Les arpents de neige/23

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Nouvelle Librairie Nationale (p. 246-256).


XXIII
heures de trêve

La nuit s’était écoulée sans alerte.

Sur le théâtre de la lutte, le jour se leva, paisible et beau comme la veille, et il semblait que, d’un côté comme de l’autre, on hésitât à troubler la claire sérénité de ce matin de printemps. Seuls, entre les deux camps, un certain nombre de cadavres qu’on n’avait pu enlever attestaient, ainsi que les cendres et les buissons qui se dressaient à demi carbonisés aux abords du bois, les fureurs de la veille. Mais, sur les positions canadiennes comme sur celles des Métis régnait un calme que décelaient des fumées légères montant droites dans l’air bleu. Profitant de cette sorte de trêve, les soldats de la Puissance, oublieux de leur insuccès, préparaient tranquillement leur thé, ouvraient leurs boîtes de conserves et de « cakes », en un mot s’occupaient activement de parer aux robustes exigences de leurs estomacs anglo-saxons.

Leur situation ne laissait cependant pas d’être assez critique. Le feu ayant cessé vers minuit sans que ses troupes eussent marqué le moindre avantage, le général Middleton avait aussitôt envoyé lord Malgund à la station télégraphique de Humboldt pour transmettre au gouvernement avis de l’état des choses et presser l’envoi des renforts. Mais, dans l’attente, il hésitait sur le parti à prendre, et ce fut seulement après consultation de ses principaux officiers qu’il se résolut à ne pas lâcher prise et à se cantonner fortement dans la partie déjà occupée du village. Cette décision fut portée aux troupes en même temps que l’ordre était transmis aux officiers de faire le nécessaire pour fortifier la position… Lorsque le carabinier Hurry fut chargé, avec un certain nombre de ses camarades, d’aller faire des levées de terre aux abords de l’église, dont on avait repris possession, il se sentit de fort méchante humeur.

— Mille tonnerres ! grommelait-il furieux en agitant sa pioche, est-ce pour remuer le sol que j’ai pris du service dans les milices ou pour anéantir ces damnés sauvages ?

— C’est, sans aucun doute, dans cette dernière intention, Hurry, répliqua non sans ironie un jeune homme qui se trouvait près de lui. By Jove ! si on vous croyait, nous serions constamment sur la brèche… Mais, est-ce que gratter le sol ne repose pas un peu de recevoir des balles ?

— Quel est ce porteur de drapeau blanc ? s’écria brusquement le carabinier sans relever les propos de son compagnon… Ah çà ! est-ce qu’on enverrait faire des propositions aux sauvages maintenant ?

Un parlementaire escorté de « Scouts » quittait, en effet, les avant-postes canadiens…

— Hé là ! garçons ! lança le lieutenant Simpson d’une voix mécontente, quand vous plaira-t-il de vous mettre au travail ?

Les deux carabiniers saisirent leurs pioches, l’un en silence, l’autre en maugréant. L’officier se mit à suivre des yeux le parlementaire qui allait, il le savait, demander aux Métis d’enlever les morts tombés la veille dans le bois… Enlever les morts ! Combien en enlèverait-on encore avant d’être maîtres de la place ? Edward se le demandait non sans appréhension. Il avait déjà vu tant de ses camarades tomber à ses côtés fauchés par les balles métisses qu’il se disait que son tour était peut-être proche et que ce beau jour de mai pouvait être le dernier de sa vie… Ah ! si rien ne l’y avait rattaché particulièrement à cette vie, comme il serait allé au combat insoucieux de son destin ! Mais il songeait à celle qui l’attendait là, tout près, dans la maison dont il apercevait le toit au-dessus des cimes, et il estimait qu’il serait vraiment bien dur de mourir en touchant au port…

— Pourvu que les rebelles respectent le drapeau blanc ! dit à mi-voix le sous-officier aux moustaches rousses, sa main en abat-jour au-dessus de ses yeux pour mieux suivre l’homme qui, déjà, entrait dans le bois.

— Je crois volontiers qu’ils le respecteront, sergent Burns, répondit le lieutenant, qui l’avait entendu. J’ai moins mauvaise opinion des rebelles, je l’avoue, que la majeure partie des nôtres… Certes, je n’aime guère ces papistes ignorants et grossiers qui méconnaissent l’autorité de Sa Gracieuse Majesté, mais il faut reconnaître qu’ils ne sont pas aussi noirs que les ont faits les journaux « orangistes »… En tous cas, ils se battent bien !

Pendant que Simpson tenait ces propos, le parlementaire s’avançait rapidement vers le camp des Bois-Brûlés. Immédiatement abordé par les éclaireurs, il fut conduit vers Louis Riel, qui avait regagné en arrière du bois son quartier général… Instruits par les Cris de l’attitude momentanément pacifique de leurs ennemis, la plupart des Bois-Brûlés, confiants dans la vigilance de leurs batteurs d’estrade, s’étaient retirés sur le gros du village, dont les maisons longeaient presque toutes la rivière. Ils avaient trouvé plusieurs d’entre elles fort endommagées par les obus canadiens qui avaient même fait plusieurs victimes parmi les femmes et les enfants réfugiés sous leurs toits. Mais de toutes, celle qui avait le plus souffert était assurément la maison d’Athanase Guérin. Lorsque le Métis vit ce toit défoncé, ces murs troués d’où s’échappait déjà une âcre fumée, il blêmit en songeant à son unique fille. Veuf, il avait récemment perdu son fils tué à Fish-Creek. Est-ce que Rosalie, le seul enfant qui lui restât, était morte à son tour, à demi ensevelie sous les décombres de son logis croulant ? Angoissé, il se précipita… Une main se posa sur son épaule :

— Athanase, dit Trim, ta fille est sauve. Elle est chez les La Ronde…

— Merci, Trim, répliqua le père en respirant largement. J’ai eu une fière peur…

Ils se dirigèrent en conversant vers le logis des La Ronde.

Athanase Guérin, remis de son émoi, avait repris son air un peu dur. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, qu’en dépit de son accoutrement de demi-Indien on eût facilement pris pour un blanc de race pure. Il était assez grand et très sec, avec une moustache fournie et une « impériale » qui lui donnaient un aspect presque militaire. D’ailleurs, il parlait bref, et l’on sentait chez lui un esprit autoritaire. Les gens de ce type moral ont assez souvent un excellent fond, et c’était le cas pour Guérin, — mais leurs opinions tranchées s’accommodent mal des contingences de la vie, et le parti pris est souvent l’envers de leurs franches et rudes qualités.

Plus qu’aucun de ses congénères, celui-ci haïssait les Anglais :

— Les « pourious » tirent exprès su nos maisons ! disait-il avec une colère concentrée. Y savent ben que c’est là qu’on a mis nos enfants et nos femmes. C’est pour ça qu’ils y envoient leurs boulets, quoique ça ne les avance guère…

— Ça ne les avance guère, en effet, repartit Trim. Pour la chance qu’y ont eue jusqu’à c’te heure ! Pas même celle de démarrer notre drapeau de su le clocher…

— Pierre La Ronde a fait là un fameux coup, foi d’homme, en le rapportant chez nous… D’autant qu’il a manqué d’y rester, à ce qu’on dit…

— C’est seulement sûr, Athanase ! Tu ne connais donc pas l’affaire ?

— Quasiment pas… moué, tu sais, j’étais su la gauche à défendre le cimetière.

— Pour lors, commença aussitôt le vieux Trim, tout heureux d’avoir à bavarder un peu. Pour lors, v’là ce qui s’est passé. Y avait p’t’être un quart d’heure qu’on avait été obligé de reculer devant leurs canons de malheur et de se tasser dans les tranchées quand, du bord où j’étais, j’entends une manière d’appel tout à fait drôle : « Bon ! que je dis… ça doit être quèque manigance de ces chiens d’Anglouais… » Mais, dans le même moment, v’la-t’y pas que le vieux François qu’était à quatre pas de moué saute de sa tranchée en « huchant » comme un sourd : « Ne tirez pas, c’est Pierre La Ronde ! » Y en avait d’autres aussi qui l’avaient reconnu à son cri, car, à ce qu’y paraît, c’est sa façon à lui pour rallier les éclaireurs. Deux minutes après, il abordait la tranchée avec un de nos gens qui l’aidait à porter le corps de son frère.

— Le corps de son cadet ? interrompit vivement Athanase.

— Oui, le corps du cadet. Mais y n’était pas mort… Ah ! ç’ui-là, il peut dire qu’il a de la chance avec les balles ! une balle de fusil Snider lui avait traversé le cou… J’ai vu ça encore tout à l’heure… N’y a quasiment pas de dommage sérieux… Mais, pour en revenir à Pierre, ce luron-là avait le drapeau !

— Ça ! c’est un homme s’exclama Guérin d’un ton décisif.

Mais pour le cadet, continua-t-il d’un air sombre, pour le cadet… c’est une autre affaire… Il était donc allé « de conserve » avec son frère ?

— Oui… Et Pierre lui-même conte, à c’te heure, qu’y s’est crânement conduit… Mais, pourquoi que tu branles la tête, pareil que si tu te méfiais de mes paroles ?

— C’est pas de tes paroles que j’ai méfiance, Trim. Mais c’est du cadet des La Ronde. Pour moué, ce gâs-là ne vaut pas la peau d’un rat !

— Ah ! c’est rapport aux histouères qu’on a faites su’lui que tu dis ça, Athanase… M’est avis que tout ça c’était de mauvaises jasettes que le Loucheux avait contées pour s’expliquer d’avouère tiré dessus. La vérité, c’est qu’il avait une vindication contre Jean. Car le Loucheux, c’est de la vraie mauvaise graine. Voleur comme un « gopher », menteur comme je sais pas quoi, un homme pareil ne pouvait finir que dans le camp des Anglouais… Eh ben ! pourtant, à ce qu’y paraît, il a donné un fameux coup de main à Pierre La Ronde pour reprendre le drapeau…

— Qui ? lui ?… Pitre-le-Loucheux ?

— Oui… Pitre-le-Loucheux !… Ça s’est drôlement trouvé… Paraît que les deux fils La Ronde étaient dans une mauvaise passe. Des Pieds-Noirs les avaient joints… ils allaient les mettre à mal… mais v’la-t’y pas que le Loucheux qui avait eu querelle avec les sauvages s’en vient par derrière et leur décharge trois coups de son revolver dans le dos… Un coup à chaque…

— Ça, c’est une drôle de « dérouine »… (aventure). Mais, qu’est-ce qu’il a fait après ?

— Après ? j’sais pas… Pierre s’en est venu en emportant son frère, et le Loucheux est retourné chez ses amis les Anglouais… apparemment pour mieux nous vendre après.

Tout en conversant ainsi, les deux hommes étaient arrivés devant la maison La Ronde. Ils entrèrent.

Dans la première pièce, le vieux François, Jean Baptiste et Henry de Vallonges conversaient des événements.

— Ah ! v’là Athanase Guérin qui vient retrouver sa fille ! dit Jean-Baptiste en les apercevant. Ils ont joliment arrangé la maison, les Anglouais ! La nôtre a encore de la chance, mais ça ne va p’t’être pas durer… Rosalie est là avec ma femme ! ajouta-t-il en ouvrant une porte.

Les nouveaux venus furent alors témoins d’un spectacle assez inattendu.

Sur une paillasse était allongé Jean La Ronde, très pâle, le col de la chemise ouvert. Sa mère était occupée à lui faire un pansement avec l’aide de Rosalie qui, l’air animé, les yeux brillants, tenait les linges et la charpie, cependant que la plus jeune des sœurs du blessé préparait au-dessus d’un petit poêle, dans un coin, une sorte de tisane brunâtre.

— Eh ben ! ça va-t-y comme vous voulez ? demanda Trim en s’avançant en homme qui a conscience de l’importance de son rôle.

— Un petit peu, M’sieu Trim ! répondit la mère. On lui fait « bouère » à chaque heure ce que v’s avez dit… Il a meilleure mine qu’hier au soir, c’est sûr… et y n’a guère eu de fièvre…

Le blessé, auquel l’usage de la parole était interdit, sourit légèrement aux arrivants. Quant à Rosalie, elle rougit très fort sous le regard aigu de son père.

— Je viens de la maison, déclara-t-il à sa fille d’un ton un peu brusque. Ces « pourious » d’Anglouais l’ont mise en bel état !

— Ah ! fit-elle étourdiment.

— Tu ne le savais donc pas !… Depuis quand es-tu « icite » ?

— Depuis… à matin, répondit la jeune fille d’un air embarrassé.

Athanase Guérin n’insista pas davantage, mais le regard assez peu satisfait dont il enveloppa à la fois sa fille et Jean témoigna clairement d’une appréhension… Cependant, Trim ayant opiné qu’il ne convenait pas de fatiguer le blessé par des propos et des présences inutiles, on ne tarda pas à regagner l’autre pièce, laissant les trois infirmières à leurs délicates occupations.

— J’ai entendu dire tout à l’heure, fit Henry de Vallonges, que Louis Riel avait l’intention de faire pressentir Middleton pour une entrevue…

— Ce qu’y a de sûr, c’est que ça ne servirait pas à grand’chose, opina Jean-Baptiste. Middleton voudrait faire le glorieux, et alors ça ne marcherait plus…

À ce moment, la porte extérieure s’ouvrit, et l’aîné des fils La Ronde apparut sur le seuil.

— V’là Pierre ! s’écria le Français. Il va nous renseigner.

Mais, avant même qu’on lui eût posé une question, le jeune homme annonça :

— J’arrive du quartier général. Riel vient d’envoyer un parlementaire à Middleton !

On épiloguait déjà sur ce fait important, lorsque plusieurs coups de feu successifs éclatèrent au-delà du bois…

— Aux armes ! criaient des voix lointaines.

Chacun bondit vers son fusil et, un instant après, on entrait au pas de course sous les arbres.

Les éclaireurs étaient toujours à leur poste, la carabine en arrêt.

À leur hauteur arrivait un homme escorté de quelques autres et qui portait un drapeau blanc dont la hampe avait été brisée. C’était Charles Nolin…

Et presque aussitôt, dans les tranchées, qui se remplissaient de défenseurs, courut une rumeur :

— Ils ont tiré sur le parlementaire !

— Pourious !

— Picasses !

— Fils de chiens !

Les exclamations s’entrecroisaient furieuses, indignées… Plus tard, on sut qu’une sentinelle d’avant-poste s’était rendue coupable de cette violation des lois de la guerre. Mais, sous le coup de la colère suscitée par cet incident, Riel, Dumont, Garnaud, Lépine, Nolin, parcourant les positions, haranguèrent leurs hommes avec des paroles virulentes à l’adresse de l’ennemi et, quelques minutes après, ils envoyaient l’ordre aux éclaireurs d’ouvrir le feu sur les Canadiens.

Il était près de midi. À 7 heures du soir, on se battait encore.

Les troupes du Gouvernement, sans gagner un pouce de terrain, firent des pertes sensibles dans cette journée… Une ruse de Riel, qui consistait à ralentir le feu de ses hommes pour amener l’ennemi à s’engager plus avant, avait entièrement réussi. Durement éprouvés, les miliciens durent se retirer. Ce fut en vain que le général Middleton fit creuser, en arrière de sa colonne d’assaut, des « rifles-pits » occupés par ses meilleurs tireurs dans l’espoir qu’entraînés par la poursuite, les Bois-Brûlés viendraient se heurter à ces obstacles et qu’un vigoureux retour offensif lui permettrait de reprendre l’avantage : les éclaireurs Cris, adroits et vigilants, prévinrent les chefs Métis qui retinrent leurs hommes… Et ce ne fut qu’à la nuit tombante que, las de lutte et de tuerie, les deux partis cessèrent le feu par un tacite accord.