Les Yeux d’or de la nuit ; l’Enlèvement d’Européa

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Les Yeux d’or de la nuit ; l’Enlèvement d’Européa
Revue des Deux Mondes4e période, tome 123 (p. 442-445).




POÉSIE




LES YEUX D’OR DE LA NUIT…




Les yeux d’or de la nuit, dans la mer qui les berce,
Luisent comme en un ciel lentement onduleux.
Le tranquille soupir exhalé des flots bleus
Se mêle à l’air muet et tiède et s’y disperse.


Les eaux vives, fluant sous les rosiers épais,
Qui d’un frisson léger meuvent les hautes mousses.
Éveillent des rumeurs subtiles et si douces
Qu’elles semblent accroître et répandre la paix.


Au fond des nids soyeux, la blonde tourterelle
Et l’oiseau de la Vierge, hôte furtif des riz.
Enivrés de l’odeur des orangers fleuris,
Sous leur plume entr’ouverte ont ployé leur cou frêle.


Derrière le rideau des pics silencieux,
Vers l’Orient baigné d’une brume de perle.
Émerge, en épanchant sa blancheur qui déferle,
La lune éblouissante épanouie aux cieux ;



Tandis que, d’un seul bond, hors de l’antique abîme,
Comme un bloc lumineux et suspendu dans l’air,
La montagne immobile élargit sur la mer
Le reflet colossal de sa masse sublime.


Ô paix inexprimable ! ô nuit ! sommeil divin !
Mondes qui palpitiez sur les houles dorées!
Celui qui savoura vos ivresses sacrées
S’y replonge à jamais en ses rêves sans fin.




L’ENLÈVEMENT, D’EUROPÉIA


 
La montagne était bleue et la mer était rose.
Du limpide horizon, dans l’air tout embaumé,
L’Aurore, fleur céleste et récemment éclose,
Semblait s’épanouir sur le monde charmé.


Non moins roses que l’aube, au bord des vastes ondes,
Les trois Vierges, avec des rires ingénus.
Laissant sur leur épaule errer leurs boucles blondes.
Se jouaient dans l’écume où brillaient leurs pieds nus.


Le sein libre à demi du lin qui le protège,
Une lumière au cœur et l’innocence aux yeux.
Et la robe nouée à leurs genoux de neige.
Elles allaient, sans peur des hommes ni des Dieux.


Voici qu’un grand Taureau parut le long des côtes,
Grave et majestueux, ayant de larges flancs.
Une étoile enflammée entre ses cornes hautes
Et des éclats de pourpre épars sur ses poils blancs.




Le souffle ambroisien de ses naseaux splendides
L’enveloppait parfois d’un nuage vermeil,
Tel que la vapeur d’or dont les Époux Kronides
Abritaient leur amour et leur divin sommeil.


Il vint, et, dans le sable où l’écume s’irise.
Se coucha, saluant d’un doux mugissement
Le beau groupe immobile et muet de surprise.
Et caressa leurs pieds de son mufle fumant.


Or, le voyant ainsi prosterné, l’une d’elles.
Dont l’œil étincelant reflétait le ciel bleu,
Plus jeune et la plus belle entre les trois si belles.
S’assit sur ce Taureau superbe comme un Dieu.


Tandis qu’elle riait dans sa naïve joie.
Lui, soudain, se dressa sur ses jarrets de fer.
Et, rapide, emportant sa gracieuse proie.
En quelques bonds fougueux s’élança dans la mer.


Les deux autres, en pleurs, sur les algues marines
Couraient, pâles, les bras étendus vers les flots,
Suppliaient tour à tour les Puissances divines
Et nommaient leur compagne avec de longs sanglots.


Celle-ci, voyant fuir le doux sol d’Hellénie,
Se lamentait, tremblante : — Où vas-tu, cher Taureau ?
Pourquoi m’emportes-tu sur la houle infinie,
Cruel ! toi qui semblais si docile et si beau ?




Vois ! la mer est stérile et n’a point de prairies
Ni d’herbage odorant qui te puisse nourrir.
Hélas ! j’entends gémir mes compagnes chéries…
Reviens ! Ne suis-je pas trop jeune pour mourir ? —


Mais lui nageait toujours vers l’horizon sans bornes,
Refoulant du poitrail le poids des grandes Eaux
Sur qui resplendissait la pointe de ses cornes
À travers le brouillard qu’exhalaient ses naseaux.


Et quand la terre au loin se fut toute perdue,
Quand le silencieux Espace Ouranien
Rayonna, seul, ardent, sur la glauque Étendue,
Le divin Taureau dit : — Ô Vierge, ne crains rien.


Je suis le Foudroyant, le Kronide lui-même,
Descendu de l’immense Éther à tes genoux !
Réjouis-toi plutôt, ô Fleur d’Hellas que j’aime,
D’être immortelle aux bras de l’immortel Époux.


Viens ! voici l’Île sainte aux antres prophétiques
Où tu célébreras ton hymen glorieux.
Et de toi sortiront des Enfans héroïques
Qui régiront la terre et deviendront des Dieux !



Leconte de Lisle.