Les arpents de neige/01

La bibliothèque libre.
Nouvelle Librairie Nationale (p. 1-17).


LES
ARPENTS DE NEIGE

I
présentations

Un ciel triste auquel allait bientôt manquer le jour pesait sur la Saskatchewan glacée par le rude hiver du Nord-Ouest canadien, sur les bois enneigés qui dévalent ses berges et sur quelques maisons assez primitives construites en contre-bas des futaies.

Autour de ces bâtiments en planches ou en troncs d’arbres à peine équarris étaient rassemblés des gens étranges, la plupart bruns comme des bohémiens, vêtus de cuir souple et de « capots » de laine, et qui s’interpellaient dans un français douteux, semblable, à s’y méprendre, au patois bas-normand.

Questions, réponses, exclamations se croisaient et ricochaient sans trêve dans les groupes.

— Dis donc, grand-père, c’est-y vrai qu’on les a battus ?

— Aussi vrai que tu t’appelles Pierre La Ronde, mon gâs…

— Ah ! les mauvais chiens d’Anglouais ! c’est-y ben fait ! Ont-y des morts ?

— Une vingtaine, à ce qu’on dit…

— Et nous autres ?

— Des blessés.

Dans le jour tombant, le visage du grand-père, un visage de loup de mer boucané par les intempéries, encadré d’un collier de barbe, s’éclairait d’un sourire d’une bonhomie narquoise en contraste avec l’expression de joie contenue et quelque peu farouche qui animait les traits creusés de Pierre La Ronde.

Mais, si différents qu’ils apparussent d’âge et d’allure, ce vieillard aux longs cheveux encore mi-noirs et ce garçon au profil énergique étaient des types très représentatifs de leur race : celle des Métis franco-indiens du Nord-Ouest, dont une colonie était fixée en ce village de Batoche.

Situé tout au fond du Canada, sur la branche méridionale de la rivière Saskatchewan, à plus de mille kilomètres à l’ouest des grandes provinces peuplées, Batoche, centre de trois missions, était, vers 1885, un des avant-postes de la civilisation en pays sauvage.

Une petite église de bois s’élevait à peu de distance de l’endroit où était établi le bac, et sur plusieurs milles le long des berges s’essaimaient les modestes habitations de ces Métis appelés par les Anglais « Half-Breeds » et qui se donnent à eux-mêmes le pittoresque sobriquet de « Bois-Brûlés » : race aventureuse et forte qui allie merveilleusement le sang des Peaux-Rouges à celui de ses ancêtres blancs, les rudes et entreprenants « coureurs des bois » français, venus, il y a plus d’un siècle, dans ces solitudes.

L’hiver touchait à sa fin ; on était au soir du 26 mars 1885 ; la neige n’allait guère tarder à fondre désormais et, selon l’expression canadienne, à « pourrir » le sol des immenses plaines du Nord-Ouest, quoique les lacs qui les constellent demeurassent durs comme des chemins, et que sur les grands cours d’eau qui s’y ramifient, rien n’annonçât encore la prochaine débâcle des glaces.

Le jour baissait rapidement, et le froid s’accroissait à mesure. Mais les demi-blancs ne paraissaient guère s’en soucier et conversaient toujours avec la même animation autour des bâtiments où étaient encore attachés les chevaux maigres et nerveux des éclaireurs indiens porteurs de la bonne nouvelle qui remuait depuis un moment le village.

Il y avait à peine quelques jours que le pays de la Saskatchewan était en état d’insurrection contre le Gouvernement anglo-canadien. Comme pour mettre un comble à d’incessantes vexations, ne venait-il pas de vendre à des sociétés de colonisation et à des syndicats agricoles une paroisse métisse tout entière, celle de Saint-Louis-de-Langevin, avec l’église, l’école, les habitations particulières et les terres cultivées qui en dépendaient ! À cet inqualifiable procédé, les expropriés avaient répondu en se soulevant en masse pour faire valoir leurs droits les armes à la main… Et voilà que les gens de Batoche apprenaient qu’un groupe de leurs frères, sous les ordres de Gabriel Dumont, chef respecté d’une colonie de deux cents familles, venait de s’emparer du poste anglais du « Lac-aux Canards », obligeant les troupes de la police montée à abandonner précipitamment sur le terrain des morts et des blessés, plus de cinquante fusils et une dizaine de chevaux…

— Ne trouvez-vous pas que ça commence à faire « frette », M’sieu le vicomte ? demanda le vieillard basané à un homme d’une trentaine d’années à peine, dont le teint clair tranchait sur les faces hâlées qui l’entouraient.

L’interpellé répondit d’une façon affirmative, et un autre, un grand et fort gaillard Bois-Brûlé à coup sûr, celui-là — ayant ajouté, dans son parler pittoresque, « qu’on pourrait p’t-être ben virer de bord » maintenant qu’on savait à quoi s’en tenir, tous trois s’éloignèrent côte à côte en conversant.

Un instant après, ils s’arrêtaient devant la porte d’une maison de bois de proprette apparence. La première pièce dans laquelle ils pénétrèrent n’était pas très grande, et un Anglais eût sûrement trouvé qu’elle manquait de confortable : un poêle incandescent, des sièges grossiers et deux coffres en composaient tout l’ameublement : mais la flamme tremblotante d’une chandelle fit bientôt sortir de l’ombre quelques « robes » de bisons à demi déroulées dans un coin, deux ou trois peaux d’ours et de renards et un véritable arsenal d’engins de pêche, de raquettes à neige, de hachettes et de carabines…

Le grand et fort métis, un homme de quarante cinq à quarante-six ans, à la figure sympathique, ayant inspecté d’un rapide coup d’œil le râtelier d’armes, observa d’un air mécontent :

— Avec tout ça, Jean n’est pas encore de retour… C’est pourtant pas le moment de courir la « dérouine » dans les plaines… Y a beau temps qu’il devrait être à couvert.

Un par un, les autres habitants de la maison rentrèrent, et bientôt tout le monde fut réuni autour du poêle ronflant.

Cette famille d’honnêtes trappeurs et trafiquants de la prairie comptait parmi les plus considérées de Batoche. L’aïeul, François La Ronde, qui avait passé la moitié de sa vie parmi les Indiens, était un septuagénaire très vert et dont le « coup de fusil » valait encore, presque, l’expérience et les conseils. Il s’était retiré définitivement, depuis quelques années, dans le « log-hut » qu’il possédait, et il vivait là, tranquillement, avec son fils Jean Baptiste, pourvoyeur à la Compagnie de la baie d’Hudson, la femme de ce dernier et leurs cinq enfants : deux filles et trois garçons, de beaux et robustes jeunes gens de seize à vingt-deux ans dont ils étaient fiers.

Depuis plus de deux semaines pourtant, Jean, le cadet, était absent, mais le nombre des hôtes habituels de la maison n’en était pas diminué à cause de l’arrivée récente chez les La Ronde de ce personnage blond, dont le regard franc et bleu, le teint clair, la longue moustache un peu tombante à la gauloise, décelaient la pure origine européenne. Bien que vêtu à peu près comme les métis et, comme eux, guêtré de laine, chaussé de mocassins, celui-ci n’en demeurait pas moins l’homme d’un autre milieu : le vent de la prairie n’avait pas encore hâlé ses joues, et ses moindres façons gardaient l’empreinte d’une éducation raffinée que ses compagnons semblaient reconnaître, car, lorsqu’il prenait la parole, ils l’écoutaient avec une déférence assez sensible.

Deux coups secs frappés à l’huis interrompirent la conversation :

— P’têtre le cadet qui s’en vient ! dit tranquillement un des fils en allant tirer les barres.

Mais quand la porte fut ouverte, au lieu de la silhouette élancée du second des fils La Ronde, on aperçut une forme indécise sur le seuil.

— Bonsoir ! prononça d’une voix forte et bien timbrée, en s’avançant dans la salle, un homme engoncé dans un capot de fourrure.

À sa vue, tout le monde se leva. Des exclamations de bienvenue retentirent… Tout en serrant les mains tendues vers lui, le nouveau venu enveloppa d’un coup d’œil vif celui qu’il ne connaissait pas, le grand garçon au teint clair. Il prononça en même temps quelques mots dans l’idiome harmonieux et sonore des Indiens Cris, familier aux métis, et le vieux François, avec son air à la fois rude et paterne de loup de mer, en profita pour lui répondre, en désignant de la main le jeune homme blond :

M’sieu n’entend pas le parler des sauvages : c’est un « Françâ de France », qui vient tout « dret » du « vieux pays ».

À cette présentation sommaire, la figure du nouveau venu s’éclaira. D’un mouvement preste, il ôta sa toque de fourrure. Charmé de l’effet produit par ses paroles, le vieillard ajouta, non sans un brin d’emphase :

— C’est M’sieu le vicomte Henry de Vallonges.

L’inconnu s’avança, la main tendue, et s’inclina avec aisance :

— Monsieur, dit-il dans le plus pur langage français, soyez le bienvenu parmi les Bois-Brûlés. Votre présence ici, surtout dans les circonstances actuelles, me fait un plaisir inexprimable. Je suis Louis Riel, président du Gouvernement provisoire de la petite France de la Saskatchewan.

Le jeune homme salua respectueusement à son tour le héros des Métis, l’homme dont la constance et l’énergie avaient déjà fait céder une fois le Gouvernement canadien.

Louis Riel avait quarante et un ans : il n’était pas très grand, replet, avec une figure ouverte aux lèvres rasées et dont une paire de favoris noirs accentuait encore la chaude pâleur. Rien, ni dans son teint, ni dans son aspect général, ne laissait deviner son origine indienne, sauf, peut-être, les yeux sombres et mobiles qui, dans sa face aux traits fatigués, brûlaient, par instants, d’un éclat fiévreux.

Une fois débarrassé de son capot de fourrure et d’un volumineux paquet qu’il tenait sous le bras, le chef des Bois-Brûlés avait pris place près du poêle, parmi les membres de la famille La Ronde, et la conversation tomba tout naturellement sur l’événement du jour.

— C’est un heureux début ! déclara Riel. Bien qu’ils fussent cent quarante et nous moins d’une trentaine, nos frères ont obligé le major Crozier à la retraite en lui tuant ou lui blessant vingt-trois hommes. Nous avons perdu seulement quatre des nôtres dans cette affaire, et Gabriel Dumont a été atteint à la tête… sans gravité, heureusement ! Pourtant, nous ne sommes pas au bout de nos peines. Je viens d’apprendre que sir John MacDonald envoie contre nous le 90e carabiniers de Winnipeg avec des canons… Cette guerre est un grand malheur, mais le ciel nous est témoin que c’est eux qui l’ont voulue !

Un court silence accueillit ces paroles. Puis François, résumant le sentiment général, déclara :

— On est tous parés !

Autour de lui, Jean-Baptiste et ses fils approuvaient de la tête, les yeux brillants.

— Il y a, reprit Riel, une chose pour laquelle je suis venu vous trouver. Vous savez que les sauvages veulent s’en mêler. Nous avons déjà dans nos campements de la rivière Du Pas[1] les meilleurs batteurs d’estrade de Poundmaker, du Mosquito, du Faisan-Rouge. Quant à Grand-Ours[2], il n’attend plus qu’un signe pour se mettre en campagne à la tête de ses guerriers… Mais j’ai d’abord hésité à leur adresser des messages, car vous savez que les convertis eux-mêmes ne se conduisent guère en chrétiens une fois sur le sentier de la guerre…

Le chef des Métis s’interrompit. Une expression d’extraordinaire mélancolie se répandit un instant sur ses traits. Il reprit d’une voix assourdie :

— C’est qu’eux aussi sont poussés à bout par les agents du Gouvernement. Ah ! ce sont bien nos frères de sang et de malheur ! De toute manière ils se révolteront. Il est donc préférable qu’ils combattent avec nous ; nos efforts, notre exemple, les retiendront peut-être… François, il te faudra aller demain à la réserve des Cris. J’ai songé à toi parce que tu es un vieux trappeur qui connais le Grand-Ours et les autres mieux que personne. Tu leur porteras ceci.

Louis Riel désignait le volumineux paquet déposé près de lui et d’où s’exhalait une odeur caractéristique : mais pour un colon du Nord-Ouest une bombe à la dynamite n’eût sans doute pas semblé plus terrible que ce simple paquet de tabac dont l’envoi aux chefs des tribus devait être le signal de la guerre indienne.

Le vicomte, cependant, sentait dans ce milieu orageux se réveiller les instincts combatifs qu’il tenait de ses ancêtres.

En 1759, un Vallonges, qui servait au Canada, était tombé frappé d’une balle anglaise sous les murs de Québec, aux côtés de Montcalm. Peut-être revivait-il en lui quelque chose de cet aïeul. Elle avait, de tous temps, exercé sur lui une attraction étrange, cette terre lointaine. Aussi, dès que la mort de son père l’eut mis en possession d’une part d’héritage fort considérable, il était parti… Et c’était moins, en dépit de ses affirmations, pour tenter des expériences d’élevage que pour obéir à une sorte d’instinct aventureux qu’il s’exilait ainsi, laissant à son frère cadet la propriété de la gentilhommière familiale en Basse-Normandie. Muni, d’ailleurs, de lettres de recommandation pour diverses familles de Québec et de Montréal, il était sûr d’être bien accueilli par la société franco-canadienne, si fière de ses origines, si attachée à ses souvenirs.

Mais il ne se doutait guère alors qu’il trouverait aussi, en un coin de ce vaste pays, des gens simples issus de Français et d’Indiens, si proches, par certains côtés, de ses compatriotes de la Basse Normandie qu’il avait parfois l’illusion, lorsqu’ils s’exprimaient dans leur langage archaïque, d’entendre patoiser des fermiers de chez lui.

Un mois passé à Québec et deux autres à Montréal lui avaient suffi, car, depuis qu’il était question de ces Métis, dont les négociations avec le Gouvernement commençaient à préoccuper l’opinion, il ne rêvait plus que de gagner les territoires presque sauvages du Nord-Ouest. Et voilà comment, malgré les conseils de ses amis de Montréal, en plein hiver, en dépit d’un froid intense et de routes presque impraticables, il était parti en compagnie d’un marchand de pelleteries, pour le district de la Saskatchewan.

Cependant, le chef des Métis s’était levé.

Jean-Baptiste La Ronde fit un signe, et la plus jeune de ses filles apporta sur la table une bouteille de rhum et des verres.

Alors, le vieux François ayant porté un toast aux « Franças de France », une dizaine de voix de tous les timbres jaillirent des poitrines…

Soudaine, irrésistible, une émotion serra la gorge du jeune homme : mille choses confuses se levèrent en lui et le troublèrent jusqu’au fond de l’être… Il la sentait, en ce moment, si vibrante, si proche de la grande patrie, cette petite France de la Saskatchewan !

Après un court silence, il retrouva la voix :

— Au nom des Français du vieux pays, dit-il, je lève mon verre aux Bois-Brûlés, à leur vaillant chef et surtout au triomphe d’une juste cause pour laquelle je veux moi-même combattre !

— Monsieur, répliqua Riel d’un air exalté, je n’attendais pas moins de vous. Merci. J’ai confiance en Dieu. C’est son esprit qui me guide. Que sa volonté soit faite !

Il reprit son manteau.

De chaudes poignées de mains furent échangées, et Riel sortit.

La porte était déjà refermée que les dernières paroles du chef métis semblaient vibrer encore par la salle. Comme pour en écouter l’écho au fond d’eux-mêmes, tous se taisaient.

François rompit le premier le silence :

— Eh ben, les gâs ! ça va donc être, les jours « cite », notre tour de faire jaser les fusils !

Pierre, l’aîné des fils, se dirigea vers le râtelier d’armes où reposaient les carabines Winchester.

Il en prit une dont il fit jouer le mécanisme.

— La guerre, ça me va ! grommelait-il.

Son physique semblait confirmer ces paroles. Il était de moyenne taille, vigoureusement bâti, avec une figure ramassée comme celle d’un Indien et que coupait à droite, de la tempe au menton, une longue cicatrice blanchâtre, très visible sur ce visage boucané. Une moustache courte et dure suivait la courbure de sa grande bouche aux lèvres arquées et violentes ; entre des sourcils noirs comme la chevelure épaisse et droite qui lui cachait les oreilles, se creusait un pli vertical et profond.

— Ils veulent la guerre. Ils l’auront ! répéta-t-il.

Tous, dans la salle, partageaient ce sentiment. Les injustices anglaises avaient réveillé l’instinct belliqueux qui sommeillait chez ces énergiques descendants des guerriers algonquins. Si Louis Riel et les chefs métis sentaient douloureusement combien cette guerre, qu’ils jugeaient nécessaire, pouvait être funeste à leur peuple, la masse instinctive et simple des Bois-Brûlés se réjouissait d’une solution qui lui apparaissait comme la seule efficace, la seule naturelle…

L’heure du repas arrivé, la vue de la place toujours vide du second des fils suscita mille réflexions. Au fond, chacun commençait à s’étonner de ce retard, et la mère, une grande femme un peu blême qui ne menait pas grand bruit, s’en inquiétait secrètement.

Jean La Ronde était parti en traîneau à chiens, seize jours auparavant, pour aller livrer des pelleteries à un trafiquant de Saint-Paul, à quelque trois cents milles de Batoche, sur la branche nord de la Saskatchewan.

On avait compté absolument sur son retour, la veille, vers midi. Mais les heures s’étaient écoulées, et la nuit même n’avait pas ramené l’absent.

Certes, il était adroit, vigoureux et entraîné aux plus rudes aventures, ce jeune descendant des guerriers indiens. Mais, par ce temps d’insécurité, dans ce grand pays que l’hiver faisait plus désert que jamais, avec les loups qui rôdaient en bandes affamées, les tourmentes de neige qui, parfois encore, sévissaient, les pires suppositions étaient possibles.

Assurément, il n’y avait plus à compter sur lui ce soir-là, car il était trop avisé pour avoir commis la folie de s’embarquer, après le coucher du soleil, sur le chemin dangereux de Battleford à Batoche. On supposait un arrêt quelque part à un relais ou dans une ferme écartée, et l’on ne voulait pas douter que le lendemain, dans la matinée, il aurait rallié la maison.

Déjà, le vieux François proposait de songer au repos, lorsque des jappements lointains se firent entendre au dehors.

— Le voici ! s’écria la mère.

Le bruit se rapprocha graduellement. Bientôt une voix d’homme se mêla aux cris des animaux. On reconnut la voix de Jean.

— C’est égal, observa Pierre, l’homme à la cicatrice, faut « avouère de la folie à gouèche », pour traverser en traîneau, à l’heure qu’il est, la passe du Rat musqué…

On tira les barres, mais le cadet cria qu’il allait remiser son attelage, et ce fut seulement un instant après qu’il pénétra dans la maison.

Une fois débarrassé du lourd capot de laine grise qui lui emprisonnait le corps, Jean La Ronde apparut grand et mince, de formes souples, avec une face brune aux traits nets et fins qui le faisaient ressembler à un Mexicain des frontières. Vingt ans et presque imberbe, — à peine si deux touffes légères lui descendaient de la chevelure le long des joues, — il avait une physionomie avenante. Toutefois, Henry de Vallonges, qui, au début de son séjour à Batoche, en avait beaucoup apprécié l’air de franchise et la distinction réelle, trouva, ce soir-là, qu’une expression d’exaltation singulière animait cette figure brune où brillaient presque fiévreusement les yeux noirs.

Aux multiples questions qu’on lui posa, le jeune voyageur répondit d’une façon un peu confuse, parlant beaucoup, mais avec l’air d’un homme dont la pensée est très loin. Il avait dû s’attarder à Saint-Paul, affirmait-il, le trafiquant n’ayant pas été exact au rendez-vous… D’ailleurs, le mauvais temps qui sévissait dans le Nord l’avait beaucoup gêné à l’aller… Certainement, il était satisfait, s’étant débarrassé avantageusement de sa pelleterie… Le retour avait été pénible, surtout dans les passes, du côté de Battleford, où beaucoup de neige s’était accumulée…

Il disait tout cela avec volubilité, en attaquant à belles dents un morceau de « chignée » (échine de porc) qu’on venait de poser devant lui sur la table ; mais jusque dans sa façon de manger, on sentait quelque chose de machinal : visiblement l’esprit était ailleurs…

L’annonce du récent succès des Métis ne parut même pas l’émouvoir beaucoup. Il se contenta de faire à ce sujet quelques réflexions banales, et ce manque d’enthousiasme scandalisa ses frères secrètement.

Mais Baptiste ayant ajouté que le Gouvernement expédiait de Winnipeg des carabiniers et du canon, il exprima ses craintes pour l’avenir d’un ton tellement amer que Pierre, son aîné, le regarda d’un œil mécontent :

— J’espère ben, lui répliqua son père d’un air un peu piqué, que t’as pas l’idée de blâmer ce qu’a fait Louis Riel, Avec des « gensses » comme les Anglouais, c’est pas des « jasettes », mais des fusils qu’y faut pour « avouère justice ! »

À ce moment, le jeune homme avisa sur la table les verres et la bouteille de vieux rhum qu’on ne débouchait que dans les grandes circonstances.

— Quelqu’un est venu « icite » ?

— Oui, mon gâs, répondit François, Louis Riel en personne. Même qu’il m’a prié d’aller demain quérir des renforts chez les Cris.

À ces mots, Jean pâlit sous son bistre.

— Foi d’homme ! s’écria-t-il, c’est triste |

Il s’était levé. Sa voix, indignée, était âpre.

Cette sortie inattendue stupéfia les assistants. Il y eut une seconde de silence, puis Baptiste, le regardant d’un air calme, maïs sévère :

— Quéqui te prend ? Je t’entends pas, tu sais… Explique-toué…

Mais, déjà, le jeune homme s’était ressaisi. Pourtant, il demeurait un peu pâle, et Vallonges s’aperçut que ses mains tremblaient légèrement.

— Père, reprit-il d’une voix où vibrait une émotion contenue, père, tu sais ben que les journaux anglouais nous traitent déjà de sauvages !… On veut donc qu’ils aient raison… Si les Cris et les Pierreux se mettent avec nous…

La voix tranchante de l’aîné l’interrompit :

— M’est avis, cadet, que tu parles en ce moment tel qu’un Anglouais |

— Tel qu’un chrétien, tu veux dire…

— On est chrétien autant que toué…

Ils s’échauffaient. La face ramassée de Pierre La Ronde, coupée à gauche par la blancheur de sa longue cicatrice, avait quelque chose d’agressif.

Il devenait urgent d’intervenir.

— La paix donc ! cria Baptiste d’un ton de commandement. Et tout de suite il ajouta :

— C’est pas tout ça… Mais, allons faire notre somme. On en a tous besoin, et toué, Jean, encore plus que les autres. Mâtin ! j’sais pas ce qui te tient, mais ton voyage t’a fameusement remué le sang et les idées !

Durant plusieurs heures, Henry de Vallonges, tourmenté d’une sorte de fièvre héroïque, se retourna sur son matelas en feuilles de maïs, incapable de trouver le vrai sommeil. Une fois même, il se réveilla tout à fait, croyant entendre non loin de lui de faibles gémissements.

C’était son voisin de lit, le cadet des fils La Ronde, qui rêvait tout haut. Sa voix plaintive se traînait dans l’ombre entrecoupée de silences.

Légèrement impressionné, Henry revit en esprit la silhouette élégante du garçon dressée dans l’explosion d’indignation provoquée chez lui par les paroles du vieux François, et il se rappela encore les propos très vifs qu’avaient échangés les deux frères…

Enfin, n’entendant plus rien, le Français se laissa retomber sur son matelas. Peu après, il s’endormait au milieu des visions tumultueuses suscitées dans son imagination échauffée par cette soirée du 26 mars 1885, date mémorable où un petit peuple de descendants de la vieille race française venait de reprendre, au fond du Canada, contre le même ennemi et avec le même héroïsme, l’épopée interrompue plus d’un siècle auparavant par la mort de Montcalm…


  1. Nom parfois donné par les métis à la branche septentrionale de la Saskatchewan.
  2. Ou, plus exactement : Gros-Ours : en anglais Big-bear. On le connaissait aussi sous le sobriquet de « Barbu ».