Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Troisième Ciel/Chapitre II

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CHAPITRE II.

Mœurs des Idaliens.


Dans l’empire de Vénus ce sont les femmes qui gouvernent l’état ; les plus importantes négociations ne se font que par elles : tous les changemens qui arrivent & les grands événemens sont leurs ouvrages. Elles disposent de toutes les charges, de tous les emplois, de tous les postes éminens, & de tous les gouvernemens, quoiqu’il ne paroisse que des hommes à la tête de leurs conseils.

Les Idaliennes, plus habiles que les femmes de notre monde, ne reconnoissent point les droits que les hommes ont jugé à propos de s’approprier, ni ces règles sévères qu’ils leur ont imposées ; elles disent qu’elles sont presqu’impossibles à observer. Il est vrai que dans notre monde les hommes se croient en droit de tout exiger. Ils poussent leur bonté jusqu’à attribuer aux femmes beaucoup de foiblesse & plus de vivacité dans leurs passions, & leur demandent en même tems plus de force qu’ils n’en ont eux-mêmes pour les surmonter : je voudrois leur demander d’où vient ce privilége exclusif de pouvoir prévenir tous leurs desirs, de céder à tous leurs mouvemens, & de n’écouter que la voix de la nature, tandis qu’ils n’accordent qu’à peine aux femmes la faculté de végéter ; ils ne les regardent que comme des automates qui ne doivent servir qu’à l’ornement d’un salon qu’ils voudroient décorer de divers changemens.

Il faudroit, pour juger avec équité de la foiblesse & de l’humeur volage qu’on dit être le partage du beau sexe, réduire les choses dans une juste équité, afin de pouvoir examiner, préjugé à part, si malgré quelque légèreté qu’on attribue aux femmes, elles ne sont pas encore mille fois moins inconstantes que les hommes. On sait que lorsqu’un petit-maître devient infidele, sa conduite est justifiée par tous ceux de son espèce ; personne ne s’avise de se récrier sur sa perfidie, & la maîtresse qu’il a abandonnée devient un triomphe de plus pour lui : mais si cette maîtresse veut se venger de l’infidèle en lui substituant un nouvel amant, c’en est fait, c’est une coquette, une volage, une perfide, & toute la nation des amans la condamne sans retour. La même action qui fait la gloire de l’homme perd à jamais la femme qui a été assez malheureuse d’avoir du goût pour lui & de se confier à sa probité.

Cependant on crie sans cesse contre les femmes ; on les accuse d’inconstance & d’infidélité, on leur demande une vertu à toute épreuve, & ces hommes injustes qui ont fait les loix veulent les réduire dans un dur esclavage, tandis qu’ils s’accordent à eux-mêmes une pleine liberté ; qu’arrive-t-il de-là, ce qu’on voit tous les jours, c’est-à-dire, qu’un mari bouru, jaloux, bisare, bigot ou avare se figure mille chimères, & prend les visions frénétiques dont il est agité, pour des réalités qu’il publie hautement ; alors toute la société maritale prend son parti, ils condamnent l’épouse sans l’entendre, & toutes les femmes en général se trouvent englouties dans l’arrêt foudroyant que porte contr’elles le jaloux sénat.

Je suis toujours étonné que les femmes ne se soient point encore liguées entr’elles, qu’elles n’aient pas imaginé de former un corps à part, afin de pouvoir se venger des injustices que leur font les hommes : que ne puis-je vivre assez long-tems pour leur voir faire cet heureux usage de leur courage ! Mais jusqu’à présent elles ont été trop coquettes & trop dissipées pour s’occuper sérieusement des intérêts de leur sexe. J’ai remarqué dans presque tous les mondes que ce n’est que l’amour propre & la vanité qui les enchaînent ; l’intérêt personnel vient au secours d’un cœur déjà séduit par l’appât du plaisir qu’elles se promettent, & qui souvent ne gît que dans leur imagination ; ce sont sans doute ces raisons qui les empêchent de faire corps, & ce qui fait qu’elles abandonnent la cause commune.

Chez les Idaliens la loi est égale ; & l’amour, loin d’y être un supplice, ne sert qu’à assurer leur bonheur. Un homme qui oseroit se vanter dans cet empire d’avoir toujours été insensible, y seroit regardé comme un stupide ou un automate, on tâcheroit même d’en purger le pays afin d’éviter le scandale de leur conduite.

Un cœur tendre est chez ces peuples le plus noble présent qu’ils puissent recevoir du ciel ; ce n’est que la délicatesse des sentimens qui les distinguent ; c’est à l’ardeur de plaire qu’ils doivent leurs plus belles connoissances : ils prétendent que l’amour fut le premier qui leur donna l’idée de l’écriture ; l’art de la peinture fut aussi inventé par lui. Il est certain qu’en examinant chez eux les événemens les plus considérables, on voit qu’ils prennent presque tous leur source dans la tendresse.

Un Idalien croit que sans l’amour tout languiroit dans la nature ; que ce dieu est l’ame du monde, l’harmonie de l’univers, & que le ciel en créant l’homme, lui a donné ce penchant qui l’entraîne vers les femmes ; que l’amour qu’ils ont pour elles est un présent de la divinité qui leur ordonne d’aimer un sexe qui a été créé d’un limon plus épuré, puisqu’il est plus sensible & plus tendre. Pourquoi, disent-ils rougirons-nous de suivre les impressions que la nature donne, sur-tout lorsqu’elles n’ont rien de criminel que quand on les corrompt par les vices ou par la débauche ; mais ces graves philosophes de dix-huit ou vingt ans voudroient en vain combattre leurs passions, ils sont trop vifs, trop dissipés, trop foibles & trop exposés pour souhaiter sérieusement de les dompter ; elles attaquent leurs cœurs avec d’autant plus d’avantage qu’ils paroissent y avoir contribué eux-mêmes, en les aiguisant par des tentations toujours renouvellées ; & ce n’est qu’en les fuyant qu’on peut écouter les conseils de la raison & se procurer cette tranquillité & cette paix de l’ame, si douce, si nécessaire, sans laquelle le cœur devient lui-même un tyran, & la vie un martyre : mais les Idaliens ne reconnoissent point ces principes : leur imagination peu délicate ne se remplit que d’idées riantes qui les empêchent de réfléchir. Cependant lorsqu’une Idalienne joint la bonté du cœur à l’agrément, ce qui est assez rare, elle domine, elle force l’ame & l’entraîne pour ainsi dire malgré elle. On m’a assuré que la plupart d’entr’elles se servent d’un filtre qu’elles savent composer, pour persuader aux grands seigneurs & à ceux qui, possesseurs de grandes richesses, peuvent les répandre avec profusion, que l’or, les diamans, les bijoux & la richesse des meubles sont les seules preuves d’amour qu’on doit employer pour leur plaire, & qu’elles sont en droit de se faire aimer, sans que pour cela elles soient obligées à aucun retour.

Les constellations que Vénus verse dans ce monde sont très-dangereuses pour les femmes ; les plus vertueuses ont peine à résister à ces influences, & sont souvent exposées à faire un fâcheux naufrage : on diroit que la chasteté n’y est regardée que comme une chimère que les hommes ne leur ont recommandée que pour satisfaire leur amour propre.

Monime se ressentit bientôt de la malignité qui regne dans l’air. Je ne tardai pas à lui voir prendre toutes les manières de la coquetterie la plus rafinée. Elle devint méconnoissable ; ses discours étoient libres, ses regards agaçans. Portée à aimer par l’exemple, je ne la vis plus occupée que du soin de plaire ; toute la nature n’offroit à ses yeux qu’un tableau vivant de l’amour qui passoit dans son cœur.

Désespéré de ce changement, je me plaçai sur sa boucle d’oreille dans le dessein de lui faire les plus sanglans reproches ; mais soit qu’elle eût oublié le langage des mouches, ou que son cœur fût entièrement changé, elle eut la cruauté de détourner la tête chaque fois que je voulus m’en approcher, & même de me chasser avec son éventail. Outré d’un pareil procédé, je pris le parti de m’aller reposer sur un de ces magots qui ornoient sa cheminée ; j’y déplorai mon malheureux sort, sans pouvoir néanmoins cesser de regarder Monime. Je l’examinois avec la douleur d’un homme qui croit tout perdu pour lui.

Une foule de petits-maîtres arrivent, & je la vis sourire à l’un, un regard distrait & languissant étoit jetté sur un autre. Elle s’avança devant une glace pour raccommoder une sultanne de diamans qu’elle dérangea plusieurs fois pour la remettre ensuite comme elle étoit ; ce petit manége n’étoit que pour faire admirer la beauté de sa main & la blancheur d’un bras fait au tour ; puis changeant d’attitude pour donner assez de mouvement à sa jupe, afin qu’en s’élevant un peu on pût voir le bas d’une jambe admirable, & le plus joli petit pied du monde. Elle se mit ensuite à préluder à demi-voix & d’un air folâtre, pour faire naître à ceux qui l’écoutoient le desir de l’entendre, & satisfaire en même tems son amour propre par le plaisir qu’on goûte à être applaudie. Monime me parut enfin la plus accomplie petite-maîtresse qui fût dans la planète de Vénus ; non-seulement elle avoit pris les airs les plus galans des femmes, mais elle étoit encore en état de leur donner des leçons sur tous les rafinemens que peut employer une coquette lorsqu’elle veut subjuguer un amant.

On juge que je ne devois pas être à mon aise, cependant je ne pus jamais me résoudre à la quitter. Je la suivis un jour chez la reine où l’on jouoit au camagnol ; lorsque le prince Pétulant entra, Monime fut d’abord frappée de sa bonne mine, de cet air de noblesse & de grandeur que donne une haute naissance. Elle ne l’avoit point encore vu. Ce prince, absent depuis six mois pour faire rentrer dans son devoir toute une province qui s’étoit révoltée, & qui avoit causé beaucoup d’inquiétude à la cour, revenoit couvert de gloire, après avoir rempli l’attente de la reine qui lui avoit donné le commandement de ses troupes dans cette expédition. Cette princesse voulant lui donner des marques de satisfaction en présence de toute sa cour, lui fit l’accueil le plus caressant, & le combla d’éloges les plus flatteurs.

Nombre de courtisans entourèrent le jeune prince pour joindre leurs éloges à ceux de la reine ; mais apercevant Monime, à peine ce prince se donna-t-il le tems d’y répondre : enchanté de sa beauté & des charmes répandus dans toute sa personne, dieux, s’écria-t-il, en parlant à un de ses courtisans ! quelle adorable objet ! est-ce Flore ou Hébé ? Que son air est vif & touchant ! le ciel est dans ses regards ; chaque geste marque la dignité & les graces : quel son de voix ! il porte l’amour dans le cœur. Est-elle depuis long-tems à la cour ? Sait-on ce qu’elle y vient faire ? Je l’ignore, répondit le courtisan, fâché sans doute de ce qu’il prévoyoit que le prince alloit peut-être lui enlever une conquête qu’il croyoit déjà sûre ; mais, poursuivit Pétulant tout plein de son amour, son cœur n’est-il point prévenu en faveur de quelqu’un ? Ah ! si cela est, j’en mourrai de douleur : il faut m’en instruire.

Le prince Pétulant étoit dans cet âge où tout inspire l’amour & la volupté. Le plaisir paroissoit peint dans ses yeux, la tendresse dans sa physionomie, & la persuasion étoit sur ses levres. On ne pouvoit le voir sans sentir que l’amour devoit être un sentiment délicieux & fait pour triompher de la vertu la plus sauvage. ll étoit couru des femmes qui l’avoient un peu gâté en accordant trop à ses desirs, ce qui le rendoit vain & un peu téméraire.

Lorsque le jeu fut fini, le prince s’approcha de Monime & lui présenta la main pour la reconduire dans son appartement, en lui disant tout ce que l’amour peut inspirer de plus tendre. Il s’exprimoit avec ce charme de l’esprit qui cherche à plaire. L’ardeur qui brilloit dans ses yeux intimida d’abord Monime ; son étonnement lui fit garder le silence : si mes regards importuns vous fatiguent, ajouta le prince, souffrez au moins mes adorations : Pourriez-vous vous offenser de ma liberté ? Vos yeux qui m’ont paru plus sereins que le ciel doivent être le siége de la douceur, pourquoi les armer de sévérité ? Ah ! rassurez un homme que la majesté de votre front a déjà confondu ; si j’ai fait un crime en vous déclarant mon amour, & en contemplant vos appas, c’est le crime de vos charmes. Tout ce qui respire doit adorer votre beauté. Qui pourroit vous être comparé dans l’univers ? Vous êtes digne de commander aux dieux mêmes.

Enfin le prince continua de faire valoir les sentimens passionnés qu’il avoit pour Monime, il lui jura cent fois de l’aimer éternellement, fit briller sa flamme impétueuse, & dans le transport qui l’anime il prend une des mains de Monime, la serre, la regarde tendrement ; & comme il voit qu’elle ne songe point à la retirer, il y applique un baiser tout de flamme. Ce baiser augmenta son trouble & ses desirs. Enhardi par cette faveur, il ne craint plus de les montrer. Mais que devins-je lorsque je crus m’apercevoir qu’il lui en causoit à son tour : Dieux ! m’écriai-je, je suis perdu. On sait que les mouches n’ont pas la voix forte ; je ne fus point entendu.

Enfin, plaire, aimer, se le dire, fut pour ces deux amans l’ouvrage d’une soirée. Leurs cœurs se communiquèrent plus aisément parce qu’ils sentoient, qu’ils se l’apprirent par des paroles ; leur trouble, leurs regards leur servirent d’expressions ; ce je ne sai quoi que les amans & les vrais amis éprouvent, que j’avois si bien senti moi-même auprès de Monime, & que cependant je ne puis rendre.

On a raison de dire que les princes vont vîte en amour. C’est une loi généralement reçue & suivie dans presque tous les mondes que j’ai visités ; mais celui de Vénus l’emporte sur tous les autres. Comme ces peuples ne vivent pas long-tems, ils abrégent le plus qu’ils peuvent tout cérémonial incommode : la constance semble être bannie de ce monde ; la volupté, l’amour des plaisirs, la bonne chère, sont leurs passions dominantes ; ils joignent encore à ces rares qualités le faste & la magnificence.

La souplesse est chez eux un caractère naturel. Un Idalien emploie toute son adresse à dissimuler ses défauts & à exagérer ses bonnes qualités. Tous les hommes s’annoncent sous les dehors les plus estimables. Tous veulent passer pour avoir des mœurs, de la probité, de l’esprit, des connoissances, du jugement & de la raison ; mais toutes ces prétentions sont chimériques, puisqu’ils ont plus de brillant que de solidité ; qu’ils sont plus superficiels que profonds ; plus vains que fiers ; plus voluptueux que délicats ; plus foibles que sensibles, & plus occupés du désir de plaire que des moyens de s’attacher une personne de mérite : on peut dire que toutes leurs démarches sont inconséquentes. Pour les femmes, elles ne sont jalouses que de leur beauté, de leurs graces, & de la préférence qu’elles remportent sur leurs rivales, sans se soucier aucunement de leur réputation.