Les arpents de neige/14

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Nouvelle Librairie Nationale (p. 145-154).


XIV
propos d’ivrogne

Cantonné avec un certain nombre de Métis dans le village de Saint-Antoine-de-Padoue, Gabriel Dumont attendait pour regagner Batoche le rapport des éclaireurs qui surveillaient activement les moindres mouvements des troupes canadiennes.

Le héros de Fish-Creek n’était pas le premier venu parmi les trappeurs Métis. On le connaissait depuis longtemps pour son endurance, la sûreté extraordinaire de son tir, son esprit prompt et avisé, grâce auquel il s’était toujours tiré d’embarras dans les circonstances les plus difficiles. Peu loquace, il s’effaçait volontiers dans le conseil ; mais il était le premier prêt dès qu’il fallait agir. C’était lui qui, la campagne à peine ouverte, avait, avec vingt-six Métis à cheval, obligé à la retraite le major Crozier et ses cent quarante hommes près du Lac-aux-Canards. C’était lui encore qui, par ses habiles dispositions, venait d’infliger aux Anglo-Canadiens le sanglant échec de Fish-Creek.

Physiquement, c’était un homme de moyenne taille, trapu, le cou enfoncé dans les épaules. Beaucoup plus que Louis Riel, il rappelait par les traits son origine indienne, et n’eût été une forte barbe noire, il eût pu passer pour un Cri pur sang avec ses yeux couleur de houille, sa tête énergique, aux pommettes saillantes, son teint basané. Son accoutrement n’était pas pour contrarier cette impression : des leggings et des mocassins, un veston en peau blanchâtre orné de rassades et de fourrures et recouvrant une grosse chemise de laine…

Tel il se présentait le surlendemain de Fish-Creek lorsque, passant devant une sorte de hangar abandonné, il vit surgir de derrière un tas de paille un homme aux allures étranges, poussiéreux, hirsute, et qui tenait une gourde à la main.

Cette tête chevelue et forte sur un corps maigre, cette face osseuse aux yeux noirs et bigles, ne pouvaient laisser Dumont indécis. Il reconnut Pitre-le-Loucheux.

— Le « pouriou » est saoûl à ne plus tenir sur ses jambes ! murmura Dumont avec mécontentement. Mais, qui donc peut avoir eu l’audace d’enfreindre les ordres formels de Louis Riel en procurant de l’eau forte à un sauvage… ? Parbleu ! je le saurai.

Comme il approchait, il vit les lèvres du Cri se distendre dans un large rire qui laissait apercevoir ses dents serrées et blanches comme celles d’un carnassier :

— Ah ! ah ! bonne… bien bonne l’eau de feu… Le Sang-Mêlé en donnera-t-il d’autre à l’homme rouge ?

Et, ce disant, il secouait par le fond sa gourde vide.

Le Bois-Brûlé s’arrêta, et, fixant sur le Peau-Rouge ses yeux perçants :

— Peut-être. Mais que mon frère réponde d’abord à une question.

— Quelle question ? Ah ! oui, oui… très bonne pour moi l’eau de feu… très bonne… donne encore… Voici ma gourde.

Devant cette insistance d’ivrogne, le chef Métis parut réfléchir, et, brusquement :

— Suis-moi, dit-il.

Arrivés devant une maison d’assez primitive apparence, faite de terre et de troncs de sapins, ils s’arrêtèrent. Le chef poussa la porte et entra, suivi de Pitre-le-Loucheux vacillant.

L’unique pièce n’avait pour tout ameublement qu’un méchant poêle et un escabeau. Un fusil, une paire de raquettes à neige, deux cognées de bûcheron gisaient dans un coin sur des couvertures. Un peu plus loin, quelques fioles s’alignaient, parmi lesquelles Dumont choisit une bouteille de rhum réservée aux blessés. Déjà, le Cri tendait sa gourde : mais le Bois-Brûlé avait son plan.

— L’homme rouge n’aura de cette boisson qu’à une seule condition, déclara-t-il : c’est de répondre à la question suivante : qui, le premier, lui a donné de l’eau de feu ?

L’Indien parut hésiter :

— Ah ! ah ! fit-il enfin. Tu es rusé comme le « kekouarkess »[1], grand chef sang-mêlé… Donne à boire !

— Non !

Le Loucheux, l’œil brillant de convoitise, fixait la fiole.

— Décide ! reprit Dumont ! Si tu veux de cette eau de feu, réponds d’abord à ma question.

— Je vais y répondre, grand chef ; verse toujours !

— Je refuse. Pas de réponse, pas d’eau de feu !

Et il feignit de reboucher le flacon.

Cette fois, l’ivrogne s’inquiéta.

— Non ! laisse. Je vais parler…

— J’écoute.

— Ouvre les oreilles, grand chef. Tu connais le Renard-Jaune ?

Dumont n’ignorait pas le surnom indien du vieux François La Ronde.

— Je le connais, répliqua-t-il.

— Eh bien ! celui qui m’a donné l’eau de feu est le fils de son fils.

— Le premier-né ?

— Non. Le second.

Déjà, l’ivrogne tendait sa gourde. Si stupéfait qu’il fût de la révélation du sauvage, le Bois-Brûlé, impassible sous les deux yeux luisants qui suivaient ses moindres mouvements, changea la liqueur de récipient. Mais, tout en opérant, il réfléchissait.

Ce n’était pas tout, pensait-il, de connaître le nom de celui qui avait enfreint les ordres du chef des Métis ; il était nécessaire de s’enquérir aussi du motif de cette désobéissance… Dans quel but Jean La Ronde, garçon sobre et rangé lui-même, avait-il favorisé le penchant à l’ivrognerie de l’Indien ? Cela intriguait très fort Dumont… Pressé d’en avoir le cœur net, il laissa la gourde du Loucheux à demi pleine. Le Cri lui en fit la remarque :

— Je la remplirai tout à fait, homme rouge, lorsque tu auras répondu à une seconde question.

— Toujours des questions ! répliqua le sauvage. Le grand chef a l’esprit curieux : qu’il me laisse d’abord boire !

Et, joignant le geste à la parole, le Cri avala du rhum à gorgées…

— Il ne sera plus capable de prononcer un mot si je le laisse faire ! pensa Dumont en l’arrêtant.

— Laisse-moi boire !

— Ta gourde est presque vide… je vais la remplir à nouveau. Mais réponds d’abord à ceci : en échange de quel service as-tu reçu de l’eau de feu ?

— Ah ! oui… un service… oui… je sais.

— Parle ! que sais-tu ?  ?

— Oui, je sais… un soir… quitté Batoche… lui… le Sang-Mêlé…

— Et où est-il allé ?

— Ah ! cela, secret… mais Loucheux, plus fin qu’un « kekouarkess)… il a deviné… au camp… au camp des soldats de la Mère-Blanche… c’est sûr… ah ! ah !

Dumont l’écoutait, anxieux, retenant presque son souffle… Cet homme divaguait-il ou livrait-il quelque terrible secret ?

Malheureusement, l’ivresse achevait son œuvre. Tout oscillant, l’Indien étendait la main vers sa gourde et, d’une voix rauque :

— Laisse-moi boire ! gronda-t-il.

Comprenant qu’il n’avait plus rien à en tirer, le Bois-Brûlé lui restitua le flacon qui, en quelques secondes, fut vidé jusqu’à la dernière goutte.

Au même instant, un pas de cheval se faisait entendre au dehors. Tout près du log-hut, le bruit cessa, et la porte restée entrebâillée s’ouvrit pour livrer passage à un homme de haute taille.

C’était un éclaireur assiniboine, un guerrier au profil austère de César romain et d’un pittoresque un peu sinistre à cause du carmin qui lui recouvrait la face.

Sans même paraître apercevoir le Loucheux qui oscillait à deux pas de lui, il s’avança vers le chef Métis, qui lui serra la main :

— Quelles nouvelles apporte mon frère ? demanda ce dernier.

— Les soldats de la Mère-Blanche sont revenus au défilé.

Dumont ne put retenir un mouvement d’émoi :

— Ils sont tous revenus !

— Non. Une trentaine de Pieds-Noirs et une centaine de soldats.

— Mais, qu’ont-ils fait ?

— Rien… Ils sont venus comme des coyotes flairer les cadavres des poneys morts restés là… Ensuite, ils sont repartis.

— Mais, que pensent les éclaireurs ? Reviendront-ils en nombre ?

Un fugitif sourire éclaira les grands traits immobiles du Peau-Rouge.

— Non ! non ! ils ont senti la mort. Ils ne reviendront pas d’ici plusieurs jours. Leur grand chef leur a fait traverser l’eau sur le bateau plat et ils remontent en ce moment la rive gauche vers le troisième gué…

— À boire ! interrompit d’une voix pâteuse le Loucheux.

— Ils retournent à Clark’s Crossing, murmura Dumont en français cette fois… ; oui : ils retournent à Clark’s Crossing pour y « espérer » du renfort, c’est sûr…

— Mon frère est revenu seul ? reprit-il en langue crise.

— Oui. Pour apprendre ces nouvelles au chef des Sangs-Mêlés.

— À boire ! répéta le Loucheux en s’avançant.

— Quel est celui-ci ? demanda l’éclaireur en toisant le Cri d’un air de profond mépris.

— Pouatack ! bredouilla l’ivrogne. Chien d’Assinipouatack !

— L’eau de feu l’a rendu fou ! expliqua vivement le Bois-Brûlé. Mon frère n’a pas à prendre garde à ses propos… Par contre, qu’il ouvre ses oreilles aux miens : car voici ce que j’ai résolu : la moitié des éclaireurs surveillera les soldats de la Mère-Blanche… les autres reviendront avec moi à Batoche.

— Bon ! Je vais prévenir mes frères… Quand comptes-tu prendre le chemin de Batoche ?

— Aussitôt que possible…

— Bon ! je serai de retour avant le coucher du soleil.

L’éclaireur se retira, et Dumont ne tarda pas à entendre les pas du cheval qui s’éloignait.

— Le général Middleton en a assez pour l’instant, c’est clair ! murmura-t-il, les yeux fixes comme un homme qui suit sa pensée. Mais, dans huit jours ou dix jours, il faudra que les Bois-Brûlés veillent au grain… D’« icite » à ce temps-là, on n’a qu’à se préparer pour les recevoir comme ils méritent.

Un ronflement sonore interrompit son soliloque.

Affalé dans un coin de la pièce, le Loucheux dormait du lourd sommeil de l’ivresse :

— Bon ! C’est ce que cet ivrogne a de mieux à faire, continua le chef Métis. N’empêche que je vais le faire surveiller de près… je me méfie de lui… Et puis, il m’a conté des choses qui valent la peine d’être éclaircies… On verra.

… Trois heures après, Gabriel Dumont prenait le chemin de Batoche, qu’il atteignit à la tombée de la nuit.

Comme il passait non loin de la maison des La Ronde, le chef Métis en vit sortir un homme qu’il reconnut aussitôt :

— Holà ! vieux Trim ! lui cria-t-il. Est-ce pour le fils cadet que tu es entré là ?

— C’est pour lui.

— Comment est-il ? J’ai su qu’il avait été blessé avant-hier…

— Y ne « pâtira » pas trop du coup « cite »… Il a eu de la chance, tu sais ben… Et quand y sera su’pieds — ce qui ne viendra pas trop tardivement, je pense — y n’aura plus qu’à aller demander des comptes à celui qui a tenté de le mettre à mal…

— Comment ça ?

— Ben sûr… car c’est pas du tout une balle de fusil Snider qu’il a attrapée, comme d’aucuns s’imaginent. C’est bel et ben une balle de rifle canadien.

— Une balle des nôtres… !

— Comme j’te dis… Elle l’a attrapé un peu derrière à gauche…

— Mais sait-on qui ?

— Dire qu’on sait pour « savouère » au sûr, non ! Mais tout de même…

— Alors, on se méfie de quelqu’un ?

— Ah ! ça n’est guère difficultueux… N’y avait qu’un homme à avouère un rifle de cette façon, du bord où l’on a tiré…

— Et cet homme, on le connaît ?

— Oui, c’est Pitre-le-Loucheux.

À ce nom, Gabriel Dumont ne put réprimer un léger mouvement.

Mais Trim, sans l’avoir remarqué, reprit aussitôt :

— Baptiste La Ronde est parti en quête de lui pour l’interroger… malheureusement, pas moyen de mettre le grappin dessus.

— Je l’y ai mis, moi ! repartit Dumont… Il est là dans un chariot escorté d’éclaireurs. Il est en train de cuver son « eau-forte » et son rhum et dort plus dur qu’un serpent en hiver.

— Ça, ça me va ! s’écria le vieux Bois-Brûlé avec véhémence. J’aurais été fort marri si le Loucheux nous avait échappé… J’ai jamais eu une bonne opinion de lui, mais, depuis qu’y m’a volé deux belles peaux…

— Il y a sûrement quelque chose ! interrompit le chef Métis, qui, en dépit des bavardages de Trim, suivait sa pensée. Il y a un mystère là-dessous qu’il faudrait éclaircir !

— Ainsi donc, il est complètement saoul à c’t’heure ? continua le vieillard. Ah ! tout ça, c’est des drôles de « manigances », et m’est avis que vous ferez ben de ne pas tarder à enquêter sur l’affaire.

— C’est aussi mon idée, Trim. Et je vais, de ce pas, donner l’ordre de mettre le Loucheux en lieu sûr et de le faire garder à vue, en « espérant » le moment où il sera en état d’être interrogé.



  1. Le diable ou le « méchant », nom indien du carcajou, sorte de blaireau d’Amérique.