une réception magnifique où il n’y eut pas moins de neuf discours prononcés, et après une dizaine de jours le docteur reprit au milieu de pluies torrentielles son pénible voyage par terre. Ce fut un des momens les plus difficiles de son expédition. Le pays était inondé, à chaque instant il se trouvait arrêté par une rivière qu’il devait traverser le plus souvent à pied ayant de l’eau jusqu’au cou. Il était obligé de tenir son chronomètre sous l’aisselle pour le préserver de l’humidité. La fièvre intermittente qu’il avait gagnée en entrant dans le bassin du Zambèse ne le quittait plus. Il montait un bœuf, mode de locomotion qui présentait des inconvéniens de plus d’un genre. Dans les bois, il était renversé par les branches dont le bœuf se préoccupait peu ; dans les lieux habités, il était désarçonné par les bonds trop brusques de sa monture, à laquelle un chien causait de folles terreurs. Le chef de la ville de Catema, qu’il traversa bientôt, avait la plus haute idée de son importance. « Je suis le grand moena (seigneur) de Catema, lui dit-il dans son audience de réception, l’égal du matiamwo. Aucun autre que lui ne m’est semblable. J’ai toujours vécu ici comme l’ont fait mes ancêtres, et cette maison a été celle de mon père. Vous n’avez point trouvé d’ossemens humains près du lieu où vous êtes campé, car je n’ai jamais fait mourir de voyageurs. Ils se placent tous sous ma protection. Je suis le grand moena de Catema dont vous avez entendu parler. » L’éloquence du moena ne l’empêchait pas d’être un bon enfant. Il fournit au voyageur des vivres et des guides à la caravane. A 10 kilomètres de cette ville, Livingstone découvrit un petit lac que les indigènes appellent Dilolo. Il a une douzaine de kilomètres de long sur 4 ou 5 de large, et se trouve sous le 11° 40’ de latitude sud et le 20° 7’ de longitude est. Le principal tributaire du Liba, le Lotombowa, en sort à la pointe sud. A l’extrémité opposée, on rencontre un autre cours d’eau qui porte le même nom. Livingstone en avait conclu que c’était la même rivière qui entrait dans le lac au nord pour en sortir au midi, mais les naturels lui affirmèrent qu’elle coulait dans le sens opposé et suivait la direction septentrionale. — Il comprit alors que le lac Dilolo et les plaines inondées dont il fait partie sont les points culminans entre les deux bassins du Zambèse et du Congo, et forment un réservoir qui divise ses eaux entre l’Océan-Atlantique et l’Océan indien. En effet, à peine eut-il franchi l’horizon de ce lac qu’il se trouva dans un pays fortement accidenté et d’un aspect tout nouveau. Les rivières coulaient au nord et se trouvaient encaissées dans de charmantes vallées. Le troisième jour de son entrée dans cette zone, il est arrêté par un courant de trois à quatre cents pieds de large. Les naturels qui lui prêtent leurs canots pour le passer lui disent qu’il pourrait y naviguer pendant des mois sans en voir la fin. C’était le Casaï, l’affluent le plus considérable du Congo. Le point où il le traversa se trouve sous le 11° 18’ de latitude sud. Si la nature était plus mouvementée et d’un aspect plus riant que dans le bassin supérieur du Zambèse, les habitans, bien qu’appartenant encore à la même famille, n’étaient plus si généreux, ni si hospitaliers. Il comprit qu’il approchait d’une contrée sur laquelle les remous de la vie civilisée venaient trop souvent déposer leur écume. Les tristes spécimens qu’elle envoie aux sauvages développent chez ceux-ci les plus mauvais côtés de la nature humaine ; le commerce des esclaves notamment avilit et dénature tout ce qu’il touche. Les difficultés de l’exploration augmentent dans la proportion des progrès que Livingstone fait vers l’ouest ; on ne veut plus lui fournir des vivres sans en exiger dix fois la valeur, on lui demande même ce qu’il ne veut ni ne peut donner, un bœuf, un fusil, de la poudre, un de ses hommes que l’on prenait pour ses esclaves. Il dut se dépouiller de tout ce qu’il avait, à l’exception de son chronomètre et de ses instrumens astronomiques. La chasse était nulle, la fièvre ne lui aurait d’ailleurs pas permis de s’y livrer, elle avait amené chez lui une prostration générale accompagnée de vertiges continuels. Les Makololos, d’un naturel si gai, avaient perdu leur entrain et regrettaient amèrement leur pays. Victimes comme leur chef de la rapacité des indigènes, ils avaient dû faire le sacrifice de tout ce qu’ils possédaient. Aussi avec quelle indignation ils parlaient de leur avidité et de leur paresse ! Les Bashingés négligeaient un sol des plus fertiles et placé dans des conditions climatériques hors ligne. Deux saisons pluvieuses, qu’amenait le passage du soleil du nord au sud et du sud au nord, leur procuraient deux récoltes ; les parties cultivées donnaient de magnifiques produits en coton, millet, tabac, maïs, manioc et autres plantes légumineuses. Le pays était fort peuplé ; les villages fourmillaient d’enfans qui grimpaient avec une agilité de singe sur les arbres pour voir passer les voyageurs. Ceux-ci étaient obligés d’entourer leur petit camp de défenses pour qu’il ne fût pas envahi par les femmes, qui venaient, avec de grandes pipes à la bouche, commettre mille indiscrétions. Les hommes se contentaient pendant des heures entières de regarder l’étranger, tout en jetant dans les airs de grosses bouffées de tabac.

Arrivé sous le 10e degré de latitude sud et le 17e de longitude est, Livingstone se trouva tout à coup en présence d’une vallée qui surpassait en étendue et en beauté toutes celles qu’il avait vues. À l’endroit où elle s’ouvrait devant lui, elle avait plus de trente lieues de largeur, mais elle allait en se rétrécissant au sud ; dans le centre coulait un cours d’eau de première grandeur, faisant de nombreux méandres. Dans le moment même où la vallée se développa à ses regards, un épais nuage en traversait le centre et faisait entendre un roulement de tonnerre tandis que le ciel au-dessus était resplendissant de lumière. Lorsqu’il fut descendu dans cette vallée, qui de la hauteur semblait parfaitement unie, il la trouva sillonnée par une multitude de rivières et de torrens dont l’origine se cachait dans les parois ombreuses du bassin, et qui variaient agréablement le paysage par leurs allures capricieuses. Vu du centre, le rebord oriental du plateau tout dentelé se profilait sur le ciel, et de chaque découpure descendaient de riches vallons dont l’ensemble simulait les plis d’une immense draperie suspendue à la montagne. Cette vallée est de formation maritime et présente une section de la structure géologique du pays. L’assise supérieure est un conglomérat ferrugineux dans lequel sont enchâssés des galets de grès ou de quartz, les assises inférieures sont formées de couches d’argile schisteuse rougeâtre plus ou moins dures, la plus compacte occupant la base.

Il fallut trois jours pour atteindre le fleuve que les naturels appellent Couango, dont nous avons fait Congo, une des artères de l’Afrique australe qui a donné son nom à une province de l’ouest de ce continent. Si les informations que Livingstone a recueillies sont exactes, il prend sa source vers le 12e degré de latitude sud et le 16° 10’ de longitude est pour couler en droite ligne vers le nord jusqu’au 5e degré, où il reçoit le Casaï, et de là se dirige à l’ouest pour se décharger dans l’Atlantique. A l’endroit où Livingstone le traversa, il avait un courant de 150 mètres. Les approches en sont difficiles ; l’herbe dépassait de deux pieds la tête du voyageur monté sur son bœuf ; le bambou avait la grosseur du bras, les arbres seuls étaient malingres et décharnés, comme si les eaux du fleuve leur étaient contraires. Si un marchand mulâtre ne lui eût prêté le plus opportun des secours, il aurait rencontré de sérieux obstacles pour franchir le Congo ; le chef de la tribu des Bashingés, qui en occupe la rive droite, exigeait, comme conditions de passage, des présens considérables parmi lesquels il mettait un esclave. Quand il s’aperçut que Livingstone passait sans son autorisation, il fit diriger sur la caravane un feu si maladroit que personne ne fut atteint.

En mettant le pied sur la rive gauche du Congo, le missionnaire se trouvait dans un pays soumis à la couronne de Portugal, il s’en aperçut à la sécurité avec laquelle il le traversa. Après trois jours de marche, il arriva à Cassengé, première station portugaise dans cette partie de l’Afrique. C’est un groupe d’une quarantaine de maisons habitées par des marchands européens. Son entrée ne fut rien moins que brillante ; ses vêtemens tombaient en lambeaux. La première personne qu’il rencontra lui demanda son passeport et l’invita à le suivre chez le commandant, Livingstone n’avait garde de résister, car il était, dit-il, dans cet état de dénûment où l’on se sent heureux d’être mené en prison et de trouver ainsi le logement et la nourriture. Le commandant, après avoir pris connaissance de son passeport, le retint à souper. Un des convives, le capitaine Neves, le reçut ensuite dans sa maison, lui offrit la plus généreuse hospitalité, lui fît présent d’un habillement complet, et prit en outre soin de ses vingt-sept compagnons de voyage. Il resta quinze jours dans ce poste avancé de la civilisation européenne entouré de la bienveillance générale. Les habitans se demandaient pourtant entre eux quel pouvait être cet étrange personnage qui leur était tombé du ciel. — Il se dit missionario ; s’il l’était, parlerait-il aussi ouvertement de sa femme et de ses quatre enfans ? C’est un savant, témoin ses instrumens, ses observations astronomiques et ses calculs ; c’est un docteur, il donne des consultations, prescrit des remèdes. Un docteur ! mais ne voyez-vous pas quelle paire de moustaches il porte et comme il manie un fusil ? — Livingstone était tout cela en effet, et par-dessus tout cela un voyageur, comprenant à merveille les multiples exigences de sa tâche. Cette incertitude ne nuisit nullement aux égards que l’on eut pour lui. A son départ, le commandant lui donna un caporal et deux soldats pour le conduire jusqu’à Ambaca, à moitié chemin de la côte. Sans la fièvre, qui redoubla et s’empara aussi des Makololos, le voyage eût été très agréable. La population indigène était toujours empressée, les autorités se montraient généreuses. La route était jalonnée, à des distances de 12 à 16 kilomètres, de cabanes où les voyageurs trouvaient des bancs à claire-voie pour servir de lits, des chaises, une table et une cruche d’eau. Pour des gens qui depuis six mois couchaient sur la terre, ce mobilier était du luxe. A Ambaca, le caporal, qui était d’un noir de jais, ce qui ne l’avait pas empêché de traiter avec mépris ses deux soldats de nègres tout le long du chemin, fut remplacé par deux ordonnances. Ambaca, qui a été une ville considérable, est réduite aux proportions d’un simple village où rien ne rappelle l’ancienne splendeur, sauf la maison du commandant, une prison et les ruines d’une église. Le 24 mai, Livingstone arrivait à Golongo Alto, site admirable placé au centre d’un système de montagnes qui semblent être les premières assises du plateau de l’Afrique australe. C’est tout un ensemble de rochers, de pics, de dents, d’aiguilles, qui descendent par étages jusqu’à la plaine, dont la stérilité et le morne aspect font regretter la riche végétation des hauteurs. Enfin le 31 mai, sept mois après son départ de Linyanti, il se trouvait avec sa suite à Saint-Paul-de-Loanda, ville maritime, capitale de l’Angola et chef-lieu des possessions portugaises du sud-ouest de l’Afrique.

Livingstone y resta quatre mois et demi pour refaire sa santé, gravement compromise par la fièvre et les fatigues d’un long voyage. Il fut accueilli avec une grande bienveillance par les autorités et les principales familles de la ville, qui portèrent aussi beaucoup d’intérêt à ses vingt-sept Makololos. Ceux-ci mirent si bien leur temps à profit qu’ils s’amassèrent un pécule avec lequel ils achetèrent une provision considérable de graines de plantes légumineuses et d’arbres fruitiers dont ils voulaient enrichir leur pays. Quand on sut que le voyageur anglais allait se remettre en route pour traverser l’Afrique de l’ouest à l’est en repassant par Linyanti, les négocians se cotisèrent pour envoyer à Sékélétou un assortiment des articles de commerce de la colonie avec deux ânes pour les porter. La junte des travaux publics y ajouta un cheval et un uniforme de colonel ; l’évêque eut de son côté l’extrême politesse de remettre au docteur une lettre de recommandation pour les autorités portugaises du Mozambique. Il partit le 20 septembre et dut consacrer plus d’une année à ce voyage de retour. En quittant l’Angola, il avait accepté la société de marchands nègres qui allaient à Matiamwo[4], capitale des Balondas. Il voulait, utilisant la connaissance qu’ils avaient du pays, étendre vers le nord-est son champ d’exploration ; mais la lenteur désespérante avec laquelle ils marchaient, ne faisant en moyenne que 4 kilomètres par jour, ne lui permit pas de réaliser son projet. Craignant d’épuiser ses ressources, il se sépara de ses compagnons de voyage à Cabango, — un des principaux centres commerciaux du Londa sous le 9° 31’ de latitude sud et le 18e degré de longitude est, — pour reprendre la direction du sud-est et rentrer ainsi dans le bassin du Zambèse. Les villages étaient clair-semés et d’un difficile accès. Les sentiers qui les reliaient entre eux étaient fort étroits et souvent cachés sous une herbe épaisse, dure, à lames tranchantes, qui mettait en sang les pieds des Makololos. La vue d’un blanc était un phénomène tout nouveau dans ces régions inconnues et inspirait, surtout chez les femmes, un véritable effroi. Elles se plaçaient pour le regarder derrière les palissades de leurs jardins, et quand il s’approchait, elles se précipitaient dans leurs huttes. Lorsqu’un enfant le rencontrait, il poussait des cris jusqu’à se pâmer. Les chiens s’arrêtaient tout court en le voyant, puis se sauvaient la queue entre les jambes, comme s’ils avaient vu un lion. Les ânes étaient inconnus dans ce pays : aussi, lorsque l’un de ceux que Livingstone menait à Sékélétou se mettait à braire, la terreur était à son comble dans tous les alentours ; mais dès qu’on eut franchi la frontière des états soumis aux Makololos, le voyage ne fut plus qu’un triomphe. On sortait en foule des villages pour aller à la rencontre de la troupe, on contemplait les hardis voyageurs comme des ressuscités, car personne n’avait douté qu’ils n’eussent succombé dans leur entreprise. Les questions et les réponses ne tarissaient pas. À Libonta, l’un des compagnons de Livingstone et le plus disert, Pitsané, parla plus d’une heure, au milieu d’un auditoire avide de l’entendre, des grandes choses qu’ils avaient vues. Chemin faisant, ils distribuaient à leurs parens et à leurs amis les graines qu’ils avaient achetées à Loanda. Le docteur avait aussi fait dans une corbeille un semis d’orangers, d’anacardiers, de figuiers, de caféiers, de papayers et d’autres arbustes à baies édibles. Ne jugeant pas prudent d’apporter ces plantes trop au sud, il en fit une petite pépinière dans l’enclos d’un chef sous le 12° 37′ de latitude sud. Les voyageurs arrivèrent à Linyanti en octobre 1855, deux ans après leur départ. Sékélétou convoqua une assemblée générale pour fêter leur heureux retour et recevoir officiellement les présens que le gouverneur et les négocians de l’Angola lui avaient envoyés. Ce fut encore Pitsané qui porta la parole, et il s’en tira avec honneur. Après un tableau animé des merveilles des pays de l’ouest, il affirma avec assurance que, s’ils n’en avaient pas vu davantage, c’est qu’ils étaient arrivés au bout du monde. Au service religieux du dimanche suivant, Sékélétou parut en uniforme de colonel de l’armée portugaise, ce qui contribua fort peu au recueillement de l’assemblée.


V

Livingstone n’avait cependant accompli que la moitié de sa tâche. Il ne lui suffisait pas d’avoir mis le centre de l’Afrique australe en communication avec l’ouest, il voulait encore le mettre en communication avec la côte du Mozambique à l’est, et ouvrir ainsi une route qui prendrait le sud de ce continent en écharpe. Cette partie de son œuvre était moins considérable que la première, et d’une plus facile exécution. Point d’incertitude quant au chemin à prendre, il n’avait qu’à suivre le Zambèse pour arriver à Quillimane, situé à l’embouchure de ce fleuve et sous la même latitude que Linyanti. Sékélétou, mieux en état de juger de l’utilité de l’entreprise, montra beaucoup d’empressement à seconder le voyageur, et mit à sa disposition une compagnie de cent quatorze de ses sujets, composée de plusieurs groupes, appartenant aux différentes tribus riveraines du Zambèse et dont chacun avait sa spécialité. On y remarquait surtout le groupe des nageurs, qui avaient pour mission d’aller détacher de nuit sur la rive opposée des fleuves qu’ils devaient traverser les canots que des chefs malveillans refuseraient de mettre à leur disposition ; ces nageurs portaient des rames en guise de carquois. En marche, les groupes conservaient leurs places respectives, et aux repas la séparation était commandée par les mœurs, chaque tribu ayant une manière différente d’apprêter sa nourriture. Le soir, chacun avait sa besogne tracée à l’avance ; les uns, attachés au service particulier de Livingstone, dressaient sa tente, faisaient sa cuisine, préparaient son lit avec de l’herbe ; d’autres allaient chercher du bois, entretenaient le feu une partie de la nuit ; un plus grand nombre était chargé de construire les abris, dont il fallait tourner l’ouverture vers l’ouest pour se garantir du vent qui souffle constamment de l’est. Enfin un dernier groupe palissadait le camp pour le soustraire aux visites fâcheuses.

Livingstone se mit en route le 3 novembre1855. La direction qu’il dut prendre le forçait à traverser un canton infesté de tsétsés. Pour ne pas en souffrir et conserver sa monture bovine, il le traversa de nuit ; un orage tel qu’on en voit peu dans les pays tempérés le surprit au moment où il y entrait. L’obscurité était absolue. Les nègres s’égaraient ou se jetaient les uns sur les autres. La connaissance des lieux leur aurait été inutile, si de fréquens éclairs n’eussent projeté sur leur route une rapide, mais éclatante lumière. Sorti sans accident de ce double danger, Livingstone longea le Chobé et entra dans le Zambèse, dont il suivit le cours sud-est. En peu de jours, il atteignit cette fameuse cataracte que les Makololos appellent mosi-oa-tunya ou fumée retentissante. Elle s’annonce par un bruit sourd semblable à un roulement lointain et continu de tonnerre et par des colonnes de vapeurs, dont le sommet, au moment où il les aperçut, se confondait avec les nuages ; blanches à leur base, ces colonnes, en s’épanouissant dans les airs, prenaient une nuance noirâtre. Les bords du fleuve ainsi que les îles, dont il est embelli, étaient couverts des plus beaux ombrages. Point de confusion dans le tableau : chaque arbre conservait sa physionomie particulière, et plusieurs se détachaient de leurs massifs par les brillantes fleurs dont ils étaient ornés. De gracieux palmiers ouvraient au soleil leur élégant parasol, le mohonono argenté se dressait auprès avec cette apparence vénérable qui le fait ressembler au cèdre du Liban, et un peu plus loin le motsouri élevait dans les airs son cône élancé, analogue à celui du cyprès, mais couvert de fruits écarlates. Une multitude d’autres arbres rappelaient par leur caractère général et leur feuillage nos plus belles essences d’Europe, et au-dessus de tous l’imposant baobab étendait d’un air protecteur ses bras gigantesques.

Bien que les eaux fussent basses, le fleuve mesurait encore dix-sept cents mètres de largeur. Le voyageur se fit transporter dans une petite île qui surplombe le gouffre. Ce passage, quelque court qu’il soit, ne peut se faire avec sécurité dans la saison pluvieuse ; le courant est alors trop rapide pour permettre aux plus vigoureux rameurs de l’affronter sans danger. Même dans les autres saisons, le passeur a soin de mettre son esquif à l’abri d’un malheur en le frottant d’une poudre sacrée, et il déclare en outre que cette poudre ne conserve sa vertu qu’autant que les voyageurs gardent le silence le plus profond : admirable précaution qui met la prudence sous l’égide de la superstition, car la plus légère distraction du timonier pourrait entraîner le bateau dans l’abîme. Aucune langue, quelque riche qu’elle soit, aucun pinceau, même entre les mains du génie, ne pourrait reproduire ni pour les yeux ni pour l’esprit cette merveille du monde. Le frère de Livingstone, qui a visité cette cataracte en 1860, ne craint pas d’avancer que la chute du Niagara, qu’il connaissait aussi, ne pouvait lui être comparée. Une crevasse de plus de deux cents pieds de large s’étend d’une rive à l’autre. Le fleuve s’y précipite par une chute perpendiculaire de près de quatre cents pieds ; or, comme le fond est moins large que l’orifice, l’eau s’y trouve violemment comprimée et produit de splendides colonnes de vapeur qui s’élèvent dans les airs. En plongeant son regard dans le gouffre, Livingstone vit la nappe d’eau, qui était d’abord restée intacte comme une glace convexe, se briser en myriades de fragmens à formes étoilées, et se convertir en une couche neigeuse d’une blancheur éblouissante sur laquelle se dessinaient à droite les vives couleurs de deux arcs-en-ciel. Sur sa gauche, il pouvait suivre les flots impétueux qui se précipitaient en bouillonnant vers l’étroite issue que le travail de la nature leur avait ouverte. Les particules écumeuses qui s’en détachaient brillaient au soleil comme des étincelles électriques. Livingstone était le premier Européen qui eût visité cette cataracte ; il se crut donc autorisé à lui donner le nom de chute de Victoria. Elle se trouve sous le 23° 21’ de longitude est et le 17° 51’ de latitude sud.

La contrée, sillonnée de gorges profondes et de rochers à vives arêtes, ne permit pas à Livingstone de suivre le cours du Zambèse. Après avoir fait un semis de pêchers, d’abricotiers et de caféiers dans la petite île où il s’était arrêté, il se dirigea vers le nord-est et entra dans le pays des Batokas, une des fractions de la race nègre la plus déshéritée sous tous les rapports. Ce sont de grands fumeurs de cannavis sativa, plante qui, par quelques-uns de ses effets, tient du haschich et de l’opium : elle plonge celui qui en fume dans de grossières hallucinations et surexcite ses instincts sanguinaires. Les frontières de ce pays étaient couvertes de ruines dont quelques-unes attestaient la grandeur des localités détruites. Comme le voyageur était à la tête d’une compagnie bien armée, il jugeait prudent de se faire précéder dans chaque village par deux messagers ayant la mission d’annoncer son arrivée et de déclarer qu’il était l’ami de la paix, qu’il ne venait dans le pays que pour en inspirer l’amour à ses habitans. Ce langage si nouveau trouvait de l’écho dans tous les cœurs. — Quel bonheur, répondait-on à ses messagers, si la guerre allait enfin nous quitter, et si ce blanc parvenait à fixer la paix au milieu de nous ! — Nous n’aurions pas, ajoutaient les femmes, des songes si lugubres ; la nuit comme le jour, nous voyons des lances levées sur nos têtes et la mort nous environner.

Le pays s’élevait graduellement à mesure qu’on avançait vers l’est, le sol conservant sa même nuance rougeâtre. Livingstone retrouva, en montant ce plan incliné, les essences d’arbres qu’il avait vues à l’ouest à la même altitude, entre autres le moshouka, qu’il avait rencontré dans l’Angola : c’est un arbre d’une vingtaine de pieds de hauteur ; les feuilles en sont dures au toucher, luisantes, larges comme la main ; le fruit a la forme d’une petite pomme et le goût de la poire. Les naturels lui apportèrent aussi des paniers de manico ; c’est un fruit de la grosseur d’une noix, mais d’une forme irrégulière, avec une peau cornée qui se divise en cinq loges remplies d’une matière glutineuse fort sucrée ; les pépins sont recouverts d’un velouté jaune soyeux. Parmi les autres arbres fruitiers, il remarqua le motsikiri pour ses formes élégantes, son beau feuillage touffu, d’un vert foncé, et son fruit huileux.

Le 30 novembre, il atteignit le sommet des hauteurs qui limitent à l’est le vaste plateau de l’Afrique australe. Le sommet est élevé de cinq mille deux cent soixante-dix-huit pieds au-dessus du niveau de la mer. Le flanc oriental est formé de collines rocheuses disposées en étages, qui l’entourent comme autant de contre-forts superposés. Il le descendit sans difficulté ni fatigue et rentra, sous le 26° 2’ de longitude est, dans la vallée du Zambèse, qui avait repris sa splendide parure et son exubérante fertilité ; l’eau, l’air, la terre, le dessus, le dessous, tout était plein de vie. Les quadrupèdes de la plus haute espèce étaient si familiers qu’ils se plaçaient sur son chemin pour le voir passer avec sa troupe ; il dut souvent les écarter à coups de fusil. En quittant les Batokas, il entra dans la grande tribu des Banyanis, qui diffèrent de leurs voisins par l’étrange figure que se donnent les femmes. Elles se percent la lèvre supérieure et en élargissent le trou jusqu’à ce qu’elles puissent y insérer un coquillage, ce qui leur donne quelque ressemblance avec le canard. Livingstone, en traversant ce pays, eut quelque peine à éviter tout fâcheux conflit avec les habitans ; il y réussit cependant et arriva le 14 janvier 1856 à Zambo, ancien comptoir portugais. C’est par erreur que toutes les cartes modernes portent encore Zambo comme une ville placée sous la domination du gouvernement de Lisbonne ; cette factorerie n’existe plus depuis longtemps : Livingstone n’y a trouvé que les ruines d’une dizaine de maisons et d’une église. Près d’un pan de mur de ce dernier bâtiment est une cloche fêlée que les indigènes appellent encore « le tambour du devoir. » Malgré son heureuse position au confluent du Langwa et du Zambèse, Zambo doit être rayé des cartes de l’Afrique ; mais si les géographes tiennent à le conserver comme village africain, qu’ils le placent sous les 15° 37′ 22″ de latitude sud et le 28° 12′ de longitude est.

La rive droite du Zambèse est riche en minerais de fer, et les sources y roulent des paillettes d’or ; le district de Chiowa a la réputation de renfermer des mines d’argent ; cependant Livingstone ne découvrit pas trace de ce précieux métal. Le sol était dans de certaines places couvert de tronçons d’arbres fossiles, les uns debout et d’autres couchés. Un de ces arbres avait quatre pieds huit pouces de diamètre ; le bois en avait dû être très tendre, car il ne comptait que six cernes dans un pouce, ce qui lui donnait cent soixante-huit ans. Il trouva aussi des fragmens de palmier convertis en oxyde de fer, et dont les pores étaient remplis de silice pure. Ces arbres fossiles s’enfonçaient dans un grès tendre qui renferme des bancs de cailloux roulés. Ce grès forme le sous-sol rocheux de toute la contrée qui s’étend du Zambèse jusqu’aux gorges de Lupata, sur un espace de cent lieues, et se trouve identique à celui que l’on rencontre dans les zones correspondantes de l’ouest. Dans un endroit où le rocher a été violemment soulevé par un mouvement turgescent de l’intérieur, il découvrit une mince couche de houille sous un banc de galets.

Bien que le docteur s’approchât des établissemens européens, le pays conservait son caractère sauvage. Les hyènes tigrées y étaient en si grand nombre que les habitans avaient été contraints de construire leurs huttes sur un échafaudage ; ces hyènes sautent sur les personnes endormies et leur déchirent le visage : un des hommes de la troupe avait perdu de cette manière la lèvre supérieure. Le 3 mars 1856, le docteur arrivait à Tété, premier établissement portugais du Mozambique, et remit la lettre de l’évêque de Saint-Paul-de-Loanda au commandant de la place, le major Sicart. Cet officier lui fit le meilleur accueil, le reçut dans sa maison et prit soin de ses compagnons de voyage. La ville de Tété est bâtie sur le penchant d’une colline dont le Zambèse baigne le pied. Son fort, dans lequel se trouvent quelques canons en assez bon état, la protège contre les attaques des indigènes. Elle pourrait contenir quatre mille habitans, mais elle n’en a que la moitié, et dans ce nombre on ne compte que vingt Portugais. Pendant une période assez longue, cette colonie était une source de richesses pour la mère-patrie ; elle lui expédiait une grande variété de grains, du café, du sucre ; de l’huile, de l’indigo, de l’ivoire et de la poudre d’or ; mais les causes qui ont arrêté les développemens des colonies portugaises de l’ouest ont agi avec plus de puissance sur celles de l’est. La traite surtout, dont les bénéfices étaient énormes, a porté un coup fatal à l’agriculture, et a rendu les naturels défians et cruels. À plusieurs reprises, ils ont cherché à expulser les étrangers de leur pays. Une première fois ils ont pris et détruit la ville, à l’exception de l’églises, où les femmes et les enfans s’étaient réfugiés ; une autre fois ils se sont bornés à dévaster les plantations et les jardins des Européens. Dans un milieu aussi tourmenté, il était impossible à un commerce régulier de prendre racine.

La contrée qui environne Tété est entrecoupée de collines et de montagnes boisées jusqu’au sommet, ce qui donne au paysage un aspect des plus rians. Le sol des vallées est fertile et pourrait fournir à l’exportation d’abondans produits ; mais c’est par ses richesses minérales que ce pays est remarquable. Les sables de la plupart de ses cours d’eau sont aurifères. L’on compte dans un rayon peu étendu six localités où des lavages d’or sont encore en pleine activité. La roche de la montagne de Maganja est si tendre que les femmes la réduisent en poudre pour la laver et en extraire le précieux métal. Les sables de Manica, à l’est de Tété, passent pour les plus productifs ; l’or s’y trouve quelquefois en grains de la grosseur du blé. Quelques voyageurs ont avancé que cette province était l’ancien Ophir de Salomon. Des débris d’un âge incertain et d’un caractère équivoque découverts par des missionnaires ont contribué à lui donner cette renommée. Le lavage est entre les mains des indigènes, qui n’y ont recours que pour se procurer le peu de vêtemens dont ils se couvrent. Ils apportent l’or dans des tuyaux de plume d’oie, pour chacun desquels ils demandent vingt-quatre mètres de calicot. A l’or il faut ajouter le fer, qui est en grande abondance dans ces régions et dont la qualité est excellente. Les habitans le préfèrent même au fer européen, parce qu’il est plus malléable ; ils extraient du sol avec des bâtons à pointes ferrées le minerai, qui est à fleur de terre et très riche ; ils le travaillent avec un outillage qui remonte aux premiers rudimens de la science métallurgique.

Le fer est ici, comme dans d’autres contrées, associé dans les entrailles de la terre avec le combustible dont l’homme a besoin pour lui donner, en le désagrégeant des autres matières, les qualités qui en font un métal si précieux. Tété se trouve dans la partie méridionale d’un bassin houiller dont l’étendue et les richesses sont encore indéterminées. Sur les renseignemens du commandant portugais, Livingstone se rendit dans une vallée arrosée par un affluent du Zambèse appelé Lofoubou, et découvrit, dans un banc de grès qui surplombait une autre rivière, deux veines de charbon épaisses l’une d’un pied, l’autre de cinq. Sur la rive droite du Lofoubou, près d’uni autre petit affluent, était encore à découvert un lit de charbon dont il ne put mesurer l’épaisseur, parce que l’eau le cachait en partie. Plus au nord, la houille affleure le sol. A ces richesses exceptionnelles il faut ajouter des sources d’eaux minérales. Livingstone en visita une au nord-ouest de Tété ; l’orifice par lequel l’eau jaillissait avait un pied de diamètre ; tout autour était une multitude de petits trous qui servaient d’ouvertures supplémentaires. Des bulles d’air sortaient incessamment de l’orifice, et en éclatant émettaient une vapeur acre qui prenait à la gorge. Cette eau, qui donnait 70° de chaleur, contenait en dissolution un peu de sel qu’elle dépose, au profit des indigènes, sur le lit pierreux où elle coule.

Le 22 avril 1856, Livingstone, laissant à Tété son escorte de Makololos, s’embarquait sur le Zambèse pour retourner en Europe. Le 24, il atteignit les gorges de Lupata, formées par une chaîne de rochers qui s’est rompue pour donner passage au fleuve et ne lui laisse qu’une largeur de 250 mètres entre deux murailles de 700 pieds de haut. Après une navigation de quatre jours, il arrivait à Séna, seconde station des Portugais. C’est un pauvre village qu’un fortin mal entretenu ne parvient pas à protéger contre les entreprises des indigènes, qui viennent percevoir un tribut jusque sous ses canons rouillés. Le commandant est obligé de fermer les yeux sur leurs arrogantes prétentions, sachant que la compagnie de noirs qui est sous ses ordres s’enfuirait au premier coup de fusil. Au reste, le pays tout entier entre Tété, Séné et Quillimane a échappé à la domination des Portugais. Bien loin de leur être soumis, les indigènes les considèrent comme leurs tributaires, et prélèvent un droit de navigation sur chaque bateau qui remonte le fleuve. Le 11 mai, Livingstone reprit sa route par le Zambèse, qui reçoit sur sa rive gauche un affluent de première grandeur, le Shiré. Le fleuve était bordé de chaque côté d’une riche variété de plantes aquatiques parmi lesquelles dominait le macre ou la châtaigne d’eau. Le 20, il arrivait à Quillimane, sur la côte du Mozambique, d’où il s’embarqua le 12 juillet pour l’Angleterre. Cinq mois après, il se reposait dans le sein de sa famille et au milieu de ses amis.


VI

La géographie tient une grande place dans les préoccupations des Anglais ; ils en suivent la marche progressive et en enregistrent les triomphes avec un vif intérêt. Dominés par des tendances et des besoins qui ont leur origine dans la situation exceptionnelle de leur pays, l’on comprend quelle chaleureuse réception ils durent ménager à l’intrépide voyageur qui venait d’ouvrir un champ si vaste à leur activité. La Société royale de géographie, les associations religieuses, les corps savans l’accueillirent avec faveur et lui témoignèrent leur reconnaissance. Le gouvernement s’associa lui-même à ce mouvement, et pour le seconder dans son désir de poursuivre ses travaux d’exploration, le nomma au poste de consul à Quillimane. Lord Clarendon, alors à la tête des affaires extérieures, lui confia la mission d’augmenter les connaissances géographiques qu’il avait acquises sur l’Afrique centrale et orientale, d’étudier avec soin les richesses minérales et agricoles de cette région et de stimuler le zèle des indigènes pour qu’ils s’adonnassent à la culture de la terre et à la production des matières premières qu’ils pourraient échanger contre des tissus anglais. Le ministre mit à sa disposition un vapeur et lui fournit les moyens de s’associer des hommes instruits et de remplir convenablement son mandat. Le docteur, en se remettant en route, n’était donc plus ce voyageur pauvre et isolé n’ayant pour guide que son zèle, pour appui que des chefs sauvages, pour ressources que leur générosité, pour moyens d’existence que la chasse et les présens des naturels ; il allait rentrer dans les eaux du Zambèse revêtu d’un caractère officiel, monté sur un navire de l’état et à la tête d’une expédition considérable.

Ce dernier voyage de Livingstone a duré de 1858 à 1864. Bien qu’il l’ait entrepris sous des auspices aussi favorables, il déclare lui-même que le but du gouvernement n’a pas été atteint. Le mauvais vouloir des autorités portugaises et la guerre fomentée et dirigée par des marchands d’esclaves ont paralysé ses efforts. Le nombreux personnel qui l’accompagnait a d’ailleurs gêné ses mouvemens, éparpillé son temps, absorbé une partie de ses forces. Son bâtiment faisait eau de toutes parts, la machine se détraquait, la chaudière se fêlait, il fallait bourrer le foyer de bois d’ébène pour avancer, à la grande douleur du chauffeur, qui aurait bien voulu vendre son combustible aux négocians de Londres. Livingstone demanda aussitôt à son gouvernement un autre vapeur qui n’arriva qu’au bout de deux ans. Ce steamer tirait cinq pieds d’eau, était souvent ensablé ; il resta une fois six semaines échoué sur des hauts-fonds. Dans le Zambèse, les courans changent souvent de place ; aussi, en l’absence de pilotes spéciaux, jugeait-on prudent de ne remonter que lorsque les eaux étaient hautes, et d’attendre la crue prochaine pour redescendre, ce qui prenait des mois entiers. Il entrait tout naturellement dans les attributions de Livingstone de pourvoir à la nourriture de sa suite et de veiller au bien-être de tous. La fièvre sévit maintes fois sur son équipage, et pendant quelques jours il ne lui resta qu’un seul homme valide. Tous ces travaux stériles, toutes ces difficultés brisèrent son voyage en une multitude de tronçons qu’il faut souder pour le présenter dans son ensemble et dans ses résultats. Le docteur partit le 10 mars 1858 sur le vapeur colonial la Perle. Malgré quelques jours de relâche au Cap, il était déjà au mois de mai en face de Quillimane, port maritime sur la prétendue branche du Zambèse que les Portugais appellent encore Bocca di Rio. Cette ville, qui aurait dû devenir une place de premier ordre, est tombée au rang d’une localité insignifiante. Bâtie sur un terrain boueux et entourée de marais et de rizières, elle offre un séjour malsain. Le golfe au fond duquel elle s’élève est séparé de la mer par une barre qui en rend l’entrée dangereuse.

L’on croyait que le Zambèse se déchargeait dans l’Océan indien par deux branches principales, qui formaient avec la mer un triangle équilatéral dont chaque côté mesurait une centaine de kilomètres. La branche septentrionale sur laquelle est construite Quillimane passait pour l’embouchure du fleuve. Une carte sortie il n’y a pas longtemps des bureaux du ministère des colonies portugaises la donne encore comme telle ; c’est une erreur. Livingstone prouve que cette branche est indépendante du fleuve, car elle a dans les eaux basses de véritables solutions de continuité avec lui. Elle est alimentée par quatre affluens qui viennent du nord ; aussi porte-t-elle parmi les indigènes un nom particulier, le Couacoua. Ce n’est que dans la saison pluvieuse qu’elle se relie au Zambèse par des canaux naturels qui se cachent au milieu d’un fouillis épais de plantes marines. Le vrai Zambèse est la branche qui coule au sud et se décharge dans la mer par cinq bouches principales, en formant un delta d’environ 40 kilomètres de base. En face de ces bouches sont des ensablemens considérables que le fleuve cherche à tourner par des courans latéraux dont les issues exercent la sagacité des marins, aucune bouée ne les signalant à leur attention. Les autorités coloniales, qui favorisaient la traite, avaient tout intérêt à cacher aux croiseurs les véritables bouches du Zambèse par où les marchands faisaient passer leurs produits humains.

L’expédition entra dans le fleuve par la plus large de ses issues, appelée le Kongona, et navigua pendant une trentaine de kilomètres au milieu d’un épais fourré de palétuviers. Des fougères d’une dimension inconnue, des palmiers nains, des dattiers sauvages s’entremêlaient aux mangliers. L’hibiscus ombreux avec sa fleur d’un blanc soufré se groupait en massifs. Des goyaviers et des limoniers sauvages s’espaçaient comme pour laisser au palmier à spirale (pandanus) pleine liberté d’élever dans les airs sa cime allongée qui rappelait aux voyageurs européens les clochers de la patrie. Cette première zone franchie, ils entrèrent dans des plaines immenses couvertes d’une herbe épaisse, serrée et tellement haute que le chasseur le plus résolu n’aurait pu y pénétrer. On la brûle en juillet. Aucun arbre ne peut y prendre racine à l’exception du borasse et du gaïac, qui seuls traversent sans périr, grâce à un bois exceptionnellement dur, ces incendies annuels. Le sol est d’une richesse sans égale ; les quelques portions cultivées par les indigènes en donnent d’abondantes preuves. Cette région du Zambèse inférieur, qui embrasse une étendue de 120 kilomètres sur 80, serait surtout propre à la culture de la canne à sucre. Entre les mains d’une population intelligente et active, elle pourrait fournir du sucre à l’Europe tout entière.

On arriva enfin à Tété, où le docteur avait installé, avant son départ en 1856, sa compagnie de Makololos. Livingstone apprit avec chagrin que trente d’entre eux étaient morts de la petite vérole et que six avaient été assassinés. La nouvelle qu’ils allaient revoir leur patrie ne fut pas accueillie avec joie par tous ses compagnons. Plusieurs avaient épousé des femmes esclaves, et l’un d’entre eux avait gagné la sienne par son habileté à la danse. Livingstone leur déclara qu’ils étaient libres de rester si bon leur semblait, mais tous voulurent le suivre au moment du départ. Ce premier élan passé, la désertion se mit dans les rangs, et soixante seulement revirent leur pénates.

Ce voyage, dans lequel Livingstone longea presque toujours le fleuve, ne fit que le confirmer dans ses premières impressions. Le pays qu’arrose le Zambèse est un des plus favorisés de la terre. Les richesses minérales de ces régions sont plus considérables qu’il ne l’avait d’abord pensé. Quand il traversa les plaines de Chiowa, il découvrit le long de la route de nombreuses veines de charbon, et dans le lit d’une rivière il en vit des blocs d’un volume considérable que le courant y avait entraînés. Après trois mois de marche, il arriva à Séchéké, où se trouvait alors Sékélétou. Ce jeune homme si intelligent, qui avait si puissamment aidé le voyageur dans l’accomplissement de ses grands projets, était atteint de la lèpre. Humilié, aigri, irrité, il se croyait victime de quelque maléfice et était devenu cruel et soupçonneux. Livingstone resta quelque temps auprès de lui sans pouvoir apporter un notable soulagement à ses maux et se rendit ensuite à Linyanti, qu’il avait quitté huit ans auparavant. Le crieur public annonça son retour aux habitans de la ville de fort grand matin sous cette forme pittoresque : « J’ai eu un songe ! un songe ! un songe ! Vous, mes chefs Mosale et Pekonmiani, ne vous découragez point, et que vos cœurs ne se troublent point ! Mais croyez aux paroles du monare (du docteur), car son cœur est aussi blanc que le lait envers les Makololos. J’ai songé qu’il arrivait et que la tribu vivrait, si vous priez Dieu et prêtez l’oreille aux paroles du monare. » La première heure des réceptions passée, il se rendit à l’endroit où il avait mis à l’abri son wagon et le retrouva intact, à l’exception d’une des roues qui avait été détruite par des fourmis blanches. Sa pharmacie, ses livres, ses instrumens, rien n’avait souffert. Les naturels exprimèrent de la manière la plus touchante le bonheur qu’ils auraient eu de voir Mme Livingstone et ses enfans : « sommes-nous donc condamnés à ne plus connaître d’eux que leur nom ? »

Après un mois de séjour dans ces lieux qui lui rappelaient de si précieux souvenirs, il se sépara de ses amis et de Sékélétou, que sa maladie conduisit au tombeau en 1863 ; il reprit le chemin du Bas-Zambèse et résolut d’explorer le bassin secondaire du Shiré, un des affluens les plus considérables du fleuve. Cette rivière arrose la vallée de Maganja, et bien que son confluent avec le Zambèse ne soit qu’à 160 kilomètres de la côte et au centre même des possessions portugaises, son cours n’avait été étudié par aucun Européen. Les riverains, munis d’armes empoisonnées, expulsaient tous les étrangers qui essayaient de pénétrer dans leur pays.

Le Shiré est moins large que le Zambèse, mais plus profond. Livingstone en suivit les méandres sur son vapeur, pourchassant les nombreux hippopotames qui ne se dérangeaient pas devant ce nouveau-venu dans leur domaine. Les crocodiles, mieux avisés, arrivaient en masse pour le voir, mais à quelques pieds du navire ils jugeaient prudent de se retirer. Les naturels, ne sachant que penser de cette étrange embarcation et croyant à une attaque, se montraient sur la rive tout prêts à lancer leurs flèches mortelles sur les étrangers. Le chef avait ordonné aux femmes et aux enfans de s’éloigner et avait massé auprès de lui un corps considérable. Arrivé près de son village, le docteur reçut l’ordre de s’arrêter ; il descendit de son navire et alla faire connaître au chef indigène la nation à laquelle il appartenait et la nature de la mission qu’il avait à remplir. Cette courageuse démarche eut un plein succès, il gagna l’amitié de ce chef et de ses sujets, qui se mirent sans délai à lui apporter des provisions.

Le bassin du Shiré, qui se trouve entre les 11e et 18e degrés de latitude sud, et dont le 32° 30’ de longitude est forme à peu près la ligne médiane, renferme tous les élémens d’une nature privilégiée. Vastes plaines, collines à formes arrondies et couronnées de citronniers et d’orangers sauvages, montagnes de quatre à six mille pieds d’altitude, boisées jusqu’au sommet, nappes d’eau de toutes grandeurs, ravins, ruisseaux, torrens, sources d’eau chaude sulfureuse, marais, vrais jardins de plantes aquatiques, un réservoir auprès duquel on compte jusqu’à huit cents éléphans, une faune et une flore d’une richesse étonnante, — voilà ce que vit Livingstone. Il erra au milieu de cette belle nature sur un espace de 200 kilomètres, et, arrivé sous le 15° 30’ de latitude sud, il fut arrêté par une suite de chutes d’une grande magnificence ; elles sont au nombre de neuf, cinq grandes et quatre petites ; elles embrassent une distance de 60 kilomètres. Les inclinaisons de ces chutes varient en général de 20 à 45 degrés, mais la plus forte en a 75. L’eau de celle-ci tombe de 100 pieds de hauteur dans un espace de 300. C’est une cascade vraiment féerique : la somme de ces cataractes s’élève à 1,200 pieds.

Livingstone laissa son navire à Chebiza au pied de la première cataracte et s’achemina vers l’est en inclinant par degrés vers le nord. Les naturels étaient inquiets, soupçonneux, peu disposés à lui fournir des vivres et des guides. Ils ne pouvaient comprendre ce que venait faire ce blanc avec sa suite. Enfin, après un bon mois de navigation et de marche, il eut le bonheur de se trouver le 18 avril 1859 en face d’une belle nappe d’eau ; c’était le lac Shirvah, long de 100 à 125 kilomètres et large de 30. Ce lac est à 1,800 pieds au-dessus du niveau de la mer ; l’eau en est légèrement saumâtre et a le goût d’une légère solution de sulfate de magnésie, il est très poissonneux et fourmille de sangsues ; une ceinture de roseaux en dessine les contours, et le bassin dans lequel il repose est des plus pittoresques. Pendant que le docteur en étudiait la partie sud-ouest, les indigènes lui apprirent qu’il y avait un autre lac infiniment plus vaste qui se trouvait à une courte distance au nord. Il ne jugea pas prudent néanmoins de continuer son voyage et préféra, en revenant sur ses pas, faire comprendre aux naturels que son passage ne devait leur inspirer aucune crainte. Il se remit en route le 28 août. Comme on lui avait assuré que le Shiré sortait du lac dont il désirait faire la découverte, il n’avait qu’à suivre la rivière, qui venait du nord-est. Son voyage ne fut d’abord qu’une ascension assez pénible. Le bassin supérieur du Shiré est à 3,000 pieds au-dessus du niveau de la mer. Les villages construits dans ces lieux vraiment pittoresques étaient protégés par une haie épaisse d’euphorbe vénéneux, à l’ombre de laquelle aucune herbe ne peut pousser ; ils étaient ainsi à l’abri des attaques de leurs ennemis et de tout incendie. De beaux arbres en ornaient l’entrée. Les indigènes sont industrieux, ils travaillent le fer, filent et tissent le coton, sont d’habiles vanniers et cultivent bien la terre. Le sol est riche en millet, sorgho, pois, arachides, ignames, riz, citrouilles, concombres, cassave, patates, tabacs de plusieurs variétés, et en coton dont la qualité, au dire des experts de Manchester, ne laisse rien à désirer.

Au 14° 43’ de latitude sud, la rivière s’élargit subitement et forme le lac Pamalombé. Il a de 16 à 20 kilomètres de long sur 8 ou 10 de large. Ses rives sont basses et entourées d’une épaisse muraille de papyrus, haute de dix à douze pieds, qui intercepte la circulation de l’air et rend l’atmosphère de tout le lac fort malsaine. Le surlendemain, le 16 septembre 1859, Livingstone découvrit le lac Nyassa[5], dont la pointe méridionale touche au 14° 25’ de latitude sud et qui s’allonge entre les 31° 40’ et 35° de longitude est. Ce lac a la forme d’une botte et mesure de 80 à 100 kilomètres de largeur à sa partie nord sur 300 de longueur. Au dire des naturels, aucun affluent considérable n’y entre au nord. Il est très profond, fort orageux et sujet à des variations périodiques de niveau. Les rives occidentales, les seules que Livingstone ait explorées, sont découpées en une multitude de baies de formes identiques qui ont un fond de galets et une plage sablonneuse. Il se couvre en de certaines saisons de nuages que le voyageur avait d’abord pris pour la fumée d’un immense incendie, mais à son grand étonnement il reconnut qu’ils étaient composés de petits insectes ailés dont les naturels sont friands. Ils les recueillent, les font bouillir et les convertissent en d’épais gâteaux dont le goût se rapproche de celui de la sauterelle salée. Au nord, les montagnes plongent dans l’eau et y reflètent leurs flancs ombragés. Elles s’en écartent graduellement et laissent au midi une plaine de 16 à 20 kilomètres de largeur. Les parois de ce splendide bassin sont étagées et couvertes jusqu’à une hauteur considérable de la plus vigoureuse végétation. La population riveraine est une des plus denses de l’Afrique australe ; elle est ichthyophage et se montre très habile dans l’art de la pêche. La curiosité de ces Africains était surexcitée à un point extrême. Ils accouraient en foule pour voir les chirombo (les bêtes sauvages), surtout aux heures où ceux-ci prenaient leur repas. Livingstone fit trois excursions dans le bassin de Nyassa, en 1859, 1861 et 1863. Comme les marchands d’esclaves qui viennent de l’intérieur traversent le lac dans sa partie la plus étroite pour transporter leurs victimes à la côte du Mozambique, il avait pensé que le meilleur moyen de porter un coup mortel à ce criminel trafic dans ces contrées serait d’établir une croisière sur le Nyassa. Il avait donc fait construire un petit vaisseau qui pouvait se monter et se démonter à volonté, construction que la solution de continuité de la rivière aux cataractes de Murchison[6] rendait nécessaire ; mais au moment où ce navire, divisé en vingt-quatre sections, allait être transporté dans le bassin supérieur du Shiré pour être lancé sur le lac, le docteur reçut une lettre de lord Russell, qui rappelait l’expédition en Angleterre, où il arriva lui-même le 20 juillet 1864.

Ce dernier voyage de Livingstone n’a pas eu des résultats aussi brillans que les précédens, et il a été assombri par des épreuves terribles, Mme Livingstone était venue rejoindre son mari dans les premiers jours de 1862. Née et élevée au sud de l’Afrique et faite à ce climat, elle pouvait espérer de rendre à son mari la vie d’explorateur moins pénible, mais à peine avait-elle mis les pieds sur sa terre natale que la mort la choisissait pour victime ; Livingstone dut lui creuser une tombe sous un baobab au bruit des flots indifférens du Zambèse. Cette mort ne fut pas la seule que l’expédition eut à déplorer. M. R. Thornton, géologue de mérite et voyageur distingué, mourut de fatigue et de privations en se rendant à Tété après avoir pris part à la belle expédition où le baron Van der Decken fit l’ascension du Kilimandjaro[7]. Sur neuf missionnaires envoyés par la Société des missions de Londres, sept succombèrent aux meurtrières influences du climat et aux fatigues de leur apostolat. Enfin le chef d’une expédition de missionnaires et de savans envoyée par les universités d’Oxford et de Cambridge pour fonder des établissemens dans cette admirable vallée du Shiré dont la découverte avait ému toute l’Angleterre, le vénérable évêque Mackensie, succomba avec un de ses compagnons dans un voyage entrepris pour les intérêts de la colonie naissante.

Onze tombes creusées en moins de trois ans par le dévouement au devoir, à la science, à la foi ! Pertes inutiles, dévouement stérile, dira la prudence vulgaire. Ah ! c’est au prix de semblables sacrifices que s’accomplissent les conquêtes d’une civilisation supérieure. Les tombes de ces martyrs ouvrent aux peuples de l’Occident des horizons dont ils n’avaient pas soupçonné l’existence. Il en faudra creuser plus d’une encore avant que la race mélanienne, qui inspire à Livingstone tant d’intérêt, entre dans le grand courant des nations plus avancées, et soit définitivement acquise à la religion et à la civilisation féconde des Européens.


C. CAILLIATTE.

  1. Voyez l’excellent ouvrage de M. Casalis, les Bassoutos ou vingt-trois Années de séjour et d’observations au sud de l’Afrique, 1 vol. in-8o, Meyrueis et Comp.
  2. On a calculé que la masse d’ivoire recueillie par le commerce exigeait la destruction annuelle de 30,000 éléphans.
  3. On appelle amygdaloïdes toute roche contenant des parties minérales cristallisées, empâtées dans la masse générale comme dans un ciment.
  4. Cette ville donne son nom au chef supérieur du Londa.
  5. Le docteur Roscher, parti de Zanzibar dans le courant de l’automne de la même année, découvrait ce lac à sa partie nord-est le 19 novembre, c’est-à-dire deux mois après. On sait que ce voyageur a été assassiné par les naturels peu de jours après avoir fait cette belle découverte.
  6. Nom que Livingstone a donné aux rapides du Shiré en témoignage de respect et de reconnaissance pour l’honorable président de la Société royale de géographie de Londres.
  7. Les travaux d’exploration du baron van der Decken en Afrique ont eu une triste fin. Ce savant voyageur a été assassiné, avec son compagnon et ami le docteur Link, dans les premiers jours d’octobre 1865, à Berdera, sur le Jouba, dans le pays des Somalis.