Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Septième Ciel/Chapitre I

La bibliothèque libre.

SEPTIÈME CIEL.
SATURNE.

CHAPITRE PREMIER.

Description champêtre.


Le génie nous enleva l’un & l’autre par les vagues de l’air pour franchir les espaces immenses qui séparent le monde de Saturne d’avec celui de Jupiter. Il nous fit passer entre les cinq petites planètes & traverser ce grand anneau lumineux qui semble couronner & éclairer en même tems le monde de Saturne.

Lorsque nous fûmes descendus dans ce globe, le génie s’appercevant que nous étions presque étouffés par la force de l’air, nous frotta tout le corps d’une liqueur spiritueuse qui nous fortifia, ranima nos esprits, & donna à nos sens une nouvelle vigueur. Il nous fit reprendre ensuite nos figures naturelles ; & les gnomes arrivés, munis de tout ce qui nous étoit nécessaire pour la route, nous partîmes dans l’intention de ne rien laisser échapper de tout ce qui pourroit nous instruire.

Zachiel nous fit d’abord prendre un chemin qui nous conduisit à des paysages charmans ; tantôt je voyois un laboureur qui sembloit donner la dernière façon aux champs, dont la culture ne me paroissoit encore qu’ébauchée, tantôt j’entendois la voix d’une bergere laborieuse qui cherchoit à charmer la durée de son travail par des chansons ; ici des faucheurs reprenoient haleine en aiguisant le tranchant de leurs faux ; là des bergers assis dans un vallon se racontoient leurs amoureuses aventures ; d’un autre côté un vaste paysage offroit successivement à mes regards mille nouveaux objets : j’admirois des plaines immenses chargées d’épis, précieux dons de Cerès ; je voyois des terres où erroient des troupeaux, la plupart étoient confiés à la garde des chiens, tandis que les bergères, parées de leurs atours champêtres, dansoient un peu plus loin au son des musettes, pour célébrer le plaisir que leur promettoit une abondante récolte. À voir la joie qui règne parmi eux, on diroit que Zéphir & Flore se sont joints à leurs jeux innocens. Plus loin, on voyoit des montagnes stériles, sur la cime desquelles les nues semblent se reposer ; au bas, de longues prairies émaillées de fleurs & arrosées de rivières ; d’un autre côté, des bosquets formés par la nature ; ces bosquets étoient entourés de vieux chênes qu’on croyoit que la serpe n’avoit épargnés que par respect pour les déités qui y résident, ou pour retirer les Nymphes des forêts, lorsque les vents ou la pluie les forcent à se mettre à couvert.

On respire dans ce monde une odeur sauvage qui réjouit & satisfait l’odorat, & on ne voit germer dans cet heureux tourbillon aucune plante venimeuse. En admirant tous ces divers points de vue, je crus voir la nature dans son printems donner l’essor à de nouvelles productions, & je remarquai que dans ses admirables caprices elle surpasse infiniment toutes les inventions de l’art. Zachiel nous assura que les habitans de ces lieux charmans y coulent des jours tranquilles ; les plaines y sont toujours peuplées de laboureurs ; les bocages retentissent de mille concerts aëriens, & ce peuple aîlé vole jusques sur la cime des chênes pour y annoncer le retour du dieu qui les éclaire.

C’est ici, nous dit Zachiel, où je veux vous faire admirer la grandeur de l’Être suprême ; son pouvoir se manifeste dans tout ce qui paroît à nos yeux. Voyez ce papillon déployer ses aîles nuancées de diverses couleurs ; de petites taches de pourpre sont répandues sur un fond d’argent, & sur le bord de ses aîles une lisière d’or se marie avec les nuances d’un beau vert ; une petite aigrette de plume argentée garnit sa tête mignone. Admirez cet autre insecte qui passe en bourdonnant, il est couvert d’une armure noire, & porte sur ses aîles d’un rouge éclatant le suc des fleurs qu’il a ramassé sur cette prairie que vous voyez parée des plus belles couleurs, & qui semble être bercée par le zéphir. Remarquez cette noire forêt de sapins, dont les tiges rougeâtres s’élancent comme des flèches à travers des arbres épais. Voyez ce fleuve majestueux & rapide sortir du sein d’une montagne grisâtre, & rouler à grand bruit ses flots argentés, & ses foibles ruisseaux qui s’échappent en murmurant sous l’herbe touffue, dont les fleurs azurêes s’élèvent au-dessus de leur surface ; leurs ondes amoncelées autour de leur tige tremblante, y forment de petits anneaux étincelans, & ces fleurs semblent s’incliner à l’envi, comme pour embrasser leur cours ; leurs eaux limpides coulent sous leurs voûtes émaillées & brillent de la réflexion que forment leurs couleurs.

Plus loin Monime apperçoit une grande plaine, elle admire cette riche variété dans les nuances de sa verdure éclairée par le soleil ; on y voit des touffes de plantes déliées étendre entre le gason leurs tendres rameaux & leurs feuillages diversifiés ; on voit la violette, symbole du vrai sage, qui reste humblement confondue avec les plantes les plus communes, & répand autour d’elle ses plus doux parfums, tandis que des fleurs sans odeur portent au-dessus des gazons leurs têtes altières, & cherchent fastueusement à s’attirer nos regards ; on voit encore mille petits vermisseaux aîlés se poursuivre sur l’herbe : tantôt l’œil les perd dans l’ombre verdâtre ; & tantôt on les voit en foule s’agiter aux rayons du soleil, ou s’envoler par légions, & faire dans les airs mille évolutions brillantes ; d’autres, que les jeux tumultueux & folâtres des zéphirs précipitent l’un sur l’autre à trayers le gazon, semblables aux flots qu’un souffle léger chasse devant lui sur la surface des eaux, les tiges ondoyantes se courbent en murmurant, & le petit peuple chamaré dont elles sont l’asyle, s’envole & contemple avec effroi, du milieu des airs, tous ces mouvemens.

Après avoir parcouru de vastes campagnes, le génie, pour nous faire prendre un peu de repos, nous fit loger chez un vieillard, qui nous reçut avec ce zèle hospitalier qui fait le charme de l’union, & qui semble, pour ainsi dire, rendre les biens communs. Cet aimable vieillard vivoit avec une nombreuse famille qui trouvoit son plaisir dans le travail & son bonheur dans la médiocrité, regardant le superflu comme un fardeau pénible qui ne sert qu’à corrompre les mœurs ; ces enfans aiment la vie sans craindre la mort ; jamais ils ne se sont laissés éblouir par l’ambition : tranquilles sur l’avenir, ils ne songent qu’à goûter le présent ; leur vie coule dans une paix inaltérable ; ils ne reconnoissent d’autres loix que celles que leur impose la nature ; on ne leur voit point former de liens malheureux, l’intérêt ni les honneurs n’ont jamais présidé à leur choix ; ils adorent la vertu, la beauté & les graces au sein même de la misère. Cette famille représente celle de nos anciens Patriarches ; la complaisance & le badinage, toujours compagnes de l’union, règnent dans leurs cœurs & animent leurs tendres caresses ; ils agissent avec noblesse ; ce n’est ni l’imitation, ni les loix qui les dirigent ; leur cœur plein d’honneur & de vertu les conduit sans effort à ce qui est juste.

Remarquez, nous dit Zachiel, que la bénédiction repose toujours sur l’habitation du juste. Celui dont le cœur est droit, & qui met sa confiance dans la divinité, ne doit jamais craindre de porter ses pas dans un marais trompeur. Lorsque le juste offre un sacrifice, la fumée en monte jusqu’au trône de la divinité, qui écoute & reçoit avec plaisir les vœux & les offrandes des hommes vertueux ; il vit en repos sous son toit paisible, ses Pénates favorables entendent ses discours vertueux & le bénissent ; contens de leur cabane qui les met à l’abri de la pluie & des vents impétueux, elle leur tient lieu de palais ; si elle n’est point entourée de colonnes de marbre, elle est environnée d’arbres fruitiers & de pampres toujours verts ; la fontaine voisine leur fournit de l’eau claire, ils s’abreuvent du vin de leur récolte, se nourrissent du fruit de leurs jardins, & de ce que leurs troupeaux leur donnent ; au défaut d’or & d’argent leur table est couverte de fleurs odoriférantes ; ils ne connoissent ni les desirs inquiets ni les folles passions qui agitent les autres hommes ; ils n’ont d’autres soins que celui de s’aimer, de se prêter des secours mutuels & de chercher leur bonheur dans la félicité commune. Cette famille sert d’exemple à tout ce qui l’entoure ; les paysans dans leur chaumière trouvent chez eux les secours d’une bienveillance réciproque, les conseils sincères de l'amitié les font vivre en bonne intelligence, & on voit les jeunes filles & les jeunes garçons badiner ensemble sous des berceaux de pampres ; ils en détachent les raisins mûrs pour se rassembler sous le chaume où un repas joyeux les attend : c’est-là où la gaieté rustique paroît accompagnée de ris éclatans.

Nous passâmes plusieurs jours avec cette aimable famille. Nous visitâmes leurs jardins qui semblent formés par la nature, dans lesquels se trouvent réunis l’utile & l’agréable ; des noyers ceintrés en berceau en forment les allées ; sous leurs feuillages verts habitent les doux zéphirs, l'aimable fraîcheur & le repos tranquille ; au bout de ces allées est une source d’eau pure qui murmure sous un treillage, & dans le courant de sa course on y voit jouer la cane avec ses petits ; d’un autre côté, de douces colombes se promènent sur le gazon, en redressant leur col émaillé de mille couleurs. Ces jardins sont remplis d’arbres fruitiers qui attirent les oiseaux qui s’appellent par leurs chants mélodieux, sans craindre aucun piège pour leur liberté. Là sont rangées plusieurs ruches dont les abeilles, sans cesse occupées du soin de leur république, semblent par leur travail servir d’exemple aux habitans de ces lieux. Ces abeilles se fixent ordinairement dans les endroits où règne la paix & le repos ; les prairies émaillées de fleurs les attirent ; c’est-là qu’elles prennent gaiement leur essor, qu’elles choisissent & rassemblent leurs provisions, pour en grossir à leur retour le trésor de leur république, dont tous les membres concourent avec un égal empressement au bien commun ; jamais il ne se trouve aucun citoyen oisif ; on les voit voltiger de fleurs en fleurs, & dans le cours de leurs recherches, plonger leur petite tête velue dans le calice des fleurs épanouies, ou s’ensevelir toutes entières entre les pétales qui ne s’ouvrent point encore, pour en tirer le suc qu’elles déposent dans un endroit séparé. Plus loin est la basse-cour, où différens animaux viennent en foule demander d’un air caressant la nourriture qu’on se fait un plaisir de leur distribuer.

Vous voyez, nous dit Zachiel, que le bonheur ne se rencontre pas toujours dans le vain & incommode appareil du luxe. Je conviens, dit Monime, qu’on ne trouve pas souvent dans un rang élevé, des sentimens qui honorent l’humanité. On doit se méfier des vertus des grands ; il arrive quelquefois que leur élévation peut faire illusion ; la distance qu’il y a des grands aux personnes d’un état médiocre ne les représente qu’avec un microscope trompeur : mais les petits qui semblent épurés au creuset de l’indigence, ne nous en imposent point. Lorsqu’un homme a de la vertu, un jugement sain & le cœur rempli d’honneur, que sert d’examiner sa race ? L’éclat du rang est un vain titre, s’il n’est accompagné de grandeur d’ame, d’une probité sans tache, & de toutes les vertus qui doivent former un grand homme. L’or se trouve souvent dans le sable, le ver produit la pourpre, & l’huître nous donne des perles : mais ce n’est point avec des citoyens aussi parfaits qu’on doit faire ces réflexions. Vous, continua Monime, en s’adressant au vieillard, vous qui jouissez tranquillement du plus délicieux état de la vie, vous qui joignez le charme de l’union des cœurs à celui de l’innocence, nulle crainte, ni nulle honte ne trouble jamais votre félicité, puisque le sentiment de bonheur & de paix règne sans cesse au fond de votre ame.

Comment pourrions-nous agir autrement, dit le vieillard ? Soumis au gouvernement d’un prince dont la justice & l’équité forment tous les projets, qui met dans toutes ses démarches cette inébranlable fermeté qui accompagne toujours le vrai courage ; un prince dont on ne compte les jours que par les bienfaits, qui n’emploie sa puissance qu’à prévenir le crime plutôt qu’à déployer son pouvoir pour le punir, qui répand par-tout le bonheur, sans chercher à appesantir le joug de la soumission. C’est par l’amour qu’il a pour ses sujets qu’il les anime au bien. Les résolutions de notre monarque sont une loi pour nous, parce que nous sommes convaincus qu’il ne cherche son bonheur que dans celui qu’il peut nous procurer. Ce prince, en prenant les rênes du gouvernement, a mis le premier de ses soins à donner un libre cours au commerce, à former de nouvelles manufactures ; attentif à l’application que l’on fait de ses finances, il en emploie une partie qui sert au progrès des arts, & à encourager toutes personnes à talens. Ici on laisse la liberté aux gens de lettres de dévoiler les abus dangereux, sans permettre qu’on écrase les talens de ceux qui déchirent le bandeau de l’erreur. Cette liberté que nos philosophes se donnent dans leurs écrits, a appris à nos poëtes & à nos orateurs à faire usage de cette noble éloquence, qui, en élevant les sentimens, corrigent en même-tems les vices. Norte monarque a encore obligé les Juges à assurer le repos de l’état par une intégrité qui a fixé la jurisprudence : c’est par tous ces talens réunis que ce prince a formé le digne objet de nos attentions. Eloigné d’avoir cette confiance aveugle que quelques-uns de ses prédécesseurs ont donnée a leurs ministres, trop éclairé pour livrer les sujets à la conduite d’un homme, qui souvent peut être tenté de trahir ses intérêts & ceux de son peuple, pour ne s’occuper que de sa fortune, avec une pareille conduite, notre monarque ne doit pas craindre d’être obscurci par son ombre ; loin de chercher à se procurer une gloire d’emprunt, lui seul la répand sur les autres. Comme son principal but est le bonheur de ses peuples, toutes ses vues se tournent sur cet objet ; les sages de la nation, ses ministres, tout y applaudit, parce que la plus puissante recommandation qu’on puisse avoir pour obtenir les faveurs de ce prince, est de penser & d’agir conformément à ses vues.