Les Voyageurs en Orient et la Turquie depuis le traité de Paris/08

La bibliothèque libre.
Les Voyageurs en Orient et la Turquie depuis le traité de Paris
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 32 (p. 727-745).
◄  VII
LES
VOYAGEURS EN ORIENT

VIII.
DE LA CONDITION DES CHRETIENS EN TURQUIE.


I. Papers relating to the condition of christians in Turkey, printed for the use of the Foreign Office, 25 octobre 1860 ; confidential. — II. Voyage dans la Cilicie et dans les montagnes du Taurusb par M. Victor Langlois, 1861. — III. La Syrie avant 1861, par M. de Salverte, 1861. — IV. La Question de Syrie traitée par un Syrien, traduction de l’arabe, Athènes 1861.



Nous entendons les ministres anglais dire sans cesse dans le parlement que le gouvernement turc est capable d’assurer la sécurité des chrétiens d’Orient, qu’il en à la volonté et la puissance. Nous ne savons pas où les ministres anglais prennent leurs renseignemens sur ce point ; mais à coup sûr ce n’est pas dans l’enquête ouverte sur l’état des chrétiens en Orient par sir Henri Bulwer l’année dernière. Il n’y a pas un seul des rapports des consuls anglais qui ne se plaigne de la faiblesse ou de la malveillance de l’administration turque. Je citerai tout à l’heure des témoignages de ce que je viens de dire, et je les prendrai dans les rapports des consuls anglais de la Turquie d’Asie ; mais avant d’en venir à ces témoignages, qu’il me soit permis de faire une réflexion. Qui donc a raison sur la condition des chrétiens en Orient ? Sont-ce les ministres anglais parlant au parlement ou les consuls anglais répondant aux questions que sir Henri Bulwer leur adresse de Constantinople ? Quels sont ceux qui se trompent, ceux qui sont sur les lieux et qui voient de près les choses et les hommes de l’administration turque, ou ceux qui sont à Londres et qui probablement n’ont pas lu l’enquête confidentielle printed for the use of the foreign office. Comment croire en effet que si les ministres anglais avaient lu les rapports de leurs consuls, ils parleraient comme ils parlent. Comment penser que, sachant ce que disent leurs consuls ; sachant par conséquent l’impuissance de l’administration turque, sa mauvaise volonté et sa mauvaise foi, ils puissent prendre sur eux de dire à l’Europe : Laissez la Syrie aux Turcs, fiez-vous à leur pouvoir et à leur vouloir pour assurer la sécurité des chrétiens, pour empêcher les massacres de recommencer ? Un pareil engagement pris au nom de l’Angleterre, en face de l’Europe, aurait déjà de quoi faire trembler, quand bien même tous les consuls anglais témoigneraient de la force et de la justice de la Porte-Ottomane dans la Turquie d’Asie ; mais quand ils témoignent contre, quand leurs rapports sont sous les yeux des ministres anglais, qui peuvent, il est vrai, ne point les lire, afin de ne pas se troubler l’esprit, que penser et que dire du langage de ces ministres ? Nous trouvons tout naturel qu’ils se défient du rapport des agens français sur l’état de la Syrie et de l’Orient ; mais pourquoi se défier du rapport des agens anglais ? Pourquoi parler contre leurs témoignages ? Pourquoi laisser croire au monde que la diplomatie anglaise en Orient n’a plus ni yeux, ni oreilles ? Non, les consuls anglais en Orient ont, malgré leurs préjugés antifrançais, les yeux clairvoyans, les oreilles équitables, et cette langue sincère que donnent la conscience du devoir et l’amour de la vérité. C’est à Londres, c’est dans le cabinet anglais que sont les, aveugles et les sourds volontaires.

Voici d’abord quelques-unes des réponses que fait le consul anglais de Jérusalem, M. James Finn[1], lorsque l’administration est bonne ou seulement médiocre, aux questions de sir Henri Bulwer : « A considérer la régularité de l’administration, le développement de la richesse publique et privée, les moyens de communication, la province est bien en arrière des pays de l’Europe, et même, autant que je puis le savoir, en arrière de l’Égypte, quoique la population rurale y soit plus forte et plus riche que celle de l’Égypte. Les frontières orientales et méridionales sont dévastées par les Bédouins, qui sont devenus plus insolens et plus redoutables dans ces derniers temps. Cependant ils sont fort lâches, et on pourrait aisément les repousser. La Palestine se dépeuple sérieusement, et il y a de vastes espaces autrefois cultivés qui se changent en désert. »

La dépopulation et l’empiétement progressif du désert sur la terre cultivée sont un des résultats les plus tristes de l’administration turque, qui ruine les cultivateurs par la rapacité de ses agens, et ne peut pas, à cause de son impuissance et de son insouciance, les protéger contre les incursions des Bédouins. Il y a là un double mal, celui qu’elle fait et celui qu’elle n’empêche pas. Prenons sur ce point, dans le rapport du consul anglais d’Alep, M. Skene, quelques détails curieux[2]. Il parle d’abord de la fertilité de la province : « malheureusement, dit-il, les cultivateurs ne peuvent pas jouir en paix des fruits de leur travail ; une portion leur est enlevée par les incursions des Arabes nomades ou par les extorsions des fermiers des dîmes. Des plaines immenses dans le plus fertile pays du monde restent désertes à cause de l’invasion des Bédouins, qui poussent la population agricole vers l’ouest pour assurer la libre pâture de leurs moutons et de leurs chameaux. J’ai vu vingt-cinq villages dévastés et dépeuplés par une seule incursion du cheik Mohammed-Dukhy à la tête de deux mille cavaliers de la tribu des Béni-Sachar. J’ai parcouru un district très fertile qui, il y a vingt ans encore, possédait cent villages, et je n’y ai trouvé que quelques fellahs… J’ai visité des villes dans le désert, ayant des rues bien pavées, des maisons bien couvertes, avec leurs portes roulant sur leurs gonds, prêtes à être occupées et tout à fait inhabitées. Des milliers d’acres d’excellente terre labourable s’étendent autour de ces villes avec des traces d’anciens travaux d’irrigation ; ils ne donnent maintenant qu’une maigre pâture aux moutons et aux chameaux des Bédouins. Cet empiétement du désert sur la terre cultivée a commencé il y a quatre-vingts ans, quand les tribus des Anezi émigrèrent de l’Arabie centrale, cherchant des pâturages plus étendus, et qu’ils envahirent la Syrie. Le désert atteint maintenant la mer sur deux points, près de Saint-Jean-d’Acre et entre Latakié et Tripoli. »

Sont-ce seulement les consuls anglais qui témoignent ainsi de l’envahissement progressif du désert sur la terre cultivée, ou n’est-ce qu’en Syrie que cela se voit ? Je lisais récemment le voyage fort intéressant de M. Victor Langlois dans la Cilicie. Ce voyage scientifique et archéologique contient cependant des détails sur l’état actuel du pays. « C’est le jardin de l’Asie, dit M. Langlois, qu’entourent le Taurus et la mer, que les anciens connaissaient sous le nom de Cilicie, qui au moyen âge perdit sa parure de fleurs et son aspect grandiose, pour se transformer en un champ de bataille dont les Byzantins et les Arméniens se disputèrent la possession, que les Égyptiens saccagèrent à plusieurs reprises sans pitié ni merci, et qui enfin, sous la domination turque, s’est converti en un vaste désert que parcourent des tribus de Turcomans et de Kurdes issus des bandes conquérantes des Gengis-Khan et des Timour-Leng. Dans cette contrée jadis si belle, aujourd’hui couverte de ronces et de marais infects, la fièvre décime une population chaque année moins nombreuse, qui n’oppose aux envahissemens du fléau que son incurable apathie et finira par disparaître, si l’Europe ne vient un jour planter son drapeau civilisateur sur les sommets neigeux du vieux Taurus et dans les plaines dévastées de l’antique Cilicie[3]. »

En lisant ces témoignages des empiétemens du désert sur la civilisation, je ne puis pas me défendre d’une réflexion. En Amérique, grâce aux travaux de l’homme, le désert recule ; en Orient, grâce à l’insouciance et à la rapacité des Turcs, le désert avance. Si c’était là l’accomplissement d’une loi de la nature, si c’était la mer qui avançât d’un côté et qui reculât de l’autre, il faudrait se soumettre au destin ; mais l’homme ici-bas fait lui-même son destin et sa demeure. Voilà un pays où il y avait autrefois plus de cent villages, et qui n’a plus que quelques pauvres habitans. À quoi tient ce changement ? Le gouvernement de ce pays n’a pas su défendre les habitans paisibles et laborieux contre le pillage de ses voisins vagabonds, ou même il les a livrés à la rapacité de ses agens. Alors le vide s’est fait ; en moins de quatre-vingts ans, la terre s’est convertie en désert. Les ronces et les broussailles ont remplacé les moissons. La nature n’est pour rien dans cette triste métamorphose ; l’homme a fait tout le mal. Au lieu d’un gouvernement impuissant et avare, mettez dans ces pays venus de la civilisation à la barbarie, mettez une administration active et vigilante, alors ces beaux et tristes pays retourneront de la barbarie à la civilisation. Et ne croyez pas que ces vicissitudes qui s’accomplissent ici-bas par les fautes et par les mérites de l’homme ne profitent qu’aux individus qui de misérables deviennent heureux, de pauvres deviennent riches, ou à la beauté extérieure de la terre, qui de vide et désolée devient gaie et riante, et s’anime du mouvement paisible et doux de l’agriculture. Les peuples, les états, les mondes ne s’élèvent et ne grandissent, ne s’abaissent et ne se rapetissent les uns en face des autres que par reflet même de ces vicissitudes qui, à leur origine, dépendent d’une charrue mal défendue, d’un pillage mal repoussé, d’une concussion mal réprimée ou mal punie. Il y a encore cent cinquante ans, l’Amérique n’était qu’une colonie ou un comptoir de l’Europe : aujourd’hui c’est un monde rival du monde européen. À quoi tient cette grandeur soudaine de l’Amérique ? En Amérique, la terre a été défrichée, cultivée, civilisée ; où il n’y avait que des forêts épaisses, des eaux stagnantes, des animaux sauvages, l’homme a mis des moissons, des canaux, des arrosemens féconds, des maisons, des villes. Chaque jour, les générations d’hommes laborieux et actifs, d’animaux utiles et domestiques, croissent et se multiplient ; chaque année, l’Amérique arrive au concours des nations entre elles avec plus de bras, plus de richesses, plus de puissance. Pendant ce temps-là, que fait l’Europe ? Assurément elle ne décline pas ; elle est grande et florissante. Qu’il nous soit cependant permis de dire qu’il y a une portion de l’Asie qui depuis longtemps appartient à l’Europe, une Asie qui, dans les siècles primitifs, a colonisé et civilisé l’Europe, et que l’Europe plus tard a conquise et civilisée : c’est l’Asie-Mineure, la Syrie, l’Égypte. Qu’a fait l’Europe de cet Orient qui lui sert de dépendance ? Elle l’a laissé dépérir et se dépeupler sous le pouvoir des Turcs ; elle l’a sacrifié, elle l’a abandonné à la barbarie. En Amérique, il se bâtit chaque jour des villes qui prennent le nom des anciennes cités grecques. Il y a des Antioche, des Smyrne, des Palmyre, des Ephèse, qui datent d’hier ou d’avant-hier, et pendant ce temps-là les villes qui en Asie portaient ces noms pleins de souvenirs ne sont plus que des ruines inhabitées. Nous laissons périr les noms sur les lieux mêmes qui les ont enfantés, et qui méritaient de les garder. L’Amérique les prend, les transporte sur son sol plein d’avenir, et leur donne une nouvelle vie et un nouveau séjour.

Que gagne l’Europe à ce respect qu’elle professe polir les œuvres de la barbarie, c’est-à-dire à cette superstition qu’elle a pour l’intégrité de l’empire turc ? Ces déserts qu’elle laisse se faire à sa porte et sous ses yeux la condamnent et l’affaiblissent. Pourquoi se croit-elle obligée à livrer à la paralysie un de ses membres ? Pense-t-elle que ses autres membres en seront plus puissans et plus robustes ? L’Angleterre veut-elle donc mettre des déserts entre son vaste empire des Indes et l’Europe ? Est-ce là le rempart qu’elle préfère ? Estelle donc si peu orgueilleuse qu’elle ne comprenne pas qu’étant une des nations les plus civilisées de l’Europe, elle n’a rien à craindre et tout à gagner de la civilisation même des pays qu’elle doit traverser pour aller de Londres à Calcutta ? Qu’elle ne dispute plus à la civilisation chrétienne l’Asie-Mineure, la Syrie, la Mésopotamie ! qu’elle cesse de se faire la gardienne et la patronne de la barbarie dans la vallée de l’Euphrate ou dans celle du Nil ! C’est un crime contre l’humanité et contre la Providence. Je m’imagine parfois que les nations doivent, comme les individus, avoir leur jugement dernier, et que Dieu ce jour-là demandera compte aux peuples de la terre qu’il leur a distribuée. Qu’avez-vous fait de vos immenses solitudes ? dira Dieu aux Américains. — Seigneur, nous les avons défrichées et fertilisées ; nous y avons mis des maisons et des villes ; nous y avons fondé des sociétés qui ont suivi bien imparfaitement votre loi divine, mais qui, toutes faillibles qu’elles sont, valent mieux cependant à vos yeux que les générations de bêtes sauvages qui se succédaient dans ces déserts. — Et vous, dira Dieu aux Européens, qu’avez-vous fait de ces belles contrées où j’ai mis l’homme aux premiers jours du monde, où ont vécu mes patriarches et mes prophètes ? — Seigneur, pour ne pas déranger l’équilibre de l’Europe et pour ne pas nous brouiller avec l’Angleterre, nous avons laissé vos terres promises se convertir en déserts ; nous avons laissé les villes se dépeupler, les champs se désoler, les eaux se changer en marais ! — Je ne sais pas quel sera le jugement que Dieu prononcera sur l’Europe ; je sais seulement que l’Évangile condamne celui qui dit seulement raca à son frère. Qu’est-ce donc que de le livrer de gaieté de cœur à la ruine et à l’anéantissement ?

M. Victor Langlois, dans son voyage en Cilicie, voyant cette stérilité que font les hommes là où Dieu avait mis la fécondité, s’écrie en vrai Français, en homme épris surtout des idées générales : « Quand donc l’Europe viendra-t-elle enfin planter son drapeau civilisateur sur les sommets neigeux du vieux Taurus et dans les plaines dévastées de l’antique Cilicie ? » Le consul anglais d’Alep n’a pas ces impatiences romanesques, mais il note les progrès du désert, qui atteint déjà les bords de la Méditerranée ; il nous dit combien de villages et combien de villes ont disparu ou se sont dépeuplés depuis seulement quatre-vingts ans. D’autres consuls anglais, voyant tant de bonnes terres laissées en friche et livrées à la vaine pâture, font des plans de colonisation et d’exploitation. Nous trouvons à ce sujet de curieux détails dans la Turquie contemporaine de M. Senior. Et qu’on ne croie pas que nous voulions nous plaindre de ces projets de colonisation anglaise en Asie-Mineure ou ailleurs ; nous y applaudissons de grand cœur. « Prendrez-vous des actions, si je fonde une société de colonisation troyenne ? disait M. Senior à M. Calvert, frère du consul anglais des Dardanelles. — Certainement, répondit M. Calvert, qui déjà aussi bien a acheté deux mille acres de terre en Troade, si vous avez l’appui du gouvernement turc. » — Quant à moi, humble écrivain, je suis prêt pourtant à prendre une action dans la société de colonisation troyenne de M. Senior, non pas s’il a l’appui du gouvernement turc, mais s’il a l’appui du gouvernement anglais. Cet appui me suffit pour risquer mon argent. « Une colonisation en masse serait impossible dans ce pays, continue M. Senior. — Elle pourrait s’effectuer graduellement, dit le consul (M. Calvert). Une propriété magnifique, près de Cyzique, appartenant aux héritiers d’Halem-Pacha, était tout dernièrement en vente. Elle contient vingt mille acres, et on aurait pu l’avoir pour 5,000 livres sterling. C’eût été une affaire admirable. Mes terres sont au nom de Mme Calvert. Lorsque je les achetai il y a dix ans, nul Européen ne payait les dîmes ou les taxes. Les consuls appuyaient dans leurs refus les récalcitrans, et les Turcs n’osaient pas les contraindre. Je donnai un meilleur exemple ; je payai fidèlement mes propres dîmes et mes taxes, et j’invitai toutes les personnes placées sous la protection britannique à faire comme moi. Elles suivirent mon conseil (il est vrai qu’elles n’avaient pas le choix), et tous les autres sujets européens des Dardanelles nous eurent bientôt imités. C’en fut assez pour diminuer la répulsion qu’éprouvent les Turcs à nous voir posséder des terres ; mais elle n’est pas détruite pour cela. Il s’agit d’une innovation, et un Turc ne peut supporter rien de ce qui est nouveau. Ils pressentent tous vaguement que, si nous prenons fortement pied dans le pays, nous achèterons toutes les terres, ou que nous les en expulserons violemment[4]. »

À Smyrne, conversation sur le même sujet et du même genre entre M. Senior et M. Whittall, un Anglais établi à Smyrne. « Je crois, dit M. Whittall, que si nous forçons l’exécution du hatt-humayoun, et si nous mettons les Européens à même d’acheter des terres, la côte de l’Asie-Mineure deviendra une colonie anglaise et allemande. L’Angleterre et l’Allemagne sont les deux seules nations colonisatrices. L’Asie-Mineure est pour elles un meilleur champ que l’Amérique ; il y a bien plus de terres inoccupées. On peut les acheter des particuliers à raison de 1 ou 2 shillings l’acre, et du gouvernement pour les frais d’acte de concession. Le premier et le plus important des progrès serait la construction de chemins de fer ; des Anglais en auraient l’entreprise, la propriété, l’exploitation : ils rapporteraient énormément, et ils rendraient productives des provinces actuellement sans culture, par ce seul motif que 2 hectolitres 90 litres de blé coûtent à transporter sur la côte cinq fois le prix auquel ils reviennent quand on les achète au producteur. Les compagnies de chemins de fer et les colonies européennes deviendraient de petites républiques ; elles diraient aux Turcs : « Nous voulons bien vous payer des dîmes et des taxes vingt fois au-dessus de celles que vous avez perçues jusqu’à présent ; mais nous administrerons nos propres affaires, nous aurons nos autorités locales, nos tribunaux, notre police, nos routes, nos taxes particulières, applicables aux besoins spéciaux des localités… Seulement il faudrait que nous fussions toujours bien représentés. Lorsqu’un consul anglais est un homme de talent et d’énergie, lorsqu’il sait gouverner les masses et qu’il peut parler la langue du pays, les occasions de faire le bien, ou plutôt d’empêcher le mal, se présentent pour lui à tout instant[5]. »

Ces petites républiques que souhaite l’interlocuteur de M. Senior, ces petits états dans un état, ne sont pas chose tout à fait nouvelle dans l’empire turc. Je vois dans le voyage de M. Langlois « qu’il existe dans les villes de la province d’Adana quarante fabriques d’huile de sésame, cinquante de tissus de coton, vingt-deux d’imprimeries de toile, quarante teintureries, deux corroieries et dix fabriques de feutres. Ces établissemens forment une espèce d’association dirigée par un président ou nazir, dont l’action est indépendante de l’autorité civile. Il juge les différends qui surviennent entre ses administrés, les condamne à l’emprisonnement, et ferme leurs fabriques pour un temps déterminé, lorsque quelque délit y est commis. Le pouvoir administratif du nazir s’étend sur tous les autres corps de métiers sans exception[6]. » M. Langlois ne dit pas si le - nazir est élu par l’association. Quoi qu’il en soit, cette association ressemble à une petite république, et je ne suis pas étonné de rencontrer un état de ce genre dans l’organisation quasi féodale de l’ancienne Turquie. L’organisation féodale avait l’avantage d’être compatible avec beaucoup de libertés locales. Comme l’idée de l’état, tel que nous l’entendons de nos jours, existait à peine, il y avait dans la société beaucoup de pouvoirs secondaires qui y vivaient à l’aise. Les sociétés modernes au contraire ont pris plaisir à se concentrer dans l’état et à y absorber toutes les libertés individuelles et tous les pouvoirs locaux. La Turquie moderne voulant s’organiser à l’instar des états modernes de l’Europe et faire prévaloir le pouvoir central sur tous les pouvoirs locaux, je doute qu’elle comporte aussi aisément qu’autrefois ces petites républiques industrielles et commerciales dont parle M. Whittall ; mais je reconnais qu’avec la volonté du gouvernement anglais elles seraient possibles, et par conséquent souhaitables, car nous sommes de ceux qui tiennent plus au retour de la civilisation en Orient qu’à la question de savoir quels seront ceux qui l’y ramèneront, les Anglais, les Français ou les Russes.

Quel serait l’effet de cette colonisation progressive de l’Orient par les Anglais ou par les Européens en général ? « La possession des terres turques par les étrangers régénérera-t-elle les Turcs ? demande M. Senior à un de ses interlocuteurs de Constantinople. — Je ne cherche pas à régénérer les Turcs, dit-il, mais à régénérer les raïas. La terre est si fertile et à si bon marché en Bulgarie et en Roumélie, que les émigrans s’y rendraient, non de France ou d’Angleterre, mais des provinces slavones de l’Autriche, de la Russie et peut-être de la Pologne. Protégés par les capitulations, ils formeraient une aristocratie ; autour d’eux se rallieraient les chrétiens de la Turquie d’Europe, qui sont quatre fois aussi nombreux que les Turcs. La puissance turque, plus qu’aucune autre, dépend d’une illusion. C’est la domination du peuple le plus grossier sur le plus civilisé. Quatre siècles d’oppression ont fait croire au Bulgare que le Turc est naturellement le maître ; montrez-lui ce maître bravé et défié par l’émigrant que la loi protège : il commencera lui-même à penser à la résistance. On en eut bien la preuve pendant que les alliés étaient en force à Constantinople. Les Grecs virent les soldats français traiter les Turcs avec mépris : ils furent d’abord étonnés ; mais quand on leur eut donné l’exemple pendant quelques mois, ils commencèrent à le suivre ; ils prirent des airs d’égalité, presque de supériorité, et à la fin, à Galata comme à Péra, les Turcs baissèrent pour un temps l’oreille. Il en serait ainsi en Bulgarie et en Roumélie, si l’émigration, aussi nombreuse qu’elle le serait, j’en suis sûr, formait un noyau de résistance contre les déprédations et l’oppression des Turcs. Les Turcs d’Europe ne produisent pas ; ce n’est qu’une population parasite qui vit exclusivement du pillage des chrétiens. Rendez le pillage impossible ou au moins difficile, les Turcs émigreront à leur tour et iront mourir ailleurs. Le pouvoir turc en Bulgarie et en Roumélie tombera ainsi de lui-même, sans conquête, comme cela s’est déjà virtuellement effectué en Servie et dans les principautés[7]. »

Je sais bien que cette fois l’interlocuteur de M. Senior est un Français, et à ce titre prompt à concevoir et à pratiquer les révolutions ; mais il est visible que, soit dans l’esprit des Anglais pour l’Asie-Mineure, soit dans l’esprit des Français pour la Bulgarie et pour la Roumélie, le plan de colonisation aboutit à l’expulsion des Turcs. Ce sont les Européens substitués aux ottomans. La colonisation ainsi entendue est un procédé anglo-américain. L’achat du sol amène la conquête du pays, et je ne suis pas étonné que les Turcs soient assez mal disposés pour ces colonisateurs qui ne cachent pas le désir fort naturel qu’ils ont d’être les maîtres du pays qu’ils défricheront et qu’ils peupleront.

Nous venons de voir que le gouvernement turc est impuissant à repousser les incursions des Bédouins, à défendre les laboureurs, à garantir la terre cultivée contre l’envahissement progressif du désert. Est-il plus fort contre les éruptions du fanatisme musulman ? Est-il plus capable de protéger la vie, l’honneur, la propriété des chrétiens ? En a-t-il la volonté ? Est-ce malgré lui, malgré ses efforts, qu’ont lieu ces affreux massacres qui épouvantent et irritent de temps en temps l’Europe ? Les pachas peuvent-ils et veulent-ils maintenir l’ordre ? C’est là ce que prétendent les ministres anglais dans le parlement ; c’est en vertu de la confiance qu’ils ont dans la bonne volonté et dans la puissance des pachas turcs qu’ils demandent à la France de retirer ses troupes de Syrie et de laisser les chrétiens à la merci de leurs meurtriers. Écoutons ce que le consul anglais de Jérusalem, M. Finn, répond à la question de sir Henri Bulwer : « Lorsqu’il y a des actes d’oppression contre les chrétiens, faut-il les attribuer à la conduite du gouvernement ou au fanatisme de la population ? » — « L’oppression des chrétiens commence ordinairement par la populace fanatique ; mais ces violences fanatiques ne sont ni réprimées ni punies par le gouvernement,… et même le fanatisme populaire n’éclate que lorsque la tendance fanatique du gouverneur s’est manifestée. » Les observations du consul anglais d’Alep ne sont pas moins significatives ; je me borne à dessein aux rapports des consuls de Syrie : « L’état de la population musulmane dans le cercle de mon consulat est fort différent de celui des autres provinces de l’empire ottoman, qui ont plus de contact avec les idées de l’Europe. Ici la race dominante est encore ce qu’elle était partout il y a trois ou quatre siècles, orgueilleuse et intolérante. On ne trouve point ici ce mélange produit par l’envahissement du commerce européen et les résultats d’une prétendue civilisation greffée sur le vieux tronc musulman. Le commerce de la Grande-Bretagne, de l’Autriche, de la France et de la Suisse a pris beaucoup d’extension ; mais c’est un élément à part dans la société, et il exerce peu d’influence sur l’esprit musulman. Les descendans de l’aristocratie arabe et des conquérans turcs vivent sans savoir et sans comprendre les empiétemens de la civilisation européenne, et ferment les yeux à l’accroissement de la prépondérance chrétienne. — Les glorieuses traditions des deux partis qui divisaient autrefois la société turque, et qui partout ailleurs sont oubliées, sont encore vivantes à Alep. L’association des janissaires n’a jamais été détruite ici, et les membres de cette association se réunissent en secret pour entretenir la mémoire de leur vieille prépondérance. Les chérifs en turban vert réclament et reçoivent ainsi qu’autrefois les hommages du peuple, comme descendans du prophète. C’est en vain qu’on essaie de leur parler de la décadence de l’islam ; ils n’y croient pas. Vivant dans le cercle étroit de leur dédaigneux isolement, ils ne s’occupent que de leurs rivalités de personnes et de partis. Leur religion, fondée sur l’orgueil, n’admet pas qu’une religion fondée sur l’humilité soit compatible avec la puissance et la prospérité ; tout ce qu’ils entendent dire de la force de la chrétienté, ils le regardent comme un conte. C’est ainsi que la condition des musulmans de Syrie, est un reste de ce qu’était autrefois la Turquie plutôt qu’un exemple de ce qu’elle est aujourd’hui. — Les chrétiens de Syrie sont une population fine, cherchant avant tout à s’enrichir, habile dans le commerce, mais misérablement avare à l’intérieur, basse et abjecte quand elle n’a pas d’appui, insolente quand elle se croit soutenue et protégée. La plus grande partie de cette population vit dans un état de terreur chronique. C’est l’effet naturel de ce qu’elle a souffert dans le massacre de 1850, et sa terreur s’est encore augmentée par les catastrophes du Liban et de Damas. Cependant les mesures adoptées pour prévenir l’explosion des massacres ont réussi jusqu’ici, et si elles continuent à réussir, ce ne sera pas pour moi une médiocre satisfaction d’avoir pu coopérer au maintien de l’ordre. » Voilà de belles et nobles paroles ; elles sont dignes d’un consul anglais. Celui-là n’a pas borné son rôle à contrecarrer la France, à se rendre influent auprès des musulmans, à conniver à leur fanatisme, de telle sorte qu’au jour du massacre général des chrétiens il pût trouver près des meurtriers un respect qui ressemblât à une complicité.

Lord Palmerston a été accusé dernièrement dans le parlement d’avoir fait des extraits infidèles des dépêches de M. Burnes, l’habile et brave agent de l’Angleterre dans l’Afghanistan. Je ne crains pas que pareille chose arrive aux rapports des consuls britanniques en Turquie. Le ministère anglais a promis que ces rapports, qui devaient rester confidentiels et réservés pour l’usage exclusif du foreign office, seraient publiés et communiqués au parlement. Peut-être la confidence qui nous a été faite de ces rapports, et dont nous avons fait part au public, n’a pas été étrangère à la promesse du ministère anglais. Pourquoi en effet faire un mystère de ce qui n’est plus un secret ? Notre indiscrétion a prévenu peut-être l’habileté des citateurs officiels. Ils ne peuvent plus faire d’adroits extraits qui changent les non en oui et les oui en non. Le parlement anglais, l’Angleterre saura, par les rapports de ses consuls, quel est le véritable état de l’Orient, quelle est la confiance que l’on doit avoir dans les Turcs, dans leur puissance, dans leur bonne volonté, dans leur justice. Elle comparera le langage impartial de ses agens, très Anglais d’esprit et de cœur, mais en même temps très honnêtes de conscience et incapables de trahir la vérité, elle comparera ce langage avec celui de lord Palmerston ; elle verra si lord Palmerston ne se moque pas à la fois de la vérité et de l’Angleterre en soutenant que, de tous les états de l’Europe, la Turquie est celui qui, depuis vingt ans, a fait les plus grands progrès dans la civilisation. Elle verra si elle doit, sur l’assurance de ses ministres, démentis par les rapports de leurs agens les plus éclairés, continuer à faire du maintien intégral de l’empire ottoman le principe fondamental de sa politique en Orient. Elle verra si c’est son intérêt (et je ne lui demande pas de suivre une autre règle) de soutenir à tout prix un empire qui s’écroule et tombe de tous côtés, un empire qu’il faut gouverner pour faire vivre, — lord Stratford a montré que c’était là le seul moyen de salut pour la Turquie, — un empire par conséquent qu’il faut que l’Europe ou l’Angleterre paie et nourrisse, l’armée, l’administration, le sultan, la cour, le harem, les ulémas, la marine, tout enfin, en haut et en bas, si elle veut le perpétuer. Elle a fait la guerre pour lui ; il faut qu’elle lui fasse maintenant une armée, une marine, une administration, une justice, un gouvernement.

Je me trompe : il y a quelque chose encore de plus qu’il faut que l’Europe fasse à l’empire turc, il faut qu’elle lui fasse une population, et, entendons-nous bien, une population turque, car c’est cette population turque qui meurt et qui dépérit chaque jour, tandis qu’au contraire la population chrétienne s’accroît et se multiplie de jour en jour. Est-ce par hasard que le gouvernement anglais voudrait faire un empire turc avec une population chrétienne seulement ? Je laisse de côté la question de savoir si cette population chrétienne le souffrirait ; je ne demande pas s’il ne serait point étrange de voir le gouvernement anglais soutenir si vivement en Italie le vœu des populations et le combattre si vivement en Orient : on me répondrait sur ce point que c’est là précisément ce que fait le gouvernement anglais dans les Iles-Ioniennes. Mauvaise réponse, selon moi. Si la politique ionienne du gouvernement anglais contredit sa politique italienne, au moins il se contredit pour lui-même et dans son intérêt. En Orient, il se contredit pour le Grand-Turc et pour une cause perdue. Je me hâte au surplus de quitter ces questions de détail, et, allant au fond de la question, je dis hautement : Oui, vingt Anglais dans les Indes peuvent gouverner deux millions d’hommes ; oui, vingt Anglais dans les Indes peuvent résister à vingt mille révoltés, et ils l’ont montré ; mais ce sont des Anglais ! Vingt Turcs ne pourront plus en Orient ni gouverner ni combattre vingt chrétiens ; ils l’ont pu autrefois, et ils ont pu bien davantage encore ; ils ne le peuvent plus aujourd’hui. Leur race s’abâtardit et dépérit au moral comme au physique. L’ascendant du petit nombre sur la foule est possible et même facile, quand le petit nombre est une élite ; mais quand le petit nombre n’est plus qu’un reste et un débris, que faire ?

Est-il donc vrai que la population turque dépérisse et s’éteigne ? Écoutons les consuls anglais. Je me bornerai pour cette fois aux rapports des consuls de la Turquie d’Asie que j’ai déjà interrogés, ceux de Jérusalem et d’Alep ; j’y joindrai celui de Smyrne. écoutons d’abord le consul de Jérusalem, M. James Finn.

M. Bulwer demandait, dans la sixième question, « si, dans les villages chrétiens, les paysans chrétiens sont généralement aussi à leur aise que les musulmans, et si ce n’est pas, à quoi tient la différence ? » Et dans la huitième question : « La population chrétienne est-elle en général plus à son aise, plus considérée et mieux traitée qu’elle l’était il y a cinq, dix, quinze ou vingt ans auparavant ? » M. Finn répond à la sixième question : « Il y a bien plus d’activité et d’esprit d’entreprise chez les paysans chrétiens que chez les paysans musulmans, et les effets s’en font voir dans leurs maisons, dans leurs vêtemens et dans leur nourriture,. » Il répond à la huitième question qu’il faut distinguer plusieurs périodes différentes dans la condition des chrétiens de son consulat : « Avant l’occupation égyptienne, la condition des chrétiens était la plus basse et la plus dégradée qu’il soit possible d’imaginer. Pendant l’occupation égyptienne, les chrétiens avaient plus de liberté et de bien-être qu’aujourd’hui. Il y eut une réaction en faveur des musulmans après l’expulsion des Égyptiens. Cependant cette réaction fut tempérée par l’influence croissante des consuls et des Européens en général. Pendant la guerre de Russie, la condition des chrétiens s’améliora, et il y eut plusieurs exemples de chrétiens qui se conduisirent insolemment envers les chefs musulmans, parce qu’ils s’appuyaient sur les consuls européens. Depuis la guerre, il y a eu une autre réaction, sous beaucoup de rapports anti-chrétienne, et de la part des gouverneurs anti-européenne. » Que de remarques à faire sur ces curieuses paroles ! Je les résume en quelques mots. Toutes les fois que les chrétiens d’Orient ont été laissés à la merci de l’administration turque toute pure, leur sort a été déplorable. Toutes les fois que l’administration turque a été contrôlée et contenue par l’intervention ou seulement par l’influence des Européens, leur condition s’est améliorée et adoucie. Avant l’occupation des Égyptiens, la condition des chrétiens en Syrie et en Palestine est la plus triste du monde : c’est que l’administration turque est livrée à elle-même. Arrivent les Égyptiens. Ceux-ci représentent jusqu’à un certain point l’Europe ou l’influence européenne, et, pourquoi ne le dirions-nous pas ? l’influence française. Les chrétiens ont plus de liberté et de bien-être ; ce n’est pas un consul français qui le dit, c’est le consul anglais, c’est M. Finn. Les Égyptiens sont expulsés ; l’influence française est vaincue avec eux. en Orient par une coalition européenne, faite par deux haines étourdies et violentes contre la France, celle de lord Palmerston et celle de l’empereur Nicolas contre la dynastie d’Orléans : à l’instant, les musulmans reprennent en Orient contre les chrétiens leurs habitudes de violence et de tyrannie. La guerre de Crimée a lieu, c’est-à-dire l’Occident veut empêcher le territoire ottoman de tomber au pouvoir de la Russie ; la Turquie croit et on lui laisse croire que le maintien de sa puissance est la condition fondamentale de l’équilibre européen. Cependant, sauvée et défendue par les armées de l’Europe, la Turquie est bien forcée de laisser l’influence européenne pénétrer dans son empire. Les chrétiens en profitent ; leur condition devient meilleure, grâce à l’appui respecté de nos consuls, et respecté nécessairement, puisque nos soldats sont tout près de nos consuls. On peut bien être ingrat pour ses défenseurs et ses libérateurs ; mais l’ingratitude attend ordinairement que les libérateurs soient partis, à moins qu’elle n’en demande elle-même le départ. Les Turcs attendirent le départ des années libératrices de l’Occident, et aussitôt, c’est M. Finn qui le dit, commence une réaction anti-chrétienne sous beaucoup de rapports et antieuropéenne de la part de l’administration turque, c’est-à-dire de l’administration que nous avons sauvée. Est-ce clair ?

Le consul d’Alep reconnaît aussi que c’est aux Égyptiens qu’il faut attribuer le changement qui s’est fait en faveur des chrétiens depuis vingt ans. Les Turcs ont continué ce que les Égyptiens avaient commencé. M. Skene est plus favorable aux Turcs, on le voit, que ne l’est M. Finn. « Il y a dix ans, dit-il, les chrétiens ont cruellement souffert sous la main des musulmans (c’est le grand massacre d’Alep de 1850) ; mais cette explosion avait des causes particulières, et elle n’a point laissé de traces. La condition des chrétiens (je continue à laisser parler M. Skene) s’est même améliorée de manière à devenir dangereuse pour eux ; les musulmans sont jaloux de leur prospérité commerciale et exaspérés par l’arrogance des chrétiens, quand ceux-ci sont protégés par les consuls européens. »

M. Skene pousse encore plus loin son optimisme musulman, et je trouve dans une seconde dépêche de lui, du 20 août 1860, que, « quel que soit l’état des provinces de Bulgarie, de Bosnie et d’Herzégovine, il est certain que, dans la Syrie du nord au moins, l’absence totale de crimes de toute sorte est un des traits les plus remarquables du pays, et ce trait ne se retrouve au même degré dans aucun état d’Europe. Il y a, il est vrai, des conflits entre les sectes : ainsi le massacre des chrétiens à Alep en 1850 et ceux du Liban et de Damas cet été ; mais un observateur impartial et sans passion ne peut prendre ces incidens (such incidents) comme tenant à la constitution sociale du pays. Ils sont plutôt les signes du déclin d’une prépondérance qui fait encore explosion et qui a des momens de recrudescence à mesure que l’introduction d’un autre ordre social se fait plus sentir. Ces choses (les massacres d’Alep en 1850 et du Liban et de Damas en 1860), these things, n’arrivent que lorsque la lutte s’établit entre la prépondérance et l’égalité. Elles prouvent que le changement en faveur des chrétiens prend racine ; elles ne prouvent pas uniquement que les chrétiens sont opprimés par les Turcs. »

Si j’avais eu le goût de faire une édition des documens anglais ad usum delphini ou du parlement, j’aurais supprimé ce passage, qui paraît contraire à la cause que je défends. Je m’en suis bien gardé ; il est important dans le débat. Que dit en effet M. Skene ? Qu’un grand changement en faveur des chrétiens s’est accompli depuis vingt ans dans la province d’Alep ; est-ce aux Turcs qu’on le doit ? Non, c’est aux Égyptiens. Depuis l’occupation égyptienne, les chrétiens ont été plus libres et mieux traités. Les Turcs ont continué ce que les Égyptiens avaient commencé. Est-ce par bienveillance, est-ce l’effet des inspirations d’un gouvernement juste et bienfaisant ? Non ; les Turcs sont jaloux de la condition qu’ont obtenue les chrétiens, de leurs succès, de leurs richesses, de la protection que leur donnent les consuls européens. M. Skene craint même que l’amélioration du sort des chrétiens ne devienne un danger pour ceux-ci. Un danger ! d’où viendra donc le danger ? De la haine et de la cruauté des Turcs. N’y a-t-il pas en effet, à dix ans de distance, d’épouvantables massacres des chrétiens, à Alep en 1850, dans le Liban et à Damas en 1860 ? Il est vrai que, selon M. Skene, ces incidens ne sont point des crimes qu’on puisse imputer à la constitution sociale du pays. La Syrie est le pays du monde où il se commet le moins de crimes. On y massacre et on y pille, il est vrai, les chrétiens tous les dix ans, et il est possible, soyons justes, qu’il y ait moins de crimes privés, grâce à ces grands crimes publics qui ont pris et employé à leur service tout ce que la nature humaine peut fournir de mal pendant dix ans. Je suis porté à croire qu’on a peu volé et peu assassiné d’une manière privée à Paris le jour de la Saint-Barthélémy ou pendant le massacre des prisons en 1792. Les choses se faisaient en grand, et ces choses, pour parler toujours comme M. Skene, sont seulement les signes d’une prépondérance qui, sentant qu’elle se détruit, s’irrite de sa destruction ; ce sont les symptômes de la révolution qui se fait en faveur des chrétiens, révolution qui prend racine, selon M. Skene, mais qui prend racine dans le sang même des chrétiens. Or cette révolution, qui réclame seulement l’égalité de droits entre tous les sujets du sultan, ce ne sont point assurément les Turcs qui la font, puisqu’ils cherchent à l’empêcher par des massacres périodiques. Elle se fait donc malgré les Turcs et malgré leurs affreux procédés de résistance ; elle se fait par la force des choses, et par deux choses surtout qui rendent cette révolution inévitable, l’accroissement matériel et moral de la population chrétienne en Orient, le dépérissement matériel et moral de la population turque.

Je vais revenir sur ces deux points en examinant le rapport de M. Ch. Blunt, consul anglais à Smyrne ; mais je m’arrête un instant, parce que je m’aperçois avec plaisir que ce que vient de dire M. Skene me permet d’expliquer d’une façon moins pénible le langage ordinaire de lord Palmerston sur l’Orient.

Je pense en effet que lorsque le noble lord parle des grands progrès que la Turquie a faits depuis vingt ans dans la civilisation, il veut parler non pas des progrès de la population turque, mais de ceux de la population chrétienne ; il veut parler de cette inévitable révolution qui se fait en Orient, et que M. Skene nous a indiquée : c’est là vraiment qu’il y a de grandes améliorations en Turquie ; mais elles ne se font point par les Turcs : elles se font malgré les Turcs et contre les Turcs ; elles se font par les efforts intelligens des chrétiens d’Orient et par l’intervention ou par l’influence de l’Europe. Qu’y a-t-il en tout cela qui soit à l’honneur ou au profit des Turcs ? Lord Palmerston s’est donné à résoudre un problème insoluble, celui de faire un empire turc avec une population chrétienne. Il aura beau faire, il ne le résoudra pas. Pour le résoudre en effet, il faudrait deux choses : la première, que la population chrétienne s’abattît, se dégradât, se détruisît par la misère ou par l’apostasie : or c’est le contraire qui arrive ; la seconde, que la population turque s’accrût et se développât : c’est encore ici le contraire qui arrive.

Je prends la preuve de ces deux faits décisifs dans le rapport de M. Ch. Blunt, consul à Smyrne : « En dépit du système très imparfait et très vicieux de l’administration, en dépit des abus désastreux de la perception des impôts par les fermiers des dîmes, dit-il, la condition générale de la province s’améliore chaque jour ; Cette amélioration est généralement au profit des races chrétiennes, qui empiètent et avancent sans cesse sur les Turcs. » C’est du hatti-sherif de Gulhané que M. Blunt fait dater l’amélioration du sort des chrétiens et de l’état général de la province. Auparavant les grands propriétaires turcs de l’intérieur vivaient d’un système d’oppression et de brigandage auquel le hatti-sherif mit un temps d’arrêt. « Alors les chrétiens commentèrent à prendre les devans comme cultivateurs ; leur nombre augmenta, grâce à des nouveau-venus. Leur vie n’était plus comme auparavant à la merci de la moindre autorité turque. Les propriétaires turcs en même temps commencèrent à décliner ; la population turque décrut visiblement : les propriétés ne leur donnaient plus un revenu suffisant. Les propriétaires turcs ont à fournir leur part pour la conscription, et beaucoup de Turcs, disons même un très grand nombre des descendans des familles autrefois les plus grandement possessionnées, quand ils reviennent chez eux, après avoir fait leur temps de service dans l’armée, trouvent tout changé : la population turque, autrefois prédominante, remplacée par la population chrétienne, leurs domaines devenus des champs incultes. Ils se sentent changés eux-mêmes, n’ayant plus ni le moyen ni le goût de suivre l’état auquel ils s’étaient habitués dès leur jeunesse, avant leur entrée au service. Si par hasard quelques-uns d’entre eux veulent recommencer à cultiver leur domaine et reprendre la vie de leur famille, ils tombent ordinairement dans les filets de quelque banquier chrétien, grand usurier qui s’approprie bientôt tout le domaine. Ceux qui reviennent sans avoir le goût de se refaire agriculteurs vendent leurs propriétés comme ils peuvent, et les acquéreurs sont presque toujours des Arméniens ou des Grecs. Quelques domaines ont été achetés par des Francs ; il y a parmi eux sept sujets anglais qui ont acquis de grandes fermes dans l’intérieur et qui les cultivent avec succès. Dans le voisinage le plus prochain de Smyrne, il n’y a plus que quelques Turcs qui soient restés propriétaires ; dans les principaux villages où la population franque et chrétienne va habiter l’été, tous les propriétaires turcs ont dernièrement vendu leurs propriétés.

« Ce changement de mains de la propriété a amené un accroissement considérable dans la production du pays. »

Ainsi, par l’effet naturel de ces ventes faites par les Turcs et de ces achats faits par les chrétiens, l’expulsion des Turcs est commencée. La révolution chrétienne est déjà à moitié faite. Quelques chiffres significatifs, cités par M. Ch. Blunt, montrent la marche rapide de cette révolution. « En 1830, la population turque de Smyrne était de 80,000 âmes ; elle est aujourd’hui de 41,000. La population grecque était à Smyrne, en 1830, de 20,000 âmes ; elle est aujourd’hui de 75,000 âmes. »

On peut ajouter, dit M. Ch. Blunt, que, « quelque rapide que soit l’accroissement de la population chrétienne, le déclin de la population turque est encore plus rapide. Visitez les villes et les villages où la population turque et chrétienne se trouve mêlée ; dans les quartiers turcs, on ne voit personne, point d’enfans dans les rues, tandis que les rues des chrétiens en sont pleines. » M. Ch. Blunt attribue cette diminution singulière de la population turque à plusieurs causes : au service militaire, qui enlève une partie de la population mâle, à l’affreux et criminel usage de l’avortement, au vice contre nature.

Voilà, d’après les rapports des consuls anglais, l’état de la population et de la société turques, et cela dans les provinces mêmes de la Turquie d’Asie. J’ai vu en effet des partisans de la Turquie qui passaient condamnation sur l’état de la Turquie d’Europe ; ils avouaient que là les chrétiens avaient la majorité et la prépondérance, mais ils se rattrapaient sur la Turquie d’Asie. Là, disaient-ils, les Turcs n’ont rien perdu de leur force et de leur puissance ; là, ils sont nombreux et riches. Voyez le tableau que fait M. Ch. Blunt ! Où donc alors, nous pouvons le demander, où donc est la Turquie, où donc sont les Turcs ? Est-ce que la première condition d’un empire, d’un état, n’est pas d’avoir une population ? Serait-ce par hasard en Syrie que sont les Turcs ? Est-ce à ce titre que l’Angleterre veut qu’on abandonne cette province à l’administration turque ? La Syrie n’est pas turque. « L’élément turc s’aperçoit à peine en Syrie, dit un jeune et très judicieux voyageur, M. George de Salverte[8]. Cette population y devient de plus en plus étrangère ; elle y est sensiblement moins nombreuse que dans les villes de l’Asie-Mineure, (on vient de voir qu’à Smyrne, en trente ans, la population turque a diminué de 20,000 âmes). Au-delà des chaînes du Taurus et dans toute la Syrie, à Latakié, à Tripoli, à Beyrouth, les Turcs sont aussi étrangers et moins nombreux peut-être que les Européens. Le contraste apparaît plus frappant encore dans les campagnes environnantes. Sans pousser jusqu’aux tribus arabes du désert, ne voit-on pas l’Anti-Liban peuplé de Metoualis presque sauvages, et le Liban placé par la Porte elle-même sous l’autorité d’un caïmacan chrétien ? D’un côté, les Druses, tour à tour idolâtres, turcs ou protestans, suivant les besoins de leur cause ; de l’autre, un grand nombre de chrétiens dissidens ? Enfin les Grecs unis, les Arméniens, les Maronites, que ni les persécutions ni les séductions de toute sorte n’ont pu détacher encore de l’église romaine ? »

Je répète malgré moi ma question : où sont les Turcs ? Qu’est-ce que l’empire turc ? L’empire turc est dans les discours de lord Palmerston ; il n’est que là, car il n’est pas même dans les cartons du foreign office, puisque c’est dans ces cartons que se trouvent les rapports véridiques et instructifs des consuls anglais que j’ai tâché d’analyser.

Je viens de lire dans l’extrait d’un vieil ouvrage arabe intitulé la Seconde arrivée de Mahomet sur la terre, et cité dans le premier numéro de la Revue d’Orient que publie à Londres le prince Pitzipios, je viens de lire ces paroles qu’on peut prendre, si l’on veut, pour une prophétie, elles en ont le vague ordinaire ; on peut cependant les appliquer sans effort à notre temps. « Longtemps après il naîtra un homme dans le pays appelé jadis Gelboosufyan en Arabie. Il massacrera les Syads, propagera ses propres doctrines dans les environs de la Syrie et de l’Égypte. À cette époque, une guerre éclatera entre une nation chrétienne et la Turquie, et cependant celle-ci sera en bonne intelligence avec une autre nation européenne. L’ennemi s’emparera de la ville de Constantinople, d’où le sultan de Turquie se sauvera en Syrie, et, avec l’aide d’une nation chrétienne, fera une guerre terrible contre une autre nation hostile à l’Europe. Après un grand massacre, les musulmans sortiront vainqueurs de la lutte. À ce moment-là, un chrétien criera à haute voix que la croix sainte a triomphé ; mais un musulman le battra en disant : Non, la religion mahométane l’emporte. Ensuite les chrétiens et les Turcs réuniront leurs forces et se livreront une bataille dans laquelle le prince turc perdra la vie et sera réputé martyr. Les chrétiens, après avoir pris possession de la Syrie, entreront en arrangement avec leurs adversaires. Ceux des musulmans qui n’auront pas été passés au fil de l’épée viendront à Médine comme dans un asile sûr, et la juridiction des chrétiens s’étendra alors jusqu’au Khyber. »

À Dieu ne plaise que j’essaie d’interpréter exactement cette prophétie ! Il est curieux cependant de voir dans cette prophétie l’empire ottoman ne plus agir et ne plus se défendre qu’à l’aide des nations chrétiennes qui le soutiennent contre d’autres nations chrétiennes. Nous y retrouvons aussi l’opinion qu’ont, dit-on, tous les Turcs de la prise prochaine de Constantinople, de leur retour en Asie ; ici, c’est en Syrie qu’ils se sauvent, et ils ne s’y maintiennent même d’abord qu’à l’aide d’une nation chrétienne. Pourtant ils ne peuvent pas rester en Syrie même ; les chrétiens qui les ont aidés et sauvés disent que c’est la croix qui a triomphé, et les Turcs disent que c’est le Coran. Dans un dernier accès de fanatisme mahométan, ils maltraitent les chrétiens, qui alors les vainquent dans une grande bataille et prennent possession de la Syrie. Les Turcs se réfugient à Médine, la ville sainte.

Je ne sais pas si à mesure que je considère la vieille prophétie, je m’y attache et deviens crédule ; mais je ne voudrais pas répondre qu’il n’arrivera point, même en Syrie, quelque chose de semblable, et qu’après y avoir soutenu les Turcs pendant quelque temps, la nation chrétienne qui s’était prise de goût pour eux ne se brouillera point avec eux, ne les vaincra pas et ne s’emparera pas de la Syrie, surtout si cette nation chrétienne croit que la Syrie est une des routes de l’Inde. En attendant les obscurs événemens cachés dans la prophétie, il est toujours bon de savoir de la bouche de témoins éclairés et véridiques quel est l’état actuel des pays qui doivent tomber un jour entre les mains de l’Europe selon la croyance presque partout répandue en Orient et déjà en train de se vérifier, que l’Occident doit prévaloir sur l’Orient, et que l’Europe va étendre ses conquêtes sur l’Asie.

Tel est le but des recherches que j’ai faites et que j’aurai peut-être encore l’occasion de faire à l’aide des rapports, qui ne sont plus désormais confidentiels, des consuls anglais en Turquie.


SAINT-MARC GIRARDIN.

  1. 17 juillet 1860.
  2. 4 août 1860.
  3. Voyage dans la Cilicie et dans les montagnes du Taurus, page 65.
  4. La Turquie contemporaine, page 157.
  5. La Turquie contemporaine, pages 197 et 198.
  6. Ibidem, page 35.
  7. La Turquie contemporaine, pages 30 et 31.
  8. La Syrie avant 1860, pages 43-46.