Les Xipéhuz/Édition Albert Savine 1888/V. — Puisé au livre de Bakhoûn

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A. Savine (p. 31-51).


V
puisé au livre de bakhoûn



Les Xipéhuz sont évidemment des Vivants. Toutes leurs allures décèlent la volonté, le caprice, l’association, l’indépendance partielle qui fait distinguer l’Être animal de la plante ou de la chose inerte. Quoique leur mode de progression ne puisse être défini par comparaison, — c’est un simple glissement sur terre, — il est aisé de voir qu’ils le dirigent à leur gré. On les voit s’arrêter brusquement, se tourner, s’élancer à la poursuite les uns des autres, se promener par deux, par trois, manifester des préférences qui leur feront quitter un compagnon pour aller au loin en rejoindre un autre. Ils n’ont point la faculté d’escalader les arbres, mais ils réussissent à tuer les oiseaux en les attirant par des moyens indécouvrables. On les voit souvent cerner des bêtes sylvestres ou les attendre derrière un buisson, et ils ne manquent jamais de les tuer et de les consumer ensuite. On peut poser comme règle qu’ils tuent tous les animaux indistinctement, s’ils peuvent les atteindre, et cela sans motif apparent, car ils ne les consomment point, mais les réduisent simplement en cendres.


Leur manière de consumer n’exige pas de bûcher : le point incandescent qu’ils ont à leur base suffit à cette opération. Ils se réunissent à dix ou à vingt, en cercle, autour des gros animaux tués, et font converger leurs rayons sur la carcasse. Pour les petits animaux, — les oiseaux, par exemple, — les rayons d’un seul Xipéhuz suffisent à l’incinération. Il faut remarquer que la chaleur qu’ils peuvent produire n’est point instantanément violente. J’ai souvent reçu sur la main le rayonnement d’un Xipéhuz et la peau ne commençait à s’échauffer qu’après quelque temps.

Je ne sais s’il faut dire que les Xipéhuz sont de différentes formes, car tous peuvent se transformer successivement en cônes, cylindres et strates, et cela en un seul jour. Leur couleur varie continuellement, ce que je crois devoir attribuer, en général, aux métamorphoses de la lumière depuis le matin jusqu’au soir et depuis le soir jusqu’au matin. Cependant quelques variations de nuances paraissent dues au caprice des individus et spécialement à leurs passions, si je puis dire, et constituent ainsi de véritables expressions de physionomie, dont j’ai été parfaitement impuissant, malgré une étude ardente, à déterminer les plus simples autrement que par hypothèses. Ainsi, jamais je n’ai pu, par exemple, distinguer une nuance colère d’une nuance douce, ce qui aurait été assurément la première découverte en ce genre.

J’ai dit leurs passions. Précédemment j’ai déjà remarqué leurs préférences, ce que je nommerais leurs amitiés. Ils ont leurs haines aussi. Tel Xipéhuz s’éloigne constamment de tel autre et réciproquement. Leurs colères paraissent violentes. J’en ai vu s’entrechoquer avec des mouvements identiques à ceux qu’on observe lorsqu’ils attaquent les gros animaux ou les hommes, et ce sont même ces combats qui m’ont appris qu’ils n’étaient point immortels, comme je me sentais d’abord disposé à le croire, car deux ou trois fois j’ai vu des Xipéhuz succomber dans ces rencontres, c’est-à-dire tomber, se condenser, se pétrifier. J’ai précieusement conservé quelques-uns de ces bizarres cadavres[1], et peut-être pourront-ils plus tard servir à découvrir la nature des Xipéhuz. Ce sont des cristaux jaunâtres disposés irrégulièrement et striés de filets bleus.

De ce que les Xipéhuz n’étaient point immortels, j’ai dû déduire qu’il devait être possible de les combattre et de les vaincre, peut-être, et j’ai depuis lors commencé la série d’expériences combattantes dont il sera parlé plus loin.

Comme les Xipéhuz rayonnent toujours suffisamment pour être aperçus à travers les fourrés et même derrière les gros troncs — une grande auréole émane d’eux en tous sens et avertit de leur approche, — j’ai pu me risquer souvent dans la forêt même, me fiant à la vélocité de mon étalon à la moindre alerte. Là, j’ai tenté de découvrir s’ils se construisaient des abris, mais j’avoue avoir échoué en cette recherche. Ils ne meuvent ni les pierres, ni les plantes, et paraissent étrangers à toute espèce d’industrie tangible et visible, seule industrie appréciable à l’observation humaine. Ils n’ont conséquemment point d’armes, selon le sens par nous attribué à ce mot. Il est certain qu’ils ne peuvent tuer à distance : tout animal qui a pu fuir sans subir le contact immédiat d’un Xipéhuz a infailliblement échappé, et de cela j’ai été maintes fois témoin.

Ainsi que l’avait déjà remarqué la malheureuse tribu de Pjehou, ils ne peuvent franchir certaines barrières idéales à la poursuite de leurs victimes. Mais ces limites se sont toujours accrues d’année en année, de mois en mois. J’ai dû en rechercher la cause.

Or, cette cause ne semble être autre qu’un phénomène de croissance collective et, comme la plupart des choses xipéhuzes, elle est hermétique à l’intelligence de l’homme. Brièvement, voici la loi : les limites de l’action xipéhuze s’élargissent proportionnellement au nombre des individus, c’est-à-dire que dès qu’il y a procréation de nouveaux êtres, il y a aussi extension des frontières ; mais tant que le nombre reste invariable, tout individu est totalement incapable de franchir l’habitat attribué, — par la force des choses (?) — à l’ensemble de la race. Cette règle fait entrevoir une corrélation plus intime entre la masse et l’individu que la corrélation similaire remarquée parmi les hommes et les animaux. On a vu plus tard la réciproque de cette loi, car dès que les Xipéhuz ont commencé à diminuer, leurs frontières se sont proportionnellement rétrécies.

Du phénomène de la procréation même j’ai peu à dire ; mais ce peu est caractéristique. D’abord, cette procréation se produit quatre fois l’an, un peu avant les équinoxes et les solstices, et seulement par les nuits très pures. Les Xipéhuz se réunissent d’abord par groupes de trois, et ces groupes, graduellement, finissent par n’en former qu’un seul étroitement amalgamé et disposé en ellipse très longue. Ils restent ainsi toute la nuit, et le matin jusqu’à l’ascension maximum du Soleil. Lorsqu’ils se séparent, on voit s’élever dans l’air des formes vagues, vaporeuses et énormes. Ces formes se condensent lentement, se rapetissent, se transforment au bout de dix jours en cônes ambrés, considérablement plus grands encore que les Xipéhuz adultes. Il faut deux mois et quelques jours pour qu’elles atteignent leur maximum de développement, c’est-à-dire de rétrécissement. Au bout de ce temps, elles deviennent semblables aux autres êtres de leur règne, de couleurs et de formes variables selon l’heure, le temps et le caprice individuel. Quelques jours après leur développement ou rétrécissement intégral, les frontières d’action s’élargissent. C’était, naturellement, un peu avant ce moment redoutable que je pressais les flancs de mon bon Kouath, afin d’aller établir mon campement plus loin.

Si les Xipéhuz ont des sens, c’est ce qu’il n’est pas possible d’affirmer. Ils possèdent certainement des appareils — organiques (?) — qui leur en tiennent lieu. La facilité avec laquelle ils perçoivent à de grandes distances la présence des animaux, mais surtout celle de l’homme, annonce évidemment que leurs organes d’investigation valent au moins nos yeux. Je ne leur ai jamais vu confondre un végétal et un animal, même en des circonstances où j’aurais très bien pu commettre cette erreur, trompé par la lumière sub-branchiale, la couleur de l’objet, sa position. La circonstance de s’employer à vingt pour consumer un gros animal, alors qu’un seul s’occupe de la calcination d’un oiseau, prouve une entente correcte des proportions, et cette entente paraît plus parfaite si l’on observe qu’ils se mettent dix, douze, quinze, toujours en raison de la grosseur relative de la carcasse. Un meilleur argument encore en faveur soit de l’existence d’organes analogues à nos sens, soit de leur intelligence, est la façon dont ils agirent en attaquant nos tribus, car ils s’attachèrent peu ou point aux femmes et aux enfants, tandis qu’ils pourchassaient impitoyablement les guerriers.

Maintenant, — question la plus importante, — ont-ils un langage ? Je puis répondre à ceci sans la moindre hésitation : « Oui, ils ont un langage. » Et ce langage se compose de signes parmi lesquels j’en ai pu même déchiffrer quelques-uns.

Supposons, par exemple, qu’un Xipéhuz veuille parler à un autre. Pour cela, il lui suffit de diriger les rayons de son étoile vers le compagnon, ce qui est toujours perçu instantanément. L’appelé, s’il marche, s’arrête, attend. Le parleur, alors, trace rapidement, sur la surface même de son interlocuteur, – et il n’importe de quel côté, – une série de courts caractères lumineux, par un jeu de rayonnement toujours émanant de la base, et ces caractères restent un instant fixés, puis s’effacent. L’interlocuteur, après une courte pause, répond.

Préliminairement à toute action de combat ou d’embuscade, j’ai toujours vu les Xipéhuz employer les caractères suivants : )—(—. Lorsqu’il était question de moi, – et il en était souvent question, car ils ont tout fait pour nous exterminer, mon brave Kouath et moi, – les signes —V) ont été invariablement échangés, – parmi d’autres, comme le mot ou la phrase )—(— donné ci-dessus. Le signe d’appel ordinaire était , et il faisait accourir l’individu qui le recevait. Lorsque tous les Xipéhuz étaient invités à une réunion générale, je n’ai jamais failli à observer un signal de cette forme , représentant la triple apparence de ces êtres.

Les Xipéhuz ont d’ailleurs des signes plus compliqués, se rapportant non plus à des actions similaires aux nôtres, mais à un ordre de choses complètement extra-humain, et dont je n’ai rien pu déchiffrer. On ne peut entretenir le moindre doute relativement à leur faculté d’échanger des idées d’un ordre abstrait, probablement équivalentes aux idées humaines, car ils peuvent rester longtemps immobiles à ne faire autre chose que converser, ce qui annonce de véritables accumulations de pensées.

Mon long séjour près d’eux avait fini, malgré les métamorphoses (dont les lois varient pour chacun, faiblement sans doute, mais avec des caractéristiques suffisantes pour un épieur opiniâtre), par me faire connaître plusieurs Xipéhuz d’une façon assez intime, par me révéler des particularités sur les différences individuelles… Dirais-je sur leurs caractères ? J’en ai connu de taciturnes, qui, quasi-jamais, ne traçaient une parole ; d’expansifs qui écrivaient de véritables discours ; d’attentifs, de jaseurs qui parlaient ensemble, s’interrompaient les uns les autres. Il y en avait qui aimaient à se retirer, à vivre solitaires ; d’autres recherchaient évidemment la société ; des féroces chassaient perpétuellement les fauves, les oiseaux, et des miséricordieux souvent épargnaient les animaux, au contraire, les laissaient vivre en paix. Tout cela n’ouvre-t-il pas à l’imagination une gigantesque carrière ? ne porte-t-il pas à imaginer des diversités d’aptitudes, d’intelligence, de forces analogues à celles de la race humaine ?

Ils pratiquent l’éducation. Que de fois j’ai observé un vieux Xipéhuz, assis au milieu de très jeunes, leur rayonnant des signes que ceux-ci lui répétaient ensuite l’un après l’autre, et qu’il leur faisait recommencer quand la répétition en était imparfaite !

Ces leçons étaient bien merveilleuses à mes yeux, et de tout ce qui concerne les Xipéhuz, il n’est rien qui m’ait si souvent tenu attentif, rien qui ait plus préoccupé mes soirs d’insomnie. Il me semblait que c’était là, dans cette aube de la race, que le voile du mystère pouvait s’entr’ouvrir, là que quelque idée simple, primitive, jaillirait peut-être, éclairerait pour moi un recoin de ces profondes ténèbres. Non, rien ne m’a rebuté ; j’ai, des années durant, assisté à cette éducation, j’ai essayé des interprétations innombrables. Que de fois j’ai cru y saisir comme une fugitive lueur de la nature essentielle des Xipéhuz, une lueur extra-sensible, une pure abstraction, et que, hélas ! mes pauvres facultés noyées de chair ne sont jamais parvenues à poursuivre !

J’ai dit plus haut que j’avais cru longtemps les Xipéhuz immortels. Cette croyance ayant été détruite à la vue des morts violentes arrivées à la suite des rencontres entre Xipéhuz, je fus naturellement amené à chercher leur point vulnérable et m’appliquai chaque jour, depuis lors, à trouver des moyens destructifs, car les Xipéhuz croissaient en nombre tellement, qu’après avoir débordé la forêt de Kzour au sud, au nord, à l’ouest, ils commençaient à empiéter sur les plaines du côté du levant. Hélas ! en peu de cycles, ils auraient dépossédé l’homme de sa demeure terrestre.

Donc, je m’armai d’une fronde, et, dès qu’un Xipéhuz sortait de la forêt, à portée, je le visais et lui lançais ma pierre. Je n’obtins ainsi aucun résultat, quoique j’eusse atteint l’ensemble des individus visés à toutes les parties de leur surface, même au point lumineux. Ils paraissaient d’une insensibilité parfaite à mes atteintes et nul d’entre eux ne s’est jamais détourné pour éviter un de mes projectiles. Après un mois d’essai il fallut bien m’avouer que la fronde ne pouvait rien contre eux, et j’abandonnai cette arme.

Je pris l’arc. Aux premières flèches que je lançai, je découvris chez les Xipéhuz un sentiment de crainte très vive, car ils se détournèrent, se tinrent hors de portée, m’évitèrent tant qu’ils purent. Pendant huit jours, je tentai vainement d’en atteindre un. Le huitième jour, un parti Xipéhuz, emporté je pense par son ardeur chasseresse, passa assez près de moi en poursuivant une belle gazelle. Je lançai précipitamment quelques flèches, sans aucun effet apparent, et le parti se dispersa, moi les pourchassant et dépensant mes munitions. Je n’eus pas sitôt tiré la dernière flèche que tous revinrent à grande vitesse de différents côtés, me cernèrent aux trois quarts, et j’aurais perdu là l’existence sans la prodigieuse vélocité du vaillant Kouath.

Cette aventure me laissa plein d’incertitudes et d’espérances, et je passai toute la semaine inerte, perdu dans le vague et la profondeur de mes méditations, dans un problème excessivement passionnant, subtil, propre à faire fuir le sommeil, et qui, tout à la fois, m’emplissait de souffrance et de plaisir. Pourquoi les Xipéhuz craignaient-ils mes flèches ? Pourquoi, d’autre part, dans le grand nombre de projectiles dont j’avais atteint ceux de la chasse, aucun n’avait-il produit d’effet ? Ce que je savais de l’intelligence de mes ennemis ne permettait pas l’hypothèse d’une terreur sans cause. Tout, au contraire, me forçait à supposer que la flèche, lancée dans des conditions particulières, devait être contre eux une arme redoutable. Mais quelles étaient ces conditions ? Quel était le point vulnérable des Xipéhuz ? Et brusquement la pensée me vint que c’était l’étoile qu’il fallait atteindre. Une minute j’en eus la certitude, une certitude passionnée, aveugle. Puis le doute froid vint.

De la fronde, plusieurs fois, n’avais-je pas visé, touché ce but ? Pourquoi la flèche serait-elle plus heureuse que la pierre ?…

Or, c’était nuit, l’incommensurable abîme, ses lampes merveilleuses épandues par dessus la terre. Et moi, la tête dans les mains, je rêvais, le cœur plus ténébreux que la nuit.

Un lion se mit à rugir, des chacals passèrent dans la plaine, et de nouveau la petite lumière d’espérance m’éclaira. Je venais de penser que le caillou de la fronde était relativement gros et l’étoile des Xipéhuz si minuscule ! Peut-être, pour agir, fallait-il aller profond, percer d’une pointe aiguë, et alors leur terreur devant la flèche s’expliquait !

Cependant Wéga tournait lentement sur le pôle, l’aube était proche, et la lassitude, pour quelques heures, endormit dans mon crâne le monde de l’esprit.

Les jours suivants, armé de l’arc, je fus constamment à la poursuite des Xipéhuz, aussi loin dans leur enceinte que la sagesse le permettait. Mais tous évitèrent mon attaque, se tenant au loin, hors de portée. Il ne fallait pas songer à se mettre en embuscade, leur mode de perception leur permettant de constater ma présence à travers les obstacles.

Vers la fin du cinquième jour, il se produisit un évènement qui, à lui seul, prouverait que les Xipéhuz sont des êtres faillibles à la fois et perfectibles comme l’homme. Ce soir-là, au crépuscule, un Xipéhuz s’approcha délibérément de moi, avec cette vitesse constamment accélérée qu’ils affectionnent pour l’attaque. Surpris, le cœur palpitant, je bandai mon arc. Lui, s’avançant toujours, pareil à une colonne de turquoise dans le soir naissant, arrivait presque à portée. Puis, comme je m’apprêtais à lancer ma flèche, je le vis, avec stupéfaction, se retourner, cacher son étoile, sans cesser de progresser vers moi. Je n’eus que le temps de mettre Kouath au galop, de me dérober à l’atteinte de ce redoutable adversaire.

Or, cette manœuvre, à laquelle aucun Xipéhuz n’avait paru songer auparavant, outre qu’elle démontrait, une fois de plus, l’invention personnelle, l’individualité chez l’ennemi, suggérait deux idées, la première, c’est que j’avais chance d’avoir raisonné juste relativement à la vulnérabilité de l’étoile xipéhuze ; la seconde, moins encourageante, c’est que la même tactique, si elle était adoptée par tous, allait rendre ma tâche extraordinairement ardue, peut-être impossible.

Cependant, après avoir tant fait que d’arriver à connaître la vérité, je sentis grandir mon courage devant l’obstacle et j’osai espérer de mon esprit la subtilité nécessaire pour le renverser[2].


  1. Le Kensington Muséum, à Londres, et M. Dessault lui-même possèdent quelques débris minéraux, en tout semblables à ceux décrits par Bakhoûn, que l’analyse chimique a été impuissante à décomposer ou à combiner avec d’autres substances, et qui ne peuvent, en conséquence, entrer dans aucune nomenclature des corps connus.
  2. Aux chapitres suivants, où le mode est généralement narratif, je serre de près la traduction littérale de M. Dessault, sans pourtant m’astreindre à la fatigante division en versets ni aux répétitions inutiles.