Les Voyages de Kang-Hi/Lettre 28

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Chez Ant. Aug. Renouard (tome IIp. 101-110).


LETTRE XXVIII.


KANG-HI À WAM-HO.


Paris, le 16 septembre 1910.


Il y a environ deux siecles, mon cher Wam-po, qu’il s’est introduit en Europe un usage dont je veux vous rendre compte[1]. On imprime tous les matins à Paris et dans la plupart des grandes villes plusieurs petits écrits, qui contiennent tout ce que l’on présume devoir intéresser ou amuser le public. On y trouve des articles sur la pluie, le beau temps, le procès singulier, le crime atroce, le trait de générosité, la piece qui tombe, le roman qui réussit, les événements d’une guerre éloignée, le voyage d’un prince étranger, le tremblement de terre, le début d’une actrice, la mode nouvelle ; enfin rien n’est oublié : les bagatelles les plus minutieuses y tiennent leur place comme les événements les plus importants. Un simple alinéa sert de transition, et de l’un à l’autre de ces sujets si disparates, l’imagination légere de ces peuples fait sans efforts des sauts prodigieux. Cette invention flatte singulièrement trois défauts auxquels les Européens sont sujets, la curiosité des choses inutiles, la médisance et la paresse d’esprit : aussi le goût des journaux est-il universellement répandu. Les gens riches les font venir chez eux, les autres vont les lire dans les cafés. Outre l’avantage très grand pour des oisifs de consumer une heure ou deux, il en est un autre que l’on prise encore plus. On trouve dans ces feuilles des jugements tout faits ; et comme un journal est une autorité dans son parti, chacun en recueille ce qui lui est nécessaire pour la conversation de la journée : ainsi l’on est dispensé de réfléchir même sur les sujets frivoles, et cela ne laisse pas que d’être fort commode.

De tous ces écrits périodiques un seul a la sanction du gouvernement, comme cette gazette que l’on imprime à Pé-kin, dans laquelle l’empereur daigne nous faire connoître ses volontés, et les récompenses ou les châtiments qu’il juge à propos de distribuer ; les autres sont l’ouvrage de spéculateurs, qui de leur autoritée privée s’établissent juges souverains des arts, de la littérature, et, si on les laissoit faire, de la politique. Ils blâment donc ou louent indistinctement les auteurs et les peintres, les sculpteurs et les musiciens, les acteurs et les architectes : ces tribunaux ne sont pas toujours inaccessibles à l’intrigue et à la corruption ; mais comme ils sont directement aux gages du public, lorsque leurs jugements sont par trop iniques, les souscriptions cessent, et ces magistrats si orgueilleux rentrent dans la classe des simples citoyens.

La condition des journalistes seroit assez douce, si leurs feuilles, qui doivent être prêtes tous les jours à heure fixe comme les voitures publiques, pouvoient aussi, comme elles, partir à moitié vides lorsqu’il n’y a pas de quoi les remplir ; mais on ne leur laisse pas cette faculté. Beaucoup d’amateurs pour qui cette lecture est un exercice des yeux devenu nécessaire par l’habitude, comme la promenade en est un pour les jambes, trouveroient fort mauvais que leur journal contînt une seule ligne de moins. Les écrivains périodiques sont donc obligés, lorsqu’il y a disette de nouvelles, de recourir à différents expédients. D’abord ils rendent compte de tous les ouvrages nouveaux, quelque mauvais qu’ils soient : ils en font même quelquefois connoître de si ridicules, que l’on pourroit les soupçonner de faire composer exprès ces rapsodies pour divertir le public. D’autres fois ils se cherchent querelle entre eux, et se déchirent mutuellement ; la malignité s’en amuse un instant ; mais pour peu que ces querelles durent, elles fatiguent et ennuient. Il vaudroit bien mieux pour eux, comme pour le public, qu’ils publiassent journellement des réflexions judicieuses et impartiales sur quelque point intéressant de littérature et de morale ; mais il faut convenir que cette obligation d’avoir de l’esprit tous les jours, en dépit des maux et des chagrins qui assiegent l’humanité, est au-dessus des forces d’un seul homme, et demanderoit celles de plusieurs collaborateurs aussi éclairés que laborieux.

La profession des journalistes est bien moins considérée en France qu’en Angleterre, où l’on a vu des personnes d’un rang distingué, et même des ministres d’état composer des feuilles périodiques. Il est vrai que ces excellents moralistes, dont on admire encore les écrits, attaquoient les vices, blâmoient les excès de tous genres, se moquoient des ridicules, mais non des individus. Ainsi ils ne compromettoient point leur considération comme font ceux qui, prenant le moyen facile de rendre par des personnalités leurs articles plus piquants, s’attirent des injures et des sarcasmes, qui les rendent à leur tour les jouets du public.

Les journalistes, quel que soit leur talent, ne peuvent prétendre à aucune considération, s’ils ne montrent constamment de la sévérité pour les principes, et de l’indulgence pour les personnes, et s’ils ne mettent autant de modération dans leurs éloges que dans leurs censures. Il faut donc avant tout qu’ils s’abstiennent de parler de ces ouvrages absolument mauvais, dont il est impossible de rendre compte sans couvrir les auteurs de mépris et de ridicule. La correction des fautes grossières est sans profit pour la littérature, et ne fait qu’exciter des haines et des fureurs contre ceux qui les montrent au grand jour. La critique nécessaire des ouvrages médiocres leur attirera toujours un assez bon nombre d’ennemis ; et il faut convenir que leurs auteurs ont réellement sujet d’étre irrités. En effet, sans les journaux, ils pourroient jouir tranquillement de ces réputations viagères qui se font dans les coteries, et que le public aime mieux tolérer qu’approfondir. On voit tous les jours un homme, avec quelque esprit et beaucoup de suffisance, publier un livre : ses amis le prônent, et ne sont point contredits, car personne ne le lit. Mais bientôt paroît le journal. Il analyse l’ouvrage, et, ce qu’il y a de pis, en cite des passages entiers sans verve, sans chaleur, pleins d’incorrections et de réminiscences. Le public rit, les amis se retirent ou se réunissent aux rieurs, et l’auteur est jugé. Il a beau se plaindre de l’esprit de parti, de l’envie qui se plaît à étouffer le talent naissant, à détruire les réputations établies, de la malignité du critique qui a isolé des passages, négligé de faire connoître des beautés ; ces lieux communs, triste ressource des auteurs maltraités, n’ont aucun succès. Il ne lui resteroit, pour rétablir son crédit, que d’user de ce moyen qu’employa autrefois Ouen-tsée, un de nos plus célebres écrivains. Des envieux avoient critiqué avec ses ouvrages et déchiré sa personne ; une cabale puissante s’étoit acharnée contre lui, et étoit parvenue à égarer l’opinion publique. Il ne répondit rien, disparut quelque temps ; mais, réunissant dans sa retraite tout ce que la nature lui avoit donné de chaleur d’imagination, de vigueur d’esprit, de force d’attention, il composa un véritable chef-d’œuvre sous ce titre : « Afin qu’on m’apprécie ».

Il faut que les auteurs Européens ignorent ce moyen victorieux de répondre à la critique ; au moins ne voit-on pas qu’ils en fassent usage.

Vous trouverez ci-joint un journal français. Je vous envoie le premier qui s’est présenté ; dans le nombre de ces écrits périodiques, il y en a sans doute de bien meilleurs, mais aussi il y en a de plus mauvais.


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  1. Il eût été plus exact de dire que les premières gazettes parurent en France en 1631 ; mais elles existoient depuis long-temps à Venise, où on les appeloit gazetta, du nom d’une petite piece de monnoie que l’on payoit pour lire chaque feuille.