Les Voyous au théâtre/2

La bibliothèque libre.
H. Kistemaeckers (p. 57-95).
II
A PROPOS
de
LA CASSEROLE
Conférence prononcée à Bruxelles
sur le Théâtre Molière
LE 12 MARS 1891

À PROPOS de la CASSEROLE


Mesdames, Messieurs,


Vous avez devant vous, je ne fais aucune difficulté de l’avouer, un conférencier très embarrassé.

Bien que je n’aie pas une grande habitude de la parole, la timidité n’est pas mon principal défaut, et cependant je ne suis pas sans éprouver un peu d’émotion.

Et cette émotion, je l’ai ressentie déjà hier, en mettant pour la première fois de ma vie le pied sur le sol de la Belgique.

C’est que je dois beaucoup à la Belgique.

C’est à Bruxelles, chez un des vôtres, le vaillant éditeur Kistemaeckers qu’il y a dix ans je publiais mon premier livre : La Chair.

C’est ici, dans cette salle même, que le public belge a fait fête à ma première pièce : En Famille, dont un directeur des Beaux-Arts imbécile vient d’interdire à Paris la représentation publique. Ce fonctionnaire de la République française ferait bien de venir chercher ici des leçons de liberté et d’intelligence artistique.

Enfin, dernièrement, l’accueil que la presse et le public ont fait à Monsieur Betsy m’a bien vengé des injures qu’on a déversées sur moi à propos de cette pièce d’une immoralité si révoltante.

Et c’est encore un Belge, José Dupuis, qui m’a défendu, qui a mis à mon service son grand talent de comédien. Je suis heureux de le dire ici : Si, dès le premier soir, aux Variétés, Monsieur Betsy n’a pas sombré devant le parti-pris et l’hostilité d’une salle hypocrite et furieuse de voir ses propres vices étalés sans pitié, c’est au très brave et très grand artiste José Dupuis, votre compatriote, que je le dois !

La pièce, ou plutôt le tableau de mœurs populaires qu’on va représenter devant vous dans quelques instants, La Casserole, m’a valu des éreintements qui resteront légendaires dans ma carrière, nos critiques les plus subtils n’ayant voulu voir qu’un fait-divers banal dans une œuvre où j’ai la prétention d’avoir montré moins des types que des entités curieuses, pittoresques, appartenant à un monde qu’aucun d’entre eux du reste ne connaissait.

Et c’est encore le public belge, c’est encore vous, mesdames et messieurs, devant qui j’ai gagné déjà plusieurs procès, qui êtes appelés à vous former en tribunal d’appel pour juger ce nouveau cas dont les considérants en première instance ont été si sévères pour moi.

De là l’émotion dont je vous parlais tout à l’heure, l’inquiétude de l’avocat, incertain s’il gagnera sa cause, avec cette aggravation qu’en même temps qu’avocat je suis dans ce procès partie principale.

Mais j’ai tant de confiance dans votre sens artistique, dans ce jugement très sûr dont vous m’avez donné tant de preuves, que me voici déjà à moitié rassuré.

La Casserole est donc un tableau très violent, mais très exact, des bas-fonds parisiens.

Ai-je eu raison de porter à la scène ces mœurs d’une brutalité cynique avec toute la crudité qu’elles comportaient ?

On a prétendu que non, et on est parti de là pour m’échigner de la belle façon.

J’ouvre une parenthèse pour vous dire en passant que l’expérience m’a appris à ne jamais m’émouvoir d’aucune attaque, quelque violente qu’elle puisse être.

Je m’en réjouis au contraire, car elles constituent la meilleure des réclames. Personne depuis six ans n’a peut-être été aussi injurié que moi, et personne ne s’en est mieux trouvé...

Je ne veux, en l’espèce, donner à mes adversaires que cette excuse très simple.

J’ai écrit La Casserole parce que cela m’a convenu ; je traite les sujets qui me plaisent, le plus artistiquement qu’il m’est possible, et je ne me demande jamais d’avance ce qu’on en pourra penser.

Cela m’est égal.

Je me fie au jugement de mes lecteurs et de mes auditeurs, que je veux croire assez intelligents pour apprécier la somme de sincérité et de bonne foi que j’essaie d’apporter dans le développement de mes idées.

Si je me trompe, ou si j’ai affaire à des cerveaux étroits, à des âmes hypocrites, tant pis pour eux !

Je laisse dire et je passe outre.

Ceci posé, il me reste à dire ici comment j’ai été amené à observer de près les mœurs populaires, à m’intéresser particulièrement aux types de la rue et à leur consacrer mes études les plus importantes et les plus osées, en dépit de ce qu’on est convenu d’appeler « la morale ».

La plupart du temps, le romancier ou l’auteur dramatique qui veut rester un fidèle et impartial historien des mœurs, ne choisit pas son sujet.

Il regarde autour de lui, il étudie, prend des notes, rassemble des documents, et il suffit souvent d’un fait banal de la vie courante pour éveiller en lui une idée. Il suit alors le filon qu’il a découvert, établit des personnages, crée des types auxquels il donne, sous des noms supposés, le caractère, les habitudes, la forme pour ainsi dire des gens qu’il a coudoyés, observés et dont l’originalité l’a frappé.

C’est ainsi qu’il n’est pas le maître de son sujet, mais qu’il en est l’esclave. Il ne lui reste ensuite qu’à chercher une trame qui lui permette de relier entre eux ces différents types et de les faire mouvoir dans une action commune et unique.

Or, si j’ai laissé à d’autres jusqu’ici le soin de disséquer les âmes bourgeoises, si je ne me suis presque jamais complu aux psychologies compliquées de gens comme il faut, où excellent les romanciers mondains, c’est que les hasards de la vie m’ont mis à même d’étudier de tout près le peuple, le bon aussi bien que le pire, et que j’ai reconnu tout de suite qu’aucune classe de la société n’est aussi intéressante et aussi peu connue.

Dernièrement, dans une conférence qu’il faisait à propos de mon dernier livre : la Lutte pour l’Amour, Francisque Sarcey, avec beaucoup d’esprit et la bienveillance à laquelle il m’a habitué, constatait que nul mieux que moi n’avait vu clair dans ces âmes rudimentaires ; mais il m’engageait amicalement à abandonner cette voie, à chercher une nouvelle mine d’observations, ajoutant que j’avais épuisé la matière.

Les êtres que nous montre M. Méténier, déclarait-il, sont de véritables bêtes humaines, rebelles de par leur éducation et le milieu où ils vivent à toute civilisation. Tout tourne pour eux autour de la passion brutale qu’on appelle tout crûment le rut au Théâtre Libre, tout aboutit là, tout découle de là. Quand on a envisagé cette même idée sous ses différents points de vue, on a tout dit, et je défie qu’on trouve autre chose dans les études qu’on peut faire du bas peuple que ces deux dominantes : assouvissement de l’appétit sexuel et respect unique de la force brutale.


J’aurais mauvaise grâce de chercher noise à M. Sarcey, qui, à ces réserves près, m’a couvert de fleurs ; mais il me permettra de lui dire qu’il se trompe.

Si, en effet, la plupart du temps, le rut, ainsi que selon lui cela s’appelle au Théâtre Libre, est le principal élément passionnel dans le peuple, cet élément se retrouve au même degré, sous le nom d’amour, dans les théâtres les plus comme il faut.

Pour ne citer qu’un exemple, on pourrait résumer en une ligne la donnée du chef d’œuvre du genre pompier : le Maître de Forges :

L’héroïne couchera-t-elle ou ne couchera-t-elle pas avec son mari ?

Et encore le développement de cette idée est-il présenté d’une façon infiniment plus dangereuse et moins pittoresque, attendu que d’un bout à l’autre les caractères des personnages sont faux.

Moi, j’ai au moins le mérite de la vérité.

Quant au respect de la force, il existe dans toutes les classes de la société au même degré, et c’est généralement la force qui fait loi partout, avec cette nuance que dans le monde que je dépeins, elle se manifeste d’une façon plus brutale et plus immédiate.

M. Sarcey me reprochait ensuite de ne pas transposer en langage poli des passages qui rendent la lecture publique difficile, et même impossible, pour les oreilles chastes.

Mon Dieu ! à quoi bon cette hypocrisie ?

Si je choisis — comme c’est mon droit et mon bon plaisir — mes héros parmi les filles et les souteneurs, je ne puis cependant pas les faire parler en académiciens.

Je ne trompe personne. Mon livre coûte trois francs cinquante centimes, un fauteuil d’orchestre six ou sept francs, et l’acheteur qui prend le livre, le spectateur qui paie sa place parce qu’il voit mon nom sur l’affiche, sait parfaitement à quoi s’en tenir. Ni le théâtre ni le livre ne sont obligatoires.

Vous mêmes, mesdames et messieurs, qui m’avez fait l’honneur de venir aujourd’hui entendre La Casserole, trouveriez mauvais que mes personnages ne parlassent pas le langage de leur condition. Je suis persuadé que vous étiez fixés d’avance sur ce que vous allez entendre, qu’aucune audace ne vous étonnera et que vous seriez désolés si j’avais, par crainte, opéré les transpositions que réclame M. Sarcey.

Il y a un public — et vous en êtes la preuve — pour toutes les manifestations artistiques, et ce serait vous faire une injure gratuite et que vous ne méritez pas que de vous supposer moins intelligent que le Larroumet de chez nous, ce directeur des Beaux-Arts français qui, lui, n’admet que le genre noble.


Comment m’est venue ma prédilection, je ne dirai pas pour le peuple, mais pour cette partie du peuple qu’on est convenu d’appeler les voyous ?

Tout au début de ma vie littéraire, le souci de l’existence matérielle me força de prendre une carrière, et j’en choisis une qui devait me mettre à la source de tous les documents, qui devait être pour moi une mine inépuisable d’observations.

Je devins secrétaire de commissaire de police.

Cette carrière, par laquelle est passé un homme auquel je garde une profonde reconnaissance, Philippe Gille, l’auteur des Charbonniers, une comédie qui se joua dans son bureau avant de se jouer sur la scène des Variétés, on sait avec quel succès, devrait être l’école de tous les jeunes gens qui se destinent à la littérature.

En cinq ans, j’ai traversé trente-quatre quartiers, soit comme secrétaire suppléant, détaché partout où mon concours était jugé nécessaire par l’administration, soit comme secrétaire titulaire, et j’ai acquis là une expérience de la vie que vingt ans d’existence indépendante ne m’auraient certainement pas donnée.

C’est une grave erreur de croire qu’on n’a affaire dans les commissariats qu’à la lie de la société, qu’à des malfaiteurs arrêtés pour un délit quelconque. Certes, on est à même de voir de près toutes les variétés de coquins, mais il arrive fréquemment que des jours s’écoulent sans qu’une arrestation soit opérée dans un quartier, et cependant dans le bureau ne cesse de défiler une foule de gens qui viennent consulter le commissaire ou son secrétaire, lui faire leurs petites confidences, lui demander aide, conseil ou protection.

A Paris, et plus spécialement dans les quartiers populaires, le commissaire, le quart d’œil comme on l’appelle, est l’arbitre suprême de toutes les contestations, le juge naturel de tous les différends, même les plus intimes. On ne remue pas une paille qu’il n’en soit averti.

La femme vient y raconter en pleurant que son mari a découché, le mari qu’il soupçonne sa femme ; la maîtresse vient s’y plaindre d’avoir été abandonnée par son amant. A chacun le commissaire donne une consolation, un bon conseil, et que de drames sanglants, son intervention n’a-t-elle pas souvent évités !

Que de comédies amusantes aussi ne se sont-elles pas nouées et dénouées dans son bureau !

En outre, le commissaire possède des moyens d’information qui le renseignent à l’occasion sur la vie privée, la moralité de chacun de ses administrés, et au bout de quelques années de séjour dans un quartier, il sait exactement à quoi s’en tenir sur le compte de tous les habitants, j’entends de ceux qui n’appartiennent pas à la population flottante.

Aussi, que de secrets de famille dont il est le dépositaire ! Que de hontes ignorées dont il est le confident ! Mais comme le confesseur, le commissaire oublie tout sur le seuil de son cabinet.

Il m’arrive encore maintenant d’être salué très bas par des gens dont je ne veux pas même me rappeler le nom, qui jouissent dans leurs quartiers d’une grande considération, mais dont j’ai su, par état, les gredineries cachées.

Il n’y a plus qu’eux qui s’en souviennent.

C’est ainsi que je me suis formé cette opinion que de même qu’il n’y a pas de dévouement absolu, il n’y a pas d’honnêteté absolue... Je dirai plus : au sens strict du mot, la vertu est un mythe, et voilà pourquoi nos livres paraissent amers..., parce qu’ils sont vrais.

J’ai donc été à même, par mes fonctions, d’établir une comparaison entre la moralité des gens du monde et celle des gens du peuple, puisqu’après avoir été successivement secrétaire dans le quartier de l’Opéra, aux Champs-Elysées, voire dans le noble faubourg, j’ai terminé ma carrière administrative dans les quartiers de la Roquette et de la Chapelle.

J’ai le regret de l’avouer, l’avantage, dans mon esprit, ne reste pas au beau monde.

Le vice y est moins apparent, mais il y est plus fréquent et moins pardonnable, parce qu’il y est conscient.

On commet au fond des appartements dorés, sur le boulevard, les mêmes infamies qu’au fond des hôtels garnis, ou à la place Maubert, mais on les cache soigneusement.

Afin de donner le change, on affecte la pruderie, l’indignation pour des actes qu’on a peut-être commis la veille, sachant parfaitement qu’on faisait mal, et contre laquelle l’instruction et l’éducation auraient dû mettre en garde.

— Pas vu, pas pris ! dit le peuple quand il commet un méfait.

— Pas vu, pas coupable ! répondent le banquier qui dépose son bilan en garant son actif et la femme qui trompe son mari.

Lorsque, l’hiver dernier, mon collaborateur Paul Alexis et moi avons donné aux Variétés Monsieur Betsy, cette pièce qui nous valut une si rude volée de bois vert — vous nous avez, du reste, bien vengés — une dame, dont le mari appartient au monde de la finance, manifestait à haute voix, du fond de la première loge qu’elle occupait, la plus vive indignation.

— On n’avait jamais vu une ordure semblable... C’était simplement répugnant... Encore si cela avait le mérite d’être vrai !

Mais voici qu’entre le deux et le trois, le regard de cette vertueuse personne rencontra, comme par hasard, celui d’un monsieur en habit, également fort connu... qui se trouvait aux premiers rangs de l’orchestre. Elle se retourna vers son mari, debout derrière elle... lui dit quelques mots à l’oreille... Le mari prit son pardessus, sortit, et on ne le revit plus... de la soirée...

Quand le rideau se leva sur le troisième acte, le monsieur d’en bas avait remplacé le mari derrière elle, et c’est à son bras qu’elle sortit...

Or, la liaison de cette personne dure depuis longtemps ; qui plus est, elle est tolérée et publique... On pourra dire tout ce que l’on voudra, jamais on ne fera croire que l’indignation de cette dame qui venait de donner la comédie dans la salle et de jouer elle-même une scène de Monsieur Betsy, était sincère.

J’aime mieux croire pour elle que, s’étant reconnue, elle avait été piquée au vif par la satire de ses propres mœurs.

Je sais bien que l’humanité, à tous les degrés de l’échelle sociale, est sujette aux mêmes faiblesses ; mais je m’insurge contre l’hypocrisie des uns, à laquelle je n’hésite pas à préférer l’inconscience et la belle franchise des autres.


Les gens du peuple, et même du bas peuple, ne sont pas plus mauvais que le commun des mortels. Ils sont calomniés par ceux qui ne les connaissent pas.

Je me souviens qu’à mes débuts, j’arrivai rempli à leur égard d’abominables préventions. Je fus bien vite converti et l’étude que je fis des milieux populaires fut pour moi une révélation.

Je ne viens pas dire qu’il n’y ait pas parmi eux d’affreux bandits ; au contraire, ceux qui se mêlent d’être mauvais sont formidables, pour cette raison, que n’ayant jamais reçu aucune instruction, aucune éducation, ils ignorent la plupart du temps la notion du bien et du mal et suivent leurs instincts bons ou mauvais.

Ils deviennent des ouvriers, honnêtes à leur manière, sans préjugés ni scrupules, mais incapables de faire du tort à leur prochain, ou des coquins qui ne reculent devant aucun crime.

Mais ce qui subsiste toujours chez eux, même chez les pires, et c’est en cela que consiste leur supériorité sur leurs semblables des hautes classes, ce sont certaines vertus naturelles trop peu en honneur chez les êtres civilisés. Pas une de ces bêtes humaines chez qui on ne retrouve, à un degré qu’on ne saurait imaginer, le courage indomptable poussé jusqu’à la férocité, le point d’honneur, le respect de la foi jurée, l’amitié dévouée jusqu’à la mort, la mémoire des bienfaits, la reconnaissance, etc.

Je me rappelle toujours avec plaisir mes années de commissariat, mais c’est du temps passé dans les quartiers populeux, et notamment dans le quartier de la Roquette, que j’ai gardé le souvenir le plus agréable.

Le quartier de la Roquette a quatre-vingt-cinq mille habitants, quand les autres n’en ont en moyenne que trente-cinq ou quarante mille, et il passe à juste titre pour le plus dangereux et le plus mal habité.

Il est à mon avis le plus facile à mener, quand on sait s’y prendre. Il suffit de savoir être doux, pitoyable, accessible à tous, et en même temps énergique.

Je m’étais donné pour règle de conduite d’être très dur pour quiconque me résistait et indulgent pour ceux qui manifestaient le moindre repentir de la faute commise ; aussi, au bout de deux ans de séjour, j’avais su me concilier l’estime, je dirai presque l’affection de la plupart de nos habitués.

Que de fois un inculpé n’a-t-il pas posé cette question au gardien qui le conduisait au commissariat :

— Le petit secrétaire est-il de service ? Pourvu que j’aie affaire au petit secrétaire ! Il paraît que c’est un si bon garçon.

Contrairement au règlement qui veut que les inculpés soient toujours flanqués d’un agent, je préférais, quelque danger qu’il pût en résulter, interroger seul à seul chaque individu qu’on m’amenait. Et il suffisait la plupart du temps de cette marque de confiance, d’une parole douce, d’une cigarette offerte, pour obtenir d’eux ce que je voulais savoir.

Et quand je les avais interrogés, comme c’était mon devoir, je leur parlais familièrement, je provoquais leurs confidences ; et sans crainte, sachant très bien que je n’abuserais pas de leur confession, ils me racontaient leur vie, dans le plus pur argot, qu’à leur grand étonnement je parlais du reste aussi bien qu’eux.

Et c’était toujours la même éternelle histoire : une enfance pas surveillée, l’apprentissage au pair chez un patron brutal, le manque d’ouvrage en hiver, la rencontre d’anciens camarades d’atelier, qui, eux, ont trouvé le moyen de vivre sans rien faire. Comme il fait faim tous les jours, on les imite, et quand revient la belle saison, on a pris des habitudes dont on ne se défait plus. Ils ne sont pas mauvais, ni vicieux, ils le deviennent pas nécessité.

La condition des filles est encore pire. J’ai interrogé plus de deux mille de ces malheureuses. Il faut entendre de quel ton elles répondent à la question sacramentelle :

— Quels sont vos moyens d’existence ?

— Je fais la noce !

Elles font la noce... Et elles ont aux pieds des souliers troués, et elles vous demandent, avant de sortir de votre cabinet :

— Il n’y aurait pas moyen d’avoir pour deux sous de pain ?

Elles se divisent en deux grandes catégories : celles qui sont nées à Paris, et les provinciales ou les étrangères.

Celles qui viennent de province ont quitté généralement leur pays pour servir comme bonnes d’enfant, nourrices ou femmes de chambre, ou pour suivre un amant. L’amant les a plantées là, ou elles ont perdu leur place... Elles ont fait comme leurs camarades qu’elles rencontraient bien habillées et dont le semblant de luxe les a éblouies.

Les autres sont nées au faubourg ; elles se sont élevées, ont grandi dans le logement étroit ou la chambre garnie de leurs parents, pêle-mêle avec leurs frères et sœurs, les enfants des voisins.

A dix ans, elles savaient tout ; l’atelier a fait le reste. A quatorze elles disent « mon amant » en parlant du petit de la fruitière, un galopin de quinze ans. Ce n’est pas du vice ; elles accomplissent une fonction naturelle ; on ne s’est jamais gêné devant elles. Elles font ce qu’elles voient faire à leurs aînés. L’inceste, bien loin de leur apparaître comme une monstruosité, est fréquent à ce point que les cinq dixièmes des filles publiques nées à Paris ont eu pour premier amant un frère, parfois leur père.

Et elles vous racontent ces choses d’un ton uni, très tranquille, sans se douter qu’elles disent une énormité.

Si on leur reproche d’avoir un amant de cœur, elles vous répondent :

— On ne peut pas vivre seule dans la vie, il faut bien avoir quelqu’un à aimer.

Et c’est avec joie qu’elles donnent leur argent à celui qu’elles ont choisi. Elles sont par exemple d’une jalousie féroce ; mais de leur côté, les amants ne toléreraient pas une infidélité gratuite.

L’autre, celle qui se paie, ne compte pas.

Beaucoup d’entre elles ont une probité particulière. J’ai entendu, non pas une fois, mais mille fois cette phrase :

— Vous pouvez aller aux renseignements, monsieur, je suis une honnête fille et tout le monde m’estime dans le quartier... Je n’ai jamais dégringolé personne !

Et par une absence de sens moral effrayante, elles en arrivent à considérer leur état comme une profession parfaitement normale, mais qui a ses risques comme les autres. J’en ai vu très souvent qui, loin de s’indigner d’avoir été arrêtées par les agents, s’étonnaient d’avoir pu rester un mois sans « descendre à la Préfecture ».

— Voyons ! un mois que je n’ai pas été emballée ! Franchement, c’était bien mon tour !

Et qu’on ne dise pas que je prends pour exemples des cas isolés, que je ne cite qu’une variété de types populaires, la plus basse. Pas du tout ! Dans le peuple, c’est partout la même inconscience, à des degrés différents. L’ouvrier qui travaille régulièrement préfère le concubinage au mariage, lequel n’est qu’une source d’embarras « dans le cas où on ne se conviendrait pas », en même temps qu’une occasion de dépense ; il ne craint pas de boire un verre avec l’amant de sa fille, qu’il appelle son gendre ; il le reçoit chez lui.

La seule honnêteté reconnue, c’est l’honnêteté naturelle, celle qui consiste à ne pas voler, à ne pas prendre le bien d’autrui.

Ceux ou celles qui tournent mal, sont, à mon sens, comme je le disais tout à l’heure, infiniment moins coupables que les criminels du grand monde, car ils n’ont eu pour les retenir ni l’exemple, ni l’excuse d’une vie aisée.

Aussi, je ne sais pas jusqu’à quel point il nous est permis, à nous, de jeter la pierre à des malheureux parce qu’ils se plaignent de l’injustice suprême qui condamne les uns à avoir faim tous les jours, alors que les riches, les braiseux de naissance, peuvent vivre sans être forcés de truquer.

Ces gonc’s là, c’en a t’i de la chance,

a dit le chansonnier populaire Bruant, leur plus admirable interprète ;

Ça mange et ça boit tous les jours !

Je ne me sens pas la force d’en vouloir à ces pauvres parias d’une société marâtre, parce qu’ils restent, voués de par leur origine et leur éducation, à une existence que les moralistes qualifient d’inavouable !

De quel droit, inavouable ? Donnez-leur le moyen de vivre autrement.

Je les plaignais ; depuis que je les ai vus, que j’ai vécu au milieu d’eux, je les excuse et je n’éprouve plus pour eux qu’une immense pitié… Je les aime même !

Il est de par le monde pas mal de bourgeois qui feraient pire, s’ils étaient à leur place.

Eux, la société les traite en ennemis ; ils lui rendent la pareille, et à l’heure où ils commettent un crime, ils croient se défendre… simplement, et ils sont sincères.

Vous jugez, mesdames et messieurs, quelle abondante récolte de notes, de documents, d’observations, j’ai pu faire, d’autant plus que, intéressé au suprême degré par ces mœurs qui n’ont jamais été vues de si près je ne me contentais pas des occasions que me fournissaient mes fonctions.

Après avoir vu tout ce qu’il m’était possible de voir en tant que secrétaire, après avoir assisté à toutes les expéditions qui sont du ressort de la police et qui sont toujours si pleines d’imprévu et de pittoresque, arrestations, rafles, constatations d’adultères, réveil des condamnés à mort dans leurs cellules, après avoir constaté toutes les variétés de crimes, depuis le meurtre passionnel jusqu’à l’assassinat, toutes les variétés de suicides, dans les conditions et les circonstances les plus invraisemblables, j’ai voulu vivre par moi-même de la vie de ces êtres si curieux et si intéressants.

J’ai fréquenté pour mon plaisir et mon instruction personnelle tous les lieux où l’on coudoie le peuple, depuis l’assommoir bien fréquenté où l’ouvrier godailleur vient boire sa paie le samedi, jusqu’à l’arrière-salle enfumée et à double issue des mastroquets louches où les escarpes se partagent leur butin, à l’abri de tout regard indiscret.

Partout, je rencontrais des figures de connaissance et jamais, je dois le dire, je n’ai été l’objet même d’une menace. On savait que j’étais là, non par métier, mais par plaisir. Loin de se défier de moi, on profitait de ma présence pour me consulter, me demander conseil.

— Ah ! si toutes les rousses vous ressemblaient, on serait bien plus heureux ! soupirait un jour un de mes anciens clients.

— Dites donc, me dit une autre fois une grande femme dont une lie de vin coupait la figure en deux, vous savez, il va bien !

— Qui donc ?

— Vous savez bien… mon amant, le petit Midy, qui est à la Nouvelle… Il se conduit parfaitement… Je lui envoie des timbres… il n’a pas le droit de recevoir de l’argent… Comment qu’il faudrait faire pour aller le retrouver là-bas ? À qui dois-je m’adresser ? Au besoin, je paierais la moitié du voyage… Vous seriez bien gentil de me faire la lettre !

Et j’écrivis la lettre, sur un coin de table graisseux.

Il s’agissait de Midy, l’un des assassins de Mme Ballerich.

J’ai beaucoup connu Gamahut, qui était un garçon fort doux, infiniment moins coupable que ses complices. Il était d’une force herculéenne et faisait les poids au Château-Rouge. Il était parti pour voler et il n’a tué que dans un moment d’affolement, parce qu’il avait été surpris.

Je l’ai vu mourir ; il s’est montré très brave.

La plupart de mes livres ou de mes nouvelles ont pour point de départ ou pour sujet des histoires où j’ai été mêlé.

Il devait donc me venir la tentation de mettre à la scène quelques épisodes de la vie des voyous. J’avais traité en comédie un sujet gai dans En Famille ; je voulus lui donner un pendant en composant un drame, et j’écrivis La Casserole.

Je m’appliquai à faire entrer dans le cadre étroit d’un acte toutes les variétés d’habitués de bouges, en grossissant un peu plus leurs façons d’être, afin de les rendre plus sensibles dans cette action qui ne devait durer qu’une demi-heure.

Je restituai une aventure dont j’avais conduit l’enquête : — Un souteneur tuant une femme qui avait dénoncé à la police son ami à lui… son ami — comment dirai-je pour être convenable ? — son ami de cœur si voulez, et l’avait fait condamner aux travaux forcés.

De là le titre La Casserole, qui signifie en argot : mouchard, ou dénonciateur.

J’avais groupé autour de la figure centrale d’autres figures secondaires, mais personnifiant toutes les vertus et les vices de ce monde-là à leur plus haut degré.

Ainsi la femme soumise jusqu’à la mort à son amant qui la frappe et abuse d’elle, mais jalouse férocement.

La fille qui met plus haut que son honneur… le point d’honneur.

Le marlou formidable à côté du petit barbizet sans expérience qui ne demande qu’à se dessaler.

La vieille truqueuse alcoolique depuis trente ans en carte.

Le vieil ivrogne qui s’égare dans un bouge un jour de rigolade.

Enfin l’artiste habituel des tapis-francs, l’hercule qui y fait des poids à demeure et qui vit de la maigre recette qu’il y récolte.

Je croyais enfin avoir synthétisé complètement en aussi peu de scènes que possible un coin de la vie réelle des escarpes.

La chose avait été bien lancée ; la curiosité était vivement excitée. C’était le dernier spectacle que donnait le Théâtre Libre en mai 1889, pendant l’Exposition.

Antoine avait bien fait les choses. L’interprétation et la mise en scène étaient admirables.

Un de mes amis les plus dévoués, M. Léo Will, un des hommes les plus forts de Paris et qui casse à volonté des pièces de deux sous avec ses dents, s’était fait acteur pour la circonstance et il avait accepté le rôle de l’hercule des bouges.

Il a bien voulu venir à Bruxelles reprendre son rôle et vous le verrez tout à l’heure jongler avec des poids dont il vous sera loisible de vérifier après le spectacle l’authenticité. Du reste, vous serez fixés quand vous l’aurez vu opérer.

Enfin, nous avions poussé la conscience jusqu’à recruter nos figurants parmi les professionnels. Pas un qui eût moins de huit condamnations. Tous nature. Le dessus du panier du Tout-Grenelle ! Jamais mise en scène ne fut plus amusante à établir.

Antoine, par un post-scriptum à son programme, avait prévenu les personnes pudiques qu’elles feraient bien de se retirer après la première pièce.

La Casserole fut donnée à minuit et demi devant une salle tellement bondée qu’on avait dû laisser ouvertes les portes des ouvreuses et qu’il y avait des spectateurs se haussant sur la pointe des pieds jusque dans les couloirs.

Les places faisaient prime et une épingle jetée du plafond ne fût pas arrivée à terre.

L’effet fut immense et la toile tomba à une heure du matin au milieu des applaudissements. C’était un succès de représentation ; on s’était amusé, on avait ri quand il fallait rire ; on avait tout accepté parce que les personnages que nous avions présentés étaient bien en chair et en os, que du vrai sang coulait dans leurs veines et qu’enfin ils exprimaient bien leurs passions vraies dans le langage de leur condition.

Le lendemain, dans la presse, ce fut non pas un éreintement, mais une véritable exécution, une exécution qui témoignait bien de l’affolement et du trouble dans lequel ma pièce avait jeté les esprits.

On n’en avait retenu que les violences, et on n’avait voulu voir là qu’un fait-divers banal ; mais l’un trouvait qu’il était encore plus ignoble que tout ce que l’on avait pu rêver, l’autre que je n’avais pas donné en brutalité tout ce qu’on était en droit d’attendre de moi.

— Il n’y a là, en somme, disait celui-là, que des mots que nous-mêmes prononçons plusieurs fois par jour.

Seul, le critique du Gaulois trouva que ce scénario ultra-réaliste rappelait par plus d’un point les sujets traités par les grands tragiques, Eschyle, Sophocle ou Corneille — à la qualité des personnages près — et qu’on retrouvait chez mes héros toutes les vertus dont se parent et s’honorent les protagonistes des grands drames classiques.

Lui seul avait compris quelque chose à mon drame.

Je ne fus pas le moins du monde peiné, comme vous le pensez, de cet accueil auquel je m’attendais, étant fixé depuis longtemps sur la compétence et la bonne foi de la critique française ; mais si j’en avais eu besoin, j’aurais trouvé une consolation dans deux témoignages que je vous demande la permission de rapporter.

Une aimable et déjà mûre artiste de la Comédie Française, qui était sortie fort indignée de la représentation et qui n’a pas l’avantage de me connaître, disait le lendemain à une de ses amies :

— Cette pièce est répugnante, mais c’est tellement ça que pour l’avoir écrite l’auteur doit être un véritable...

Ici un mot qui pour l’oreille rime avec escroc.

C’était certainement le plus beau compliment que cette dame pût m’adresser. Sans doute qu’elle s’y connaissait.

L’autre témoignage émane d’un homme de la partie.

A l’une des dernières répétitions un de mes figurants, orné d’ailleurs de plusieurs condamnations pour coups et blessures, attira dans un coin de la scène M. Will, l’athlète de La Casserole, et lui dit :

— C’est épatant c’te pièce ; j’ai jamais vu ça, j’en suis bobêche ! On se croirait là-bas, à Grenelle. C’est comme ça qu’on est tous, y a pas à dire, nous autres, les hommes !

Homme dans le sens d’homme d’honneur, car mon figurant peut s’appliquer, avec une variante, la déclaration des principes d’une de mes héroïnes :

« Maq... (pardon !) souteneur, tant qu’on voudra, mais pas voleur ! Il se fait gloire de n’avoir pas une condamnation pour vol. Qui l’appellerait voleur passerait un vilain moment ! »

Si j’étais critique, moi, je serais vexé qu’un pauvre bougre ait vu dans une pièce ce que je n’y aurais su trouver.

Et remarquez que mon figurant est un public, d’où il faut conclure que le seul critique qui sache rendre justice, et qui n’ait pas de parti pris, c’est le public qui sent. Tout le reste ne compte pas.

J’abuse de votre patience en dépassant les limites raisonnables d’une causerie ; permettez-moi, mesdames et messieurs, de me résumer.

J’ai écrit ma pièce avec sincérité, ne reculant devant aucune expression, aucun détail de mœurs quelque répugnant qu’il pût être, parce que j’ai voulu donner l’impression de la vérité.

A ceux qui prétendent que j’ai voulu faire œuvre de scandale et que d’ailleurs ces mœurs brutales n’intéressent personne, je répondrai :

— Ceci est une opinion, attendu qu’elles m’intéressent, moi, et qu’au besoin cela suffit... Mais le public en venant et en m’applaudissant m’a bien prouvé que cela l’intéressait aussi.

Aux vertus qui protestent au nom de la morale, je répondrai au contraire que ma pièce est chaste en dépit des violences qu’elle contient. Elle dénonce une plaie sociale et ne donne à personne l’envie d’imiter mes héros.

À ce propos je demande la permission de citer ici quelques phrases d’un des plus distingués critiques de cette ville, M. Georges Rénory, qui dans un compte rendu très juste de Monsieur Betsy écrivait dernièrement :

« La seule pièce ou le seul roman immoral (J’ajoute, moi, s’il pouvait y en avoir un), serait la pièce ou le roman qui, doucement, modérément, avec des élégances bourgeoises, des caresses de langage, entraînerait le lecteur ou le spectateur en dehors des conventions de mœurs, jugées à tort ou à raison, nécessaires par la grande masse pour le maintien de l’ordre établi. »

Et notez que, moi, je ne condamne pas même celui-là, l’écrivain étant maître de traiter son sujet au point de vue particulier qui lui convient ou qu’il croit le plus propre à intéresser.

Après tout, la morale n’est qu’une convention relative, modifiable selon les climats, les époques, les latitudes.

Chez nous, à Paris, chaque classe de la société a sa morale particulière.

« Or, dans Monsieur Betsy, continue M. Renory, on nous offre le spectacle d’une morale différente de celle dans laquelle nous vivons et

ayant force de loi dans un monde spécial. Nous trouvons cela curieux, parce que cela nous paraît insolite ; mais je vous défie bien de découvrir dans tout ceci l’ombre d’un prosélytisme conscient ou inconscient. »

Nous avons, vous et moi, des notions apprises, des penchants ataviques, des opinions conventionnelles qui sont une autre morale, voilà tout. Sommes-nous bien sûrs d’être dans le vrai ?
 
Mais sans vouloir pousser plus loin la discussion, pourquoi le roman, pourquoi le théâtre s’arrêteraient-ils devant certains êtres, qui sont, qui ont le droit d’être et qui au contraire font très salutairement réfléchir, parce qu’ils pensent autrement que nous ?

Je n’admets pas plus la critique des tendances d’un roman que la critique des tendances d’une pièce.

Comme je l’ai dit tout à l’heure, ni le livre, ni le théâtre ne sont obligatoires.

Le titre du livre ou de la pièce, le nom de l’auteur, — la presse, si ce nom m’était inconnu, — me renseignent suffisamment.

Vous n’avez pas le droit de m’empêcher d’acheter ce livre, ni d’aller voir cette pièce, parce que tous deux sont contraires à votre morale à vous.

Si l’autre me plaît davantage, c’est mon affaire.

Faites comme moi : quand on joue Le Maître de Forges, restez chez vous, abstenez-vous !.. Mais n’entravez pas ma liberté et ne m’empêchez pas d’aller entendre La Casserole.

La critique, en France, ne veut pas comprendre cela.

Ici, mesdames et messieurs, l’habitude de la liberté vous fait juger toutes choses sainement, largement, sans parti-pris, avec une hauteur de vues inconnue chez nous.

Voilà pourquoi je vous soumets mon œuvre avec confiance.

Votre accueil me dira tout à l’heure si j’ai eu raison ou tort de l’écrire ; mais j’ai si grande foi dans votre jugement que je serai le premier, si La Casserole n’a pas le bonheur de vous plaire, à déclarer en toute sincérité que c’était évidemment moi qui m’étais trompé.