Les anciens couvents de Lyon/14.7. Révolution

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Emmanuel Vitte (p. 292-297).

VII
la chartreuse de lyon et la révolution

Les cahiers remis aux trois ordres des états généraux de 1789 demandaient la suppression des ordres mendiants ; on sait qu’on ne tarda pas à aller plus loin et à demander davantage. Mais on n’alla pas du premier coup aux extrêmes. Tout d’abord Jean-François Piallat, procureur de la Chartreuse de Lyon, dut se présenter devant l’autorité municipale pour y faire la déclaration sincère des biens mobiliers et immobiliers possédés par la communauté. Il résulte de cette déclaration que les Chartreux de Lyon possédaient :

1° Une église neuve et plusieurs chapelles ;

2° Un grand cloître où étaient les cellules des religieux, ainsi que plusieurs autres bâtiments contigus, servant au logement des Pères officiers, des frères et des domestiques ;

3o  Un grand bâtiment carré, de construction assez récente, élevé aux frais des autres Chartreuses de France, et uniquement réservé aux religieux de l’ordre allant au Chapitre général, ou venant dans l’année à Lyon pour affaires ;

4o  Plusieurs autres bâtiments renfermés séparément dans l’enclos de la Chartreuse, servant de boulangerie, de buanderies, decaves, de celliers et de logement au jardinier et aux autres cultivateurs.

Ces bâtiments, le jardin, la terrasse et le clos occupaient une superficie de 16 hectares. En outre, comme propriétés en dehors de la Chartreuse, ils avaient dans la ville plusieurs maisons, entre autres deux sur le quai de la Saône, en bas de leur clos, et une dans la rue Mercière ; en dehors de la ville, ils avaient la terre de Poletins en Bresse, la terre de Loyse près de Mâcon et le prieuré de Roziers dans le Forez. La communauté se composait alors de seize Pères, un frère convers, huit frères donnés, quatre frères oblats et vingt domestiques à gages, en tout quarante-neuf personnes.

Après cette première exigence, les autorités publièrent (1790) cette hypocrite déclaration, que nous connaissons déjà pour l’avoir signalée souvent, par laquelle les vœux n’existaient plus et tous les religieux ou religieuses étaient déclarés libres. Que se passa-t-il à la Chartreuse de Lyon ? Y eut-il un religieux qui manifesta le désir de profiter de cette liberté offerte par les autorités civiles, qui n’avaient rien à voir en cette affaire ? C’est possible et, dans ce cas, il dut être réprimandé par son prieur, ce n’était que justice. Quoi qu’il en soit, voici ce qu’on lit dans le Courrier de Lyon du 19 mai 1790, que je cite sous toutes réserves, parce qu’il ne faut pas oublier que cette époque est l’époque des calomnies :

« Nous savons que le prieur des Chartreux de Lyon a défendu à un de ses religieux de célébrer la messe, parce que ce religieux a témoigné quelque envie de profiter de la liberté qui lui est offerte. Cette conduite du prieur contrarie les décrets de l’Assemblée nationale. Nous savons qu’il espère que la maison de Lyon sera conservée, mais s’il aime sa patrie et son état de solitaire, il doit être le premier à seconder la vente d’une maison qui produira un prix considérable et se retirer loin des villes dans une des paisibles retraites de son ordre. »

Le ton seul de cet article, sans parler du sophisme niais qu’on renouvelle contre le clergé à toutes les heures troublées, indique assez qu’il fut écrit la veille de la tempête qui emporta dans sa fureur tous les couvents et tous les ordres religieux. En effet il fallut partir, se disperser, se cacher. Je ne sais ce qui arriva de cette apostasie que fait pressentir le Courrier de Lyon, mais ce que je sais, c’est que trois pères chartreux montèrent à Lyon sur l’échafaud révolutionnaire : le premier appartenait à la Chartreuse de Lyon, il était âgé de soixante ans et s’appelait dom Étienne Ballet. Il fut condamné à mort par le tribunal révolutionnaire le 2 janvier 1794, pour avoir refusé de livrer ses lettres de prêtrise. Les deux autres, dom Thomas Liottier et dom Benoît Poncet, appartenaient à la Chartreuse de Montmerle ; ils furent condamnés et exécutés le 5 avril 1794.

Il y avait, ai-je dit, à cette époque, dans le clos des Chartreux, les marbres qui devaient servir à la construction de la façade de l’église ; ces marbres disparurent. La tradition rapporte encore que les Pères, comprenant ce qui les attendait, avaient caché dans des sacs ce qu’ils avaient de plus précieux, en mettant par-dessus ces richesses du riblon et du vieux fer. Ils furent remis à un homme de confiance pour être transportés en Suisse. Après la Terreur, les Pères réclamèrent leur dépôt, le dépositaire infidèle renvoya des sacs de vieux fers et garda la fortune qui lui avait été confiée. Enfin la populace elle-même ne manqua pas de faire quelques excursions au monastère des Chartreux ; elle laissa surtout des traces de son passage dans l’église, où elle détruisit toutes les fleurs de lis qui l’ornaient et qui n’étaient qu’un souvenir de sa fondation sous le titre de Lys-Saint-Esprit.

Quand la Chartreuse de Lyon fut déserte, tous les biens des monastères furent déclarés biens nationaux et, en 1791, on procédait à la vente des immeubles des anciens religieux. Voici le bref publié par le district, annonçant cette vente pour le 9 septembre 1791. Les propriétés étaient partagées en onze lots appartenant à la nation :

« On fait savoir que le 9 septembre 1791, à deux heures de relevée et suivantes, il sera procédé à la vente au plus offrant et dernier enchérisseur des bâtiments claustraux des Chartreux divisés en onze lots appartenant à la nation, ci-devant possédés par les Chartreux, dont la désignation suit :

« Bâtiments claustraux, église, chapelle, jardin, terrasses, vignes et vergers et toutes autres dépendances du tènement ci-devant occupé par les Chartreux, situé sur le coteau de la Croix-Rousse, et confiné en totalité :

« À l’orient, par la partie du clos à la nation encore occupée par les ci-devant religieuses de Saint-Benoît et les Carmélites ; même côté par le terrain de la dame veuve Bachelu, et par partie du chemin tendant de la côte des Carmélites aux remparts de la ville, des murs de clôture et mitoyens, les différents pourtours de ces confins entre deux ;

« Côté du midi, par partie du clos appartenant à la nation dépendant de la maison Saint-Benoît, un mur de clôture commun entre deux ; même côté du midi, par plusieurs maisons ci-devant à la nation et les bâtiments de la Salpêtrière, et enfin dudit côté du midi, par le petit clos à la nation occupé par lesdites religieuses de Sainte-Marie-des-Chaînes ;

« À l’occident, par une portion en vigne dépendante de la maison de M. de Jussieux, par partie du même clos à la nation, occupé par lesdites ci-devant religieuses de Sainte-Marie-des-Chaînes, et encore par un terrain ci-devant à la nation et vendu au sieur Maradon, qui est en haie sur une balme très rapide.

« Finalement au nord, par le chemin le long du boulevard tendant des portes de la Croix-Rousse au fort de Saint-Jean et par un autre chemin ou cul-de-sac, aboutissant à la porte d’entrée actuelle desdits bâtiments claustraux des murs de clôture très élevés entre deux. »

Ce document a du moins cet avantage qu’il nous donne une idée exacte de l’étendue des Termes, dont la maison actuelle des missionnaires diocésains ne donnerait qu’une idée bien incomplète. En effet l’ancienne Chartreuse s’étendait de la Saône au boulevard de la Croix-Rousse et des confins des Carmélites jusqu’à la Butte. L’entrée du monastère était sur le plateau, une allée conduisait de la rue qui était sous les remparts jusqu’aux cloîtres ; la rue qui porte aujourd’hui le nom de Pierre-Dupont ne fut ouverte que plus tard, et le cours des Chartreux ne fut créé qu’en 1848. Cette immense propriété, à l’exception de l’église que la ville se réserva, fut partagée en onze lots adjugés au plus offrant. Voici les noms des acquéreurs : le premier et le deuxième lot furent vendus aux sieurs Sicard et Perret ; le troisième au sieur Brossette, le quatrième au sieur Farges, le cinquième aux sieurs Dechantin, Quinquinet et Chanet, qui en achetèrent chacun un tiers ; plus tard ces trois subdivisions devinrent la propriété unique du sieur Nivet ; le sixième au sieur Revero, les septième, huitième, neuvième et dixième au sieur Martin, le onzième au sieur Guichard.

Ces différents propriétaires ont presque tous revendu dans la suite les lots qu’ils avaient acquis, et c’est par suite de ces rachats que les dames de Saint-Joseph, celles du Sacré-Cœur, les Frères du Sacré-Cœur, l’hospice de Saint-Bruno, dirigé par les religieuses de Saint-Charles, la providence de Saint-Bruno, dirigée par les sœurs de Saint-Joseph, ont pu établir, sur le terrain qu’ils occupent aujourd’hui, les couvents, les pensionnats, les maisons qu’on y voit encore. Avant 1848, le clos, qui s’étendait de la maison des missionnaires jusque vers la Saône, fut coupé alors par un boulevard, et la partie inférieure devint un jardin public. C’est également en suite d’un traité passé entre la famille Jouve et le ministre de la guerre, qu’un grand tènement de vignes, joignant les anciens remparts, est devenu une vaste place d’armes. C’est aussi par ces rachats que le cardinal Fesch est devenu propriétaire de l’ancienne Chartreuse. Il y établit d’abord sa résidence, et plus tard y fonda les missionnaires diocésains.

Dès lors, nous touchons à l’histoire contemporaine. Du reste, pour ce qui regarde l’origine de cette fondation et l’abrégé de son histoire, on trouve des renseignements précieux dans l’intéressante biographie de Mgr Mioland par M. l’abbé Desgeorge, qui fut supérieur des missionnaires diocésains.

La Chartreuse des passants est devenue le siège d’une congrégation nouvelle ; l’église de Notre-Dame-des-Anges est devenue l’église paroissiale de Saint-Bruno, et si jamais vous y pénétrez, il vous sera difficile de ne pas sentir, selon une parole célèbre, que là plus qu’ailleurs les pierres ont un langage et qu’elles sont pour ainsi dire imprégnées de prières.

SOURCES :

Bollandistes : Vie de S. Bruno.

Le P. Hélyot : Dictionnaire des ordres monastiques.

Maillaguet : Le Miroir des ordres religieux.

Lyon ancien et moderne, art. de Passeron.

Lamure : Mgr Denis de Marquemont.

Clapasson, Cochard, Guillon : Histoire manuscrite de la Chartreuse de Lyon, à la Grande-Chartreuse.

Archives municipales, fonds des Chartreux.

Archives du Rhône, X, page 242.