Les Voyageurs en Orient et la Turquie depuis le traité de Paris/03
- I. Les Saints-Lieux, ou Pèlerinage à Jérusalem, en passant par la Hongrie, les provinces danubiennes, Constantinople, l’Archipel, le Liban, la Syrie, Alexandrie et Malte, par Mgr Mislin. — II. Voyage dans la Turquie d’Europe, par M. Viquesnel. — III. La Turquie et ses différens peuples, par M. Henri Mathieu. — IV. Voyage en Turquie et en Perse, exécuté par ordre du gouvernement français pendant les années 1846-1847-1848, par M. Hommaire de Hell. — V. L’Orient. — Les Réformes de l’empire byzantin, par Pitzipios-Boy, Paris 1858.
« Que vous ont donc fait les Turcs ? » m’écrivent quelques personnes qui sont bien naïves ou qui veulent être malicieuses. Je leur réponds humblement, et comme il appartient à un libéral battu, mais obstiné, que les Turcs ne m’ont rien fait de ce qu’ils font sans cesse aux pauvres chrétiens d’Orient, qu’ils ne m’ont pris ni mes enfans, ni mes biens, ni ma vie, mais que j’ai l’âme ainsi faite que mon vieux sang bout encore dans mes veines quand je m’entends raconter les tortures, les outrages, les humiliations de nos frères d’au-delà de la Méditerranée. J’avais, il y a quelques mois, dans mon cabinet un Thessalien qui venait, disait-il, me remercier de ma sympathie au malheur des chrétiens d’Orient et m’entretenir du déplorable état de son pays. J’étais ému quand il me disait : « Nous n’avons pas de consul français pour voir ce qui se fait chez nous. Ah ! si la France voulait seulement nous envoyer quelqu’un, sous quelque titre que ce soit, un officier de cavalerie si vous voulez, pour nous acheter des chevaux !… Nous avons encore de bons chevaux chez nous, comme dans l’antiquité… En parcourant le pays, il verra ce que nous souffrons, et il le dira. — Oui, il le dira, soyez-en sûr, » répondais-je à mon Thessalien, pensant à tout ce que j’avais entendu raconter par nos officiers français à leur retour d’Orient et à leur généreuse colère contre l’oppression des chrétiens. Je pensais même tout bas que la voix d’un officier serait plus écoutée que celle d’un écrivain et surtout que celle d’un professeur, qui, lorsqu’il s’émeut des maux de la Grèce, semble céder à je ne sais quelle émotion de parenté. Je ne crois pas cependant qu’en écoutant ce compatriote d’Achille j’aie pensé à Homère ; la Thessalie souffrante et persécutée me cachait tout à fait la belle et riante Thessalie de l’antiquité. Je ne songeais pas à la vallée de Tempé ; mais surtout, pour me consoler et me distraire des douloureux récits qui m’étaient faits, je ne songeais pas à me dire, comme me le conseillent les personnes qui m’écrivent : « Après tout, les Turcs, qui font tout cela en Thessalie, ne m’ont rien fait de pareil ; ils ne m’ont pris, comme disait l’Achille d’Homère, ni mes bœufs, ni mes moutons ; ils n’ont pas brûlé mes arbres ni saccagé mes moissons,
- Et jamais dans Larisse un lâche ravisseur
- Me vint-il enlever ou ma femme ou ma sœur ?
Je suis bien bon de me soucier des malheurs qui se passent à quatre ou cinq cents lieues de moi. » Loin de me consoler de cette triste façon, j’avoue qu’en songeant à la sécurité de nos foyers domestiques, à la paisible jouissance de nos biens protégés par la loi, je me disais tout bas que, nous autres Européens, nous devions bien une minute au moins de commisération aux souffrances de nos frères d’Orient. Je ne demande pas de croisades, les croisades se font aujourd’hui pour les Turcs : je demande seulement que, nous étant émus avec raison des souffrances de l’oncle Tom, nous ne restions pas insensibles aux malheurs d’autres esclaves et d’autres persécutés qui n’ont qu’un titre de moins à notre pitié, celui de n’être pas noirs, mais qui persévèrent depuis plus de quatre cents ans, malgré la persécution, dans la foi qui a inspiré Las Cases plaidant pour les Indiens et Mme Beecher plaidant pour les nègres.
— Ces Grecs sont éloquens et un peu menteurs, me dit un beau jeune railleur, et votre Thessalien a abusé de votre pitié. — J’ouvre le livre de M. Mathieu intitulé la Turquie et ses différens peuples. M. H. Mathieu est un jeune écrivain, fidèle, il est vrai, aux bons penchans de son âge, mais qui, à prendre la date de sa naissance et même quelques pages de son livre, n’est pas assurément un libéral de 1825. Je lis dans la description géographique de la Turquie, au commencement du deuxième volume et dans la partie la plus simple et la moins accessible aux émotions ou aux réflexions : « Les vastes plaines de la Thessalie sont encore aussi belles qu’elles l’étaient autrefois, et les brises du levant lui viennent toujours par la vallée de Tempé et les champs mélybéens ; mais ses routes pittoresques ne sont plus fréquentées que par des bandes de brigands. Un quart à peine du sol arable est cultivé. L’agriculture languit malgré l’exubérante fécondité du sol, et la condition des cultivateurs est des plus misérables[1]. »
Cette description géographique de la Turquie est pleine de traits de ce genre. L’auteur parle-t-il de la Thrace, « le sol est partout fécond, et il étale sur tous les points une exubérante végétation. Un si riche pays devrait avoir une population nombreuse ; mais on n’y trouve que désolation, comme si la peste régnait seule sous ce beau ciel. Dans le voisinage des villes, on voit quelques champs cultivés par des Grecs ; au-delà ; tout est inculte et désert… Des restes de monumens, de canaux, d’aqueducs, épars de tous les côtés sur le sol, sont des témoignages irrécusables d’un état social jadis florissant, et qui n’est plus L’étendue des cimetières prouve qu’à une époque peu éloignée il y avait là des populations musulmanes dont il ne reste plus de traces. Le croissant s’élève au milieu des débris comme le gardien du néant ; il plane sur les cités éteintes ainsi qu’un écriteau sur les limites de la vie et de la mort… Dans l’espace de trente lieues, entre Kirclef et Karnabat, on ne rencontre pas d’habitans, quoique la campagne soit magnifique. La vue du grand et beau village de Faki, de ses maisons désertes, de ses jardins couverts de ronces et de grandes herbes, de ses terres incultes, refuge des brigands et des bêtes fauves, fait naître dans l’âme du voyageur les sentimens les plus pénibles[2]. »
Passons-nous, avec M. Mathieu, de la Thrace dans la Bulgarie, même aspect et mêmes réflexions du voyageur : « L’homme qui porte ses regards sur un pays aussi fertile est douloureusement surpris de l’aspect misérable de ses habitans et du peu de parti qu’on y tire des avantages prodigués par la nature… Dans la partie qui s’étend de Sophia au Danube, on chemine souvent toute une journée sans apercevoir une habitation. Partout on rencontre des cimetières ; nulle part on ne voit de traces des villages qui ont fourni les morts… Il y a encore quelque chose de plus triste que les cimetières sans villages, ce sont les villages sans habitans, ou habités seulement par des bêtes fauves qui ont pris la place des hommes dispersés par l’émigration ou détruits par la misère… Toute la plaine de Widdin est empreinte du même caractère de tristesse et de désolation. Le voisinage de la ville, loin de favoriser le travail, n’a servi qu’à l’oppression des travailleurs… L’excès de la servitude, l’arbitraire des gouverneurs, l’absence de tout droit de propriété et de transmission légale ont tellement dénationalisé ce beau pays, que tout drapeau qui s’y déploiera contre les Turcs réunira bientôt les populations sous son ombre[3]. »
Voilà pour la Turquie d’Europe. L’Asie-Mineure est-elle en meilleur état ? J’ai souvent entendu dire qu’en Asie la race turque avait la majorité, et que c’était là qu’il fallait la juger. En Europe, disent quelques-uns des défenseurs de la Turquie, il y a entre la population turque et la population chrétienne une telle disproportion de nombre, qu’il est difficile de maintenir l’ascendant des Turcs sur les chrétiens : le petit nombre doit tôt ou tard céder au grand nombre ; mais en Asie c’est tout différent. Là le Turc prévaut par le nombre ; là il a la majorité, et par conséquent sa supériorité y est naturelle. Soit ! je consens de grand cœur à céder l’Asie-Mineure aux Turcs, si cette prépondérance de la population turque sur la population chrétienne fait la prospérité de l’Asie-Mineure. Il me paraîtrait singulier, je ne le cache pas, que la décadence de la race turque fût si manifeste en Europe, et qu’en Asie au contraire cette race fût florissante et active, si bien que d’un côté du Bosphore tout languirait et dépérirait, tandis que de l’autre côté tout vivrait et grandirait, quoique les deux rives du Bosphore appartiennent au même maître. Si la race turque avait dans l’Asie-Mineure une force et une supériorité décisives, cette supériorité traverserait le Bosphore, elle ferait au XIXe siècle ce qu’elle a fait au XVe. Sa puissance au XVe siècle a passé d’Asie en Europe ; sa puissance au XIXe siècle du milieu de l’Asie dominerait encore l’Europe. Cependant, comme ce n’est là qu’un raisonnement, il faut au raisonnement ajouter l’expérience. M. H. Mathieu parle aussi de l’Asie-Mineure ; je veux me défier du témoignage de M. H. Mathieu : il est trop de mon avis, ou je suis trop du sien. Il faut entendre le témoignage d’un autre voyageur, et surtout d’un voyageur qui soit favorable aux Turcs. Je prends M. Hommaire de Hell, voyageur très regrettable, qui a péri victime de son zèle pour la science. M. Hommaire de Hell, après avoir publié un voyage très intéressant et très curieux fait dans les steppes de la Russie méridionale, fut chargé par le gouvernement français de faire un voyage du même genre en 1846, 1847 et 1848. N’épargnant pas ses fatigues, il gagna la fièvre et mourut à Ispahan le 29 août 1848. Mme Hommaire de Hell, qui avait accompagné son mari pendant une partie de ses voyages, en a rédigé le récit avec une exactitude savante qui tient à la précision des notes de M. de Hell, et avec une grâce et une élégance qui viennent de la personne qui a tenu la plume. M. de Hell n’a sur l’Orient aucune des idées que j’ai depuis longtemps : il croit à l’avenir des Turcs, de la Turquie, et sa politique est toute musulmane. « Nous faisons, dit-il, sur la triste situation des chrétiens d’Orient parmi les barbares de longs discours à la chambre ; nous nous apitoyons sur leur destinée, nous votons des fonds pour les secourir… Cette façon de juger l’Orient était bonne au moyen âge, quand on vivait sous l’empire de l’ignorance et des préjugés ; mais aujourd’hui ce ne sont pas les intérêts des chrétiens qu’il faut défendre, ce sont ceux des peuples musulmans, bien plus en péril. Telle est la voie politique que nous devrions suivre et que je chercherai à faire prédominer à mon retour en France[4]. » L’intérêt de la France, selon M. de Hell, est donc de soutenir la Turquie, parce que la Turquie peut, dans une guerre générale, soutenir efficacement la France. « En voyant la conduite de la France dans toutes les questions relatives à l’Égypte, à la Grèce et au pachalik de Tunis, je me demande souvent quelles peuvent être les vues de notre gouvernement quand il agit comme il le fait, car je ne trouve dans ses actes qu’ineptie, absence de toute logique et profonde ignorance des intérêts nationaux. Quels sont en définitive les ennemis que la France peut avoir à redouter dans le cas d’une conflagration générale ? Évidemment ce sont les Russes sur terre et sur mer, et les Anglais sur mer ; dans l’un ou l’autre cas, quelle alliance nous serait la plus profitable ? Le simple bon sens indique tout d’abord la Turquie, qui peut nous offrir une flotte déjà puissante, les moyens d’anéantir le commerce de la Russie méridionale et de donner la main à toutes ces populations vaincues, mais non soumises, qui sont impatientes de secouer le joug moscovite. La Turquie nous serait également d’une immense ressource contre l’Angleterre, en mettant de notre côté les populations méditerranéennes, qui désirent vivement une union sérieuse avec la France. En face de pareilles éventualités, notre gouvernement n’aurait qu’une voie politique et rationnelle à suivre, celle d’étendre de tout son pouvoir notre influence en Orient et dans tous les bassins de là Méditerranée et de la Mer-Noire. Au lieu de cela, nous vivons au jour le jour, à la remorque des événemens, désavouant aujourd’hui ce que nous avons fait hier, n’ayant aucun but arrêté, aucune prévision d’avenir ; nous soulevons le pacha d’Égypte, le bey de Tunis, au lieu de nous réunir à la Porte, qui implore notre appui ; nous défendons obstinément une mauvaise cause en Grèce, et nous profitons de toutes les occasions pour mécontenter le gouvernement turc, qui a toujours montré tant de sympathie pour la France La Turquie toute pacifique qu’elle est aujourd’hui, garde encore dans ses veines quelques gouttes de ce vieux sang d’Othman qui l’a rendue si longtemps victorieuse, et, je le répète, en cas de conflagration, la France doit confondre ses intérêts avec ceux de la Porte[5]. »
Je discuterai plus tard l’opinion de M. de Hell sur la politique de la France en Orient depuis quarante ans. Je ne l’ai citée que pour montrer jusqu’à quel point M. de Hell est favorable aux Turcs et à la Turquie. Voyons maintenant ce que ce témoin, si favorable aux Turcs, dit de l’état de l’Asie-Mineure, c’est-à-dire du pays même où, selon quelques personnes, est le foyer de la puissance des Turcs. « De Constantinople à Trébizonde, le pays que parcourt le Sakaria, l’ancien Sangarius, est d’une grande beauté et tout à fait désert. On ne peut s’empêcher de s’affliger profondément en voyant tant de richesses perdues pour l’humanité. Du reste, cette impression ne se reproduit que trop souvent quand on voyage dans ces belles contrées de l’Asie-Mineure, qui pourraient facilement nourrir des millions d’habitans, et qui ne présentent que des villages clair-semés… » Plus loin, près d’Héraclée, « un cimetière turc et plusieurs villages abandonnés prouvent que jadis une nombreuse population animait cette belle contrée. Les impôts excessifs en ont chassé les habitans, et maintenant on ne voit qu’un sol en friche et des ruines… Nous traversons la rivière de Karasou aux eaux limpides cachées sous la végétation, puis un pauvre village veuf de presque tous ses habitans. Il y a peu d’années, on y comptait un millier de maisons ; actuellement il s’en trouve à peine soixante… Encore un village ruiné, Acha-Kodja-Ali-Keui, avec un cimetière où se trouvent de magnifiques cyprès… » Prusias, grande et belle ville dans l’antiquité, ses ruines en font foi, Prusias « ne compte plus actuellement que cent cinquante maisons, toutes turques… La population décroît rapidement, les paysans préférant le séjour des grandes villes à celui de la campagne, où le fruit de leur travail ne sert qu’à remplir les coffres du gouverneur… » Sinope est une ville triste, dépeuplée, sans garnison ni commerce… « On se demande pourquoi le commerce a déserté si complètement cette ville, dont le port est le meilleur de toute l’Anatolie Le docteur (un médecin français que M. de Hell trouva à Sinope) prétend qu’il faut un peu s’en prendre à la population, qui se distingue par une paresse excessive. Les hommes passent leur vie au café, ne se mettant au travail qu’à la dernière extrémité… Les cafés pullulent dans la ville, et la solitude est partout, excepté là[6]. »
Voilà quelques traits de l’état de la Turquie d’Asie telle que la dépeint un peintre disposé à voir en beau : ils se rapportent exactement à l’état de la Turquie d’Europe telle que la décrit M. H. Mathieu, et je ne m’étonne pas que l’Asie, dépérissant, ne vienne pas en aide à l’Europe, dépérissant aussi. Ce ne sont pas les villages déserts de la Bithynie qui viendront peupler les villages déserts de la Thrace. La solitude n’a rien à envier et rien à donner à la solitude.
Comment remédier à ce dépérissement progressif ? M. de Hell croit, comme M. Viquesnel, comme M. H. Mathieu, qu’il faut que l’activité industrieuse des Européens vienne vivifier le territoire de l’empire turc. Cependant, quoique M. Hommaire de Hell nous dise que la Turquie implore l’appui de la France, les Turcs continuent à repousser et à dédaigner les Européens. « Tout en n’ayant qu’à me louer personnellement de mes relations avec les Turcs, dit M. Hommaire de Hell, je me permettrai de faire encore une légère critique de l’orgueil dont ils font preuve dans ces provinces éloignées, où ils conservent toute la hauteur dédaigneuse qu’avaient jadis les pachas de Constantinople. Un Européen, de quelque rang qu’il soit, n’est toujours à leurs yeux qu’un giaour indigne d’être traité de pair à pair… Il faudra de grandes révolutions pour effacer chez les Turcs de vieille roche des préjugés qui sont comme infiltrés dans leur sang, car ils se considèrent toujours comme la race conquérante, et se croient encore au lendemain de la prise de Constantinople[7]. » — « Le pacha ne m’a pas rendu ma visite, dit-il ailleurs[8], ce qui prouve que dans ces contrées lointaines les Turcs conservent leur orgueil, si blessant pour les Européens. Il faudra du temps encore pour effacer les préjugés de race qui donnent aux musulmans une morgue peu compatible avec le mouvement et les idées qui travaillent actuellement la Turquie. » Cet orgueil sauvage et la haine ou le dédain des Européens sont-ils le seul défaut que reproche aux Turcs de l’Asie-Mineure ce partisan décidé de l’alliance intime de la France et de la Turquie ? Non ; il y a chez les Turcs, soit dans les grands, soit dans le peuple, bien d’autres défauts encore qui contribuent à la ruine du pays : la cupidité des fonctionnaires et des hommes puissans, leurs exactions intolérables. « Nulle part en Turquie l’oppression n’a eu de plus désastreuses conséquences que dans les provinces reculées de l’Asie : des centaines de villages ont disparu, la plupart par un simple caprice de quelque grand propriétaire. En voici un exemple. Un Turc puissant désirait-il accaparer quelques villages voisins de ses terres, il accablait les habitans de tant de vexations, avait recours à des moyens si odieux, que ces derniers venaient d’eux-mêmes s’établir chez leur oppresseur pour avoir le droit de vivre, ou bien ils émigraient. De cette façon, leurs terres étaient abandonnées, leurs villages rayés des listes du gouvernement ; mais le Turc arrivé à son but ajoutait à ses propriétés les champs de ses malheureux voisins. On a constaté que dans une seule localité cent villages avaient été anéantis par un seul Turc[9]. »
M. Viquesnel avait déjà signalé l’odieuse pratique de l’avortement comme une des causes de la dépopulation du pays ; il croyait seulement que cette pratique était surtout fréquente à Constantinople. M. de Hell nous dit que « l’avortement est pratiqué en Turquie dans toutes les familles, et que cet usage, d’une généralité déplorable, est une des causes de la dépopulation de ce beau pays[10]. »
Quand on lit ces passages du voyage de M. de Hell dans la Turquie d’Asie, on se demande naturellement si le publiciste qui conseille à la France de s’unir intimement avec la Turquie est le même que le voyageur exact et véridique qui fait de la Turquie le tableau que nous venons de voir. Comment accorder les vues de l’un avec les témoignages de l’autre ? Vous voulez que la France s’appuie sur la Turquie ? Mais sur quoi s’appuie la Turquie ? Sur sa population elle dépérit ; sur son commerce ? il décline chaque jour ; sur son industrie ? elle n’en a plus ; sur la fertilité de son sol ? elle le laisse inculte et stérile. Prendre un allié, c’est, dans le langage ordinaire, prendre une force ; ici c’est prendre une charge, car enfin est-ce des villages déserts de la Thrace, de la Bulgarie ou de l’Asie-Mineure, que la Turquie fera sortir les soldats qu’elle placera à côté de ceux de la France ? Avec quoi paiera-t-elle ses armées ? Avec quoi nourrira-t-elle ses troupes ? Le général Sébastiani, qui connaissait bien l’Orient, disait dès 1825 que vouloir soutenir la Turquie, c’était embrasser un cadavre pour le faire tenir debout. M. de Hell croit que le cadavre peut agir, et qu’il peut même aider et secourir celui qui l’embrasse ; grande erreur qui, en 1847, pouvait peut-être encore tromper M. de Hell, mais que l’expérience de la guerre de 1855 a tout, à fait dissipée. M. Viquesnel, cet autre partisan décidé de la Turquie, qui la condamne aussi sans le vouloir toutes les fois qu’il parle en voyageur, et qui la défend toutes les fois qu’il parle en publiciste, M. Viquesnel reconnaît que la guerre d’Orient n’a coûté à la Turquie que près de 400 millions, « tandis qu’à la France et à l’Angleterre elle a coûté plusieurs milliards[11]. » Tant mieux, dira-t-on, pour la Turquie, qui s’est fait sauver à si bon marché ! — Oui, mais si la Turquie ne peut pas même faire les frais de son salut, comment, dans, une conflagration générale, fera-t-elle les frais de cette alliance offensive et défensive avec la France que souhaite M. Hommaire de Hell ? Comment nous offrira-t-elle contre la Russie cette flotte puissante que M. Hommaire de Hell voyait peut-être bâtir en 1846, et dont M. Mathieu nous raconte l’emploi dans la guerre de Crimée ? « Les amiraux alliés jugèrent que la flotte active n’était pas en état d’affronter la rencontre d’une escadre russe. Elle resta en conséquence ancrée dans le Bosphore pendant ïa première phase des hostilités ; mais ses vaisseaux furent utilisés comme transports après que les alliés eurent pris possession de la Mer-Noire[12]. »
Contre l’Angleterre, notre autre adversaire possible, de quelle immense ressource la Turquie ne nous serait-elle pas, dit M. de Hell, en mettant de notre côté les populations méditerranéennes qui désirent vivement une union sérieuse avec la France ! Mais ces populations méditerranéennes ne sont pas turques ; elles sont albanaises, thessaliennes, macédoniennes, syriennes, égyptiennes, elles sont grecques surtout. M. de Hell, qui blâme durement la politique des divers gouvernemens français depuis près de cinquante ans, qui la trouve inepte, déraisonnable et anti-nationale, me semble n’avoir pas compris que cette politique est celle qu’il recommande lui-même quand il conseille à la France de tout faire pour étendre son influence en Orient. Seulement M. de Hell n’entend pas ce mot d’Orient comme l’ont entendu les divers gouvernemens français depuis cinquante ans. L’Orient pour lui, c’est la Turquie, et rien que la Turquie ; l’Orient pour la France de la restauration, de la monarchie de 1830, de la république de 1848 et de l’empire de 1851, l’Orient, ce sont les populations orientales. Je suis heureux et fier, quant à moi, de voir que depuis cinquante ans la France, qui a si souvent changé de lois et d’institutions, n’ait point changé de politique en Orient. Cela prouve mieux que tout autre argument que cette politique est conforme aux véritables intérêts de notre pays. Quiconque arrive aux affaires, de quelque dynastie ou de quelque parti qu’il soit, reconnaît aussitôt cette conformité, et en fait le principe de sa politique. Cette politique a ses nuances, mais elle a toujours la même règle. Elle change parfois de chemin, elle ne change jamais de but. Ce but est de régénérer l’Orient par lui-même et d’assurer son indépendance par sa régénération. La France a compris que si l’Orient continuait à s’affaiblir et à dépérir, il tomberait tôt ou tard sous le joug de son plus puissant voisin, ou peut-être de deux ou trois voisins, car il faut compter l’Angleterre comme étant par sa marine la voisine de tout le monde. La France a donc de tout temps visé à la régénération de l’Orient.
Cette régénération a eu plusieurs phases, et je dirais volontiers plusieurs espérances. Beaucoup de personnes ont pu croire d’abord que cette régénération s’accomplirait par la Turquie. C’était la solution la plus commode et la plus simple du problème. Toute l’Europe impartiale, tous les états qui ne peuvent avoir rien à gagner au démembrement de la Turquie ont aidé de leur mieux à l’accomplissement de cette régénération de l’Orient par la Turquie. La France a prêté ses ingénieurs, ses officiers, ses médecins ; la Prusse a fait de même avec le même zèle et dans la même intention. Peu à peu cependant les difficultés, peut-être même l’impossibilité de l’œuvre, se sont manifestées. En même temps s’est révélé un fait qui a dû attirer l’attention de tous les cabinets européens, plaire aux uns, déplaire aux autres, être pour tous un grave sujet de réflexions.
Cette régénération, qu’on essayait d’accomplir au centre de l’empire ottoman, dans sa capitale, dans son gouvernement, et qui rencontrait tant de résistances et tant d’échecs, s’accomplissait plus aisément et de meilleure grâce aux extrémités. L’Égypte se civilisait sous le joug impérieux de Méhémet-Ali ; les principautés danubiennes jouissaient des commencemens du protectorat russe, et se rapprochaient chaque jour de l’Europe ; la Grèce, émue à la fois par les idées nouvelles et par les souvenirs anciens, reconquérait son indépendance, et réveillait l’imagination et l’émotion de l’Europe. Tunis, avertie par l’exemple d’Alger, devenue française, essayait de se former aux mœurs de l’Occident. Enfin, tandis que le corps de l’empire turc résistait aux efforts de civilisation que faisaient les sultans ou qu’ils semblaient faire, les membres de ce grand corps prenaient vers la civilisation européenne un mouvement vif et sincère.
Que devait faire l’Europe, que devait faire la France en face de ce mouvement des populations orientales ? Le décourager, le répudier, le contrarier, ou bien l’approuver, le modérer et le diriger ? C’est ce dernier parti que la France a pris, et quoiqu’à mon avis la France ait souvent trop modéré le mouvement des populations orientales, qu’elle se soit trop laissée aller à substituer les expédiens de la diplomatie aux dénoûmens que préparaient les événemens de l’Orient, cependant je suis heureux de penser que tous les gouvernemens français ont refusé de considérer comme un danger pour la politique européenne la régénération partielle et progressive des populations orientales. Que serait en effet la politique d’un état qui, pour conserver ou bien accroître sa grandeur, aurait besoin de l’anéantissement ou de la misère des autres ? J’ai souvent entendu dire que le grand mérite des Turcs, aux yeux de l’Europe, était de posséder inutilement le Bosphore. Qu’est-ce qu’ils ne possèdent pas inutilement, le Bosphore, la Thrace, la Macédoine, la Thessalie, l’Épire, les plus belles îles de l’Archipel, l’Asie-Mineure, la Syrie, la Judée, l’Euphrate et le Tigre, tous les anciens séjours de la civilisation, tous les territoires qu’ont possédés le commerce, les arts, les sciences ? Ce triste don qu’ont les Turcs de paralyser ce qu’ils touchent, est-ce un mérite dont l’Europe doive leur savoir gré ? Qu’y gagne-t-elle ? J’ajoute que les Turcs autrefois savaient au moins défendre ce qu’ils occupaient. Les pays qu’ils tenaient entre leurs mains étaient rayés de la liste du monde civilisé : grave malheur selon moi, mais malheur qui par sa stabilité dispensait la diplomatie européenne de toute appréhension, tandis qu’aujourd’hui la décadence des Turcs menace de laisser tomber quelqu’un de ces beaux pays entre les mains d’un voisin ambitieux, qui s’en fera un instrument et un moyen de puissance, si bien que l’équilibre européen n’a d’appui que la faiblesse de l’empire turc. Quand les populations orientales n’étaient que malheureuses sous un maître puissant, la diplomatie européenne prenait son parti de ne point s’en occuper ; c’était à la fois une nécessité et une commodité. Maintenant que ces populations sont malheureuses encore, mais sous un maître faible, et que par conséquent elles peuvent d’un jour à l’autre secouer ce joug par la révolte ou le voir passer en d’autres mains par la conquête, la diplomatie est bien forcée de s’en occuper. Subissant cette nécessité comme le reste de l’Europe, c’est l’honneur de la France et de quelques autres états de s’inquiéter de ces populations pour améliorer leur sort plutôt que pour les ramener à l’immobilité du malheur. Grâce à Dieu, cette immobilité n’est plus possible : quoi de plus sensé alors et de plus généreux à la fois que de pousser vers le bien plutôt que vers le mal le mouvement des populations orientales ? Telle est depuis près de cinquante ans la politique de la France.
Je sais bien qu’il y a des personnes que cette politique contrarie et qui la trouvent remuante et périlleuse. J’ai connu un ambassadeur français, homme de beaucoup d’esprit, qui trouvait toujours mauvaise la politique qui lui créait des difficultés et des affaires dans la cour près de laquelle il était accrédité, et cela de la meilleure foi du monde. Je ne suis donc pas étonné que M. Hommaire de Hell trouve mauvaise la politique française, qui, à Constantinople, créait des difficultés et des embarras à nos agens, à nos nationaux, à nos voyageurs. Pourquoi s’intéresser à l’Égypte, à la Grèce, aux principautés du Danube, à la régence de Tunis ? Intéressez-vous à la Turquie, attachez-vous à elle ! — Oui, si la Turquie peut accomplir cette régénération de l’Orient nécessaire à son indépendance ; mais si elle ne le peut pas, si le semblant qu’elle en fait à Constantinople ne peut tromper que des yeux disposés à s’ouvrir à demi pour mieux goûter le repos, pourquoi voulez-vous que la France étouffe les germes de civilisation qui se montrent en Orient chez les chrétiens ? La France sait bien qu’il est de son intérêt d’étendre son influence en Orient, comme le lui conseille M. de Hell ; seulement elle ne croit plus que l’Orient soit la Turquie. Il y a maintenant deux Orients, l’un qui est en train de mourir et l’autre qui est en train de naître. Pourquoi vouloir que la France s’attache à l’Orient mourant et repousse l’Orient naissant, ce qui serait à la fois une dureté et une imprudence ? Niera-t-on qu’il y ait en ce moment deux Orients ? Ce serait nier l’évidence, car de quoi s’occupe l’Europe depuis dix ans, depuis cinq surtout ? De la Grèce, de l’Égypte, des principautés danubiennes, de l’Albanie, du Monténégro. Qui donc autrefois en Europe, sinon Venise et les chevaliers de Malte, s’occupait de ces pays ? Le double Orient, c’est-à-dire l’Orient musulman et l’Orient chrétien, se montre à tous les yeux : pourquoi les fermer ? Prenez garde ; si vous les tenez obstinément fermés, il arrivera que le jour où vous les rouvrirez, un de ces deux Orients et peut-être tous les deux, seront devenus russes, autrichiens, anglais : l’équilibre du monde aura changé contre vous pendant votre sommeil.
Que les hommes graves et secs se rassurent : la France n’a mis dans sa politique orientale ni fantaisie, ni pitié sentimentale, ni sympathie révolutionnaire, aucun des sentimens dont on la croit volontiers capable. Elle a pris sa politique des mains de la nécessité. Elle eût volontiers accueilli la régénération de l’Orient faite par les mains de la Turquie. Quand elle a vu que la régénération de l’Orient se faisait sans la Turquie, à côté d’elle et malgré elle, il a bien fallu qu’elle tînt compte de cette régénération inespérée.
« Eh ! ne comprenez-vous pas, dit-on, que tout ce que vous faites ou tout ce que vous laissez faire contre la Turquie profite à la Russie ? » Je reconnais là le vieux dilemme dans lequel l’Europe s’est crue enfermée pendant longtemps, quand on lui disait qu’il n’y avait à choisir en Orient qu’entre la Turquie et la Russie. Qui de nous, écrivains ou orateurs, n’a gémi de ce dilemme ? Dans quel étau il enfermait nos pensées et nos sentimens ! « Vous ne voulez pas de la Turquie, nous disait-on, parce qu’elle opprime les chrétiens d’Orient ? Eh bien ! vous aurez la Russie à Constantinople. — Vous ne voulez pas de la Russie à Constantinople, parce que l’équilibre européen serait détruit par cette conquête ? Eh bien ! gardez la Turquie. » De telle sorte que sous cette tenaille de la logique il fallait sacrifier la civilisation chrétienne en Orient au maintien de l’équilibre européen, ou sacrifier l’équilibre européen à la régénération de la civilisation chrétienne.
Pendant que les publicistes se débattaient dans les liens de ce cruel dilemme, qui fait encore le fond de la politique de beaucoup de gens, la force des choses et la marche des événemens s’employaient à résoudre le problème d’une manière tout à fait imprévue, en ouvrant à la politique une voie nouvelle.
- Via prima salutis,
- Quod minime reris, graiâ pandetur ab urbe.
L’insurrection de la Grèce a bien fait d’être glorieuse et héroïque : c’est par là qu’elle a plu, c’est par là qu’elle a réussi, et que l’opinion publique a triomphé en Europe des répugnances de la diplomatie ; mais cette insurrection, outre qu’elle a été une poésie nouvelle, a été aussi une politique nouvelle. Elle nous a montré un Orient que nous ne connaissions pas, un Orient qui n’était ni turc ni russe. Non que je veuille ici flatter la vanité de la Grèce moderne et prédire aux Grecs l’empire de l’Orient : je ne sais pas quelle est la destinée d’Athènes, et si elle doit aller quelque jour s’agrandir et se dénaturer à Byzance :
- Fata viam invenient ;
mais ce que je sais, c’est qu’après l’insurrection et la reconnaissance de la Grèce, la cause des populations orientales est devenue un des élémens de la question d’Orient. La France est entrée dans cette voie nouvelle. La restauration avait proclamé, par l’expédition de Morée, l’indépendance de la Grèce. La monarchie de 1830, fidèle à cette politique libérale et sensée, a concouru à l’établissement du royaume hellénique ; elle a fait reconnaître l’hérédité en Égypte. Elle aurait voulu étendre à la Syrie les bienfaits du gouvernement stable et régulier qu’elle donnait à l’Égypte : l’Europe ne l’a pas voulu, et la monarchie de 1830 a paru vaincue dans sa politique orientale, parce qu’elle n’avait obtenu que les deux tiers de ce qu’elle demandait. Quand est venue la question des principautés danubiennes, l’empire, fidèle à la politique demi-séculaire de la France, a soutenu l’union des principautés sous un prince étranger. Il ne l’a pas obtenue tout entière et l’esprit de parti ne manquera pas sans doute de traiter de défaite cette demi-victoire. Dans la question toute récente du Monténégro, même politique. La France veut faire reconnaître l’indépendance du Monténégro, afin de l’excepter par cette reconnaissance du démembrement éventuel de la Turquie. C’est là en effet ne l’oublions pas, ce qui donne une grande importance à toutes ces questions d’hérédité égyptienne, d’union de la Roumanie et d’indépendance du Monténégro, que quelques personnes traitent de haut, parce qu’en apparence il n’y a que la vanité de petits peuples qui soit en jeu. Tout ce qui est séparé plus ou moins du corps de l’empire turc se trouve soustrait d’avance aux chances de la liquidation de cet empire. Supposez que la suzeraineté nominale de la Turquie dans les principautés équivaille à une véritable souveraineté ; supposez que l’indépendance séculaire et belliqueuse du Monténégro soit sacrifiée à la restauration musulmane qui s’essaie en ce moment ; supposez enfin qu’un jour ou l’autre la Turquie mourante ait pour héritière la Russie ou l’Autriche, ou toutes deux : les principautés et le Monténégro passeront dans l’héritage. Il n’y a donc pas là une question de vanité populaire, il y a une question d’équilibre européen. Séparés par un titre quelconque de la domination turque, la Grèce, l’Égypte, la Roumanie, le Monténégro, survivront au démembrement de l’empire turc ; sujets, ils seront assujettis avec lui. Si en 1814 la Savoie et le Piémont, la Belgique et la Hollande, n’avaient pas eu leurs vieux souvenirs, ils auraient disparu dans le démembrement de l’empire français. La Savoie et le Piémont auraient été autrichiens ; la Belgique et la Hollande auraient été prussiennes. Leur vieille indépendance les a sauvés. Plus il y aura ainsi d’indépendances ou de quasi-indépendances reconnues en Orient, moins le démembrement de l’empire turc portera atteinte à l’équilibre européen.
M. Hommaire de Hell veut que la France soutienne en Orient les intérêts des peuples musulmans, qui sont plus en péril, dit-il, que les intérêts des chrétiens ; nous ne vivons plus sous l’empire de l’ignorance et des préjugés. — Soit ! n’ayons pas de préjugés chrétiens, j’y consens ; mais n’ayons pas non plus de préjugés musulmans. Or ces intérêts musulmans que M. de Hell veut que la France défende, quels sont-ils ? Sont-ce des intérêts de justice, de liberté, d’égalité, de civilisation enfin ? Non ; ce sont des intérêts de vieille oppression et de vieille iniquité. De bonne foi, devons-nous prendre parti pour ces intérêts ? La politique de la France en Orient a toujours été impartiale ; elle a soutenu la Turquie mahométane et elle la soutient encore, pourvu que la Turquie veuille bien tenir les promesses du hatti-humayoun et abolir entre ses sujets toute distinction de religion et de race. Elle a soutenu l’Égypte sans demander au pacha d’Égypte et à sa famille, en retour de l’hérédité qu’elle lui faisait accorder, de se faire chrétiens ; elle a soutenu Tunis, et Tunis a continué d’être mahométane. On ne peut pas accuser la France de fanatisme chrétien en Orient. Elle n’a pas hésité à prendre parti pour les intérêts musulmans, quand ces intérêts sont conformes à ceux de la justice, de la liberté, de l’égalité, de la civilisation enfin ; mais quand ces intérêts sont contraires à la civilisation et qu’ils ne se recommandent que par leur titre de musulmans, de quel droit peut-on demander à la France de les soutenir, s’il n’y va pour elle ni de sa politique nationale ni de sa générosité naturelle ?
L’avenir à faire aux populations chrétiennes de l’Orient, tel est le nœud actuel de la question d’Orient. Comment le dénouer ? Les imaginations travaillent sur ce sujet. Comme tout le monde sent l’impossibilité de maintenir le statu quo, comme le hatti-kumayoun devient chaque jour un mot plus vain, excepté pour ceux qui en réclament l’exécution les armes à la main, comme cette instabilité et cette désorganisation universelle du gouvernement turc sont chaque jour plus évidentes, les diplomates songent tout bas aux expédiens à prendre, les publicistes font tout haut leurs propositions. Chacun a son système pour dénouer la question d’Orient et pour la tirer du statu quo où elle est si tristement engagée. Parmi les divers systèmes, un des plus curieux en apparence est celui de J.G. Pitzipios-Bey, qui, dans un écrit récent, propose résolument au sultan de se faire chrétien. « Il n’y a que ce moyen, dit-il, de tout arranger. »
Je ne défends point aux lecteurs de la Revue d’avoir, au sujet de la proposition que fait M. Pitzipios, le sentiment de gaieté que j’ai eu en la lisant pour la première fois. Cependant l’ouvrage de M. Pitzipios, intitulé l’Orient, — les Réformes de l’Empire byzantin, est plus curieux et plus sérieux que ne le croiraient ceux qui le jugeraient seulement sur l’idée de convertir le sultan et sur les motifs de cette conversion, motifs tout politiques et où il n’est pas question un moment de la conscience du sultan. Abdul-Medjid se convertira, comme Constantin, pour fonder un nouvel empire byzantin. Et qu’on ne dise pas qu’exiger du sultan qu’il renonce à sa foi, ce serait faire violence à sa conscience ; M. Pitzipios a réponse à cela. « L’objection, dit-il, serait de quelque valeur, si ce souverain avait vraiment la conviction de la religion dans laquelle il est né, ou si du moins il avait la prétention de paraître l’avoir ; mais tout le monde sait que, depuis longtemps déjà, Abdul-Medjid est tout à fait indifférent autant sur l’un que sur l’autre point. Ce souverain peut donc, en se proclamant chrétien par calcul politique et dans-les formes extérieures, rester, s’il veut, dans le fond, ce qu’il est aujourd’hui, ce que furent en tout temps une grande partie de ses collègues, ce qu’on suppose qu’a été enfin son illustre prédécesseur Constantin le Grand[13]. »
J’aurais bien des choses à dire sur la manière expéditive de M. Pitzipios en matière de conversion, sur son sans-façon à juger de la foi de Constantin ; je ne veux faire qu’une seule observation, toute politique, mais qui a aussi, grâce à Dieu, son application religieuse. De quoi s’agit-il pour M. Pitzipios ? De christianiser, c’est son expression, le gouvernement turc : c’est pour cela qu’il veut christianiser aussi le sultan ; mais, de bonne foi, que sera ce chrétien tout extérieur dont M. Pitzipios se contente ? Le christianisme ne consiste pas seulement à aller à l’église au lieu d’aller à la mosquée. La morale chrétienne repose sur des principes de charité, d’équité, de justice, qui sont devenus les fondemens de la civilisation moderne. Je ne dis pas qu’on ne puisse pas adopter et pratiquer ces principes sans être chrétien et même en étant mahométan. Or, si cela se peut, pourquoi imposer au sultan une conversion dont il n’a pas besoin et dont ses sujets non plus n’ont pas besoin pour avoir la pratique de la civilisation moderne ? Pourquoi exiger de lui une abjuration inutile, qui ne fait pas un chrétien sincère de plus, vous l’avouez vous-même, qui n’est pas nécessaire pour faire un bon souverain de plus, puisqu’on peut l’être sans cela, qui enfin est déshonorante, puisqu’elle est imposée, et que vous rendez plus misérable encore en permettant au néophyte l’hypocrisie ou l’indifférence ? Somme toute, les puissances européennes ont bien fait, en exigeant de la Turquie la christianisation de son gouvernement par le hatti-humayoun, de ne pas exiger du sultan sa conversion au christianisme. Mais que deviendra la christianisation du gouvernement turc, si le sultan n’est pas chrétien ? dit M. Pitzipios. — Eh ! que deviendra cette christianisation, si le sultan n’est chrétien que comme vous le faites, c’est-à-dire du bout des lèvres ? Sa conversion ne fait rien à la question ni en bien m en mal ; c’est pour le sultan un déshonneur qui n’est pas un dénoûment, c’est-à-dire ce qu’il y a de pis.
D’où vient donc qu’en dépit de cette proposition étrange, qui semble le sujet de la brochure de M. Pitzipios, et qui n’en est, selon moi, que l’enseigne malheureuse et quasi-grotesque, d’où vient que cette brochure me paraît digne d’une sérieuse attention ? Je ne prends pas M. Pitzipios pour l’interprète et le représentant accrédité des Grecs sujets de la Porte-Ottomane ; pourtant il est Grec, il a été pendant quelque temps employé par la Porte, il connaît bien l’Orient, il sait quels sont les sentimens et les idées de ses compatriotes : il mérite donc d’être écouté comme témoin. M. Pitzipios ne veut faire de son souverain Abdul-Medjid un chrétien que parce qu’il veut donner aux chrétiens le pouvoir et la souveraineté en Orient. Voilà le sens sérieux de cet écrit : il exprime l’ambition naturelle des populations chrétiennes de l’Orient, qui, sentant leur force, veulent avoir un gouvernement et une administration pénétrés de leurs idées et de leurs sentimens.
Il y a aussi dans cette brochure, à côté de l’idée de la prépondérance chrétienne, une idée toute grecque, celle d’empêcher le morcellement du territoire ottoman et de substituer purement et simplement l’empire byzantin à l’empire turc. M. Pitzipios croit avec raison que, si l’empire turc vient à se démembrer, ce sera pour l’Orient, et même pour l’Occident, une grande et terrible secousse. Que sortira-t-il de ce chaos ? Personne ne peut le prévoir : grande raison pour le redouter et pour empêcher, s’il est possible, le chaos de se faire ! Le moyen, selon M. Pitzipios, est de remplacer l’empire turc par un empire chrétien, soit avec Abdul-Medjid converti, soit avec le roi Othon transporté d’Athènes à Byzance. De cette façon, le grand faisceau d’états que forme l’empire ottoman ne se disperse pas ; l’Orient n’est pas bouleversé, l’équilibre européen n’est point troublé, tout s’arrange. Je n’ai, quant à moi, aucune objection contre le plan de M. Pitzipios, sinon qu’il me paraît trop beau et trop commode. Les choses humaines ne se font pas en général de cette manière simple et aisée. Tout y est laborieux et difficile. Où M. Pitzipios ne voit que des facilités, je ne vois que des obstacles. Énumérons quelques-unes de ces difficultés, en ayant soin de mettre à côté les solutions de M. Pitzipios. Ce sera aussi une manière d’indiquer à nos lecteurs quelques-uns des détails et des renseignemens curieux que renferme l’ouvrage de M. Pitzipios.
Et d’abord, dans votre nouvel empire byzantin, que ferez-vous des populations musulmanes ? Vous ne voulez pas que les chrétiens soient plus longtemps gouvernés en Orient par les musulmans, et vous avez bien raison : l’état des choses y répugne chaque jour davantage ; mais vous renversez la question à votre profit en soumettant dans l’empire byzantin les musulmans aux chrétiens. — M. Pitzipios répond que « de nombreux exemples prouvent que les mahométans peuvent vivre libres et heureux sous un gouvernement chrétien, tandis que, dans les pays dominés par les mahométans, les chrétiens ne peuvent que traîner une misérable existence ; car le système intolérant (le mahométisme) ne peut considérer tous ceux qui ne veulent pas l’embrasser que comme des êtres exclus du droit des gens et indignes de toute protection, de toute sympathie, de toute miséricorde. De nos jours même, les mahométans de l’Algérie, de la Crimée, de la Géorgie, des Indes et de tant d’autres pays vivent très heureux sous les gouvernemens chrétiens de la France, de la Russie et de l’Angleterre ; mais quel est le peuple chrétien qui a jamais pu exister qu’en vil esclave sous la domination mahométane[14] ? » Cette réponse lève-t-elle tous les doutes et détruit-elle toutes les objections ? Oui, — accompagnée de quelques explications. Il y a eu des temps, je l’avoue, où les chrétiens ne gouvernaient pas bien les mahométans ou les idolâtres, où ils étaient plutôt disposés à les exterminer qu’à les convertir ; il y a eu des temps aussi où les mahométans gouvernaient passablement les chrétiens. La capacité de bien gouverner ne tient donc pas uniquement à la foi ; elle tient à des qualités plus séculières, aux qualités qui sont nécessaires dans tous les gouvernemens, à l’activité, à l’esprit d’ordre et de justice, à la tolérance, à la modération ; elle tient aux bonnes maximes politiques, aux bonnes règles d’administration, toutes choses que l’Europe civilisée connaît et pratique, toutes choses que l’Asie musulmane ignore et méprise aujourd’hui.
On s’imagine que par la grâce du hatti-humayoun il y a quelque chose à Constantinople qui ressemble à un gouvernement et à une administration européenne : c’est une grande erreur. M. Mathieu, dans son ouvrage, nous dit qu’en Turquie l’idée de ce que nous appelons en Europe l’état, c’est-à-dire l’intérêt commun, n’existe pas. Les détails que M. Pitzipios donne sur l’administration turque s’accordent complètement avec l’opinion de M. Mathieu. La société turque n’a jamais été un état ; c’était un camp, et un camp sans administration ni intendance militaires. Cela dit, quel ordre pouvait y exister ? Mais enfin, comme avant l’invention de l’intendance militaire il y a eu dans le monde des armées et des camps, la société turque a pu exister plus ou moins bien tant qu’elle a conservé son vieux régime : le jour où, après la destruction des janissaires, après la charte de Gulhané et après le hatti-humayoun de 1856, le vieux régime militaire de l’empire ottoman s’est trouvé détruit, il n’est plus rien resté, pas même l’ordre grossier des vieux bivouacs. Gengis-Khan et Tamerlan n’avaient pas de commissaires des guerres, cependant ils savaient faire vivre leurs armées ; ils n’avaient pas non plus de préfets ni de sous-préfets, cependant ils savaient gouverner leur empire. Les vieilles méthodes orientales, toutes dures et brutales qu’elles étaient, suffisaient aux mœurs et aux idées du moyen âge oriental. Tout cela a péri à Constantinople et n’a été remplacé que par des semblans d’administration européenne, si bien qu’entre un passé détruit sans retour et un avenir jusqu’ici impossible, il n’y a dans le gouvernement ottoman que le désordre et le vide. M. Pitzipios appelle cela le désordre personnifié. Il n’y a pas d’administration, mais il y a des administrateurs, c’est-à-dire des fonctionnaires qui n’ont de règles que leurs caprices et de but que leur fortune. Il n’y a pas de gouvernement, mais il y a des ministres.
M. Pitzipios se demande dans sa brochure ce qu’ont fait les ministres turcs depuis le traité de Paris : ont-ils gouverné, administré, réformé ? ont-ils essayé de mettre en pratique le hatti-humayoun ? Non : « ils ont perdu leur temps à tourner et à retourner les questions de l’île des Serpens, de la petite ville de Bolgrad, et surtout de l’union des principautés danubiennes, questions plus ou moins importantes pour les autres puissances, mais très secondaires pour l’empire du sultan, car ce n’est pas sans doute la possession par la Russie de l’île des Serpens et de Bolgrad qui a amené la dynastie du sultan à deux doigts de sa perte, ni l’adjonction de ces lopins de terre au territoire moldave qui la consolidera. Ce n’est pas non plus l’état de séparation où les principautés danubiennes se trouvent encore aujourd’hui qui a empêché les Turcs de subir toutes les humiliations qu’il a plu aux Russes de leur imposer[15]. »
M. Pitzipios a raison de réduire à leur juste valeur les questions qui ont tant préoccupé la Porte-Ottomane et dont elle a tant occupé l’Europe, comme si sa perte ou son salut en dépendait. Il n’y avait et il n’y a pour la Turquie qu’une seule question importante, c’est la question intérieure. Que le gouvernement ottoman soit actif, juste et fort au dedans, qu’il s’applique à obtenir une administration probe et régulière, qu’il gagne la confiance des populations chrétiennes, et alors il n’aura plus à s’inquiéter de l’union des principautés danubiennes ou de l’indépendance du Monténégro. Malheureusement pour lui, comme la réforme intérieure est difficile à faire, comme elle déplaît à tous ceux qui seraient chargés de la faire, comme chaque fonctionnaire vit et s’enrichit des abus qu’il faudrait supprimer, la Porte-Ottomane et ses ministres aiment mieux s’occuper de la question extérieure ; ils aiment mieux poursuivre cette restauration musulmane à laquelle les états occidentaux donnent les mains, les uns par calcul ambitieux, les autres par faiblesse. Il faudrait fortifier et affermir la Turquie au dedans ; on tâche de l’agrandir au dehors. Cela d’une part est plus facile, grâce à la complaisance ou à la division de l’Europe ; cela en même temps a grand air. Qui pourrait en effet douter de la puissance de la Turquie, quand on la voit figurer dans toutes les négociations diplomatiques, quand ses veto, aidés, il est vrai, du veto de l’Autriche et de l’Angleterre, empêchent l’union des principautés ? Peu importe la vitalité intérieure, la vie extérieure est tout : l’arbre n’a plus d’aubier, mais l’écorce vit, même elle se gonfle et semble grossir l’arbre ; cela suffit pour la perspective.
Pendant que la Turquie n’est plus pour l’Europe qu’une perspective, elle n’est, selon M. Pitzipios, qu’une exploitation pour les fonctionnaires turcs et pour quelques étrangers
- … S’empressant ardemment
- A qui dévorera ce règne d’un moment.
Sur ce dernier point, l’intervention des étrangers dans l’administration de l’empire ottoman, M. Pitzipios donne des renseignemens et des détails que je me garderais bien de garantir, mais qui méritent une sérieuse attention. Il est bien entendu qu’il ne s’agit pas ici des conseils et des avertissemens que la diplomatie européenne donne à la Porte-Ottomane. C’est son droit et son devoir. L’exécution du hatti-humayoun est placée sous la garantie et sous le contrôle de l’Europe diplomatique. Quand l’Europe en a constaté la haute valeur dans l’article 9 du traité de Paris, elle constatait, j’imagine, la valeur d’un acte qui serait exécuté, car quelle valeur a un acte qu’on n’exécute pas ? L’intervention de la diplomatie européenne à Constantinople est donc tout à fait légitime. Elle peut bien causer parfois quelques embarras à la Porte-Ottomane ; mais après tout, pour la Turquie elle-même et particulièrement pour les populations chrétiennes de l’Orient, cette intervention est utile et salutaire. Loin de vouloir la restreindre, nous voudrions l’étendre.
Au-dessous et à côté de l’intervention diplomatique, il y a en Turquie l’intervention des savans, des ingénieurs, des industriels, des capitalistes étrangers. Ici, comme il y a savans et savans, ingénieurs et ingénieurs, capitalistes et capitalistes, tout dépend de la personne. M. Pitzipios, qui me paraît assez imbu des préjugés d’autochthonie qui font la force de la nation grecque, M. Pitzipios donnerait volontiers l’exclusion à tous les étrangers : il voudrait que l’Orient n’appartînt qu’aux Orientaux. En politique, je suis tout à fait de son avis, et j’essaierai même de montrer tout à l’heure que l’Occident s’est trop mêlé et se mêle trop encore de l’Orient, qu’il a trop empêché depuis trente ans et qu’il empêche trop ce que j’appelle les dénoûmens orientaux ; mais quant à l’administration, quant aux travaux publics, quant à l’industrie, je ne crois pas que l’Orient puisse rien gagner à exclure les Occidentaux. Il s’exposerait à exclure la science, la force et la richesse dont il a besoin. Je sais bien que, dans un de ses plus curieux chapitres, M. Pitzipios montre que pendant la guerre d’Orient les commerçans et les industriels étrangers avaient cru qu’ils allaient exploiter seuls le commerce de l’Orient et la dépense des armées alliées ; il montre aussi comment au contraire les profits considérables de ce commerce sont tombés aux mains des négocians de l’Orient, soit arméniens, soit grecs, soit juifs, parce qu’ils connaissent mieux le pays, ses besoins et ses ressources. S’il en est ainsi, et si l’habileté du commerce oriental doit toujours primer le commerce occidental, pourquoi exclure les Occidentaux ? Ils se ruineront dans leur lutte contre les Orientaux, ils s’excluront tout naturellement.
L’Occident croit volontiers que l’Orient ne peut être vivifié et régénéré que par le concours de l’activité et de l’industrie européennes. Nous disons tous cela en Occident avec une certaine vanité : à quoi l’Orient nous répond avec M. Pitzipios, et non sans vanité non plus, qu’il peut très aisément se passer de nous. Je laisse de côté ces piques d’amour-propre ; mais j’insiste sur cette répugnance que M. Pitzipios a pour les étrangers, parce que, d’une part, elle est, je crois, un trait du caractère national, et que d’autre part elle explique certains faits qui arrivent chaque jour en Orient, et que nous ne comprenons pas bien.
Les Grecs ont de tout temps repoussé et dédaigné les étrangers. Ce sentiment, qui est l’excès du patriotisme, a son bon et son mauvais côté. Il a l’inconvénient de ne convenir ni aux jours heureux, car alors il se tourne en orgueil blessant, ni aux jours malheureux, car il risque alors de repousser la sympathie et l’assistance ; mais il convient aux temps ordinaires : il contribue à la force et à l’énergie de la nation. À ce sentiment, aussi ancien que la race grecque, ajoutez, parmi les populations de l’empire ottoman qui ne sont ni turques ni musulmanes, ajoutez l’intérêt froissé. Autrefois chaque pacha, chaque fonctionnaire turc avait près de lui un Arménien, ou un Grec, ou un Juif, et souvent même les trois à la fois, qui faisaient ses affaires, et qui sous son nom administraient le pays. Le Turc jouissait ou se reposait ; l’Arménien, le Grec ou le Juif agissait et travaillait. Assurément le pays n’était pas bien administré, les effets en font foi ; il était pillé, pressuré, ruiné, mais il l’était à la manière orientale. Aujourd’hui, au lieu de l’Arménien, du Grec ou du Juif, le pacha a souvent près de lui un étranger, un Occidental ; le pays n’est pas moins pillé et ruiné, mais il ne l’est plus selon les mœurs et selon les usages de l’Orient. L’oppression est méthodique, systématique, administrative. Autrefois quelques-uns échappaient par la ruse, par l’intrigue, par l’audace ; aujourd’hui personne n’échappe. Le malheur est plus égal, ce qui fait que le mécontentement est universel. L’Arménien, le Grec, le Juif, qui ont perdu l’emploi intermédiaire et utile qu’ils occupaient, s’irritent contre l’Européen qui les a remplacés. Les rayas et les mahométans aussi se plaignent, ne souffrant pas moins d’exactions. De là dans tous les rangs une plainte, une colère perpétuelles, et cette plainte, cette colère ont pris les Européens pour objet principal de leur haine.
On croit en Occident que l’irritation des populations musulmanes et les excès qu’elles commettent çà et là, même contre les Européens, tiennent seulement à leur fanatisme mahométan, qu’elles haïssent et maltraitent les Européens plus comme chrétiens que comme Européens, qu’elles s’indignent de voir, en vertu du hatti-humayoun, les rayas chrétiens devenus leurs égaux et appelés comme eux aux emplois publics. Il y a du fanatisme mahométan dans l’effervescence des populations mahométanes de l’empire ottoman, mais il y a aussi, selon M. Pitzipios, beaucoup de haine contre les Européens, qui sont partout et interviennent partout, sans que les populations se trouvent soulagées ; c’est même tout le contraire, puisque, grâce aux Européens, les impôts sont devenus réguliers sans devenir moins lourds. Tout le monde paie, et paie autant que lorsqu’il y avait seulement quelques-uns qui payaient. Ces populations grossières et ignorantes ne distinguent pas entre l’intervention salutaire de la diplomatie, qui cherche à améliorer le sort des administrés par la réforme des administrateurs, et l’intervention rapace et intéressée des aventuriers européens, qui se font les instrumens des pachas sous prétexte de se faire leurs maîtres de civilisation. Comme elles souffrent et qu’elles voient l’Europe partout, elles s’en prennent de leurs souffrances à l’Europe. De là ces officiers et ces soldats anglais et français assassinés ou maltraités en divers lieux de l’Orient par des gens du peuple mahométans ; de là tout récemment le consul d’Angleterre à Belgrade presque tué par des soldats turcs. Les Turcs respectent les tombeaux des chrétiens de l’Orient, mais ils insultent les tombeaux des soldats français morts dans les hôpitaux de Constantinople des blessures qu’ils avaient reçues en Crimée en défendant la Turquie contre la Russie, et M. Pitzipios ajoute : « Ceux qui profanèrent ainsi les restes des héros de la Crimée en renversant et en foulant aux pieds les croix que leurs frères d’armes y avaient placées n’étaient pas des gens du peuple mahométans ; c’étaient les cadets de l’école militaire turque, ayant à leur tête leurs officiers et leurs professeurs. » Nouveau témoignage que ces violences contre les Européens ne doivent pas seulement être attribuées au fanatisme mahométan, mais que la haine des étrangers y a une grande part.
Que faut-il penser de cette haine ou de cette répugnance des étrangers, commune en Turquie aux chrétiens et aux mahométans ? Faut-il s’en plaindre comme d’une odieuse ingratitude ? Cette plainte est tout à fait permise, mais elle est fort inutile. Faut-il au contraire que l’Europe, tout en désapprouvant ce sentiment, s’en préoccupe dans la conduite qu’elle doit tenir en Orient ? Ce serait là mon avis, si j’avais droit d’en donner un. Depuis trente ans, l’Occident se mêle trop de l’Orient ; il en paralyse l’action. La question d’Orient a pu, depuis trente ans, avoir deux ou trois fois déjà des dénoûmens orientaux, bons ou mauvais, que l’Europe a empêchés, et comme en même temps l’Europe n’a pas pu ou voulu donner à cette question aucun dénoûment, la pièce s’est prolongée jusqu’à nos jours en se compliquant chaque jour davantage. Dieu seul aujourd’hui sait comment finira cet immense imbroglio !
Ici, entendons-nous, je ne parle que des dénoûmens orientaux : ce sont ceux-là seulement que je me plains que l’Europe ait empêchés. Personne en effet ne pourra croire que je blâme l’Europe d’avoir empêché, il y a quatre ans, le dénoûment russe que l’empereur Nicolas voulait donner à la question d’Orient. Ce dénoûment russe supprimait tout dénoûment oriental pour l’avenir, en ôtant à l’Orient son indépendance. Il faut que personne n’intervienne en Orient ou que tout le monde y intervienne : point de milieu. Une intervention partielle est une conquête et une usurpation. Cette conquête et cette usurpation dérangent l’équilibre européen. Il est donc de l’intérêt de l’Europe de s’opposer à toute intervention partielle. Elle l’a fait pour la Russie, elle le ferait pour l’Autriche, pour l’Angleterre ou pour la France, pour la puissance enfin qui chercherait à se faire en Orient un domaine privé. Si l’Orient ne peut pas s’appartenir à lui-même, il faut qu’il appartienne à tout le monde, et non pas à quelqu’un en particulier. Mais pourquoi l’Orient ne s’appartiendrait-il pas à lui-même ? J’entends dire sans cesse : A qui donner l’Orient ? — L’Orient est-il donc désert ? n’a-t-il pas ses habitans et ses races ? Pourquoi donner l’Orient à d’autres que ceux qui l’ont ? Ils ne pourront, dit-on, ni le prendre aux Turcs, ni le garder. Qu’en savez-vous ? pourquoi déclarez-vous d’avance les populations chrétiennes de l’Orient incapables de faire un ou plusieurs états ? Qui vous a révélé qu’elles ne sauraient pas se gouverner ? Quel est cet empressement à demander des tutelles à exercer sans savoir s’il y a des mineurs ? Laissez grandir les races chrétiennes de l’Orient, laissez-les remplir leur destinée sans prétendre la faire. J’aime assurément mieux en Orient l’intervention universelle que l’intervention partielle ; mais ce que je préfère à tout, c’est la non-intervention universelle. Ce système est le seul qui jusqu’ici n’ait pas été essayé ; c’est celui, j’en suis persuadé, qui résoudrait le plus aisément la question d’Orient, en laissant les populations orientales la résoudre selon leurs intérêts et selon leurs sentimens. J’ai grande confiance en la diplomatie ; je doute cependant que la diplomatie résolve jamais la question d’Orient : j’ai plus confiance aux événemens, parce que derrière les événemens il y a la conscience et la force des peuples.
Je ne veux pas raconter ici tout ce que les populations chrétiennes de l’Orient ont fait seules et laissées à elles-mêmes ; je ne veux pas non plus exposer en détail tout ce que l’Occident, par son intervention, a empêché l’Orient de faire par lui-même. Je prendrai seulement quelques exemples.
Et d’abord, comment les chrétiens d’Orient se sont-ils relevés de leur long abaissement ? Qui leur a fait reprendre la place qu’ils tiennent maintenant en Orient et dans l’attention du monde civilisé ? La décadence de la Turquie y a beaucoup aidé ; mais cette décadence n’eût rien fait, si, en même temps que les Turcs déclinaient, les chrétiens ne s’étaient pas relevés. Les deux races se seraient affaissées à la fois, l’une sous le poids de sa grandeur perdue, l’autre sous le poids de sa misère continuée. Il n’en a pas été ainsi. M. Pitzipios fait un tableau intéressant de cette résurrection de la race grecque depuis soixante ans. Avant 1821, on peut dire sans exagération que les Grecs étaient en train de se substituer partout aux Turcs dans l’empire ottoman. Ils étaient dans la marine, dans l’industrie, dans le commerce, dans l’agriculture ; ils s’enrichissaient, ils s’instruisaient, ils prenaient une plus haute idée d’eux-mêmes et de leur avenir. Ç’aurait été l’intérêt de la race grecque, et surtout des Grecs de la Roumélie et de l’Asie-Mineure, que cet état de choses se prolongeât et s’affermît. La révolution grecque éclata et montra aux Turcs étonnés, effrayés, ce qu’étaient ces chrétiens qu’ils avaient si longtemps méprisés. « La première assemblée constituante des Grecs, qui eut lieu à Trézène en 1822, proclama que tous les habitans de l’empire turc qui croyaient à Jésus-Christ étaient compris dans la nouvelle nationalité grecque. Cette déclaration solennelle eut un retentissement immense dans tout l’Orient. Elle inspira des sentimens nouveaux à tous les chrétiens sujets de la Porte, de toute race et de tout rit, et pour la première fois depuis des siècles leur donna la hardiesse de regarder en face et de compter leurs maîtres. » Ce grand mouvement de régénération des populations orientales s’était fait sans l’intervention de l’Occident ; la révolution grecque se fit aussi toute seule : l’Occident n’intervint qu’à la fin, dans une pensée d’humanité dont il faut remercier les rois et les peuples de 1825 à 1830. L’Europe sauva la Grèce, et la Grèce s’en est toujours montrée reconnaissante ; mais ce n’est point l’Europe, ne l’oublions pas, qui a créé la Grèce. La Grèce est née d’elle-même, et c’est pour cela qu’elle vit.
La régénération des Grecs du royaume hellénique et de l’empire ottoman est un grand exemple de ce que peut l’Orient laissé à ses forces. Voyons maintenant un exemple de l’intervention de l’Europe pour empêcher l’Orient de décider lui-même de ses affaires.
M. Mathieu raconte dans son ouvrage comment, à la mort du sultan Mahmoud, après la victoire de Nézib et la défection de la flotte ottomane, le divan, consterné par ces échecs successifs, allait traiter avec Méhémet-Ali, quand l’Europe intervint, arrêta le dénoûment oriental qui allait se faire, remit tout en suspens, et changea la question égyptienne de 1839 en la question européenne de 1840, évoquant pour ainsi dire l’affaire, mais la grossissant et la compliquant par cette évocation. Quoi ! dira-t-on, l’Europe devait-elle laisser le pacha d’Égypte décider de la destinée de l’empire ottoman ? Oui, il valait mieux laisser les deux forces orientales, l’une qui déclinait, l’autre qui grandissait, s’accorder ensemble, que d’affaiblir tour à tour l’une par l’autre, la Turquie par l’Égypte, l’Égypte par la Turquie. Que ferait de mieux quelqu’un qui voudrait s’emparer de l’Orient que d’empêcher que rien s’y élève qui puisse faire obstacle plus tard à son ambition ? C’est là ce qu’a fait l’Europe, et l’Europe pourtant ne veut pas s’emparer de l’Orient. L’Europe abaissant à Saint-Jean-d’Acre la fortune de Méhémet-Ali a détruit la dernière puissance mahométane de l’Orient. Elle ne doit donc pas s’étonner de voir les chrétiens d’Orient se porter pour héritiers de la Turquie mourante. Elle a tout fait en 1840 pour qu’il n’y ait plus en Orient aucune force mahométane. Je ne m’en plains pas quant à moi : ce dénoûment au profit du christianisme oriental est celui que je souhaite ; mais je m’étonne que l’Europe y répugne, l’ayant préparé dès 1840 et rendu nécessaire.
Et qu’on ne croie pas que ce dénoûment oriental entre le sultan et le pacha d’Égypte, en 1839, soit une conjecture rétrospective ; tout le monde à Constantinople s’y attendait au mois de juillet 1839, après la défaite de Nézib, la mort de Mahmoud et la défection de la flotte ottomane. Je trouve dans une lettre d’un voyageur français, écrite de Constantinople à ce moment curieux de l’histoire d’Orient, je trouve ces paroles : « Méhémet-Ali a pour lui l’ascendant de la victoire ; il a pour lui les chances que lui font la fatigue et l’impatience des populations musulmanes. Que sa flotte se présente aux Dardanelles avec la flotte du capitan-pacha, elles entreront toutes les deux sans effort, et viendront mouiller dans le port de Constantinople aux acclamations du peuple. Les Turcs salueront avec empressement l’apparition de quelque chose de fort qui soit mahométan. Ils sont si déshabitués des occasions d’avoir de la fierté à titre de mahométans, que quiconque leur rendra cette joie inespérée sera leur maître et leur dieu. Jugez de l’effet si, comme on le disait déjà parmi le peuple, Méhémet-Ali allait se présenter en personne à bord de son vaisseau-amiral. » Ainsi le dénoûment oriental de la question d’Orient à ce moment était prévu, attendu, espéré en Orient. Que fallait-il pour l’assurer ? Empêcher la Russie de s’en mêler, faire par conséquent en 1840 ce qu’on a été forcé de faire en 1854, c’est-à-dire empêcher la Russie d’accaparer les affaires d’Orient.
Tout ajourner, tout remettre en question, faire en sorte qu’il n’y ait jamais en Orient ni un vainqueur, ni un vaincu définitif, voilà quelle a été la politique orientale de l’Europe. Cette politique a-t-elle été heureuse ? Les difficultés éludées se sont-elles allégées ou aggravées ? L’histoire jugera.
Nous avons sous les yeux un autre exemple de ce penchant qu’a l’Europe de s’opposer aux dénoûmens orientaux, sans trouver elle-même un dénoûment occidental qui puisse être accepté : je veux parler des principautés. Je ne sais pas quel est le sort que leur réserve le congrès. Ce qui est certain, c’est qu’elles ne seront pas réunies. C’était pourtant leur vœu le plus ardent. Pourquoi l’Europe n’a-t-elle pas voulu trancher la question ? La diversité des intérêts s’y oppose ; mais alors pourquoi ne pas laisser les principautés régler elles-mêmes leur destinée ? Les Roumains ont eu confiance aux bonnes intentions de l’Europe : ils ont eu foi dans l’efficacité des transactions diplomatiques ; ils ont, avec une sagesse qui méritait une autre récompense, renoncé à tout mouvement révolutionnaire. Qu’en est-il arrivé ? L’Europe diplomatique, là aussi, a mieux aimé ajourner la question que la décider, non pas à coup sûr pour soulager l’avenir, mais pour soulager le présent d’un embarras. Le diable n’y perdra rien : dans l’état actuel de l’Orient, toute difficulté éludée aujourd’hui est un danger demain, et une crise après-demain. Supposez au contraire que l’Europe, adoptant ce système de non-intervention universelle que j’indiquais tout à l’heure, se fût entendue pour dire aux Roumains : « Arrangez vos affaires avec la Turquie comme vous le pourrez ; réglez-les et décidez-les même par la guerre, nous ne nous en mêlerons pas ; la Russie et l’Autriche ne s’en mêleront pas non plus. Vous aurez le sort que vous vous serez fait vous-mêmes. » Ce dénoûment oriental aurait, j’en suis convaincu, moins agité et moins préoccupé l’Europe que la longue incertitude de cette question. En voulant prendre partout en Orient le rôle de la Providence, l’Europe se charge d’un fardeau qu’elle ne pourra porter. Le rôle de spectatrice impartiale que je lui propose humblement est moins brillant, mais il est plus sûr. Il a sa gloire aussi, car il a ses difficultés, puisqu’il ne s’agit pas seulement de pratiquer l’impartialité, mais de l’imposer. Dans la question d’Orient, les puissances européennes se partagent en deux classes, — les intéressées à cause de leur voisinage, les impartiales à cause de leur éloignement. Le système de l’impartialité est assurément le meilleur pour l’Orient et pour l’Occident ; cependant les impartiaux auront beaucoup à faire pour le faire prévaloir sur le système de participation des intéressés. Les intéressés sont persuadés de cette vieille vérité, que la première condition pour gagner à un jeu quelconque, c’est d’y être. Ils veulent donc être au jeu en Orient. Les impartiaux au contraire doivent faire en sorte qu’il n’y ait personne au jeu en Orient que les Orientaux.
Le système de l’impartialité ou de la non-intervention n’a rien de nouveau ni de paradoxal. J’ose même dire qu’il est, à part la contradiction apparente des mots, le même que le système de l’intervention universelle. Où tout le monde intervient en effet, c’est comme si personne n’intervenait. L’intervention universelle exclut l’intervention particulière, parce que c’est cette intervention qui est dangereuse. Elle mène donc à la non-intervention universelle ou à l’impartialité ; elle en est la préface nécessaire. J’ajoute que le système de la non-intervention est le principe de la guerre d’Orient de 1854 et le résumé du traité de 1856. Qu’a voulu la guerre de 1854 ? Détruire en Orient la prépondérance de la Russie, assurer l’indépendance de l’Orient. Cela s’est appelé et s’appelle encore l’intégrité de l’empire ottoman ; mais si on veut y regarder de près, l’intégrité de l’empire ottoman ne veut pas dire autre chose en Europe que l’indépendance de l’Orient. C’est cette indépendance de l’Orient qu’il faut soutenir, défendre et pratiquer par l’impartialité de l’Occident.
SAINT-MARC GIRARDIN.
- ↑ La Turquie et ses différens peuples, par M. H. Mathieu, t. II, p. 5.
- ↑ Ibid., p. 7.
- ↑ La Turquie et ses différens peuples, t. II, p. 9.
- ↑ Voyage en Turquie et en Perse, exécuté par ordre du gouvernement français en 1846-1847-1848, par M. Hommaire de Hell, p. 407.
- ↑ Voyage en Turquie et en Perse, exécuté par ordre du gouvernement français en 1846-1847-1848, par M. Hommaire de Hell, p. 482-483.
- ↑ Voyage en Turquie et en Perse, exécuté par ordre du gouvernement français en 1846-1847-1848, par M. Hommaire de Hell, p. 312-314, 315-316, 323, 346-347.
- ↑ Voyage en Turquie et en Perse, exécuté par ordre du gouvernement français en 1846-1847-1848, par M. Hommaire de Hell, p. 364.
- ↑ Ibid., p. 428.
- ↑ Voyage en Turquie ; et en Perse, exécute" par ordre du gouvernement français 1846-1847-1848, par M. Hommaire de Hell, p. 460-462.
- ↑ Ibid., p. 514.
- ↑ Voyage dans la Turquie d’Europe, p. 251.
- ↑ La Turquie et ses différens Peuples, t. II, page 289.
- ↑ Page 160.
- ↑ Page 153.
- ↑ Page 54.