Les Voyages de Kang-Hi/Préface

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Chez Ant. Aug. Renouard (tome Ip. v-xxviii).


PRÉFACE

Qu’il est indispensable de lire pour l’intelligence de l’ouvrage.




Louvrage que je publie repose sur une double fiction. Un Chinois voyage en Europe avec sa femme. L’époque de son arrivée à Paris est fixée à l’année 1910.

La premiere de ces suppositions me donne l’occasion de comparer les mœurs opposées des deux extrémités du monde civilisé. Des personnages en action font mieux ressortir les contrastes ; et cette forme soutient l’attention plus que le simple raisonnement.

La seconde me permet de représenter, comme s’ils existoient, les changements que doivent amener les découvertes appliquées à l’économie domestique, et les perfectionnements de l’industrie. Les progrès journaliers des arts, et la marche accélérée de l’esprit humain vers ce but, rendent ces améliorations vraisemblables, et ne laissent d’incertitude que sur le moment où elles seront faites et généralement adoptées.

Ces deux espèces de fictions ne sont pas nouvelles. Les Lettres Persannes, et le Voyage du jeune Anacharsis, ont prouvé tout le parti que l’on pouvoit tirer de la première : et tel est le charme que la finesse des observations et le mérite du style ont répandu sur ces deux ouvrages, qu’il est difficile de croire que les Lettres Persannes eussent obtenu moins de succès à Athènes, que le livre de Barthélemy n’en a eu à Paris.

Quant au second genre de fiction, l’on a vu, il y a environ trente ans, publier un ouvrage où l’auteur anticipant de plusieurs siècles sur les évènements, et se livrant à toute la chaleur de son imagination, présentait, à l’exemple de Platon, de Morus, et de quelques autres, de nouveaux plans d’institutions politiques, civiles et religieuses. Les hommes en adoptant ses idées ne pouvoient manquer, disoit-il, de devenir tout-à-coup heureux et sages. Mais, si la curiosité est excitée dans quelques circonstances par de tels écrits, la raison répugne à admettre la possibilité de ces secrets infaillibles au moyen desquels les passions vont s’éteindre, les mœurs se réformer, et les vertus succéder aux vices. L’expérience n’a d’ailleurs que trop prouvé qu’en morale comme en médecine les panacées sont des chimères. Le genre humain dans aucun âge n’a manqué ni de docteurs ni de réformateurs en tout genre. Mais, parmi tous ces législateurs, fondateurs, philosophes, quelques uns ont prêché la plus rigide austérité, tandis que les autres ont cherché à encourager le commerce, dont le luxe est le résultat ordinaire. Ces deux principes modifiés à l’infini, sont la base de la plupart des institutions. Quant aux gouvernements, dans plusieurs contrées l’on s’est efforcé, par des combinaisons plus ou moins ingénieuses, d’assurer à la fois la tranquillité de l’état et la liberté du sujet. Quelques peuples se sont soumis au despotisme légal, d’autres sont gouvernés par la monarchie tempérée ; enfin la démocratie régne encore dans le nord du Nouveau Monde après avoir si long-temps agité l’ancien. Qu’est-il résulté de tentatives si contraires, et d’essais si opposés ? L’évènement a prouvé de plus en plus la justesse de ce mot de Pope : « Le meilleur gouvernement est celui qui est le mieux administré ».

Je me garderai bien d’ajouter à tant d’oiseuses spéculations ; mais, persuadé que les passions sont inhérentes à l’espèce humaine, comme les sens et les facultés, je peindrai les mœurs actuelles sans m’embarrasser de la date que j’écrirai sous mes tableaux. L’Avare de Molière existoit il y a deux mille ans ; il est notre contemporain , il le sera de nos enfants ; et l’on peut en dire autant de l’Orgueilleux, du Joueur, de l'Ambitieux, de l’Envieux. Il n’est pas plus en notre pouvoir de délivrer l’espèce humaine de ses vices et de ses défauts, que de changer sa conformation ; ce qui n’empêche pas qu’ils ne doivent être réprimés par les lois, aidées de l’arme puissante du ridicule, car la vanité, comme la lance d’Achille, peut servir à guérir les maux qu’elle fait ; et c’est un service que le public a droit d’attendre de tous ceux qui écrivent sur les mœurs. Mais, s’il est absurde de proposer des recettes pour guérir radicalement l’ambition des princes, la bassesse des courtisans, la coquetterie des femmes, l’égoïsme et la cupidité, il ne l’est pas de travailler à diminuer le mal physique : on peut raisonnablement chercher les moyens de rendre les maladies plus rares, de prévenir les contagions, de corriger les défauts du climat, enfin d’entretenir la santé publique : on peut s’occuper d’assurer aux hommes une nourriture abondante, et moins dépendante de l’intempérie des saisons, de faciliter les moyens de transport, afin de rendre plus égale la distribution des faveurs de la nature, de diminuer les dangers et les lenteurs de la navigation, et de rendre toute espèce de voyage plus sûre et plus commode, de rechercher comment à peu de frais on pourroit combattre les rigueurs de l’hiver, les ardeurs de l’été, enfin d’augmenter les jouissances du riche, et sur-tout de diminuer les souffrances du pauvre. Il n’y a rien de vague ni de dangereux dans de tels projets comme dans les expériences politiques : tout est réel, positif, avantageux ; et les progrès continuels des sciences et des arts prouvent que l’espérance de nouvelles découvertes n’est point chimérique. C’est même dans cette persuasion que les souverains se servent des sociétés savantes pour proposer annuellement au concours des questions d’utilité publique, et qu’ils instituent des médailles et des prix. Si de tels encouragements ne sont pas à la disposition des simples particuliers, ils peuvent du moins, en montrant la possibilité et l’avantage des différentes espèces de perfectionnements et d’améliorations, sur-tout en indiquant la route probable qui doit y conduire, diriger vers la solution de ces utiles problèmes l’esprit et l’attention de ceux à qui la nature a accordé le génie des inventions, et avancer ainsi l’époque de nouvelles jouissances.

L’on n’est que trop généralement porté à regarder les découvertes comme impossibles avant qu’elles soient faites, sauf à prouver, quand elles le sont, que rien n’étoit plus aisé. Mais des clameurs inconsidérées ne doivent point décourager ceux qui emploient ce que la nature leur a accordé de moyens et de force à avancer la maturité de la récolte destinée au genre humain : ils méritent bien du public ; et quel que soit le succès, des intentions aussi louables ont droit à l’estime, et commandent l’indulgence.

Après avoir rendu compte du but que je me suis proposé en composant cet ouvrage, il me reste à dire pourquoi j’ai préféré de mettre des Chinois en action.

Lorsque j’ai voulu opposer aux Français une nation de mœurs différentes, la première qui s’est présentée à mon esprit est celle qui habite ce vaste empire de la Chine, plus peuplé que l’Europe entière, et qui cependant n’obéit qu’à un seul souverain. Ses coutumes, son langage, et ses lois la séparent du reste du monde, comme si elle appartenoit à une autre planète ; les hautes montagnes qui la couvrent à l’ouest, et sa grande muraille ont été, il est vrai, insuffisantes pour la défendre contre les Tartares qui l’ont envahie deux fois ; mais la force de ses institutions, plus grande que celle de ses armes, a bientôt soumis ses conquérants. On ne sauroit douter que telle est en effet la cause de ce singulier phénomène, lorsque l’on considère que ce sont les mêmes peuples, qui, descendant du plateau de la haute Asie, et dirigeant vers l’occident leurs hordes guerrières, ont envahi successivement la Russie et la Perse, l’Allemagne et la Pologne, l’Italie et la Grèce, enfin l’Angleterre, la France et l’Espagne, et que partout, loin d’adopter comme à la Chine les lois de leurs nouveaux sujets, ils leur ont donné une bonne partie de leurs usages, dont les traces profondes subsistent encore de nos jours. Seule, la Chine a subsisté en corps de nation ; et sa constitution a traversé les temps, sans être ébranlée par les guerres étrangères et civiles, et le renouvellement de vingt dynasties. Ses lois paroissent immuables comme celles de la nature, ses arts indigènes comme les productions du sol. Leur origine est inconnue, leurs perfectionnements remontent à des époques fabuleuses. Il est vrai que depuis bien des siècles ils sont stationnaires ; mais aussi on ne trouve point chez les Chinois cette lacune de mille ans, qui dans notre Europe interrompt l’histoire des travaux de l’esprit humain.

De telles particularités donnent à un peuple une extrême importance, et sont de nature à attirer l’attention de l’observateur, comme la différence totale des usages excite la curiosité du vulgaire.

Si l'ancienneté seule d'un grand ouvrage a le droit de nous intéresser ; si nous lisons avec plaisir de minutieux détails sur les pyramides d’Egypte, énormes amas de pierres, qui n’offrent qu’une accumulation prodigieuse de travaux inutiles ; avec quel intérêt devons-nous considérer la Chine, seul monument vivant et animé que la haute antiquité nous ait transmis! Lorsqu’on découvrit Herculanum et Pompéïa, ces villes antiques où tout étoit resté intact, et dont le Vésuve avoit fait, si on ose le dire, d’immenses momies, l’Europe entière recueillit avidement toutes les particularités de cette découverte. Mais ici il ne s’agit pas d’une ou deux bourgades ; c’est un grand empire plus ancien que Rome, et que cependant l’âge n’a point vieilli, un empire dont les habitants sont restés les mêmes qu’au temps des Chaldéens, des Étrusques, des Pelasges, et dont les mœurs n’ont avec les nôtres aucun de ces traits de ressemblance que l’on retrouve chez les Romains.

Les autres grandes monarchies ont disparu, ne laissant sur la terre, au lieu de traces, que des souvenirs plus ou moins confus. Le monde est si vieux, ou plutôt ses vicissitudes sont si fréquentes, que les hommes ont fondé des empires sur des débris d’empire plus anciens, comme ils ont bâti des palais sur les laves qui ont englouti les constructions antiques : la même contrée a vu régner les Assyriens et les Mèdes, Darius et Alexandre, les Parthes et les Sophis.

L’Égypte conquise par les Perses, longtemps soumise aux Grecs, réduite en province romaine, et depuis la proie des Sarrasins et des Turcs, ne contient plus d’Égyptiens. Au Nouveau Monde, l’empire des Incas et celui du Mexique n’existent plus. Dans l’antique Asie, les Indous ont, il est vrai, conservé la religion et une partie des coutumes de leurs pères ; mais cette multitude d’êtres intéressants par leurs mœurs douces comme leur climat, ne forme plus depuis bien des siècles de corps de nation : divisée comme en grands troupeaux, elle est opprimée par les Mogols, les Maures, et sur-tout par les Anglais, qui comptent près de 30 millions d’ilotes dans cette vaste péninsule : ce n’est qu’aux extrémités de l’Orient que l’on peut trouver encore quelques peuples intacts chez qui l’empreinte du caractère primitif ne soit pas altérée par le mélange ou la servitude : tels sont les Birmans, les Japonois, et les Chinois. Ces derniers, supérieurs à tous les autres par leurs connoissances en politique autant que par leur population, excitent encore la curiosité de l’observateur par des contradictions apparentes, et qui jusqu’ici n’ont pas reçu d’explication. Il est en effet difficile de concilier l’excellence de leur morale avec la fourberie dans les transactions commerciales qui leur est généralement reprochée, la perfection de l’agriculture avec les nombreuses famines qui les désolent. J’ai tenté de donner la solution de ces difficultés, et de quelques autres moins importantes. Mais, si la raison doit présider aux conjectures, il faut que la vérité dicte l’exposé des faits. J’ai donc recherché avec soin quelles étoient les sources les plus pures où l’on pouvoit puiser.

Les écrits des missionnaires offrent un immense corps d’observations et de documents. On trouve soit dans leurs ouvrages particuliers, soit dans le recueil de leurs lettres, presque tous les faits qui sont depuis venus à notre connoissance, et le grand ouvrage du père du Halde est encore ce que nous avons de plus authentique et de plus complet. Si quelquefois on rencontre dans leurs premières relations des traits d’une excessive crédulité, cette foiblesse tenoit au temps où ils vivoient ; car les autres voyageurs anciens racontent des fables aussi grossières : mais que l’on consulte ces mémoires qui forment une collection si précieuse, adressés dans un siècle plus éclairé à un des ministres du feu roi, on verra que la plus saine critique a présidé à leur rédaction. Et comment refuser sa confiance à des savants en relation avec toutes les académies de l’Europe, académiciens eux-mêmes, recommandables par leurs talents, et plus encore par la piété qui interdit le mensonge, et que la faveur des empereurs et le zèle des nouveaux convertis ont mis à portée de recueillir une foule de faits intéressants ?

Dans ces derniers temps , l’ambassade de lord Macartney a ajouté de précieux renseignements à ceux que nous avions déjà. Le gouvernement anglais, avec une munificence digne d’éloges, avoit fait accompagner cet ambassadeur par des hommes d’un mérite distingué dans plusieurs genres. Sans doute leur séjour a été bien court pour examiner complètement un aussi grand empire ; mais d’un autre côté ils ont eu l’avantage de parcourir une immense étendue de pays en Chine, et de visiter la résidence impériale au-delà de la grande muraille. La présence de témoins graves a du rendre encore plus scrupuleux sur l’exactitude des observations, le chevalier Staunton, ingénieux rédacteur du journal de l’ambassade ; il s’est souvent servi de leurs notes, et toutes ces circonstances donnent à son ouvrage un caractère d’authenticité qui inspire la confiance.

Les relations des voyageurs de toutes les classes et de tous les pays qui, depuis celles de Marc-Paolo, imprimées pour la première fois en 1502, jusqu’à celle de M. de Guignes fils, publiée en 1809, ont successivement paru sur la Chine, offrent pour la plupart de l’instruction et de l’amusement ; elles ne perdent de leur intérêt que lorsqu’on en lit un grand nombre de suite, mais alors même elles ne demandent qu’un degré d’attention ordinaire pour discerner dans cette foule de récits quelquefois obscurs et souvent contradictoires, celui auquel on doit ajouter foi. Il n’en est pas ainsi des livres scientifiques qu’il est indispensable de consulter si l’on veut acquérir une connoissance approfondie de l’état où se trouvent les arts et les sciences chez ce peuple si intéressant sous tous les rapports. Les méditations chinoises du célébré Fourmont, sa grammaire mandarine, le museum Sinicum de Bayer, l’alphabet Tar-tar-mantchou de Langlès, et cette foule de dissertations et de mémoires que d’autres savants du premier ordre, tels que Leibnitz, Freret, Wolf, Lacrose, Hyde, etc. etc. ont composés sur la chronologie, l’astronomie, la littérature chinoise, et qu’ils ont publiés séparément ou insérés dans les collections des académies françaises et étrangères demandent un véritable travail ; et ce n’est même pas sans peine que l’on parvient à découvrir ces trésors épars et enfouis. J’ai voulu éviter une partie de ces fastidieuses recherches aux personnes curieuses de ce genre d’érudition, que tant d’esprits supérieurs n’ont pas dédaigné, en plaçant à la fin du second volume une notice assez étendue d’ouvrages sur la Chine, suivie d’indications sur les pièces académiques. Le soin que j’ai pris n’est pas, je dois l’avouer, tout-à-fait désintéressé ; j’ai espéré qu’en désignant ainsi d’une manière précise les sources nombreuses, et peut-être peu connues du commun des lecteurs, dans lesquelles j’ai puisé, je donnerois quelque autorité à mes écrits.

Parmi tous les ouvrages sur la Chine que j’ai parcourus, les Lettres Chinoises du marquis d’Argens m’ont particulièrement intéressé par leur titre ; s’il eût été bien rempli, le livre que je publie n’auroit jamais vu le jour ; mais comme il est plus question dans ces lettres (d’ailleurs très peu piquantes) des jansénistes et de la bulle unigenitus que des Chinois, elles m’ont paru mériter le profond oubli dans lequel elles sont tombées. Il n’appartenoit qu’à Pascal de composer sur ces querelles théologiques un ouvrage à la fois classique et amusant.

Dans un temps où le goût des romans est presque universel, j’ai cru ne pouvoir me dispenser de placer une intrigue dans un livre dont la forme au moins est légère ; je n’ai point cherché à dépeindre des modèles d’une perfection qui n’est que trop idéale, j’ai simplement représenté ce qui se rencontre souvent dans le monde, un homme doué d’un cœur droit et d’un esprit juste, mais qui, cédant à l’exemple et à la séduction , ne reconnoît son égarement, que lorsqu’il se voit au moment d’être victime des conséquences de sa foiblesse.

Il ne me reste que peu de mots à dire sur les conjectures politiques répandues dans cet ouvrage. Ces sortes de prophéties, alors même qu’elles ne manquent pas de vraisemblance, prêtent certainement au ridicule lorsque l’on prétend fixer l’époque à laquelle elles se réaliseront, car la fortune se réserve toujours ce secret ; mais, en me donnant la latitude d’un siècle, je me suis placé dans une position plus favorable, et j’ai pu même anticiper sur les conséquences d’évènements généralement attendus. La révolution, qui doit un jour séparer l’Inde anglaise de la métropole, aura nécessairement une telle influence sur les destinées du monde, que j’ai cru devoir traiter à part un sujet de cette importance. Les détails de mœurs et de géographie sur cette contrée, à jamais intéressante, que l’on trouvera dans ce mémoire, me font espérer qu’il ne paroîtra pas trop long.