Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Sixième Ciel/Chapitre II

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CHAPITRE II.

Portrait des Joviniens.


Dans la Jovinie les grands Seigneurs, & ce qui s’appelle l’ancienne noblesse, y sont affables, humains, sans arrogance & sans fierté : mais les nouveaux nobles font les rodomonts, & semblent avoir sucé avec le lait la vanité, l’orgueil & la fierté ; ils se croient seuls respectables, exigent des soumissions, se méprisent entr’eux, se portent envie & se haïssent. Ce monde tire sans doute de la lune l’air contagieux du faste, & de Venus celui de la mollesse & de la volupté, ce n’est que magnificence dans les meubles, que somptuosité dans les équipages, que profusion dans les repas & que rafinement dans les plaisirs ; ils méprisent le marchand, & ce dernier prime souvent sur eux : vous avez vos titres, leur dit-il, & moi j’ai mon coffre fort, avec lequel je puis, quand je veux, acheter de la noblesse.

Les riches ont des charges qui leur rapportent des honneurs & du profit ; le peuple les monseigneurise, on leur donne du très-haut & du très-puissant ; ils ont des vassaux, de beaux parcs, de beaux châteaux, de grands hôtels & l’espérance de parvenir aux premières dignités de l’état. Que de sujets pour oublier qu’ils sont hommes ! Aussi la plupart ne regardent-ils tous ceux qui les approchent que comme des insectes dont la terre est couverte. Semblables à un certain roi des Moluciens qui se disoit roi des enfers, & vouloit qu’on appelât sa femme Proserpine, sa mère Cérès, & son chien Cerbère : de même les Joviniens se font diviniser. Ces Seigneurs affectent la simplicité dans leurs vêtemens, & se font accompagner par des domestiques dont les habits sont chamarés d'or ou d’argent.

La plupart de la noblesse, quoique fort entêtée de son nom, laisse néanmoins au peuple & à la roture le soin de fournir à l’état de nouveaux citoyens. Il est du dernier bourgeois d’avoir plusieurs enfans ; un seigneur doit se borner à un seul fils ; c’est ce qui fait que la plupart des grands noms s’éteignent parmi eux, ou plutôt ils le seroient depuis long-tems sans le secours des généalogistes, qui ne s’occupent qu’à les faire revivre par des mensonges. Autrefois la noblesse ne se piquoit point de science ; toutes leurs études se bornoient aux usages & aux bienséances du monde ; à peine se permettoient-ils de savoir écrire : griffonner leur nom étoit tout ce qu’il leur falloit ; par la même raison on les voyoit fort peu occupés de l’éducation de leurs enfans ; ils les voyoient une fois le jour à deux ou trois heures, un moment avant le dîner, sans s’informer de ce qu’ils avoient fait dans la matinée, ni se mettre en peine de ce qu’ils feroient le reste de la journée ; on leur donnoit un gouverneur, mais pour la forme ; s’il vouloit les instruire, on craignoit qu’il ne les fatiguât ; s’il osoit se plaindre d’eux, c’était un pédant insupportable qui ne gagnoit que la haine du père & du fils.

Cependant, malgré ce peu de soin, rien ne flatte davantage les pères & mères que les bonnes dispositions qu’ils remarquent dans leurs enfans ; mais rien ne les touche moins que l’obligation où ils sont de cultiver ces heureuses dispositions : ils s’imaginent avoir pleinement rempli leur devoir, en se reposant sur un gouverneur, du soin de leur éducation, jusqu’à ce qu’ils soient parvenus à apprendre comme des perroquets quelques principes de littérature, qui ne servent qu’à en faire des raisonneurs abstraits sur des matières triviales & puériles, & leurs plus beaux jours se passent à étudier un jargon qui ne sert qu’à les rendre vains & présomptueux ; ils entrent dans le monde infatués de leur personne ; ils décident de tout, croient tout savoir, quoiqu’ils n’aient rien appris : on ne leur a parlé que de la noblesse de leur naissance, des grandeurs du monde, des dignités auxquelles ils peuvent aspirer ; on a commencé par leur inspirer le goût des richesses, mais on ne leur parle ni de droiture, ni de désintéressement, ni de bonne-foi, ni de fidélité à garder leur parole ; sans doute qu’on suppose ces sentimens nés avec eux, & on se trompe.

On néglige d’apprendre à ces nouveaux nobles le soin de borner leurs desirs ; on ne leur inspire qu’une ambition démesurée, au lieu de s’attacher à en faire un honnête homme, un homme de bien, de lui donner de bonnes mœurs, en lui faisant valoir les actions généreuses, afin qu’il prenne goût à les imiter, en lui donnant de l’horreur pour le vice ; on ne travaille qu’à en faire un homme du monde, c’est-à-dire, un vrai perroquet qui ne repète que ce qu’il a entendu dire ; ainsi, loin de leur inspirer ces vrais principes par lesquels on parvient à la vérité, je veux dire ce goût éclairé & judicieux, ce discernement juste & délicat, qui ne se laisse point éblouir par les apparences, qui cherche à pénétrer les matières & à en saisir le point principal, & enfin cette morale qui apprend à se connoître & à apprécier le mérite des autres ; cette étude si essentielle on la néglige, on ne leur inspire que la fierté & le desir de plaire aux femmes ; & toute leur instruction se borne à quelques devoirs superficiels où le cœur n’a aucune part ; on ne leur présente les objets que par ce qu’ils ont de faux ; on leur communique des erreurs, des opinions dangereuses, & on parvient enfin à leur gâter le cœur, & à ne remplir leur esprit que d’idées de grandeur & d’établissement.

Il seroit du dernier ridicule à un Seigneur de donner quelque attention aux affaires de sa maison, ces soins sont encore confiés à plusieurs économes qu’on peut regarder comme leurs tuteurs, & qui leur font payer bien cher le droit de curatelle ; à l’exemple de ceux-ci, les autres domestiques les volent à discrétion. J’étois un jour chez un de ces Seigneurs, chez lequel j’allois très-familièrement, lorsque son premier valet de chambre, vieux domestique attaché depuis long-tems à sa maison & fort affectionné à ses intérêts (peut-être étoit-il le seul qui fût borné au profit de ses gages) ce domestique, fâché de voir la maison de son maître aller en désordre, profita de ma présence pour l’avenir qu’on le pilloit à toutes mains. Que veux-tu que j’y fasse, dit le maître ? fais comme les autres & laisse-moi en repos.

Ce domestique me regarda d’un air attendri, avec un signe qui sembloit m’inviter à dessiller les yeux de son maître. Je dis donc au seigneur Periandre qu’il devoit faire plus d’attention au zèle d’un homme qui étoit peut-être le seul qui lui fût véritablement attaché, que ses avis méritoient d’être approfondis, que je pensois qu’on pouvoit sans se dégrader, distribuer son tems de façon que, sans manquer aux devoirs de son état & même sans rien dérober à ses plaisirs, on pouvoit donner quelques heures dans la journée au soin de ses affaires. Ne pourriez-vous pas, ajoutai-je, examiner les comptes de votre maison ? Cela tiendroit vos gens en respect, & les empêcheroit de se liguer entr’eux pour travailler de concert à votre ruine.

C’est-à-dire, reprit Periandre ton qui ressembloit beaucoup à l’impertinence, que, suivant votre noble façon de penser, il faudroit se réduire à la condition du plus petit bourgeois ; j’avoue que de pareilles idées ne sont jamais entrées dans la tête d’un homme de mon espèce, & qu’il seroit du dernier absurde de s’avilir à des soins aussi puériles. Je ne m’amusai point à répondre aux sots discours de Périandre, ni à combattre son erreur & sa vanité mal étendue ; & comme il me fit l’honneur de prendre mon silence pour un aveu de mon ignorance, il voulut bien condescendre à m’étaler les plus beaux traits de sa rhétorique, pour me persuader que ses opinions portoient un caractère infaillible de grand, de beau & de généreux, mais tout son savant discours ne servit qu’à me faire connoître que l’esprit d’ordre & d’arrangement est regardé chez les Joviniens comme une folie & une petitesse indigne de leur noblesse. Rien n’influe davantage chez eux que le luxe, c’est qu’on n’y estime que les gens qui sont richement vêtus ; la parure y donne pour le moins autant de relief que la bonne réputation. On s’attache moins à connoître les mœurs d’un homme, qu’à s’informer si sa garderobe est bien montée, si ses meubles sont élégans, si son équipage est leste, si ses chevaux sont courte queue, si son cocher a des moustaches, & si son portier a la marque de distinction que doit avoir un portier du bon ton.

En général, tous les Joviniens aiment l’éclat, leur gloire est d’égaler ceux que la naissance & la fortune a placés au-dessus d’eux ; ils veulent se distinguer de leurs égaux ; l’exemple les séduit, la mode les entraîne, mais l’un & l’autre les portent souvent à de grands excès. Ils aiment peu, & par un juste retour ils sont peu aimés. Toute leur affection se borne à trois ou quatre objets, leurs chiens, leurs laquais, leurs chevaux & leurs équipages, parler de leurs meutes, faire valoir les talens de leurs chiens qu’ils vont visiter & connoissent tous par leurs noms : la perte d’un de ces animaux leur est souvent plus sensible que celle d’une maîtresse.

Il est assez commun de voir vingt ou trente domestiques dans une seule maison, qui sont autant de fainéans qui, loin de remplir leur service, se font eux-mêmes servir avec plus de hauteur & d’exactitude que leur maître. Mais rien n’égale leur tendre attachement pour leurs chevaux ; on diroit qu’un des attributs de leur grandeur soit attaché au nombre qu’ils en ont & au prix qu’ils les achètent. Ils poussent leur attention si loin pour ces sortes d’animaux, que j’ai vu plus d’un seigneur aller dans des voitures publiques afin de ne les point fatiguer ; souvent ils meurent de trop de graisse ; souvent aussi, par un contraste que je ne puis concevoir, malgré tous leurs soins, lorsqu’ils font tant que de s’en servir, ils les font aller à toute bride. Un seigneur du bon ton doit toujours être empressé & crever chevaux & coureur, s’il le faut, pour arriver un quart d’heure plutôt où souvent il n’a que faire.

La plupart des nobles prouvent l’ancienneté de leur famille par un droit de chasse qu’aucun seigneur ne peut leur disputer. On produit encore ses terriers, on cite ses fiefs, on détaille ses mouvances, on montre l’étendue de ses seigneuries, enfin je ne puis exprimer combien la noblesse est jalouse de ses droits, sur-tout de celui de la chasse ; l’étendue du pouvoir qu’ils donnent à leurs gardes, leur fait exercer tous les jours mille vexations indignes. J’ai vu plusieurs champs dévastés par les ravages que les chasseurs, leurs chevaux, leurs chiens & les animaux qu’ils poursuivent, font dans la campagne ; & la servitude où ils tiennent leurs vassaux, les empêche d’oser entreprendre de remédier à ces désordres. Un homme dont les biens joignent ceux d’un seigneur peut être assuré de ne retirer aucun profit de ses terres ; personne n’ose empiéter sur leurs droits, par les peines auxquelles ils seroient condamnés, quand on ne les trouveroit coupables que d’avoir fait peur aux animaux qui viennent jusques dans leurs jardins ravager leurs légumes & les plantes ou les arbustes qu’ils cultivent avec le plus de soin.

Nous fûmes invités, Monime & moi, d’aller passer quelques jours à la terre d’un seigneur nommé Ardillan. Ses vassaux instruits de son arrivée vinrent au-devant de lui avec pompe & magnificence ; chacun le traita de monseigneur, on lui donna de l’altesse, de la grandeur ; la presse fut grande à son souper ; & tout le tems qu’il resta dans sa terre, on s’empressa de lui faire la cour. Les gentilshommes voisins s’assemblèrent, & l’on fit plusieurs parties de chasse.

Un jour qu’il étoit question de mettre un cerf aux abois, nous partîmes de grand matin pour nous joindre au rendez-vous. Lorsque tout le monde fut assemblé, on donna du cor ; les chiens furent lancés à la poursuite d’un vieux cerf qui leur donna long-tems de l’exercice par ses ruses. Pendant que chacun faisoit voir son adresse & sa légereté, Monime qui prenoit peu de plaisir à ce divertissement, & qui d’ailleurs se trouva un peu fatiguée, quitta la chasse & se joignit à une jeune dame pour prendre une des routes du bois qui lui étoit opposée. Je les suivis, & nous nous arrêtâmes dans un endroit charmant où elles voulurent descendre de cheval pour se reposer. Après plusieurs propos qui ne rouloient que sur la peine qu’on prend à tourmenter divers animaux, cette jeune dame nous demanda si nous assisterions aux fêtes qui se donnoient à l’occasion du mariage de Lucinde avec Amilcar. Monime répondit que n’ayant pas l’honneur d’être connue de Lucinde, elle ne croyoit pas devoir y rester. Vous ne savez donc pas, reprit cette jeune dame, l’histoire de cette belle personne ? Ah ! je veux vous en instruire, je la tiens de mon frère qui a été témoin du commencement de son aventure, & qui, comme partie intéressée, en étant devenu fort épris, a eu grand soin de s’informer de la suite.