Les Voyages de Kang-Hi/Lettre 02

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Chez Ant. Aug. Renouard (tome Ip. 11-16).


LETTRE II.


TAI-NA À FO-HI-LO SA SŒUR, À PÉ-KIN.


Lyon, 19 avril 1910.


Enfin, ma chere Fo-hi-lo, nous voici en France, et dans peu nous serons à Paris, terme de notre long voyage, nous comptons séjourner deux ou trois jours ici, plutôt pour voir la ville et ses manufactures qui excitent l’intérêt de mon cher Kang-hi, que pour nous reposer, ayant fait très commodément la route, et n’étant nullement fatigués. Nous sommes venus ici par le nouveau canal. Cette maniere de voyager est très agréable en elle-même ; elle a d’ailleurs pour moi le mérite de me rappeler les usages de ma patrie, de ce pays où sont restés tous les objets de mon affection, dont je suis maintenant si éloignée. On a tracé, ou plutôt élevé le canal le long d’un grand fleuve que l’on nomme le Rhône. Comme le bateau qui nous portoit, tiré par des chevaux au trot, alloit assez vite, les nombreuses barques qui descendoient ce fleuve rapide, sembloient voler avec la légèreté de la fléché tartare, et disparoissoient dans un instant. C’est un spectacle fort amusant. Kang-hi m’a appris que l’objet de ce grand travail étoit de faciliter le transport des marchandises qui ne remontoient qu’avec la plus grande difficulté cette riviere, dont la navigation est d’ailleurs interrompue pendant plusieurs mois, soit par la sécheresse, soit par les débordements. Aujourd’hui, au moyen d’un certain nombre d’écluses perfectionnées, on a en tous temps une navigation assurée et facile, et le Rhône ne sert plus que pour conduire de Lyon à la Méditerranée. J’avoue que je ne concevois pas l’utilité d’un canal si près d’une belle rivière ; mais pourquoi serois-je humiliée de mon peu de pénétration, puisque les hommes ont été si long-temps avant d’y penser ? Le temps étoit superbe, et j’ai pu rester pendant la plus grande partie du voyage sur le pont, dans mon palanquin fermé de jalousies, qui me permettoient de voir le pays sans être vue. Il m’a semblé presque désert, et ce qui est réellement étonnant, c’est que l’on assure que depuis un siecle la destruction de la petite vérole et les progrès de l’agriculture ont fait augmenter la population de plus d’un tiers. La ligne des montagnes du Vivarais termine à l’ouest l’horizon d’une maniere assez pittoresque ; mais les ouvrages de l’art n’embellissent point ici la nature, et ne répandent pas, comme à la Chine, une agréable variété dans le paysage. Au lieu de ces élégantes pagodes à nombreux étages, brillantes de porcelaine et d’émail, dont les toits dorés contrastent si bien avec l’azur des cicux qu’elles paroissent toucher, on voit de loin en loin quelques tristes clochers semblables à des pins dépouillés de leurs branches, ou plutôt à de grands cyprès desséchés. Près de moi tous les objets d’une teinte sombre ou indéterminée constrastoient pareillement avec les couleurs éclatantes de ma patrie. Où sont ces barques vernissées, ces jonkes si jolies, ces maisons flottantes qui ornent nos canaux ? La nature elle-même est ici moins parée. Je n’ai vu nulle part le lis des eaux, le superbe lyen-hoa, et ceux de nos arbres dont le port est si majestueux, et le feuillage si agréablement varié. Ah ! ma sœur, te souviens-tu de cette retraite charmante, de ce petit pavillon posé sur le haut d’un rocher qui domine le lac à l’extrémité du jardin de mon pere ? Combien de fois ne nous sommes-nous pas amusées, dans notre enfance, avoir les dociles oiseaux-pêcheurs nous apporter le produit de leurs vols, tandis que les paysans du voisinage, la tête affublée d’une citrouille, attrapoient des oiseaux aquatiques, dupes de cette grossière supercherie ? Ces scenes à la fois romantiques et animées ne se retrouvent point ici : on n’y voit que des champs monotones et quelques arbres épars, parmi lesquels j’ai cru cependant reconnoître le mûrier.

Je te dirai peu de choses des habitants. Les femmes ont la peau très basanée, les yeux noirs et vifs, mais beaucoup trop rapprochés, ce qui leur donne une physionomie tout-à-fait singulière, et même un peu méchante. Leur démarche est d’une vivacité révoltante, et me paroît bien contraire à la modestie. Quant aux hommes, tu penses bien que je n’arrête pas sur eux mes regards. Tout notre corps ne doit-il pas être pur ? Et les yeux n’en sont-ils pas une partie ?

Adieu, ma chere sœur, embrasse ma La-oa, ma fille chérie, que je t’ai confiée ; donne-lui de ma part ce qu’elle aime le mieux, afin que son jeune cœur s’accoutume à confondre dans son affection pour moi la tendresse et la reconnoissance.