Les Voyages de Kang-Hi/Lettre 25

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Chez Ant. Aug. Renouard (tome IIp. 29-41).


LETTRE XXV.


KANG-HI À WAM-HO.


Paris, 2 septembre 1910.


Les connoissances des Européens sont loin de remonter à une époque aussi reculée que les nôtres. Tout est nouveau chez ces peuples, mais par une inexplicable singularité, un esprit de curiosité insatiable, un désir de perfectionner qui ne connoît point de bornes ont succédé chez eux à l’ignorance la plus insouciante, qui fut pendant bien des siècles leur partage. Aujourd’hui le bien ne les satisfait pas ; il leur faut du mieux : si dans les procédés des arts cette disposition est sans inconvénient, il n’en est pas de même lorsqu’elle s’étend aux formes de gouvernement et aux institutions sociales. La France et la plupart des autres petits états entre lesquels l’Europe est partagée, ont éprouvé les terribles effets de cette funeste manie. Il seroit assurément digne d’un observateur philosophe d’examiner les causes de cette irrégularité de la marche des Occidentaux dans la carrière de la civilisation et de l’industrie. Pour moi, qui n’ai pas les connoissances préliminaires qu’exigeroient des recherches si difficiles, et qui n’aurois pas le temps de les acquérir, j’ai dû me borner à rassembler quelques renseignements sur les dernieres découvertes ; celui que je regarde comme le plus intéressant, est le recueil des grands prix de salubrité institués il y a environ un siecle.

À cette époque, on remarqua, pour la premiere fois, que, si l’on avoit ingénieusement dirigé les ressources de la mécanique et les combinaisons de la chimie vers l’économie du temps dans les manufactures, l’amour du gain avoit exercé une telle influence sur l’esprit des inventeurs, qu’ils ne craignoient point de compromettre la santé des ouvriers pourvu qu’il en résultât le plus léger profit pour l’entrepreneur. L’introduction des enfants dans la plupart des fabriques étoit une raison de plus pour exciter la sollicitude d’un gouvernement paternel. On reconnut qu’ils y étoient presque toujours assis, souvent dans une attitude peu naturelle, et que le mauvais air des ateliers et le défaut d’exercice s’opposoient au développement de leurs organes, tandis que la répétition constante d’une manœuvre unique abrutissoit leur esprit, privé de l’éducation insensible mais nécessaire, qu’il doit dans la vie champêtre, ou dans celle encore plus agitée de la ville, à la diversité des objets qui l’occupent. On devoit donc s’attendre à voir sortir de ces lieux de rassemblement une race dégénérée et abâtardie[1]. La perfectibilité indéfinie de l’espece humaine est une chimere enfantée par quelques imaginations exaltées ; mais le premier devoir des gouvernements est de conserver à l’homme, au physique comme au moral, l’intégrité de ses facultés ; on exigea donc que les enfants employés dans les fabriques fussent occupés une partie de la journée à la culture des terres ou à quelque travail en plein air. Ces mesures salutaires s’étendirent à tous ces métiers qui ruinent la constitution des ouvriers, et dont quelquefois le seul voisinage est incommode ou meme dangereux. On excita les membres les plus distingués des sociétés savantes à s’occuper de la recherche de procédés plus salubres, et bientôt l’art du peintre, du doreur, de tous ceux qui emploient le mercure, du verrier, du corroyeur, du chaufournier, et bien d’autres, s’enrichirent de nouveaux moyens. Les inconvénients disparurent, et les résultats restèrent les mêmes. Lorsque ces découvertes importantes furent constatées, les anciennes et pernicieuses pratiques furent proscrites, et la surveillance la plus exacte s’exerça sur les compagnons aussi bien que sur les maîtres ; car l’imprévoyance coupable de cette classe d’hommes les expose souvent, pour une modique augmentation de salaire, à de longues infirmités ; on ne sauroit dire que la liberté nécessaire au commerce et aux manufactures soit blessée par de tels réglements ; en effet, si le travail est une véritable denrée qui peut se vendre et s’acheter, il existe des choses au-dessus de toute appréciation, trop précieuses pour être considérées comme des objets de trafic ; telles sont l’honneur et la santé, dépôts sacrés, inaliénables, que l’homme n’a reçus du ciel qu’à la charge d’en rendre compte. Les contrats dans lesquels ils se trouvent compromis peuvent paroître volontaires, mais ils n’en sont pas moins frauduleux, illicites ; ils doivent donc être sévèrement défendus.

L’administration, après avoir mis un frein salutaire à l’avidité des hommes, s’occupa de corriger les torts de la nature. Déjà certains cantons marécageux desséchés par des procédés dont les Hollandais avoient autrefois donné l’exemple, étoient devenus moins mal sains, mais les fievres périodiques qui désoloient à la fin de l’été les bords de presque toutes les rivieres, étoient regardées comme un fléau irrémédiable. Cependant la cause n’en étoit pas inconnue ; on savoit que les plantes aquatiques pourrissoient dès que la baisse des eaux les mettoit à découvert, et que leurs exhalaisons putrides suffisoient pour exciter dans le corps humain d’horribles ravages. Le problème à résoudre étoit donc de soutenir les eaux à une hauteur telle que les végétaux qui y croissent fussent toujours submergés. Après de mûres discussions et plusieurs années d’essais on adopta un plan qui embrassoit dans un systême général tout le territoire français ; mais ce grand ouvrage qui effrayoit alors l’imagination, et qui aujourd’hui, qu’il n’est pas encore terminé, excite l’admiration, fut commencé avec sagesse et suivi avec persévérance. Quelque bien qu’il dût en résulter, la génération présente ne fut pas sacrifiée à la postérité, ou plutôt à la vaine gloire de ceux qui auroient voulu attacher leur nom à cette magnifique entreprise. On fit peu à la fois, mais solidement ; et lorsque l’intempérie des saisons ou la guerre plus funeste ramena ces années désastreuses qui se retrouvent si souvent dans l’histoire des nations, les travaux furent suspendus ; car l’état doit, en bon pere de famille, préparer par le travail et la prévoyance le bonheur des races futures, mais il ne doit pas s’épuiser pour elles.

Deux moyens principaux furent employés pour établir plus d’égalité dans la hauteur des eaux ; l’un fut de creuser aux endroits où les fleuves quittent les montagnes pour entrer dans les plaines, d’immenses réservoirs, dont le superbe bassin de Saint-Fériol, qui alimente le canal du Languedoc, fut le modèle ; ils se remplissent dans la saison des pluies, diminuent les débordements, et conservent pour les temps de sécheresse leurs dépôts précieux : l’autre fut de resserrer par des digues le lit des rivières à bords plats[2].

Celui qui a écrit qu’en administration toutes les sottises sont meres, auroit bien fait d’ajouter que toutes les grandes mesures utiles produisent également des avantages inattendus. Ainsi l’on n’avoit songé qu’à la santé publique, et la navigation intérieure reçut une amélioration importante ; la baisse excessive des eaux ne lui fit plus éprouver de retards fâcheux ou même une interruption totale pendant le plus beau temps de l’année ; l’agriculture y gagna aussi de grands moyens d’irrigation, qui ajoutent si puissamment à la fertilité du sol.

Ainsi fut détruite la cause de ces maladies, qui le long des rivières accabloient périodiquement les pauvres villageois ; et désormais ces belles positions qui dominent les eaux limpides et les vertes prairies ne présenterent plus un dangereux attrait au riche citadin qui souvent y trouvoit en automne, au lieu du repos et de la santé, la fievre et de longues souffrances. Cependant il restoit à combattre un fléau plus rare sans doute, mais aussi plus terrible. Jusqu’alors on avoit trouvé encore moins de préservatifs que de remedes à ces épidémies funestes, dont la cause est inconnue, et qui, sous divers noms, ravagent de temps en temps les deux mondes. Le siecle dernier, on éprouva une de ces crises accompagnées de symptômes si effrayants, que la grandeur du mal excita l’industrie de toutes les classes. Un physicien, je regrette que l’histoire, si avide de recueillir les noms des brigands fameux, n’ait pas conservé le sien, persuadé que l’atmosphere n’étoit point infectée à une grande hauteur, s’éleva dans les airs ; l’eudiométrie perfectionnée lui ayant prouvé que ses conjectures étoient fondées, il adapta à son aérostat des tubes d’étoffe imperméable qui descendoient jusqu’à terre, et les fit communiquer à de puissants ventilateurs. Il parvint ainsi à établir des courants perpétuels d’air pur. Ce moyen simple employé en grand eut le plus heureux succès. Chaque place, chaque rue, chaque hospice eut des ballons salutiferes, et la maladie s’arrêta. Depuis, l’expérience ayant démontré que les miasmes contagieux ne dépassoient guere trois cents pieds, hauteur commune des brouillards, on imagina de se servir des tours des églises pour soutenir des tuyaux de descente, auxquels s’ajustent au besoin des ventilateurs.

Ainsi les monuments de la piété ont vu ajouter à leur destination sublime un nouveau secours pour l’humanité souffrante, et l’homme fait descendre à la fois du ciel les deux plus grands biens que la Providence lui ait départi, la santé et l’espérance.

  1. Cet inconvénient étoit depuis long-temps senti en Angleterre. Le marquis de Lansdown (plus connu sous le nom de lord Shelhurne), homme d’état dont les lumières égaloient le patriotisme, et qui avoit été deux fois premier ministre, s’entretenant avec l’éditeur de ces lettres, se plaignoit de l’influence funeste que l’accroissement excessif des manufactures de coton et de laine exerçoit sur la population de Manchester et de plusieurs autres villes ; il disoit que la corruption des mœurs y faisoit des progrès alarmants, en même temps que l’on s’apercevoit d’une dégradation sensible dans la force des individus employés à ce travail minutieux et sédentaire ; enfin, tout en convenant des grands avantages que la nation retiroit de cette source abondante de richesses, il craignoit qu’ils ne fussent trop chèrement achetés. La même remarque a été faite par Arthur Young ; voyez son Voyage en Irlande, tome 2.
  2. Ce qui s’est passé en 1809 vient à l’appui de ces conjectures. Pendant tout l’été les eaux ont été singulièrement hautes, et jamais il n’y a eu moins de fievres.