Les arpents de neige/07

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Nouvelle Librairie Nationale (p. 76-84).


VII
anglaise et bois-brûlé

— Elsie ?

— Mon père ?

— Approchez donc et regardez dans la direction de cet arbre… Ne voyez-vous personne ?

Le jour baissait, et, dans le local où étaient enfermés les prisonniers des Métis, les contours des objets devenaient à chaque minute plus indistincts

Sauf une femme qui semblait sommeiller dans un coin, le fermier et sa fille étaient seuls.

La jeune Anglaise s’avança vers l’étroite fenêtre d’où la vue s’échappait au-delà de la « fence », vers la lisière d’un bois de bouleaux. Dans le soir tombant, elle aperçut une silhouette qui se glissait entre les troncs :

— Je vois un homme qui passe, dit-elle.

Et, presque aussitôt, avec un sourire indéfinissable :

— Et je le reconnais.

— N’est-ce pas ? fit le fermier avec vivacité… C’est bien celui qui nous a tirés des griffes des Indiens au Fort-Pitt ! Oui…, je pensais bien ne pas me tromper, quoiqu’il ne fasse plus très clair. Au reste, ce n’est pas la première fois que je crois l’apercevoir depuis que nous sommes prisonniers de ces sauvages…

Et, comme miss Clamorgan souriait plus nettement, il questionna :

— Ni vous non plus ?

La jeune fille inclina la tête. Le père continua :

— J’ai réfléchi à nos dernières aventures, Elsie, et maintenant j’incline à penser que vous possédez une réelle influence sur ce jeune homme…

Comme elle se taisait, il reprit :

— C’est à cause de vous, évidemment, qu’il s’est montré si dévoué pour nous au Fort-Pitt. Cela m’avait d’abord échappé… Mais je vois clairement maintenant, et nous serions bien sots, en vérité, de ne pas essayer, à la première occasion, de tirer parti de ses bonnes dispositions.

Miss Clamorgan, qui surveillait des yeux la silhouette de l’homme, avança vivement la main :

— Reculez-vous, mon père, il est inutile qu’il vous aperçoive.

Ils ne s’étaient pas trompés. C’était bien, en effet, Jean La Ronde qui se glissait ainsi au crépuscule sous le couvert des bouleaux en lançant des coups d’œil furtifs vers la maison où il savait la jeune Anglaise enfermée.

Cette grande bâtisse contenant une douzaine de prisonniers, dont trois femmes, les membres du Gouvernement provincial et l’agent des affaires indiennes, était située à l’une des extrémités de Batoche, dans la partie ouest du village, à l’orée du bois qui descend à la rivière.

Chaque matin et chaque soir, un Métis venait apporter aux captifs leur nourriture, composée généralement de conserves, de pemmican, quelque-fois de venaison. Or, la nuit tombait, et l’homme ne pouvait tarder à se présenter.

En attendant, le fermier poursuivait son idée :

— Qui sait, disait-il, ce qu’avec un peu d’habileté nous pourrons obtenir de ce garçon ? L’autre jour, il nous a cédé son cheval… Demain, il peut nous fournir les moyens de nous évader, peut-être… Cela dépend à peu près de vous, Elsie. Une femme de sang-froid peut tant de choses sur un homme épris d’elle…

La jeune fille réfléchissait.

Allait-elle tenter l’expérience ? Sans aucun doute. D’abord, son père avait parlé, et elle montrait toujours la plus entière confiance en ses avis. Et puis, quand une fille de vingt ans se sent passionnément aimée par un homme qui lui est indifférent, elle est assez communément portée à abuser de la situation, soit par coquetterie, soit par intérêt…

Or, pour l’Anglaise pratique qu’était miss Elsie, de tels intérêts étaient en jeu qu’elle se fût considérée comme coupable de ne pas agir ; aucun scrupule ne la retenait, du reste : ce jeune homme n’était, en somme, à ses yeux, qu’un ennemi qu’il s’agissait de combattre. Puisque l’occasion s’en présentait, elle allait ouvrir la lutte contre lui avec des armes très féminines, et, grâce à son tempérament volontaire, elle entendait bien triompher.

Elle venait de communiquer cette décision à son père lorsque la porte s’ouvrit. Sur le seuil parut le Métis porteur de la nourriture que réclamaient déjà instamment quelques affamés. À la lueur rougeâtre du falot qu’il portait, le farmer et sa fille reconnurent Jean La Ronde.

Il avait été facile au jeune Métis de se charger du soin d’apporter aux captifs leurs aliments. Ce n’est pas qu’en agissant ainsi il eût obéi à une idée bien précise, mais sa passion grandissante lui donnait de l’audace, et il était rempli de vagues espérances. Le matin où, pour la première fois, à Saint-Paul, il s’était trouvé en face de cette blonde et fraîche Anglaise, un trouble inconnu et subit l’avait envahi. Jean La Ronde était d’une nature assez affinée pour ressentir l’amour tel que nous le comprenons. Lorsque, quatre jours avant, sur les bords de la Saskatchewan, il avait tenu en son pouvoir la jeune fille évanouie près de son père inanimé, il n’avait certes songé qu’à la sauver des Indiens, fût-ce au prix de sa vie.

Mais, à cette heure, sous l’influence d’un sang ardent et jeune, la passion commandait plus haut en lui. Il avait déjà revu tant de fois dans ses nuits d’insomnie cette séduisante et blanche figure avec ses yeux couleur de ciel, son nez régulier et mince, sa lèvre supérieure un peu courte découvrant des dents étincelantes dès qu’elle souriait, même à peine ! Et cela l’exaltait de sentir cette femme-là, à deux pas de lui, dans cette maison de planches, amenée à Batoche par un concours de circonstances qui lui semblaient vraiment l’œuvre d’une volonté supérieure…

Maintenant qu’il se trouvait devant elle, il demeurait immobile, comme pétrifié. Le falot posé à terre, entre eux, projetait un éclairage bizarre sur les gens et les choses ; et, tandis que Hughes Clamorgan, au fond de la pièce, semblait fort occupé à partager avec ses compagnons de détention les provisions apportées, les regards du Bois-Brûlé, rivés sur la jeune fille, étaient si pleins d’éloquente hardiesse, que, malgré son sang-froid, l’Anglaise s’en trouvait presque gênée. Aussi s’empressa-t-elle de prendre la parole pour retrouver sa complète assurance :

— Je crois vous reconnaître, dit-elle de sa voix douce ; n’êtes-vous pas l’homme auquel nous devons la vie, mon père et moi ?

Un mouvement de tête affirmatif fut la seule réponse du Métis. Elsie le sentit troublé malgré tout devant elle, et, désormais sûre d’elle-même, en parfaite possession de ses moyens, elle continua :

— Je suis vraiment bien heureuse de vous revoir… au milieu de cette dure épreuve…

Il l’interrompit :

Auriez-vous à vous plaindre de nous en quoi que ce soit, miss ? Les rations…

— Ce n’est pas cela… Assurément, tout est fort inconfortable ici, mais le plus affreux est de vivre séparés de ceux que l’on aime, de ne pouvoir leur faire connaître ce que l’on est devenu. Elle est terrible cette chose ! Et, tenez ! je sais que vous êtes bon, généreux, plein d’humanité… Vous nous l’avez prouvé… Eh bien ! quand vous saurez que j’ai un… frère dans l’armée canadienne, un frère qui ignore ce que son père et sa sœur sont devenus, qui les croit morts, sans doute massacrés par les Indiens… Quand vous saurez cela, peut-être ne refuserez-vous pas de nous rendre un service…

Ici, miss Clamorgan s’arrêta…

Son but, en racontant cette histoire, avait été surtout de tâter le terrain. Comme un prudent général, elle voulait, avant de s’engager à fond, reconnaître les forces de l’ennemi.

Pourtant, comme Jean La Ronde semblait un peu interloqué, elle craignit de s’être encore trop avancée pour un début. Aussi crut-elle devoir le rassurer en souriant :

— Ne craignez rien, reprit-elle, je n’ai pas l’intention de vous demander quoi que ce soit qui puisse effaroucher vos scrupules de demi-blanc honnête et convaincu. Non, jamais vous n’aurez à rougir des services que vous nous rendrez. Il s’agirait de faire passer une lettre… une simple lettre… à mon frère pour le rassurer sur notre sort.

Les yeux à terre, Jean réfléchissait :

Miss, dit-il enfin, votre désir de rassurer votre frère est des plus légitimes, et, certes, c’est là un de ces services qu’un chrétien aimerait à rendre à d’autres chrétiens. Mais, ne m’avez-vous pas dit tout à l’heure que votre frère était dans l’armée canadienne ?

— Oui… lieutenant au 90e bataillon de carabiniers.

— Mais alors… comment voulez-vous… ?

— C’est vrai, fit miss Elsie avec une feinte confusion. Pardonnez-moi mon étourderie… dans mon désir de rassurer mon frère, je n’avais pas réfléchi… calculé les conséquences… Mais, maintenant que vous êtes devant moi, je suis presque effrayée de ce que j’ai osé vous demander… Je vois tellement que c’est impossible… les dangers… votre vie…

Le Bois-Brûlé se redressa :

— Ma vie !… Non, miss… Ce n’est pas pour ma vie que je crains.

— Pourquoi donc alors ?

— Pourquoi ? Mais ne sentez-vous pas combien une pareille tentative serait dangereuse pour moi en risquant de me compromettre aux yeux de mes compatriotes ?

— Bah ! vous êtes adroit et vous trouveriez bien un moyen d’éviter tout ennui de ce côté, si vous vouliez… Mais non, reprit-elle vivement, c’est votre vie que vous exposeriez, ou tout au moins votre liberté ; car il vous faudrait user de stratagème pour pénétrer dans le camp canadien… Et je n’ai pas le droit de vous demander de pareils sacrifices…

Il semblait à Jean que chacun de ces mots fût une flèche qu’elle lui plantait en plein cœur… Qu’est-ce que cela voulait dire ? Est-ce qu’elle mettait son dévouement et, bien pis encore, son courage en doute ?

Un flot de sang lui monta à la face :

— Et si je le tentais ! s’écria-t-il sur un ton de défi.

La jeune Anglaise haussa les épaules :

— Vous ne le ferez pas ! Vous sentez trop bien vous-même que ce serait une folie !

— Pardonnez-moi, miss, répliqua-t-il d’un ton sec. Mais je me décide. Je partirai dès demain…

— Je vous le défends ! D’ailleurs, vous n’aurez pas ma lettre.

— Je n’ai pas besoin de votre lettre. Il me suffit de savoir ce que j’ai à dire.

La jeune fille le regarda fixement :

— Non… c’est une plaisanterie, n’est-ce pas ? Vous n’irez pas… ce serait trop fou !… Et vraiment, j’aurais tant de remords… de peine… s’il vous arrivait malheur !

Cette fois, Jean La Ronde sentit tout son sang lui refluer au cœur… Que signifiaient ces paroles, ces paroles troublantes prononcées sur un ton plus troublant encore ?

Et, subitement, un étrange vertige s’empara de son être… Ses doigts nerveux encerclèrent le mince poignet de la jeune fille, et, d’une voix haletante :

Miss, voulez-vous fuir ? Je vous en donnerai les moyens… nous fuirons…

Il s’était penché vers elle, et, à la lueur du falot, ses yeux brûlaient d’un éclat singulier. Miss Elsie, un peu pâle, se rejeta en arrière, presque effrayée d’un si soudain déchaînement de passion :

— Laissez-moi, gronda-t-elle d’une voix couverte, mais ferme. Ne me touchez pas ! Ne voyez-vous donc pas ceux qui sont derrière nous ? Que vont-ils penser d’une pareille scène ?

Plus encore que cette juste remarque, le ton froid sur lequel elle était faite calma le Métis. Il aperçut, en effet, au fond de la salle, dans la pénombre, les captifs qui, intrigués, les regardaient. Le farmer, les sourcils froncés, semblait même prêt à intervenir…

Jean La Ronde, gêné, se redressa, et, laissant aller la main de la jeune fille avec un soupir :

— Pardonnez-moi, murmura-t-il, j’étais fou…

Elle le sentait si faible à présent, si désarmé devant elle, qu’elle le devina entièrement à sa merci.

Un moment, elle demeura les yeux baissés, réfléchissant…

Tout de suite elle écarta l’idée d’évasion comme impraticable et dangereuse à tous égards. Assurément, le mieux, pour l’instant, était de tenter de communiquer avec la colonne Middleton. Cela fait, on verrait bien quel parti tirer de cet avantage…

La voix presque contrite du Métis la tira de ses réflexions.

— Vous ne dites rien, Miss. Vous aurais-je blessée ?

— Non, répondit-elle. J’hésite seulement à vous demander le service que vous savez.

— Pour la lettre ?

— Oui.

— Pourquoi ? Est-ce que vous n’avez pas confiance en moi ? Rien ne me serait plus pénible…

— Oh ! non, certes ! Après ce que vous avez déjà fait pour nous…

Elle parut brusquement se décider et ajouta très vite :

— Eh bien ! c’est entendu : vous aurez la lettre. Faites en sorte de revenir demain nous apporter les provisions. Elle sera prête. Maintenant, retirez vous… et surtout soyez calme et prudent.