Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Quatrième Ciel/Chapitre VI

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CHAPITRE VI.

Description d’une bataille.

Jarrivai au camp dans l’instant que le prince Aricdef venoit de donner ses ordres pour le départ. Ce général avoit reçu des nouvelles certaines que les Belloniens s’avançoient dans le dessein de combattre, que la jonction de leur armée avec celle des Saliens devoit se faire sur une hauteur, & qu’ils s’étoient déjà emparés d’un terrein fort avantageux, qui étoit une plaine entre deux montagnes fermée par derrière d’un grand bois, mais assez spacieuse pour y contenir une armée en bataille ; ils y avoient en effet rangé toutes leurs troupes sur deux lignes ; la première endossée du grand bois, afin d’empêcher qu’on ne pût les joindre par derrière ; ils croyoient aussi leur droite assurée par un château & par la ville dont ils étoient les maîtres ; leur gauche étoit fermée par une chaîne de montagnes escarpées qui s’étendoit très-loin ; outre cela ils avoient devant eux au pied de la montagne une grande rivière & un gros ruisseau qui les enfermoient du côté de la plaine.

Ce fut devant cette plaine que le prince nous conduisit, après plusieurs jours d’une marche forcée. Aricdef commença par reconnoître la situation des lieux & la disposition des ennemis qu’il ne pouvoit attaquer ni par la droite, à cause des montagnes escarpées, ni par la gauche défendue par la ville & le château. Le seul endroit qu’il remarqua par où on pouvoit les joindre étoit un défilé à côté de la ville, qui pouvoit à peine contenir quatre hommes de front, & qui étoit encore dominé par le château, de sorte qu’on ne pouvoit passer par ce défilé sans s’en rendre le maître & forcer la ville qui étoit devant, & dont les avenues étoient remplies de jardinages, de haies, de vignes & de petits ruisseaux qui formoient un terrein marécageux où les gens de pied avoient beaucoup de peine à marcher. Tous ces endroits étoient encore occupés par les Belloniens qui les avoient garnis d’infanterie.

Il fallut donc chasser toute cette infanterie, passer le ruisseau & la riviere qui étoit très-profonde, pour gagner ce défilé, au bout duquel on n’avoit pour se mettre en bataille qu’un terrein fort étroit qui alloit toujours en montant, & dans lequel on pouvoit mettre à peine six ou sept escadrons de front ; il est vrai que ce terrein s’élargissoit à une certaine distance, mais aussi on ne se trouvoit plus qu’à une portée de mousquet des ennemis. Comment pouvoit-on avoir l’audace d’aller former des lignes si près d’un camp dont les troupes étoient fraîches, reposées, & sortoient de bons quartiers d’hiver ; au lieu que les nôtres étoient extrêmement fatiguées d’une longue marche, sans aucun repos & sans équipages ; leur cavalerie étoit cuirassée, la nôtre n’avoit pas même de buffles ; enfin de tel côté qu’on envisageât leur armée, il est certain qu’elle avoit sur la nôtre non-seulement l’avantage de la situation, mais encore celui du nombre.

Toutes ces difficultés, loin d’arrêter le prince, ne firent qu’animer son courage ; nuls de ces avantages n’échappent à sa pénétration ; il les envisage tous, & en même tems les dangers où ses troupes seroient exposées s’il n’engageoit la bataille avant la jonction des armées de l’ennemi. Le desir qu’il avoit de se signaler dans cette campagne par une action éclatante, le détermina au combat, malgré tous les obstacles qui sembloient l’en détourner.

Une résolution si hardie étonne tous les officiers ; mais les soldats, accoutumés à vaincre sous ce prince, applaudirent à cette décision par des cris de joie qui furent dès-lors regardés comme un bon augure : tous remettent avec zèle leur destin à la prudence, à la valeur & aux grands talens de celui qui les commande.

Ce fut donc ce poste que notre général choisit, il y rangea des troupes en état de se soutenir les unes par les autres, après avoir pris une exacte connoissance des lieux ; il sait profiter de ses avantages, des fautes de l’ennemi, & éviter les piéges avec toute l’activité possible.

Déjà il s’est emparé des hauteurs qui dominent la ville & le château, déjà il a reconnu tout le terrein qui les environne, il a compté toutes les ressources de l’ennemi & il a découvert les lieux qui favorisent l’attaque ; cependant la nuit est destinée pour les chasser de leurs postes, & le silence de cette nuit affreuse est troublé par les décharges continuelles de toute notre artillerie. Il semble que les dieux favorisent nos desseins : le ciel se couvre de nuages, le feu des éclairs se mêle au feu continuel & rapide de nos batteries, & le bruit des canons, joint aux éclats redoublés du tonnerre, fait retentir les rochers ; les remparts s’écroulent, & tous ces objets réunis dans l’obscurité d’une nuit sombre forment une scène d’horreur & d’épouvante ; l’ennemi étonné est forcé de céder au torrent, il fuit après avoir livré aux flammes toutes ses richesses.

Ces malheureux se hâtèrent de rejoindre le gros de leur armée. La vigueur de cette action répandit le trouble & l’épouvante dans le camp des Belloniens. Nous attaquâmes ensuite le château qui domine le défilé par lequel on pouvoit joindre l’armée ennemie. Lorsqu’on s’en fut rendu maître, on les délogea de toutes les hauteurs, & le prince fit passer toute son infanterie sans aucun obstacle dans le terrein que nous venions de gagner pour nous mettre en ordre de bataille.

Ce terrein serré des deux côtés par de longues baies qui s’étendoient jusqu’au camp des Belloniens, fut gardé par nos dragons. Le prince fit avancer à droite & à gauche, de l’infanterie qu’il plaça dans divers postes, ou en corps, ou par détachemens, selon la disposition du terrein, afin de couvrir sa cavalerie lorsqu’elle arriveroit, ou pour la soutenir si l’ennemi venoit à la charger. Ces dispositions faites, il fit avancer la cavalerie pour la mettre en ordre de bataille à mesure qu’elle arriveroit. Le peu d’étendue qu’avoit ce terrein nous força, d’abord à n’y former que des lignes fort courtes.

Le prince donna ensuite ses ordres aux lieutenans généraux qui devoient commander chacun dans leur poste, & se mit au centre de l’armée, à la tête de laquelle il avoit placé son canon. Le prince ordonna sur toutes choses à la cavalerie d’essuyer le premier feu des ennemis, & de ne les charger que le sabre à la main.

Les Belloniens qui voient tous nos mouvemens, viennent fondre sur nous avec tout l’avantage que leur donne la pente du terrein ; & leurs glaives infernaux, ébranlés par la rage, frappent tous nos soldats, renversent notre première ligne sur la seconde ; déjà commençoit la confusion, lorsqu’Aricdef fit avancer ses bataillons la pique baissée pour arrêter l’impétuosité des ennemis qui faisoient tous leurs efforts pour enfoncer nos lignes, mais ceux qui étoient postés derrière la haie firent de si furieuses décharges sur eux, qu’ils n’en purent soutenir le feu ; ils commencèrent à plier à leur tour, reculant peu-à-peu : nous les chassâmes sur leurs hauteurs, & gagnâmes par ce premier choc un terrein assez considérable pour redonner une nouvelle forme à notre armée.

Aricdef fit alors placer sa cavalerie au centre, mit quatre gros bataillons sur les ailes, & des pelotons d’infanterie entre ses escadrons, pour seconder les cavaliers lorsqu’ils en viendroient aux mains. Il plaça son artillerie à la tête, fit une troisième ligne, & ordonna qu’on étendît les deux autres.

À peine notre canon eut-il commencé à donner, que les Belloniens revinrent une seconde fois avec l’élîte, de leurs troupes, nous firent plier & se firent jour à travers plusieurs escadrons, ce qui mit assez de désordre parmi nos troupes pour craindre l’événement de cette journée ; mais le prince avoit si bien posté son infanterie, qu’elle se trouva par-tout à portée de réparer le désavantage de la cavalerie ; ensorte que nos escadrons s’étant ralliés, Aricdef se mit à leur tête, suivi des officiers généraux qui fondirent l’épée à la main avec tant de force & de vigueur sur les ennemis, qu’ils les firent plier à leur tour ; ce qui nous donna encore l’avantage sur cette dernière action qui dura jusqu’à la fin du jour, pendant laquelle le prince ne se contenta pas d’aller dans tous les rangs encourager ses troupes du geste & de la voix, il les anima beaucoup plus par son exemple. Ce prince se trouva par-tout, ne se ménageant pas plus que le moindre soldat ; il donna ses ordres avec autant de sang-froid & de tranquillité que s’il eût été dans sa tente.

Les Belloniens, éblouis par un fantôme, suivent l’affreuse mort qui couvre tout leur camp de ses ailes funebres. À la pointe du jour ils nous présentent le combat qui fut beaucoup plus sanglant que la veille. Les étendards & les drapeaux furent pris & repris des deux côtés. Nos généraux & les autres officiers firent également paroître leur conduite & leur courage dans les diverses rencontres qui se présentèrent.

Le vent qui souffloit alors avec impétuosité, joint aux mouvemens des troupes, fit élever une si grande poudre, qu’on ne se voyoit presque plus ; & la confusion presqu’inévitable dans ces sortes d’occasions contribuant au carnage, on s’acharna tellement, que la mêlée s’engagea, de toutes parts. La fureur se déchaîna & devint générale ; des clameurs inouïes se firent entendre ; la discorde effroyable brisoit à grand bruit armes contre armes, & les roues étincelantes des chariots belloniens mugissent par leur terrible choc. On voyoit une multitude de dards enflammés siffler épouvantablement dans les airs, couvrir de feux les deux armées ; & le bruit du canon, semblable à celui du tonnerre lorsqu’il gronde dans la nue, menace davantage ceux qui l’entendent de plus près.

Cependant nos troupes, animées par la présence d’Aricdef, savent toutes quand il faut s’avancer, tenir ferme, changer d’attaque, ouvrir ou serrer leurs files ; nul ne songe ni à la fuite ni à la retraite, nulle action ne marque la crainte, chacun s’emploie comme si son bras eût dû décider du sort de la victoire ; enfin on croyoit voir devant eux s’avancer le trépas des ennemis.

Cette bataille occupoit un champ immense ; la face de l’armée changeoit à tout moment, & la fortune paroissoit encore égale, lorsque Tracius, aveuglé par sa fureur & le ressentiment qu’il conservoit du mépris qu’Aricdef avoit fait de son alliance, s’avança avec cette audace que donne l’orgueil & la présomption ; il envisageoit déjà le prince comme enchaîné à son char.

Tremble, perfide, dit le tyran, des horreurs de cette funeste guerre qu’il n’a tenu qu’à toi de finir par des propositions avantageuses ; ces cruautés vont enfin retomber sur toi & sur tes complices ; je te ferois fuir dans les enfers pour y signaler tes fureurs. Ne crois pas, reprit Aricdef, intimider par tes bravades celui qui te méprise assez pour ne pas craindre des coups. As-tu mis en fuite le moindre de mes soldats ? Penses-tu me vaincre plus facilement, ou aurois-tu assez d’audace pour te figurer que ta vue puisse me faire trembler ? La justice qui m’a mis les armes à la main est soutenue par l’honneur : tels sont mes motifs. Veux-tu finir cette guerre par un combat singulier ? Faisons usage de notre courage, c’est au dieu des armées à décider de notre sort.

Ils mirent fin à leurs discours, & s’avançant l’un contre l’autre avec une égale ardeur, ils commencèrent un combat furieux ; on les voyoit tourner avec une égale rapidité, & leurs épées flamboyantes traçoient dans les airs d’horribles sphères de feu.

Ce grand spectacle suspendit tout ; les deux armées saisies d’horreur se retirèrent des deux côtés pour attendre la décision de ce combat ; leur vigueur, leur adresse & leur légèreté paroissoient les mêmes ; mais Aricdef avoit reçu des mains de Mars une épée d’une trempe si parfaite, que rien ne pouvoir résister à son tranchant ; il brise le cimeterre de son adversaire, & du second coup lui fait dans le côté une profonde blessure : alors le bouclier de Tracius lui devint inutile, il plie, il recule en chancelant & donne enfin du genou en terre.

À cet aspect les Belloniens, frappés comme d’un coup de foudre, frémissent de rage & de désespoir à la vue de l’état humiliant de leur roi ; ses plus braves guerriers courent à son secours, le mettent sur leurs boucliers, l’emportent dans sa tente en gémissant sur leur malheur. En effet, quel funeste augure pour eux, mais quel triomphe pour nous ! Nos soldats poussent des cris de joie qui furent en même tems le signal du combat & le présage de la victoire.

Les Belloniens voulant venger la mort de leur roi, ne se tinrent pas dans l’inaction ; leurs cris affreux furent suivis d’une nouvelle attaque. Ce dernier combat représentoit l’image de l’enfer ; le fer & les flammes étinceloient de toutes parts ; ils combattoient tout blessés & tout sanglans comme des bêtes féroces que la vue de leur sang irrite, & que la crainte de la mort ne touche point. On entendoit les cris de joie des vainqueurs couvrir les plaintes des blessés & les gémissemens des mourans. Nous les repoussâmes enfin avec tant de vigueur, qu’ils furent entièrement défaits, la plupart taillés en pièces ; un petit nombre se sauva à la faveur de la poussière qui nous en déroba la marche.

Maître du champ de bataille & de leur camp qu’ils furent contraints d’abandonner, leur artillerie, leurs munitions & tous leurs équipages furent le prix du vainqueur ; les soldats y firent un butin considérable qui les dédommagea de la fatigue qu’ils venoient d’essuyer par une marche de quatre jours & quatre nuits, sans presque avoir le tems de se reposer, suivie ensuite d’une bataille dont la seconde journée dura depuis six heures du matin jusqu’à cinq heures de l’après-midi.

Le prince Aricdef, sans s’arrêter, poursuivit ses conquêtes avec tant de rapidité, qu’il soumit en très-peu de tems toutes les villes qui s’étoient rangées du parti des Belloniens, & celles qui avoient favorisé son passage dans le royaume. Après avoir fait punir les chefs de leur rebellion, il ne songea plus qu’à aller combattre les Saliens & les Arciens, dont il apprit que l’armée s’avançoit à grandes journées pour joindre celle des Belloniens ; apparemment qu’ils ignoroient leur entière défaite.

Aricdef fit rebrousser chemin à ses troupes ; & pour leur donner le tems de se reposer, s’empara d’un poste avantageux, distribua son armée dans différens endroits, d’où il lui étoit facile de les rallier, afin d’attirer l’ennemi en des lieux dévastés, de lui fermer les passages & d’être à portée de lui enlever tous les convois qui viendroient. Ces pays inondés de sang par les ravages de la guerre, offroient par-tout un spectacle effrayant de la barbarie de Tracius. Il étoit impossible que cette multitude de troupes mal aguerries pût long-tems résister contre une armée de vainqueurs.

Les Saliens donnèrent dans le piége qu’Aricdef leur avoit tendu, & se trouvèrent enfermés malgré le nombre de leurs troupes. Le général des Arciens qui s’apperçut de la faute qu’ils avoient faite, harangue ses soldats : il étoit éloquent, connoissoit les hommes, savoit saisir leur foible & les maîtriser, en se pliant d’abord à leurs goûts, en les étudiant avec adresse, se composant avec art sur les divers mouvemens qu’il remarquoit se passer dans leur ame.

Ce général sut si bien profiter de ses lumières, qu’il fit voir à ses troupes que les Saliens ne seroient vaincus que par eux-mêmes & par l’ignorance de leurs capitaines, qui n’avoient pas su se servir de leur avantage ni de leurs forces ; il donna des raisons si manifestes & si plausibles de son sentiment, que l’officier & le soldat en furent persuadés ; il les invita en suite de faire des propositions de paix.

Quel augure, poursuivit-il, devons-nous tirer du succès de nos forces & de notre courage, lorsque les plus braves de nos alliés viennent d’être vaincus & réduits à prendre honteusement la suite ? N’allons pas par notre obstination rallumer encore la colère du vainqueur dans l’incertitude du succès. Nous nous sommes laissé séduire par les pernicieux conseils de Tracius qui nous a entraînés par des vues d’ambition ; nous aurions dû faire plus de réflexion avant de prendre les armes contre un ennemi si dangereux, mais nous nous sommes livrés en aveugles aux mouvemens de notre courage. Vous n’ignorez pas que l’exil, l’ignominie & l’esclavage sont des maux inévitables pour des vaincus. Il faut céder à la fortune volage & demander la paix : tout m’invite à vous donner des conseils paisibles, eu égard à l’état où vous êtes réduits.

À peine le général eut-il fini son discours, que chacun applaudit à son conseil. Il fut regardé comme le soutien de sa patrie. Chaque soldat remit ses armes, casque, bouclier & lance, afin d’en former une espèce de trophée en son honneur. On députa un des premiers officiers, avec un plein pouvoir d’accorder tous les articles qu’Aricdef voudroit exiger.

Le prince le reçut en vainqueur généreux ; & quoiqu’il fût en état de leur faire la loi, cependant il leur accorda des conditions raisonnables, & la paix fut arrêtée au pied de la montagne où s’étoit donnée cette sanglante bataille contre le tyran Tracius.

La campagne finie par cette paix, le prince Aricdef licencia ses troupes & retourna à la cour, ou je fus contraint de le suivre. Ce général, après avoir reçu les honneurs du triomphe, me présenta au roi, & eut la bonté de lui faire mon éloge. Ce monarque nous combla de louanges ; & pour conserver la mémoire d’un si heureux succès, il fit élever, en face de son palais, une statue représentant la fortune, qui d’une main tient une corne d’abondance, & de l’autre un gouvernail, au haut duquel est une couronne murale, avec ces mots autour : la fortune de retour nous ramène l’abondance.