Les arpents de neige/30

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Nouvelle Librairie Nationale (p. 334-345).


XXX
l’espoir renaît

Plus de deux mois s’étaient écoulés depuis l’écrasement des Bois-Brûlés. L’insurrection était définitivement étouffée. Le Grand-Ours lui-même, cerné par des forces supérieures, avait été fait prisonnier après une résistance désespérée, et ses hommes étaient maintenant dispersés ou captifs, comme lui, des Anglo-Canadiens.

D’autre part, Louis Riel, sous l’inculpation de haute trahison, passait en jugement à Régina, station de la ligne ferrée du Canadian-Pacific et capitale officielle des territoires du Nord-Ouest. Dans tout le Canada, on attendait fiévreusement les résultats des débats, mais, à cause de l’attitude du Gouvernement, la condamnation du célèbre Métis ne faisait guère de doute ni pour ses partisans ni pour ses ennemis.

Parmi les plus anxieux du sort de Riel se trouvaient, tout naturellement, les survivants de la famille La Ronde. Deux ou trois fois, durant les dernières semaines, Jean-Baptiste, son fils, bu Joseph Lacroix, avaient remonté la rivière jusqu’à la station de Humboldt, dans l’espoir de nouvelles fraîches.

Mais, jusqu’ici, on n’avait rien appris encore, sinon que les débats avaient dû s’ouvrir le 28 juillet. Or, on était au 1er  août, et, par cette brûlante journée d’été canadien, Baptiste et Lacroix descendaient en canot la rivière sans rien savoir du sort de leur héroïque chef.

— Attention ! fit tout à coup le batteur d’estrade. V’là que nous arrivons à hauteur de la paroisse…

La physionomie de son compagnon s’assombrit. Il répondit d’une voix amère :

On va donc à « vouère » une fois de plus ce que ces chiens d’Anglouais ont fait de nos domaines !

Le léger esquif filait rapidement.

Brusquement, des toits crevés, d’autres à demi carbonisés, apparurent, trouant le feuillage…

— Regarde-moué ça, gronda Baptiste… Si c’est pas pitié, Seigneur !… nos maisons « éfoncées », plus de bétail, plus de récoltes… Ah ! malheur !…

Lacroix, mélancolique, suivait des yeux, sans rien dire, le paysage qui défilait devant lui…

Dans les masses de verdures qui croulaient du haut des berges jusqu’au bord de l’eau, des échappées lamentables s’ouvraient au passage de la barque sur des barrières abattues, des plantations piétinées, des habitations aux ais disjoints, aux portes pendantes ou arrachées… Par instants, des poteaux noirs et rongés se levaient tragiquement sur des tas de cendres et des débris informes comme pour prendre les bateliers à témoin de la rage dévastatrice des hommes.

— Oui ! reprit La Ronde d’un air sombre, on est ruiné ! À quoi qu’a servi la fameuse proclamation de Middleton qui défendait de rien toucher, de rien prendre ?… De belles paroles… pas d’autre chose ! Moué qui te parle, Lacroix, quand j’ai été ramené à Batoche avec Louis Riel prisonnier, j’ai trouvé tout sens dessus dessous dans ma maison : ma femme, mes enfants n’avaient quasiment plus que leurs chemises su le dos !… Ben heureux encore que Jean qu’était blessé et sa mère et ses sœurs n’aient point été mis à mal… Tout était éboulé, pillé… Et du nord au sud de la paroisse, c’était pareil… Et le général n’a pas bougé, malgré sa proclamation. On est ruinés ! ruinés ! Le Gouvernement a beau faire mine de nous rendre justice, à c’te heure, j’y crois point, moué, dans ce Gouvernement de menteurs !

— Tout de même, observa l’autre, v’là nos « gensses » de Saint-Louis de Langevin qui touchent une fameuse indemnité pour les terres qu’on leur a volées… Et j’en sais maintes qui n’en sont pas trop « marris », car on les a ce qui s’appelle payées…

— Ça c’est vrai, Lacroix. Ah ! dame ! faut ben que ça ait servi à quelque chose, la mort de tant de braves… Et c’est pas moué qui viendrai me plaindre de ce qu’on a combattu… On a ben fait ! Et si c’était à recommencer !… Mais, ce que j’en dis, c’est pour dire que les Anglouais n’ont pas de pitié ! Les trente-cinq familles de Saint-Louis de Langevin ont reçu de l’argent… Mais il y en a deux cents « icite », à Saint-Laurent, qui sont ruinées, sans parler de celles de Saint-Antoine, du Lac-aux-Canards, de Bellevue…

— Pour ce qui est de « moué », j’en suis des ruinés !… interrompit le batteur d’estrade. Mais, j’avais pas grand chose, j’suis veuf depuis des années, mes enfants sont morts… Je ne resterai sûrement pas par « icite »… Avant l’hiver, j’serai parti pour les déserts du Nord… Et puis, c’est-y pas ma vie, à moué, de courir les pistes ? Y aura des colons « à gouèche » dans ces pays-cite, avant qu’y soit longtemps… Ça ne sera plus possible pour les trappeurs…

T’as raison, Lacroix, pour ce qui te r’garde. Mais, pour moué, c’est pas pareil… J’étais « pourvoyeux » à la Compagnie de la Baie, j’aidais à son trafic avec mes chars et mes chevaux, et je touchais pour ça pas mal de piastres… Mais à c’te heure, c’est fini… j’ai plus de chevaux… plus de chars, plus rien ! Je suis ruiné !… ruiné ! J’sais ben que Antoine Cadotte qu’est vieux et qu’est tout seul me propose de me mettre avec lui, à sa ferme… Mais, d’abord, les Angloès ne vont-y pas la lui prendre un jour ou l’autre ? Puis de ça, v’là Jean, mon cadet, qui a l’air d’avouère idée de monter ménage avec Rosalie Guérin… Seulement, faudrait qu’y possèdent autre chose que leurs « hardes »… Jean est allé au fort Le Corne pour tâcher de vendre du « pel » qui lui restait de la dernière saison, mais je pense ben que les affaires n’iront guère… Ah ! Lacroix ! Y a des fois, vois-tu, où on envie nos gens qui sont tombés sous les balles, à Batoche…

— À Batoche ou autre part, Baptiste !

— Oui, donc ! à Batoche comme Louis, mon dernier fils, ou ben au camp du Barbu comme l’aîné et son grand-père… Pauv’gâs, acheva le Bois-Brûlé en essuyant vivement, d’un revers de main, une larme qui lui perlait aux cils.

Il se fit un silence que troubla seul le bruit cadencé des avirons…

Le navrant défilé de barrières brisées, d’enclos ravagés, de toits crevés, continuait toujours sur leur droite… Ils ramèrent longtemps sans parole. Enfin, Lacroix, le premier, questionna :

— Est-ce que M’sieu de Vallonges a revu not’ drapeau ?

— Non, il ne l’a pas revu… Quand Corne-de-Buffle et Hamelin nous l’ont rapporté, M’sieu de Vallonges était déjà parti pour la France… Mais y le verra, sois tranquille, car, dorénavant, on ne va plus l’espérer longtemps…

— Tant mieux. Quand c’est-y qu’y s’en revient ?…

— Dans les jours icite… car il a dit qu’y serait très « veloce » dans sa tournée… Dès ses affaires réglées au « vieux pays », il s’en reviendra en Canada…

Les eaux étaient à cet endroit assez basses, et des bancs de sable apparaissaient çà et là. La course de l’esquif s’était ralentie.

Baptiste qui, depuis un instant, ne quittait pas des yeux la rive, interpella tout à coup son compagnon :

— R’gârde-moué ça ! fit-il en désignant du menton une habitation de bois un peu perdue dans les feuilles, mais qu’on devinait à demi démolie :

— Ta maison, Baptiste ?… Ils l’ont ben arrangée !

— Pourious, va ! grogna La Ronde en forçant rageusement sur ses rames.

La petite embarcation eut bientôt dépassé le gué de Batoche. Les deux compagnons nagèrent encore durant un instant. Enfin, Jean-Baptiste releva ses avirons :

— Aborde ! dit-il.

Une preste manœuvre de Lacroix fit obliquer le léger esquif vers la gauche, et, un instant après, ils touchaient la rive. La ferme Cadotte se dressait parmi les arbres, à quelques centaines de mètres d’eux… La déception de ses hôtes fut grande lorsqu’ils apprirent qu’aucune nouvelle de Régina n’était encore parvenue à Humboldt.

— La diligence arrive demain du Sud, observa le vieil Antoine. Elle amènera p’t’être quéqu’un qui saura du neuf…

— On ira vouère, répondit Baptiste.

Vers le soir, Jean La Ronde revint du fort La Corne. Il était assez mécontent de ses affaires : sa pelleterie s’était mal vendue. En revanche, il apportait des nouvelles de Gabriel Dumont.

Il avait rencontré un parent du fugitif qui venait de recevoir une lettre du Montana, aux États-Unis, où l’ancien chef Métis s’était réfugié. Gabriel Dumont offrait, paraît-il, de se présenter, avec ou même sans sauf-conduit, au procès de Riel comme témoin à décharge.

Le Gouvernement ne daignait même pas lui répondre ; c’était honteux, mais le Gouvernement, dans cette affaire, suivait avec plus de cynisme que jamais sa tradition d’iniquité.

Une autre nouvelle non moins intéressante était celle de la mort de Pitre-le-Loucheux, frappé d’une balle au cœur. Ce forcené, assoiffé de vengeance et peut-être ivre de whisky, avait suivi Dumont pour ainsi dire à la piste dans son exil, guettant l’occasion d’assassiner le Bois-Brûlé. Malheureusement pour lui, un des compagnons du fugitif l’ayant surpris un jour qu’il s’apprêtait à mettre à exécution son perfide dessein, une balle de revolver débarrassa à tout jamais Dumont de sa poursuite. Le meurtrier de Trim, l’homme qui, pour satisfaire sa sauvage passion, n’avait pas hésité à passer à l’ennemi et à livrer Batoche, n’était plus… Chacun se sentit soulagé d’apprendre que le châtiment avait enfin atteint le coupable…

— Fallait qu’y meure ! déclara gravement le vieil Antoine. Le ciel ne pouvait pas supporter que ce mauvais chien reste en vie.

Ce fut là toute l’oraison funèbre de Pitre-le-Loucheux.

Le lendemain, sur la fin de l’après-midi, Baptiste, son fils et Lacroix traversèrent la Saskatchewan pour aller rejoindre la diligence qui faisait alors le service entre Régina et les paroisses du Nord.

Ils durent l’attendre assez longtemps au relais. La lourde voiture apparut enfin. Un instant après, un homme en descendait, c’était Henry de Vallonges. Des exclamations d’étonnement jaillirent du groupe des Métis à la vue du Français. Nul d’entre eux ne s’attendait à son arrivée. Ils s’avancèrent vivement vers lui pour lui souhaiter la bienvenue, mais l’air grave, attristé, du jeune voyageur les troubla.

— Je viens d’assister au procès de Louis Riel, leur dit-il sans préambule. Il est condamné à mort.

Un silence impressionnant suivit ces paroles. Encore que nul des Métis ne s’illusionnât beaucoup sur le sort du chef, la confirmation de leurs craintes mettait sur toutes ces faces brunes un air de consternation profonde.

— Chiens d’Anglouais ! gronda enfin la voix de Jean.

— J’en avais « doutance ! » appuya Baptiste.

— C’était, en effet, facile à prévoir, reprit Henry avec émotion. Dieu sait pourtant s’il s’est bien défendu ! Il a parlé durant plus de deux heures dans un silence solennel. Tout le monde était troublé. Ah ! ses deux avocats n’ont pas été brillants après lui, j’en réponds !… Le chef de jury lui-même bredouillait quand il a lu la sentence. Enfin, il a déclaré que ses collègues et lui étaient d’avis de le recommander à l’indulgence du Gouvernement… Mais, pour moi, je crois que… autant recommander à l’indulgence d’un Indien son ennemi !

— Oui, observa Jean. Mais on pourrait p’t’être profiter de ces quéques semaines pour le faire s’ensauver de prison…

— N’y comptez pas ! Ils le surveillent de trop près…

La conversation se poursuivit longtemps ainsi.

Ils arrivèrent enfin aux bords de la Saskatchewan.

Ils embarquèrent aussitôt, et, une demi-heure après, ils gagnaient la ferme Cadotte.

Tout le reste de la journée passa pour Henry de Vallonges à épuiser le sujet attristant du procès de Louis Riel. Ses auditeurs ne se lassaient pas de s’en faire répéter les détails : en sorte que ce fut seulement après le repas du soir que, sur une question de Jean La Ronde, il donna des renseignements sur son voyage. Il avait été excellent à tous égards ; ses affaires étaient réglées pour le mieux en France, et il revenait au Canada avec la ferme intention de s’y fixer désormais.

— Je me suis arrêté près d’une semaine à Ottawa à mon retour, déclara-t-il. J’ai pu, grâce à mes lettres de recommandation, être reçu par un des ministres, qui est, lui-même, d’origine française, et il m’a accordé tout ce que je lui demandais. J’ai donc la grande satisfaction de vous annoncer qu’au cas – probable — de reprise des opérations cadastrales et de lotissement des terres, vos héritages vous demeureront ; j’ai fait tout ce qu’il fallait pour cela… Les capitaux – sérieux, je puis le dire – que j’ai apportés de France vont me permettre à moi-même d’acquérir un domaine assez vaste, composé de quelques fermes dont les propriétaires sont morts dans la récente guerre sans laisser d’héritiers… Il ne faut, à aucun prix, que ces fermes mises en valeur par les Bois-Brûlés, des moitiés de Français par le sang et des Français dévoués par le cœur, deviennent la propriété de sociétés anglaises ou américaines… Je les acquiers… De plus, mes amis, je mets une partie de mes fonds à votre disposition, sans restriction, pour vous aider à rétablir vos fortunes plus que compromises par les derniers événements… Quant à vous, Jean, je vous réserve…

Un bruit de chaises remuées interrompit le discours du jeune homme. C’était Baptiste La Ronde qui quittait sa place et se précipitait vers lui. Le brave Bois-Brûlé avait les larmes aux yeux ; il pressait les mains d’Henry avec une énergie peu commune, en murmurant des mots entrecoupés :

— Ah ! M’sieu le vicomte… merci, merci donc ! Ah ! les Françâs de France !… merci… merci, M’sieu le vicomte !

Jean La Ronde et même le vieil Antoine, tout claudicant, s’étaient levés à leur tour et, à leur tour aussi, ils remerciaient avec effusion leur bienfaiteur.

Dans un coin, la femme et les filles de Baptiste semblaient toutes bouleversées… Quant à Rosalie, plus sensible encore, elle pleurait franchement.

— Ne faut-il pas assurer l’avenir ? reprit Henry en réagissant non sans peine contre le trouble qui le gagnait lui-même. Mon bon ami Jean, avant mon départ, m’avait confié ses peines : il aurait bien voulu épouser la charmante fille que voilà… Mais, quoi ? Quand on n’a pas d’argent aussi… Or, moi je suis riche. Qu’est-ce que ça peut me faire quelques milliers de francs de plus ou de moins ? Aussi, ma foi, je ne trouve pas que j’aie grand mérite à doter Rosalie…

Lorsque l’émotion fort compréhensible soulevée par ces paroles se fut calmée un peu, le Français reprit d’une voix plus grave :

— Non ! voyez-vous, mes amis, il ne faut pas que tant de braves soient tombés sous les balles anglaises en pure perte… Il ne faut pas, vous comprenez, que l’effort de Louis Riel demeure stérile… J’ai parlé du Canada et du nord-ouest, là-bas, dans le vieux pays de France… J’ai dit tout le bien que je pense de vous et de cette contrée : d’ici six mois, plusieurs de mes compatriotes seront sur les bords de la Saskatchewan avec des capitaux… et nous reprendrons notre œuvre… Car je ne sais si vous êtes de mon avis, mais moi, durant toute cette guerre, j’ai senti que c’était autant à cause de nos origines et de notre confession que pour nous enlever des terres que les Anglais nous ont combattus… Oui, oui, croyez-le bien… Et nous-mêmes, en prenant les armes, n’avons-nous pas continué la lutte commencée si glorieusement par nos pères au temps jadis, ne l’avons-nous pas continuée sous les plis de leur vieux drapeau ? Nous avons été vaincus par la force… c’est vrai… ils avaient des canons… toute l’Angleterre derrière eux… et nous, nous n’avons que nos fusils et nous étions seuls… Mais, laissez faire ! Ils n’auront peut-être pas toujours le dessus… C’est la lutte pacifique qui commence… la lutte avec nos capitaux… avec notre énergie… la seule lutte possible, quoi ! Celle d’où renaîtra peut-être la France du Canada !

Tout en parlant, Henry de Vallonges s’était échauffé. Ses auditeurs l’écoutaient dans un religieux silence. Ces gens simples saisissaient-ils bien toute la portée des paroles de leur compatriote ? Il est possible que ces rudes descendants des guerriers algonquins, et surtout Lacroix et Cadotte, plus frustes que les deux autres, n’aient pas très bien compris quelle était cette forme plus raffinée de lutte à laquelle leur ami faisait allusion. Mais, n’importe ! Leurs cœurs avaient senti ce que leurs esprits concevaient peut-être mal. Et le vieil Antoine trouva au fond du sien la réponse qui convenait. D’un geste grave, il enleva sa toque de peau et dit, de sa voix de septuagénaire un peu tremblante :

— M’sieu le vicomte, dans ce pays-cite, on est de pauvres Françâs sauvages, mais on est de bien bons Françâs tout de même.

— Merci… mon brave… merci, mon ami ! lui répondit, avec une énergique poignée de mains, le jeune homme tout ému.

— Et maintenant, ajouta-t-il sur un ton plus gai, versons-nous une rasade de rhum…, de rhum de « Jean-Marie », comme vous dites, et buvons à l’avenir de la vieille et de la jeune France !

Les verres furent emplis. Mais Henry de Vallonges, s’étant recueilli, ajouta :

— Buvons à l’avenir, mais sans jamais oublier le passé, ni ceux de nos frères, de nos proches, qui sont tombés sous les balles anglaises, sans oublier non plus notre pauvre Riel qui souffre encore là-bas, dans la prison de Régina, et qui payera peut être de sa vie le triomphe futur des siens…