Les amours de W. Benjamin/04

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Éditions Édouard Garand (71p. 12-14).

IV

LES GALANTERIES DE BENJAMIN


Sur un divan du salon Ethel Conrad et le pseudo-banquier de Chicago avaient pris place.

Mme Conrad s’était discrètement retirée, et les deux jeunes gens demeuraient seuls… seuls et silencieux.

Ethel, émue, un peu gênée, les regards abaissés, tripotait du bout de ses doigts mignons un ruban de sa robe. Quant au jeune homme, à demi tourné vers la jeune fille, il tenait sur elle ses yeux noirs pétillants de malice, pendant que ses lèvres rouges ébauchaient un petit sourire. Et ce sourire, pour un observateur qui eût été moins impressionné que la fille de l’ingénieur, ce sourire de Benjamin, disons-nous, avait quelque chose de moqueur.

Et maintenant, intimidée par ce silence troublant et surtout par le feu des regards qu’elle devinait attachés sur elle, la jeune fille rougissait…

Mais Benjamin comprit bien vite le malaise d’Ethel, et il rompit le silence :

— Pardonnez-moi, mademoiselle, mon attitude quelque peu discourtoise. Mais c’est plus fort que moi… je vous trouve… ravissante !

— Vraiment ? sourit Ethel en relevant sur le jeune homme ses yeux bleu-de-ciel.

— Je vous trouve très jolie et charmante… répéta le pseudo-banquier avec son même sourire un peu moqueur.

— Vous me dites cela d’un ton et d’un air qui me font penser que vous ne dites pas très vrai, c’est-à-dire que vous ne pensez pas ce que vous dites.

— Sans doute, il vous appartient de penser ce que bon vous semblera ; mais moi, de mon côté, il m’est bien permis de dire ce que je pense.

— Dire toute sa pensée n’est pas toujours de bon aloi !

— Quand il s’agit de choses, n’est-ce pas, comme je vous en dis depuis un moment, moi qui vous suis étranger ? C’est vrai que cela pourrait ou peut n’être pas de bon aloi, et la chose pourrait être pire encore, mais seulement si j’avais affaire à une jeune fille moins intelligente…

— Encore ? sourit Ethel, très flattée au fond de ces compliments répétés.

— Oui… encore ! Et votre exquise personne exhale non seulement l’intelligence et le charme, mais aussi la bonté et la générosité.

— Vous me gênez, monsieur.

— Intelligence, charme, générosité… les trois qualités cardinales qui font la femme accomplie !

— Vous devenez flatteur !

— Dieu m’en garde ! Tenez, vous me faites précisément penser à une petite histoire, une anecdote que me racontait, un jour, un peintre de mes amis. Benjamin s’interrompit sous la violence d’un accès de toux.

— Pardon ! s’excusa-t-il un moment après, un mauvais rhume…

— Il faut le soigner, conseilla Ethel avec un tendre intérêt.

— Merci, je suivrai votre conseil dès demain. Ah !… je reviens à mon anecdote. Vous permettez ?

— Oui, oui… vous m’intéressez vivement.

— Merci encore. Ce peintre de mes amis, donc, avait exposé un premier tableau à la National Gallery à New York. Il avait peu d’espoir comme peu de foi en son œuvre. Le tableau reproduisait une scène d’amoureux avec, au bas, ces deux mots significatifs… « Première déclaration ». Un jour qu’il s’était rendu à la National Gallery, mon peintre aperçut un vieux monsieur, debout et front découvert, en contemplation devant le tableau. Ce vieux revoyait-il une scène de son passé ? Une de ces scènes du jeune âge que la vieillesse ne saurait oublier, scènes qui lui font oublier un moment que ses pas vont bientôt franchir le seuil du néant. Ou bien l’art seulement était-il la cause unique de cette extase respectueuse ? Durant quelques instants, mon ami considéra ce vieillard inconnu, puis il s’approcha et demanda :

— Que pensez-vous de ce tableau, monsieur ?

Le vieillard répondit seulement :

— Je pense qu’il est admirable !

— N’est-ce pas un peu flatteur ? s’écria le peintre qui s’était oublié.

— Flatteur… dites-vous ? répliqua sévèrement le vieillard en jetant sur mon ami un regard profond. C’est donc, reprit-il toujours sévère, que vous êtes l’auteur de ce tableau ?

— J’ai cet honneur… répondit le peintre gêné et confus.

Le vieux, alors, posa une de ses mains séniles sur l’épaule du jeune homme et lui dit avec une gravité impressionnante :

— Si vous ne voulez pas qu’on admire votre œuvre et en dise le bien qu’elle mérite, décrochez-la et emportez-la chez vous !

Et sur ce il s’éloigna laissant mon peintre en fort piteux état.

— À présent, mademoiselle, ajouta Benjamin en riant, dites-moi si je dois cesser d’admirer et dire le bien que mérite l’œuvre que je contemple en votre personne.

— Mais je ne suis pas un tableau ! s’écria Ethel en riant aussi.

— Je le sais bien et je m’en réjouis. Selon moi, un tableau n’est que la reproduction inspirée ; vous êtes, vous, l’inspiration vivante, et je ne peux vous dérober mes sentiments admiratifs. Et savez-vous l’idée qui me vient à l’improviste ?

— Dites-la donc !

J’étais venu séjourner trois ou quatre jours au plus dans votre belle ville de Montréal, et voilà que dès cette heure je songe à prolonger mon séjour de trois mois.

— Vous vous y plaisez donc ?

— C’est-à-dire que je m’y plairais fort, si je savais avoir l’avantage de vous voir un peu tous les jours.

— C’est très facile de me voir !

— Dois-je penser que je ne suis pas trop déplaisant ?

— Vous êtes tout à fait aimable !

— Merci. Alors, c’est décidé : je reste à Montréal trois mois.

— Ah !… que je suis contente ! s’écria la jeune fille hypnotisée à la fin par ce cajoleur de Benjamin.

— Seulement, reprit Benjamin, je dois vous prévenir de ce qui arrivera nécessairement au bout de ces trois mois.

— Vous m’effrayez !

— Oh ! rassurez-vous, sourit le jeune homme, il n’y a rien d’effrayant… du moins en ce qui me concerne.

— Ce serait donc quelque chose me concernant qui arriverait au bout de ces trois mois ? demanda Ethel très anxieuse.

— Vous et moi, oui…

— Mais quoi donc, encore ?

— Eh bien, voici, puisqu’il faut l’avouer : il arrivera que je vous enlèverai !

— Que dites-vous ? fit la jeune fille émue.

— Je dis que je vous enlèverai… mais légalement et si, naturellement, vous permettez que je vous enlève. Pensez-vous que ce sera possible ?

— Dame !… il y a loin d’ici trois mois.

Et la jeune fille partit d’un long rire.

— Ne riez pas, dit le jeune homme, car je vous assure que trois mois sont vite passés.

— Oui, mais que d’événements pourraient survenir pour mettre entrave à vos projets ! Par exemple, celui assez rationnel que je vous aurai déplu… que je ne serai plus aussi charmante… plus aussi jolie, comme vous disiez ! Bref, supposez, acheva la jeune fille avec une pointe d’ironie dans son sourire, qu’au bout de ces trois mois je ne sois plus pour vous l’inspiration vivante, mais une simple reproduction, pas même inspirée, assez mal ébauchée !

— Je ne veux supposer rien de tel.

— Cela pourrait bien tourner de la sorte pourtant.

— Eh bien ! faisons mieux : mettons que je vous enlève ce soir !

Et de plus en plus le sourire de Benjamin se faisait moqueur.

— En ce cas, il faudra bien que ce soit par la force ! répliqua Ethel en égrenant, elle aussi, un joli rire moqueur.

— Ne m’en croyez-vous pas capable ?

— Permettez-moi d’en douter !

— Soit, acquiesça Benjamin qui se mit à rire doucement. Seulement, vous me permettrez bien à moi, non de douter de vous, mais de poser mes lèvres sur ces jolis doigts de fée !

Et avant que la jeune fille eût pu offrir une résistance quelconque ou prévenir ce geste, Benjamin saisissait la main parfumée de la jeune fille et la portait à ses lèvres avec ardeur.

Elle rougit violemment, mais pourtant elle ne retira pas sa petite main moite de la main blanche de Benjamin qui ajoutait, toujours très souriant :

Mademoiselle, quand je contemple ces jolis doigts et jette un regard vers ce piano solitaire et triste d’ennui, je me dis que ces touches d’ivoire et ces doigts blancs sont de très intimes amis, et que ceux-ci peuvent faire chanter à celles-là une de ces mélodies d’amour dont vous devez avoir le secret.

— Vous aimez les mélodies ?

— Exécutées par vous, j’en serai extasié.

— Eh bien… je sais quelque chose qui vous plaira.

— Cela a-t-il un titre ?

— Oui.

— Vous me le direz ?

— Si vous y tenez !

— J’y tiens…

— Cela est intitulé… « Premier Baiser ».

— Charmant ! s’écria Benjamin. Venez, je vous conduis.

L’instant d’après, l’instrument jetait aux échos de la villa une mélopée pleine de rêves et d’extase dont parurent s’enivrer les deux jeunes gens.

Il passait dix heures lorsque Benjamin prit congé d’Ethel Conrad. Il disait en partant :

— Ainsi donc, vous me permettez de vous accompagner au bal militaire, lundi soir ?

— Je serai enchantée ! répondit la fille de l’ingénieur.

Et Benjamin, baisant pour la seconde fois la main délicieuse de la jeune fille, prit définitivement congé et gagna le quai de la traverse.