Les Voyages de Kang-Hi/Lettre 21

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Chez Ant. Aug. Renouard (tome Ip. 254-263).


LETTRE XXI.


KANG-HI À WAM-PO.


Paris, le 19 août 1910.


La société des Français est d’autant plus agréable, mon cher Wam-po, qu’ils sont d’un caractère facile, et qu’ils supportent de bonne grâce la plaisanterie ; il n’y a guere que deux sujets sur lesquels ils n’entendent pas raillerie. Tout le monde ici prétend être brave et spirituel, et veut en avoir la réputation ; au reste, elle s’obtient aisément. A l’égard du courage, on n’exige ni cette fermeté qui fait supporter le malheur avec dignité, ni l’énergie de caractere qui soumet par l’autorité et entraîne par l’exemple ; ne croyez pas non plus qu’il soit nécessaire de montrer de l’audace, encore moins de l’intrépidité ; tout ce que l’on demande, c’est de ne pas refuser un duel, et de ne pas reculer au feu ; mais comme, malgré les querelles assez fréquentes et les guerres qui le sont encore plus, beaucoup de personnes arrivent au terme de leur vie sans avoir passé par ces épreuves, elles jouissent paisiblement des honneurs du courage, que plusieurs d’entre elles pourroient bien ne pas mériter.

Quant à l’esprit, on est encore moins difficile ; un certain air d’assurance, quelques expressions recherchées, un jargon de convention qui s’apprend plus aisément que la grammaire, suffisent pour donner dans la plupart des sociétés la réputation d’homme d’esprit ; mais celui qui joint à ces qualités précieuses, de l’élégance dans les manieres, de la prévenance et de la légèreté, est à-la-fois aimable et spirituel, et dès-lors il a le droit de donner des ridicules aux gens d’esprit qui ne sont pas à la mode, et sur-tout à ceux dont le bon sens dédaigne les choses futiles.

Il n’y a pas long-temps que j’ai découvert la véritable acception que les Français donnent à ce mot d’esprit, qu’ils répetent sans cesse, et qui me paroit bien éloigné aujourd’hui de sa signification primitive et naturelle.

J’étois à un grand dîner ; je priai mon voisin de me dire quel étoit ce personnage qui parloit fort haut, et qui sembloit en possession de faire toujours rire l’assemblée ; c’est, me répondit-on, un homme d’esprit, jadis fort riche, mais qui ne possede plus rien, si ce n’est un fonds inépuisable de gaieté ; au reste, s’il est ruiné, c’est sa faute, il a mangé en dépenses folles son bien, celui de sa femme, et doit encore de grosses sommes ; le fait est qu’avec tout son esprit il n’a pas le sens commun. — J’allois demander comment cela étoit possible, lorsque le maître de la maison, s’adressant à un grand homme qui étoit au bout de la table, et qui n’avoit jusque là ouvert la bouche que pour manger, lui fit des questions sur son nouvel ouvrage : On prétend, dit-il, que vous soutenez de singulières propositions ; par exemple, vous avancez que le numéraire appauvrit les états ! Sans doute, repartit l’auteur avec assurance, et je prouve aussi que la guerre augmente la population ; cependant on répete sans cesse que depuis trois mille ans tout est dit, et qu’il n’y a plus d’idées nouvelles. Je vous jure, reprit le rieur d’un ton ironique, que je n’ai jamais rien entendu qui ressemble aux vôtres ; je les tiens donc pour toutes neuves, et je suis de plus très porté à les croire ; votre systême sur les finances me semble sur-tout ingénieux, je voudrois, seulement pour être tout-à-fait convaincu de sa justesse, que quelqu’un, par maniere d’expérience, me fît toucher une centaine de mille francs ; je serois curieux de savoir si cela me rendroit plus pauvre, ce qui me paroît difficile : toute la compagnie éclata de rire, mais notre hôte, prenant la défense de l’auteur, qui paroissoit plus irrité que mortifié de la plaisanterie, dit obligeamment : lorsque l’on a autant d’esprit et de talent que monsieur, il est possible de soutenir les opinions les plus hasardées ; l’on est toujours sûr de faire plaisir même à ceux que l’on ne persuade pas. L’écrivain parut satisfait, et ne répondit à l’agresseur que par un regard méprisant. La conversation redevint générale. Mon voisin me dit alors tout bas : cet homme à systêmes est doué d’une imagination brillante ; il écrit bien, et il a des connoissances aussi variées qu’étendues, c’est dommage qu’il aime autant les paradoxes, et encore plus qu’il ait l’esprit faux. — Il me fut impossible de ne pas interrompre mon ami pour lui demander ce que signifioit cette singulière alliance de deux mots qui semblent si peu faits l’un pour l’autre. Je croyois, dis-je, que chez tous les peuples on entendoit par esprit la faculté de découvrir des vérités sublimes, de démêler l’erreur, et sur-tout de tirer de la réflexion et de l’expérience des leçons utiles, des conséquences salutaires, et des regles de conduite. — Je ne sais pas s’il en est ainsi dans les autres pays, mais en France nous disons que ceux qui font des découvertes importantes ont du génie, que ceux qui comprennent aisément ont de l’intelligence, cacher ses sentiments avec adresse, c’est avoir de la finesse (et c’est sur-tout le partage des femmes) ; deviner ceux des autres, c’est avoir de la pénétration ; saisir le véritable point de la difficulté, ce qui donne ordinairement le meilleur moyen de la vaincre, c’est avoir du discernement ; tirer le meilleur parti des circonstances et savoir s’y accommoder, c’est avoir de la raison. — Vous me dites bien ce qui n’est pas, suivant vous, de l’esprit, mais dites-moi donc… — Je vous entends, vous voudriez une définition ; si j’en connoissois une bonne, je vous la donnerois ; mais comme il n’en existe pas, je vais tacher de vous faire comprendre l’idée que nous attachons à ce mot. Nous appelons esprit une certaine vivacité d’intelligence qui permet de saisir des rapports éloignés entre les divers objets, et saillie l’expression inattendue de cette faculté ; mais elle est tellement indépendante du jugement et même du bon sens, que l’on dit très communément, cet homme a beaucoup d’esprit, mais c’est un fou ; tel autre parle bien, mais il ne fait que des sottises. Quant aux esprits faux, on peut les comparer aux personnes louches qui peuvent avoir la vue longue, quoiqu’elles regardent de travers. Au reste, quelque peu utile, quelque dangereux même que soit l’esprit lorsqu’il n’est pas uni à la raison, on en fait un tel cas ici, que les apparences même en sont recherchées : aussi veut-on en mettre partout, dans les écrits, dans les discours, dans les plus simples conversations ; et c’est sans doute de peur d’en manquer, que tant de gens imitent les doreurs, qui trouvent le moyen de donner avec quelques parcelles d’or, de l’éclat à de viles matières. On sait à quoi s’en tenir sur la véritable valeur de ce clinquant, mais la vanité trouve encore des jouissances dans les applaudissements du mauvais goût. Si vous me demandez comment il se fait que l’opinion publique ne s’égare pas lorsqu’il s’agit d’assigner aux génies supérieurs qui honorent la science et la littérature, la place éminente qui leur est due, je vous répondrai que le vulgaire est bien loin d’être en état d’apprécier leur mérite ; mais il croit sur parole ceux qui peuvent en juger, comme on s’en rapporte aux astronomes sur le diamètre de ces globes immenses que nos foibles yeux nous représentent si petits.