Les amours de W. Benjamin/02

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Éditions Édouard Garand (71p. 6-9).

II

L’ALERTE


Alpaca et Tonnerre avaient promis à Henriette de suivre aveuglément toutes ses instructions, quelque étranges et bizarres qu’elles puissent leur paraître. Aussi, avaient-ils tous deux lu et relu la lettre d’instructions signée William Benjamin. Et le lendemain même, nos deux compères, soignés et brossés, la mine haute, l’œil en éveil, prenaient le chemin du Palais de Justice.

Aux abords il y avait foule ce jour-là. Un journal du matin avait promis à ses lecteurs des surprises dans cette affaire relative à l’inventeur du Chasse-Torpille. L’article avait été, au surplus, bien assaisonné « d’une intrigue d’amour », et cela était toute une tentation séduisante auprès du grand public. Et la foule se pressait dans le large couloir où s’alignaient les cabinets des magistrats et les salles de juridiction.

Or, parmi cette foule de curieux, on aurait pu remarquer quatre personnages qui, tout en ayant l’air indifférents, s’épiaient cependant du coin de l’œil.

Celui de ces personnages qui paraissait attirer le plus l’attention était le Colonel Conrad. Guindé dans son uniforme, la mine écrasante, il faisait jouer son éternel stick.

Il allait et venait, dans la foule compacte, le pas raide et mesuré, faisant résonner le talon de ses bottes sur le parquet, et promenant autour de lui des regards hautains et dédaigneux. Et la foule se bousculait pour livrer passage à cet homme, non par respect, mais par crainte. Car le colonel avait en même temps un air terrible. Mais si, parfois, il croisait une femme jeune et jolie, il lui jetait un regard plein de convoitise et sa figure s’adoucissait comme celle de ces amoureux qui retrouvent une amante qu’ils ont longtemps cherchée : après l’inquiétude et l’angoisse, survient la joie qui illumine leurs traits jusque-là assombris.

Plus loin, on découvrait une femme, toute vêtue de noir et très soigneusement voilée. Elle demeurait immobile, la tête droite, ses deux mains gantées fixées à sa sacoche qu’elle gardait devant elle. Elle avait l’attitude d’une personne à qui l’on a dit :

— Attendez-moi ici, je vous retrouverai tout à l’heure.

Et cette femme attendait ou paraissait attendre.

Mais si la voilette eût été subitement relevée, on aurait pu observer que les regards aigus de la femme se reportaient alternativement sur deux personnages, et ces deux personnages étaient : l’un, le fringant colonel Conrad ; l’autre, un tout petit jeune homme, imberbe, le teint frais et rosé, très joli garçon (et c’est peut-être ce qui attirait les regards de la femme voilée) vêtu d’un habit gris clair, coiffé d’un melon et portant sous son bras gauche une jolie serviette en marocain.

Ce jeune homme, on l’a deviné, était William Benjamin, et la femme voilée n’était autre que la mystérieuse Miss Jane.

Nous avons dit plus haut : « quatre personnages »… en effet, un quatrième personnage, bien connu aussi de notre lecteur, se trouvait là. Mais ce personnage semblait fort chercher à ne pas attirer l’attention sur lui, par le soin qu’il prenait à dissimuler sa présence dans les coins sombres ou derrière les groupes compacts. Ce quatrième personnage s’appelait Fringer… et Fringer observait tour à tour le colonel Conrad et la femme vêtue de noir.

Le colonel allait donc çà et là sans se douter de la surveillance active dont il était l’objet de la part des trois autres personnages.

Il s’arrêta soudain sans pouvoir réprimer un geste de surprise en voyant paraître dans le corridor deux individus qui, chose assez curieuse, ne lui paraissaient pas étrangers. Et ces deux individus étaient nos deux amis Alpaca et Tonnerre.

— Allons ! se dit le colonel avec quelque inquiétude, que viennent faire ici ces deux croquants ?

Miss Jane avait suivi les regards du colonel, et elle jeta un œil scrutateur sur les physionomies de nos deux compères que, d’ailleurs, elle ne connaissait pas.

Fringer avait également suivi les regards de Philip Conrad, et il ne put s’empêcher de tressaillir en apercevant Alpaca et Tonnerre. Il pensa aussitôt :

— Voilà deux oiseaux dont j’ai vu le plumage quelque part !…

Quant à William Benjamin, il esquissa un sourire presque imperceptible aux deux compères qui à leur tour, clignèrent de l’œil. Mais si imperceptible que fût le sourire de William Benjamin, Miss Jane l’avait saisi au bond. Et elle pensa :

— Bon ! entre ce jeune homme — très joli garçon. pour n’en pas disconvenir. — et ces deux lapins, il y a accointance… Nous aurons de l’œil !

Le colonel avait bientôt détaché ses regards des figures placides de nos deux compères, pour aller à la rencontre de James Conrad qui venait d’arriver.

Au même instant, un jeune homme fendait la foule, heurtait rudement Alpaca et Tonnerre qui, non sans surprise, reconnurent leur victime de la rue Dorchester, c’est-à-dire l’avocat Montjoie, et lui, Montjoie, disparaissait derrière une porte qu’il avait ouverte et refermée avec violence.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dix heures venaient de sonner.

Pierre Lebon, accompagné d’un policier, pénétra dans le couloir. Le jeune homme était pâle, mais il marchait d’un pas assuré, la tête haute, indifférent aux regards curieux qui se fixaient sur lui.

Miss Jane le regarda longuement et attentivement.

Le colonel, à la vue de sa victime, avait poussé son oncle du coude, et un sourire de haine et de triomphe avait glissé sur ses lèvres épaisses. James Conrad n’avait pas osé regarder le jeune inventeur.

Pierre, lui, ne vit pas ses ennemis. Ses premiers regards avaient de suite rencontré les figures placides d’Alpaca et Tonnerre à qui il adressa un petit geste d’amitié. Il disparut bientôt par une porte que le policier avait ouverte et refermée brusquement.

Alpaca poussa Tonnerre du coude et murmura :

— Monsieur Pierre nous a reconnus… c’est courtois de sa part, n’est-ce pas ?

— Oui, Maître Alpaca, très courtois. Il se doute bien aussi que nous ne sommes pas rouillés.

— En effet, Maître Tonnerre, puisque nous n’attendons que le signal de Monsieur William Benjamin que j’aperçois à dix pas derrière nous.

— Et qui nous a souri tout à l’heure. Oui, cher maître, je le vois aussi, seulement il semble regarder curieusement cette jeune femme voilée et vêtue de noir… La voyez-vous, cher Maitre ?

— Je vois bien une femme voilée et de noir vêtue, Maitre Tonnerre, mais rien qui m’indique sa jeunesse.

— Dame ! sa tournure, la grâce et la souplesse de sa taille, tout me laisse deviner dans cette exquise personne une jeunesse éblouissante ! Et, que vous soyez formalisé ou non, Maître Alpaca, je vous le dis en toute vérité : je donnerais volontiers dix Adélines comme la vôtre pour une moitié seulement de cette jolie personne !

— Maître Tonnerre, réprimanda sévèrement Alpaca, vous devenez licencieux !…

— J’exprime simplement mon admiration et mon enthousiasme, cher maître, est-ce péché donc ?…

Laissons les deux anciens pitres et revenons au colonel. Il disait à son oncle :

— Si vous voulez demeurer ici un moment, j’irai aux informations.

— Quelles informations désires-tu avoir ?

— Celle de savoir devant quel tribunal Lebon va comparaître…

— C’est bien, je t’attends, acquiesça l’ingénieur qui se sentait mal à l’aise dans cette foule d’individus de tous étages.

Le colonel s’éloigna.

Cinq minutes se passèrent ainsi, lorsque Pierre Lebon reparut toujours escorté de son policier. Il traversa le corridor central, enfila un petit couloir transversal, et, la minute suivante, le policier l’arrêtait devant une solide grille de fer près de laquelle se tenait un porte-clefs, gros et court, la face rubiconde et l’air guilleret.

À travers la grille on découvrait une petite salle toute nue, hormis deux banquettes usées et sales posées le long des murs de pierre, et dans cette salle se trouvaient une douzaine d’individus d’aspect divers, de nationalités différentes et de tous étages… de ces gens, enfin, pour lesquels tous les geôliers, porte-clefs, policiers, magistrats de tous pays et de tous temps semblent manifester une sorte de paternel attendrissement… c’est-à-dire des prisonniers ! Et dans cette salle Lebon fut poussé. C’est ainsi qu’on parque les bêtes dans les abattoirs…

Au gros porte-clefs souriant le policier fit cette recommandation :

— Gardez-moi ce gibier au fourneau pour vingt minutes !

— Vingt minutes de fourneau seulement ! se mit à rire le gros gardien. Mais il ne sera qu’à moitié rôti ! Et de son bon mot croyant avoir battu le policier, le gardien éclata d’un large rire qui fit sauter son ventre.

Mais comme tout bon policier ne se compte jamais pour battu, le nôtre de répliquer aussitôt :

— Soyez tranquille, père Thomas, on lui réserve une cuisson et un rôtissage bien en règle !

Et, très content qu’à sa boutade le père Thomas ne trouvât rien à répondre, le policier s’éloigna en adressant à lui-même de nombreuses félicitations.

Cependant, le colonel Conrad était revenu près de son oncle, l’ingénieur James Conrad.

— Mon oncle, annonça-t-il, Lebon va comparaître à la salle numéro Dix !

— Quand ? interrogea Conrad avec un air ennuyé,

— Dans une demi-heure environ.

— En ce cas, rendons-nous à cette salle où nous y serons peut-être mieux que dans cette cohue où nous sommes rudoyés à chaque instant.

Les deux hommes quittèrent le grand corridor. Ils passèrent devant la femme voilée et vêtue de noir qui n’avait pas bougé de sa place. Le colonel, la devinant jeune et jolie, lui décocha un regard entreprenant. Mais elle détourna les yeux avec un hochement de tête méprisant.

Un sourd ricanement courut sur les lèvres du colonel qui disparut à la suite de son oncle.

La femme se mit à les suivre. Fringer, à son tour, quitta son coin sombre et suivit Miss Jane. L’instant d’après, tous quatre se trouvaient mêlés à l’auditoire qui emplissait le tribunal.

L’affaire en voie de jugement, à ce moment, se résumait à une simple querelle de voisins. Les deux avocats chargés des intérêts respectifs de leur client plaidaient à qui mieux mieux. Puis le magistrat, très ennuyé de cette futilité, rendit jugement sans savoir au juste de quoi il s’agissait, et appela d’un accent de mauvaise humeur…

— Pierre Lebon !

Le greffier cria à son tour d’une voix formidable :

— Pierre Lebon !

Un huissier s’élança aussitôt suivi de près par le policier qui avait amené Lebon des quartiers généraux de la police à l’Hôtel de Ville. Dans la salle du tribunal s’opérait un bruyant remue-ménage. Des gens, contents ou mécontents, s’en allaient, et c’étaient ceux qui avaient été intéressés à « l’affaire des voisins ». D’autres survenaient, poussés par la curiosité d’assister à « l’affaire Lebon ». Des reporters s’installaient au banc des journalistes. Les avocats des « voisins » se retiraient en se chamaillant.

Les avocats de l’affaire qui allait suivre prenaient place.

Montjoie était là, examinant soigneusement ses armes, c’est-à-dire ses notes et le plaidoyer qu’il voulait formuler pour obtenir la liberté de Lebon, en faisant rejeter l’accusation comme stupide. De son côté, l’avocat de la Couronne, s’apprêtait à faire maintenir l’accusation et à demander l’emprisonnement du prévenu en attendant qu’il fût jeté comme une proie à la cour d’assises.

Dans l’auditoire, plus nombreux de minute en minute, le nom de Pierre Lebon circulait. On commentait de cette affaire le peu qu’on savait. Mais l’opinion paraissait favorable à l’inventeur.

Le magistrat — qu’on appelle plus souvent « Recorder », pour plaire, nul doute, à nos amis anglais — homme bien replet, tranquille, serin, essayait en fronçant d’épais sourcils à se donner une mine formidable en attendant l’apparition du prévenu.

Les minutes s’écoulèrent… Lebon ne venait pas.

Impatient, le juge fit un signe au greffier. Celui-ci comprit, se leva et sortit du tribunal.

Cinq minutes encore se passèrent, lorsque l’huissier, le policier et le greffier reparurent avec des mines de chats échaudés.

— Eh bien… ce Lebon ? interrogea durement le magistrat.

— Disparu !… répondirent d’un même voix bredouillante les trois serviteurs de la Justice.

À cette nouvelle, on serait porté à croire qu’il se serait produit un tonnerre d’exclamations et de trépignements. Non… rien de tel n’arriva. Un silence de mort pesa sur le tribunal, et tous les yeux demeurèrent comme figés sur l’huissier, le policier et le greffier qui, décontenancés, sans plus cet air gaillard qu’affecte cette sorte d’humains vis-à-vis du bon public, oui, l’huissier, le policier et le greffier avaient parfaitement la mine de trois criminels pris en flagrant délit.

Mais une éclatante rumeur s’élevait hors de la salle et dans le grand corridor, et cette rumeur mit fin au supplice de l’huissier et de ses deux confrères, car cette rumeur fit dévier l’attention du tribunal et de l’auditoire. Des cris mêlés de jurons retentissaient, des portes claquaient avec fracas, des pas précipités battaient les dalles du corridor, et vers ce corridor, où semblait s’agiter une épidémie anarchique, tout le tribunal, avocats, magistrat, greffiers, assistance, se rua pêle-mêle,

— Arrêtez-les !… rugissait le gros porte-clefs.

— Arrêtez !… arrêtez !… vociféraient des gens effarés sans même savoir qui l’on devait arrêter !

Et tout ce monde, comme saisi de folie furieuse, se précipita hors du Palais de Justice.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pour expliquer la disparition inattendue de Pierre Lebon et qui semblait si mystérieuse, il faut revenir juste au moment où le colonel Conrad et son oncle, la femme voilée, c’est-à-dire Miss Jane, et Fringer gagnaient la salle du tribunal.

À ce moment-là, le jeune homme en habit gris clair — celui qui disait s’appeler William Benjamin — s’approcha rapidement d’Alpaca et Tonnerre.

— Je constate, dit-il d’une voix basse, limpide et douce, que vous avez reçu mes instructions et les avez comprises.

— Nous avons fait de notre mieux pour nous en tenir à la lettre, expliqua Tonnerre avec une révérence.

— Ce serait donc temps perdu, et nous n’en avons pas à perdre, de vous dire de vive voix ce que je vous ai écrit… suivez-moi donc !

— Nous suivons ! dit Alpaca sur un ton résolu.

Et les deux compères, en se donnant des airs de policiers, marchèrent d’un pas sec à la suite de Benjamin.

Le trio gagna le petit couloir conduisant aux salles des détenus. Il s’arrêta devant la grille derrière laquelle avait été poussé Pierre Lebon.

À la vue de ces trois personnages d’aspect imposant, le gros porte-clefs demanda avec complaisance :

Désirez-vous, messieurs, voir l’un des prisonniers ?

— Le voir et l’emmener avec nous, répondit Benjamin d’une voix brève et impérative. Pierre Lebon ! ajouta-t-il aussitôt d’une voix forte.

L’inventeur sursauta, ouvrit des yeux démesurés et parut se statufier. Mais il saisit les regards clairs et intelligents de Benjamin fixés sur lui, et, devinant qu’on venait le sauver, répondit :

— Présent !

— En effet, voilà bien Lebon, dit le porte-clefs. On me l’a confié en attendant que le tribunal le requiert.

— Voilà pourquoi nous sommes ici, répliqua Benjamin de sa voix brève. Et vous autres, ajouta-t-il en se tournant vers Alpaca et Tonnerre, veillez bien attentivement sur l’accusé.

— Compris, dit Tonnerre, il sera entre bonnes mains.

— Ouvrez ! commanda Benjamin au porte-clefs.

Celui-ci hésita. Il avait perdu sa jovialité. Il regarda de ses yeux gris et perçants Benjamin, ses deux « policiers » et Lebon. Benjamin frémit imperceptiblement. Car les minutes étaient précieusement comptées, quelques secondes seulement de retard, et l’entreprise pouvait rater. Il tira vivement de sous son bras sa serviette et dit :

— Au fait, j’oublie de vous montrer l’ordre du magistrat que j’ai ici…

Ce fut un Sésame !

— C’est inutile, monsieur, s’empressa de dire l’honnête gardien, j’ouvre…

Pierre Lebon sortit de la cellule, Alpaca et Tonnerre se postèrent militairement à ses côtés, puis Benjamin commanda d’une voix légèrement troublée par l’émotion :

— Et maintenant, vous autres, filez et vite !…