Les arpents de neige/Texte entier

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LES ARPENTS DE NEIGE


DU MÊME AUTEUR :
La Légende d’une Âme (poèmes). Ouvrage couronné par la Revue des Poètes, en 1904.
Le Chemin de la Mer (poèmes). Ouvrage couronné en 1908 par l’Académie française.


Joseph-Émile POIRIER

LES ARPENTS
DE NEIGE
ROMAN CANADIEN
Avec une Préface de M. Adjutor RIVARD
secrétaire de la société du parler français au canada
PARIS
NOUVELLE LIBRAIRIE NATIONALE
85, rue de rennes, 85

1909



Tous droits de reproduction et de traduction réservés
pour tous pays.


PRÉFACE


M. Poirier tient à ce qu’un Canadien présente son roman au public.

Il ne faut voir dans ce désir de l’auteur qu’une délicate attention pour ses compatriotes d’outre-mer ; car cette préface ne saurait rien ajouter au caractère de l’ouvrage déjà rempli des choses du Canada ; — je ne dis pas « des choses de chez nous », parce que « chez nous », c’est plutôt la province de Québec, qui se trouve à quelque trois mille kilomètres du nord-ouest. Mais, à cause de l’intérêt que nous avons pris à l’insurrection des Métis, il peut convenir en effet qu’un Canadien français écrive la préface de ce livre. Il n’eût sans doute pas convenu qu’il écrivit le livre même.

Écrit par l’un des nôtres, ce roman serait pris pour une thèse ; on chercherait à y voir l’expression d’une opinion politique. La révolte des Métis a trop profondément ému la population du Canada, le nom de Riel a été mêlé à des luttes trop violentes, et le souvenir en est encore trop vif, pour qu’un Canadien français puisse, sans ranimer certaines polémiques et des haines presque éteintes, prendre pour cadre d’un roman les événements de 1885.

Mais un écrivain de France, pour qui l’espace éloigne davantage ces événements, pouvait le faire. Et il est heureux qu’il s’en soit trouvé un pour l’entreprendre.

M. Poirier a placé au milieu du drame historique, et mêlé à ce drame, l’histoire intime et tragique d’une famille de métis français. Ce n’est pas un prétexte pour parler de Riel, de Gabriel Dumont, de Gros-Ours, et des autres chefs, et pour raconter la révolte et son dénouement ; c’est une trame liée naturellement au fait historique, et qui lui emprunte, sans le défigurer, ses principaux ressorts.

Ai-je besoin de dire que ce roman excitera chez nous le plus vif intérêt ? Sans doute, la scène ne se passe pas dans notre vieille province, nous ne sommes pas les acteurs du drame, et les mœurs décrites ne sont pas les nôtres. Mais les Canadiens français se sont trop passionnés de la cause des Métis, pour que ce livre ne leur plaise pas singulièrement. L’auteur, cependant, a eu soin de respecter l’histoire ; bien que sa sympathie soit franchement marquée, il ne prend pas plus de libertés qu’il n’est permis à un romancier.

Ai-je dit que je ne pouvais rien ajouter à la peinture que fait M. Poirier des Métis et de leur chef ?… J’ai gardé mémoire d’une entrevue à laquelle les lecteurs des Arpents de Neige prendront peut-être quelque intérêt.

C’était le 20 juillet 1886, peu de temps après l’exécution de Riel. Je me trouvais avec quelques compagnons de voyage, au Manitoba, dans le village où vivait la mère du chef des métis. On nous avait dit que la malheureuse mère aimait à recevoir des Canadiens de la province de Québec, où son fils avait compté tant d’amis. Nous nous rendîmes chez elle. Nous savions que la douleur, parfois, la faisait divaguer, et nous voulions lui parler le moins possible de son fils ; mais, dès l’abord, elle se mit à nous dire sa peine…

Je notai ses paroles, et, je ne sais pourquoi, j’ai toujours gardé ces notes sténographiques. J’en donne aujourd’hui, pour la première fois, la transcription, en omettant tout ce qui, dans la conversation, n’est pas de Mme Riel.

Sans doute, il n’y a dans ces paroles sans suite, incohérentes, rien de remarquable ; le langage est fruste, parfois incorrect. Cependant, de les entendre de la bouche de cette vieille femme, ridée, voûtée par l’âge, mais ardente encore, et dont les yeux lançaient des éclairs ou se voilaient de larmes, c’était poignant. Des sanglots parfois l’étouffaient ; parfois sa voix se faisait douce et caressante, parfois dure et vengeresse.

Voici le discours étrange de Mme Riel :

« J’ai une plaie profonde au cœur… Mon enfant… mon enfant ne reviendra pas !… mon enfant sur l’échafaud !… Louis Riel, mon martyr !

« Vous ne pouvez pas vous imaginer ce que je souffre ! Il y a des jours où je voudrais me voir loin, bien loin, seule au milieu du bois. Mon cœur est bien malade.

« Mon enfant ! ils ont pris mon enfant !… Il y en a qui se taisent quand ils souffrent ; mais pour moi, ce n’est pas possible, il faut que je parle, il faut que je crie ma peine !… Je souffre… Parfois je dis au bon Dieu : « La mort ! la mort ! » Mais il n’est pas temps…

« Pauvre enfant !… Il y a une chose qui me pèse sur le cœur ; c’est mon remords : je l’ai grondé une fois. Lui qui était si bon pour moi, je l’ai grondé, et il m’a dit : « Maman, pourquoi me grondez-vous, vous, ma « seule consolation ? » Il n’avait que moi pour le consoler, et je l’ai grondé !

« Pour le perdre, ils ont dit qu’il ne faisait pas sa religion. Je le sais, moi, qu’il la faisait, et je le prouverai un jour, au ciel ! À tous ceux qui viendront me dire cela, je leur répondrai : « C’est un mensonge ! » Je n’en excepte pas un seul ! À n’importe qui ! n’importe qui ! Je suis une femme, mais j’ai ma conscience pour moi. J’ai la vérité, moi !

« Il y en a qui sympathisent avec moi, là-bas ; mais ici, il n’y a personne… Ceux qui sont contre mon enfant, malheur à eux ! Malheur ! Malheur !…

« —
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« — Mon préféré ?… Je n’ai pas de préféré parmi mes enfants. Mais, quand il y en a un qui souffre, je suis avec lui.

« —
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« — L’amnistie ?… Il est trop tard ! Pourquoi accorder l’amnistie à cette heure ? Il fallait l’accorder avant…

« Pauvre enfant ! Ils ont voulu m’empêcher de le voir, dans sa prison… Moi, sa mère !…

« J’aime le bon Dieu. Mais, je vous le dis, parfois il n’est pas possible de ne pas s’irriter…

« Ils ont voulu m’emmener au Canada[1]. Mais non. Mon père et ma mère étaient parmi les grands ; mais moi, j’ai vécu parmi les petits. Il faut y rester. Quand on souffre comme ça, il n’y a pas de coin assez petit pour se cacher…

« L’autre jour, j’ai vu sous les arbres une tombe et une bannière ; le vent battait au nord-ouest sur la bannière et le cercueil…

« Dans sa prison, il y avait une petite allée, où il marchait, en songeant, comme ici ; il me dit : « Là-bas, je durcissais la terre avec mes pieds, ici, ce sont mes « chaînes » ; et il traînait son boulet et ses chaînes.

« Mon enfant, ils ont tué mon enfant ! C’est la plus grande injustice. Je regarde ça comme le plus grand malheur du pays. Ma peine est une peine publique. Il avait fait plus de bien au pays que n’importe qui. Il était innocent, j’en fais le serment ! Ma conscience me le dit… J’ai la vérité !…

« On dit que je suis folle. Il y en a qui nous méprisent. Ah ! le mépris, c’est le pire de tout !… Ils ont méprisé mon enfant !

« Dans la prison, ses enfants lui disaient : « Viens-t’en ! papa, viens-t’en ! » Moi, je lui cachais ma douleur.

« Je souffre ! Je souffre ! Je pense qu’il n’y a pas de mère qui ait souffert comme je souffre. Ah ! mon cœur est bien malade.

« J’ai prié, j’ai prié, et pourtant ils l’ont tué !… Ah ! quand je pense à ceux-là, je sais que c’est contre la religion, mais… Malheur ! Malheur !…

« Il y en a qui m’ont dit : « Pourquoi est-ce qu’il ne s’est pas sauvé comme les autres ? » C’est pour sauver les femmes et les enfants, pour les empêcher d’être massacrés.

« Ceux qui sont pour mon enfant, c’est comme des parents… »

Et la pauvre femme serrait contre elle Marie-Angélique et Jean, les deux orphelins, dont le père, Louis Riel, était mort sur l’échafaud.

Adjutor RIVARD,
de la Société Royale du Canada.


AVERTISSEMENT


Le titre de ce roman, qui pourrait, au premier abord, surprendre quelques lecteurs, est facile à justifier. L’auteur a pensé qu’il y avait quelque ironie à inscrire les mots dédaigneux de Voltaire sur le Canada à la tête d’un livre où se trouvent exaltées l’immensité et la fécondité de ce pays magnifique. Et ces trois mots là, en reliant le passé au présent, peuvent aussi convenir à un récit d’imagination brodé sur des événements qui furent comme le prolongement affaibli des grandes luttes de jadis aux bords du Saint-Laurent.

Au Canada, comme en bien d’autres points de la terre, la période héroïque est désormais close : il pouvait donc être intéressant d’en fixer sous une forme saisissante la phase suprême qui est aussi la plus obscure : c’est ce que l’auteur des « Arpents de neige » a tenté.

Il ajoute que, n’ignorant rien de ce qui a été dit soit en faveur de Riel, soit contre lui ; qu’ayant, d’autre part, puisé pour la documentation de son livre aux meilleures sources anglaises, canadiennes et françaises, c’est en toute connaissance de cause qu’il a écrit ce livre. S’il lui est arrivé de traiter certains détails en romancier, il a, du moins, pris bien soin de subordonner, d’une façon générale, la fiction romanesque à la vérité historique.

Il espère que les lecteurs des Arpents de Neige, ceux qui approuvent Riel, aussi bien que ceux qui le blâment, lui en sauront gré.

J.E.P.


LES
ARPENTS DE NEIGE

I
présentations

Un ciel triste auquel allait bientôt manquer le jour pesait sur la Saskatchewan glacée par le rude hiver du Nord-Ouest canadien, sur les bois enneigés qui dévalent ses berges et sur quelques maisons assez primitives construites en contre-bas des futaies.

Autour de ces bâtiments en planches ou en troncs d’arbres à peine équarris étaient rassemblés des gens étranges, la plupart bruns comme des bohémiens, vêtus de cuir souple et de « capots » de laine, et qui s’interpellaient dans un français douteux, semblable, à s’y méprendre, au patois bas-normand.

Questions, réponses, exclamations se croisaient et ricochaient sans trêve dans les groupes.

— Dis donc, grand-père, c’est-y vrai qu’on les a battus ?

— Aussi vrai que tu t’appelles Pierre La Ronde, mon gâs…

— Ah ! les mauvais chiens d’Anglouais ! c’est-y ben fait ! Ont-y des morts ?

— Une vingtaine, à ce qu’on dit…

— Et nous autres ?

— Des blessés.

Dans le jour tombant, le visage du grand-père, un visage de loup de mer boucané par les intempéries, encadré d’un collier de barbe, s’éclairait d’un sourire d’une bonhomie narquoise en contraste avec l’expression de joie contenue et quelque peu farouche qui animait les traits creusés de Pierre La Ronde.

Mais, si différents qu’ils apparussent d’âge et d’allure, ce vieillard aux longs cheveux encore mi-noirs et ce garçon au profil énergique étaient des types très représentatifs de leur race : celle des Métis franco-indiens du Nord-Ouest, dont une colonie était fixée en ce village de Batoche.

Situé tout au fond du Canada, sur la branche méridionale de la rivière Saskatchewan, à plus de mille kilomètres à l’ouest des grandes provinces peuplées, Batoche, centre de trois missions, était, vers 1885, un des avant-postes de la civilisation en pays sauvage.

Une petite église de bois s’élevait à peu de distance de l’endroit où était établi le bac, et sur plusieurs milles le long des berges s’essaimaient les modestes habitations de ces Métis appelés par les Anglais « Half-Breeds » et qui se donnent à eux-mêmes le pittoresque sobriquet de « Bois-Brûlés » : race aventureuse et forte qui allie merveilleusement le sang des Peaux-Rouges à celui de ses ancêtres blancs, les rudes et entreprenants « coureurs des bois » français, venus, il y a plus d’un siècle, dans ces solitudes.

L’hiver touchait à sa fin ; on était au soir du 26 mars 1885 ; la neige n’allait guère tarder à fondre désormais et, selon l’expression canadienne, à « pourrir » le sol des immenses plaines du Nord-Ouest, quoique les lacs qui les constellent demeurassent durs comme des chemins, et que sur les grands cours d’eau qui s’y ramifient, rien n’annonçât encore la prochaine débâcle des glaces.

Le jour baissait rapidement, et le froid s’accroissait à mesure. Mais les demi-blancs ne paraissaient guère s’en soucier et conversaient toujours avec la même animation autour des bâtiments où étaient encore attachés les chevaux maigres et nerveux des éclaireurs indiens porteurs de la bonne nouvelle qui remuait depuis un moment le village.

Il y avait à peine quelques jours que le pays de la Saskatchewan était en état d’insurrection contre le Gouvernement anglo-canadien. Comme pour mettre un comble à d’incessantes vexations, ne venait-il pas de vendre à des sociétés de colonisation et à des syndicats agricoles une paroisse métisse tout entière, celle de Saint-Louis-de-Langevin, avec l’église, l’école, les habitations particulières et les terres cultivées qui en dépendaient ! À cet inqualifiable procédé, les expropriés avaient répondu en se soulevant en masse pour faire valoir leurs droits les armes à la main… Et voilà que les gens de Batoche apprenaient qu’un groupe de leurs frères, sous les ordres de Gabriel Dumont, chef respecté d’une colonie de deux cents familles, venait de s’emparer du poste anglais du « Lac-aux Canards », obligeant les troupes de la police montée à abandonner précipitamment sur le terrain des morts et des blessés, plus de cinquante fusils et une dizaine de chevaux…

— Ne trouvez-vous pas que ça commence à faire « frette », M’sieu le vicomte ? demanda le vieillard basané à un homme d’une trentaine d’années à peine, dont le teint clair tranchait sur les faces hâlées qui l’entouraient.

L’interpellé répondit d’une façon affirmative, et un autre, un grand et fort gaillard Bois-Brûlé à coup sûr, celui-là — ayant ajouté, dans son parler pittoresque, « qu’on pourrait p’t-être ben virer de bord » maintenant qu’on savait à quoi s’en tenir, tous trois s’éloignèrent côte à côte en conversant.

Un instant après, ils s’arrêtaient devant la porte d’une maison de bois de proprette apparence. La première pièce dans laquelle ils pénétrèrent n’était pas très grande, et un Anglais eût sûrement trouvé qu’elle manquait de confortable : un poêle incandescent, des sièges grossiers et deux coffres en composaient tout l’ameublement : mais la flamme tremblotante d’une chandelle fit bientôt sortir de l’ombre quelques « robes » de bisons à demi déroulées dans un coin, deux ou trois peaux d’ours et de renards et un véritable arsenal d’engins de pêche, de raquettes à neige, de hachettes et de carabines…

Le grand et fort métis, un homme de quarante cinq à quarante-six ans, à la figure sympathique, ayant inspecté d’un rapide coup d’œil le râtelier d’armes, observa d’un air mécontent :

— Avec tout ça, Jean n’est pas encore de retour… C’est pourtant pas le moment de courir la « dérouine » dans les plaines… Y a beau temps qu’il devrait être à couvert.

Un par un, les autres habitants de la maison rentrèrent, et bientôt tout le monde fut réuni autour du poêle ronflant.

Cette famille d’honnêtes trappeurs et trafiquants de la prairie comptait parmi les plus considérées de Batoche. L’aïeul, François La Ronde, qui avait passé la moitié de sa vie parmi les Indiens, était un septuagénaire très vert et dont le « coup de fusil » valait encore, presque, l’expérience et les conseils. Il s’était retiré définitivement, depuis quelques années, dans le « log-hut » qu’il possédait, et il vivait là, tranquillement, avec son fils Jean Baptiste, pourvoyeur à la Compagnie de la baie d’Hudson, la femme de ce dernier et leurs cinq enfants : deux filles et trois garçons, de beaux et robustes jeunes gens de seize à vingt-deux ans dont ils étaient fiers.

Depuis plus de deux semaines pourtant, Jean, le cadet, était absent, mais le nombre des hôtes habituels de la maison n’en était pas diminué à cause de l’arrivée récente chez les La Ronde de ce personnage blond, dont le regard franc et bleu, le teint clair, la longue moustache un peu tombante à la gauloise, décelaient la pure origine européenne. Bien que vêtu à peu près comme les métis et, comme eux, guêtré de laine, chaussé de mocassins, celui-ci n’en demeurait pas moins l’homme d’un autre milieu : le vent de la prairie n’avait pas encore hâlé ses joues, et ses moindres façons gardaient l’empreinte d’une éducation raffinée que ses compagnons semblaient reconnaître, car, lorsqu’il prenait la parole, ils l’écoutaient avec une déférence assez sensible.

Deux coups secs frappés à l’huis interrompirent la conversation :

— P’têtre le cadet qui s’en vient ! dit tranquillement un des fils en allant tirer les barres.

Mais quand la porte fut ouverte, au lieu de la silhouette élancée du second des fils La Ronde, on aperçut une forme indécise sur le seuil.

— Bonsoir ! prononça d’une voix forte et bien timbrée, en s’avançant dans la salle, un homme engoncé dans un capot de fourrure.

À sa vue, tout le monde se leva. Des exclamations de bienvenue retentirent… Tout en serrant les mains tendues vers lui, le nouveau venu enveloppa d’un coup d’œil vif celui qu’il ne connaissait pas, le grand garçon au teint clair. Il prononça en même temps quelques mots dans l’idiome harmonieux et sonore des Indiens Cris, familier aux métis, et le vieux François, avec son air à la fois rude et paterne de loup de mer, en profita pour lui répondre, en désignant de la main le jeune homme blond :

M’sieu n’entend pas le parler des sauvages : c’est un « Françâ de France », qui vient tout « dret » du « vieux pays ».

À cette présentation sommaire, la figure du nouveau venu s’éclaira. D’un mouvement preste, il ôta sa toque de fourrure. Charmé de l’effet produit par ses paroles, le vieillard ajouta, non sans un brin d’emphase :

— C’est M’sieu le vicomte Henry de Vallonges.

L’inconnu s’avança, la main tendue, et s’inclina avec aisance :

— Monsieur, dit-il dans le plus pur langage français, soyez le bienvenu parmi les Bois-Brûlés. Votre présence ici, surtout dans les circonstances actuelles, me fait un plaisir inexprimable. Je suis Louis Riel, président du Gouvernement provisoire de la petite France de la Saskatchewan.

Le jeune homme salua respectueusement à son tour le héros des Métis, l’homme dont la constance et l’énergie avaient déjà fait céder une fois le Gouvernement canadien.

Louis Riel avait quarante et un ans : il n’était pas très grand, replet, avec une figure ouverte aux lèvres rasées et dont une paire de favoris noirs accentuait encore la chaude pâleur. Rien, ni dans son teint, ni dans son aspect général, ne laissait deviner son origine indienne, sauf, peut-être, les yeux sombres et mobiles qui, dans sa face aux traits fatigués, brûlaient, par instants, d’un éclat fiévreux.

Une fois débarrassé de son capot de fourrure et d’un volumineux paquet qu’il tenait sous le bras, le chef des Bois-Brûlés avait pris place près du poêle, parmi les membres de la famille La Ronde, et la conversation tomba tout naturellement sur l’événement du jour.

— C’est un heureux début ! déclara Riel. Bien qu’ils fussent cent quarante et nous moins d’une trentaine, nos frères ont obligé le major Crozier à la retraite en lui tuant ou lui blessant vingt-trois hommes. Nous avons perdu seulement quatre des nôtres dans cette affaire, et Gabriel Dumont a été atteint à la tête… sans gravité, heureusement ! Pourtant, nous ne sommes pas au bout de nos peines. Je viens d’apprendre que sir John MacDonald envoie contre nous le 90e carabiniers de Winnipeg avec des canons… Cette guerre est un grand malheur, mais le ciel nous est témoin que c’est eux qui l’ont voulue !

Un court silence accueillit ces paroles. Puis François, résumant le sentiment général, déclara :

— On est tous parés !

Autour de lui, Jean-Baptiste et ses fils approuvaient de la tête, les yeux brillants.

— Il y a, reprit Riel, une chose pour laquelle je suis venu vous trouver. Vous savez que les sauvages veulent s’en mêler. Nous avons déjà dans nos campements de la rivière Du Pas[2] les meilleurs batteurs d’estrade de Poundmaker, du Mosquito, du Faisan-Rouge. Quant à Grand-Ours[3], il n’attend plus qu’un signe pour se mettre en campagne à la tête de ses guerriers… Mais j’ai d’abord hésité à leur adresser des messages, car vous savez que les convertis eux-mêmes ne se conduisent guère en chrétiens une fois sur le sentier de la guerre…

Le chef des Métis s’interrompit. Une expression d’extraordinaire mélancolie se répandit un instant sur ses traits. Il reprit d’une voix assourdie :

— C’est qu’eux aussi sont poussés à bout par les agents du Gouvernement. Ah ! ce sont bien nos frères de sang et de malheur ! De toute manière ils se révolteront. Il est donc préférable qu’ils combattent avec nous ; nos efforts, notre exemple, les retiendront peut-être… François, il te faudra aller demain à la réserve des Cris. J’ai songé à toi parce que tu es un vieux trappeur qui connais le Grand-Ours et les autres mieux que personne. Tu leur porteras ceci.

Louis Riel désignait le volumineux paquet déposé près de lui et d’où s’exhalait une odeur caractéristique : mais pour un colon du Nord-Ouest une bombe à la dynamite n’eût sans doute pas semblé plus terrible que ce simple paquet de tabac dont l’envoi aux chefs des tribus devait être le signal de la guerre indienne.

Le vicomte, cependant, sentait dans ce milieu orageux se réveiller les instincts combatifs qu’il tenait de ses ancêtres.

En 1759, un Vallonges, qui servait au Canada, était tombé frappé d’une balle anglaise sous les murs de Québec, aux côtés de Montcalm. Peut-être revivait-il en lui quelque chose de cet aïeul. Elle avait, de tous temps, exercé sur lui une attraction étrange, cette terre lointaine. Aussi, dès que la mort de son père l’eut mis en possession d’une part d’héritage fort considérable, il était parti… Et c’était moins, en dépit de ses affirmations, pour tenter des expériences d’élevage que pour obéir à une sorte d’instinct aventureux qu’il s’exilait ainsi, laissant à son frère cadet la propriété de la gentilhommière familiale en Basse-Normandie. Muni, d’ailleurs, de lettres de recommandation pour diverses familles de Québec et de Montréal, il était sûr d’être bien accueilli par la société franco-canadienne, si fière de ses origines, si attachée à ses souvenirs.

Mais il ne se doutait guère alors qu’il trouverait aussi, en un coin de ce vaste pays, des gens simples issus de Français et d’Indiens, si proches, par certains côtés, de ses compatriotes de la Basse Normandie qu’il avait parfois l’illusion, lorsqu’ils s’exprimaient dans leur langage archaïque, d’entendre patoiser des fermiers de chez lui.

Un mois passé à Québec et deux autres à Montréal lui avaient suffi, car, depuis qu’il était question de ces Métis, dont les négociations avec le Gouvernement commençaient à préoccuper l’opinion, il ne rêvait plus que de gagner les territoires presque sauvages du Nord-Ouest. Et voilà comment, malgré les conseils de ses amis de Montréal, en plein hiver, en dépit d’un froid intense et de routes presque impraticables, il était parti en compagnie d’un marchand de pelleteries, pour le district de la Saskatchewan.

Cependant, le chef des Métis s’était levé.

Jean-Baptiste La Ronde fit un signe, et la plus jeune de ses filles apporta sur la table une bouteille de rhum et des verres.

Alors, le vieux François ayant porté un toast aux « Franças de France », une dizaine de voix de tous les timbres jaillirent des poitrines…

Soudaine, irrésistible, une émotion serra la gorge du jeune homme : mille choses confuses se levèrent en lui et le troublèrent jusqu’au fond de l’être… Il la sentait, en ce moment, si vibrante, si proche de la grande patrie, cette petite France de la Saskatchewan !

Après un court silence, il retrouva la voix :

— Au nom des Français du vieux pays, dit-il, je lève mon verre aux Bois-Brûlés, à leur vaillant chef et surtout au triomphe d’une juste cause pour laquelle je veux moi-même combattre !

— Monsieur, répliqua Riel d’un air exalté, je n’attendais pas moins de vous. Merci. J’ai confiance en Dieu. C’est son esprit qui me guide. Que sa volonté soit faite !

Il reprit son manteau.

De chaudes poignées de mains furent échangées, et Riel sortit.

La porte était déjà refermée que les dernières paroles du chef métis semblaient vibrer encore par la salle. Comme pour en écouter l’écho au fond d’eux-mêmes, tous se taisaient.

François rompit le premier le silence :

— Eh ben, les gâs ! ça va donc être, les jours « cite », notre tour de faire jaser les fusils !

Pierre, l’aîné des fils, se dirigea vers le râtelier d’armes où reposaient les carabines Winchester.

Il en prit une dont il fit jouer le mécanisme.

— La guerre, ça me va ! grommelait-il.

Son physique semblait confirmer ces paroles. Il était de moyenne taille, vigoureusement bâti, avec une figure ramassée comme celle d’un Indien et que coupait à droite, de la tempe au menton, une longue cicatrice blanchâtre, très visible sur ce visage boucané. Une moustache courte et dure suivait la courbure de sa grande bouche aux lèvres arquées et violentes ; entre des sourcils noirs comme la chevelure épaisse et droite qui lui cachait les oreilles, se creusait un pli vertical et profond.

— Ils veulent la guerre. Ils l’auront ! répéta-t-il.

Tous, dans la salle, partageaient ce sentiment. Les injustices anglaises avaient réveillé l’instinct belliqueux qui sommeillait chez ces énergiques descendants des guerriers algonquins. Si Louis Riel et les chefs métis sentaient douloureusement combien cette guerre, qu’ils jugeaient nécessaire, pouvait être funeste à leur peuple, la masse instinctive et simple des Bois-Brûlés se réjouissait d’une solution qui lui apparaissait comme la seule efficace, la seule naturelle…

L’heure du repas arrivé, la vue de la place toujours vide du second des fils suscita mille réflexions. Au fond, chacun commençait à s’étonner de ce retard, et la mère, une grande femme un peu blême qui ne menait pas grand bruit, s’en inquiétait secrètement.

Jean La Ronde était parti en traîneau à chiens, seize jours auparavant, pour aller livrer des pelleteries à un trafiquant de Saint-Paul, à quelque trois cents milles de Batoche, sur la branche nord de la Saskatchewan.

On avait compté absolument sur son retour, la veille, vers midi. Mais les heures s’étaient écoulées, et la nuit même n’avait pas ramené l’absent.

Certes, il était adroit, vigoureux et entraîné aux plus rudes aventures, ce jeune descendant des guerriers indiens. Mais, par ce temps d’insécurité, dans ce grand pays que l’hiver faisait plus désert que jamais, avec les loups qui rôdaient en bandes affamées, les tourmentes de neige qui, parfois encore, sévissaient, les pires suppositions étaient possibles.

Assurément, il n’y avait plus à compter sur lui ce soir-là, car il était trop avisé pour avoir commis la folie de s’embarquer, après le coucher du soleil, sur le chemin dangereux de Battleford à Batoche. On supposait un arrêt quelque part à un relais ou dans une ferme écartée, et l’on ne voulait pas douter que le lendemain, dans la matinée, il aurait rallié la maison.

Déjà, le vieux François proposait de songer au repos, lorsque des jappements lointains se firent entendre au dehors.

— Le voici ! s’écria la mère.

Le bruit se rapprocha graduellement. Bientôt une voix d’homme se mêla aux cris des animaux. On reconnut la voix de Jean.

— C’est égal, observa Pierre, l’homme à la cicatrice, faut « avouère de la folie à gouèche », pour traverser en traîneau, à l’heure qu’il est, la passe du Rat musqué…

On tira les barres, mais le cadet cria qu’il allait remiser son attelage, et ce fut seulement un instant après qu’il pénétra dans la maison.

Une fois débarrassé du lourd capot de laine grise qui lui emprisonnait le corps, Jean La Ronde apparut grand et mince, de formes souples, avec une face brune aux traits nets et fins qui le faisaient ressembler à un Mexicain des frontières. Vingt ans et presque imberbe, — à peine si deux touffes légères lui descendaient de la chevelure le long des joues, — il avait une physionomie avenante. Toutefois, Henry de Vallonges, qui, au début de son séjour à Batoche, en avait beaucoup apprécié l’air de franchise et la distinction réelle, trouva, ce soir-là, qu’une expression d’exaltation singulière animait cette figure brune où brillaient presque fiévreusement les yeux noirs.

Aux multiples questions qu’on lui posa, le jeune voyageur répondit d’une façon un peu confuse, parlant beaucoup, mais avec l’air d’un homme dont la pensée est très loin. Il avait dû s’attarder à Saint-Paul, affirmait-il, le trafiquant n’ayant pas été exact au rendez-vous… D’ailleurs, le mauvais temps qui sévissait dans le Nord l’avait beaucoup gêné à l’aller… Certainement, il était satisfait, s’étant débarrassé avantageusement de sa pelleterie… Le retour avait été pénible, surtout dans les passes, du côté de Battleford, où beaucoup de neige s’était accumulée…

Il disait tout cela avec volubilité, en attaquant à belles dents un morceau de « chignée » (échine de porc) qu’on venait de poser devant lui sur la table ; mais jusque dans sa façon de manger, on sentait quelque chose de machinal : visiblement l’esprit était ailleurs…

L’annonce du récent succès des Métis ne parut même pas l’émouvoir beaucoup. Il se contenta de faire à ce sujet quelques réflexions banales, et ce manque d’enthousiasme scandalisa ses frères secrètement.

Mais Baptiste ayant ajouté que le Gouvernement expédiait de Winnipeg des carabiniers et du canon, il exprima ses craintes pour l’avenir d’un ton tellement amer que Pierre, son aîné, le regarda d’un œil mécontent :

— J’espère ben, lui répliqua son père d’un air un peu piqué, que t’as pas l’idée de blâmer ce qu’a fait Louis Riel, Avec des « gensses » comme les Anglouais, c’est pas des « jasettes », mais des fusils qu’y faut pour « avouère justice ! »

À ce moment, le jeune homme avisa sur la table les verres et la bouteille de vieux rhum qu’on ne débouchait que dans les grandes circonstances.

— Quelqu’un est venu « icite » ?

— Oui, mon gâs, répondit François, Louis Riel en personne. Même qu’il m’a prié d’aller demain quérir des renforts chez les Cris.

À ces mots, Jean pâlit sous son bistre.

— Foi d’homme ! s’écria-t-il, c’est triste |

Il s’était levé. Sa voix, indignée, était âpre.

Cette sortie inattendue stupéfia les assistants. Il y eut une seconde de silence, puis Baptiste, le regardant d’un air calme, maïs sévère :

— Quéqui te prend ? Je t’entends pas, tu sais… Explique-toué…

Mais, déjà, le jeune homme s’était ressaisi. Pourtant, il demeurait un peu pâle, et Vallonges s’aperçut que ses mains tremblaient légèrement.

— Père, reprit-il d’une voix où vibrait une émotion contenue, père, tu sais ben que les journaux anglouais nous traitent déjà de sauvages !… On veut donc qu’ils aient raison… Si les Cris et les Pierreux se mettent avec nous…

La voix tranchante de l’aîné l’interrompit :

— M’est avis, cadet, que tu parles en ce moment tel qu’un Anglouais |

— Tel qu’un chrétien, tu veux dire…

— On est chrétien autant que toué…

Ils s’échauffaient. La face ramassée de Pierre La Ronde, coupée à gauche par la blancheur de sa longue cicatrice, avait quelque chose d’agressif.

Il devenait urgent d’intervenir.

— La paix donc ! cria Baptiste d’un ton de commandement. Et tout de suite il ajouta :

— C’est pas tout ça… Mais, allons faire notre somme. On en a tous besoin, et toué, Jean, encore plus que les autres. Mâtin ! j’sais pas ce qui te tient, mais ton voyage t’a fameusement remué le sang et les idées !

Durant plusieurs heures, Henry de Vallonges, tourmenté d’une sorte de fièvre héroïque, se retourna sur son matelas en feuilles de maïs, incapable de trouver le vrai sommeil. Une fois même, il se réveilla tout à fait, croyant entendre non loin de lui de faibles gémissements.

C’était son voisin de lit, le cadet des fils La Ronde, qui rêvait tout haut. Sa voix plaintive se traînait dans l’ombre entrecoupée de silences.

Légèrement impressionné, Henry revit en esprit la silhouette élégante du garçon dressée dans l’explosion d’indignation provoquée chez lui par les paroles du vieux François, et il se rappela encore les propos très vifs qu’avaient échangés les deux frères…

Enfin, n’entendant plus rien, le Français se laissa retomber sur son matelas. Peu après, il s’endormait au milieu des visions tumultueuses suscitées dans son imagination échauffée par cette soirée du 26 mars 1885, date mémorable où un petit peuple de descendants de la vieille race française venait de reprendre, au fond du Canada, contre le même ennemi et avec le même héroïsme, l’épopée interrompue plus d’un siècle auparavant par la mort de Montcalm…



II
vers batoche

La querelle qui mettait aux prises les Bois-Brûlés et le Gouvernement anglo-canadien n’était pas d’origine récente.

Lorsqu’en 1867 les hommes d’État de la jeune « Puissance du Canada » avaient racheté à la Compagnie de la baie d’Hudson son privilège territorial, les indigènes qui erraient sur ces sept millions de kilomètres carrés et les douze mille Métis qui s’y livraient paisiblement au trappage et à l’agriculture étaient devenus du jour au lendemain des sujets de la reine.

Or, il sembla extrêmement fâcheux aux Canadiens anglais que ces Métis fussent, presque tous, des gens d’origine française, catholiques fervents et fort attachés au culte de leurs vieux souvenirs.

Aussi, et sans même attendre que l’arrangement avec la Compagnie de la baie d’Hudson fût ratifié à Londres, le Gouvernement envoya-t-il des arpenteurs pour cadastrer le nouveau territoire et préparer l’installation de colons anglais sur ces terres que les Métis avaient mises en valeur et dont ils possédaient la jouissance de droit immémorial.

Le procédé était des plus sommaires. Mais les délégués canadiens trouvèrent en face d’eux Louis Riel.

Ancien élève du collège de Montréal, intelligent et énergique, Louis Riel, alors âgé de vingt-six ans, protesta au nom de la justice en faveur de ses frères. Ses réclamations restant vaines, il n’hésita pas.

À sa voix, les Bois-Brûlés se soulevèrent en masse, et l’intervention de Mgr Taché, archevêque de Saint-Boniface, put seule empêcher une grave effusion de sang

De son côté, le Gouvernement, étonné d’une résistance à laquelle il ne s’attendait pas, consentit quelques garanties, et les demi-blancs déposèrent les armes.

Mais Louis Riel, pour échapper à d’implacables haines, dut s’exiler aux États-Unis.

Quinze années s’étaient écoulées depuis lors.

Lorsque Henry de Vallonges était arrivé sur les bords de la Saskatchewan, il avait pu se rendre compte qu’un nouvel orage grondait à l’horizon politique.

Riel, rappelé des États-Unis par ses concitoyens, à propos de cette brutale mainmise du Gouvernement sur la paroisse de Saint-Louis-de-Langevin, avait entamé, sans tarder, des pourparlers avec les hommes d’État de la « Puissance ».

Mais des mois passèrent sans apporter la solution désirée. S’il est exact, comme certains l’ont prétendu, qu’on ne cherchait qu’à pousser à bout les Bois-Brûlés afin de permettre à leurs adversaires de trancher la question par la force, l’expédient réussit à merveille. Irrité d’un tel mauvais vouloir, Riel s’était, en effet, résolu à d’énergiques mesures : président du Gouvernement provisoire des Métis, coup sur coup, il avait publié une « déclaration des droits », ordonné l’arrestation des représentants du pouvoir central et fait acclamer chef des forces insurrectionnelles son ami Gabriel Dumont. Après quoi, au nom de tous les demi-blancs de la Saskatchewan, il exigea justice immédiate.

Cette fois, la réponse ne se fit pas attendre : l’ordre arriva d’Ottawa à la police montée de se préparer à châtier les rebelles. Mais, dès le lendemain, le Gouvernement provisoire, prenant les devants, avait loyalement adressé à Thomas Mackay, délégué de la Confédération canadienne, et au capitaine Moore, commandant des troupes de la police, une déclaration de guerre rédigée dans les formes par Louis Riel.

Et c’est ainsi que, le 25 mars 1885, les hostilités s’étaient ouvertes par l’engagement heureux du Lac-aux-Canards.

Rapide comme un feu de prairie, la nouvelle de l’insurrection des Métis de la Saskatchewan se répandit du Manitoba aux rivages de l’Atlantique.

Dès le 23 mars, sir John Mac-Donald, premier ministre, avait avisé le Gouvernement canadien, réuni à Ottawa, de l’attitude inquiétante des demi-blancs et annoncé que, sur son ordre, le major général Middleton gagnait les districts insurgés avec des renforts importants.

Dans les premiers jours de ce printemps froid et venteux, coupé de tourmentes de neige, la colonne anglaise quittait, en effet, Qu’Appelle, point terminus de la ligne ferrée, pour les bords de la Saskatchewan.

Maintenant elle remontait vers le Nord, traînant après elle les sept cent quarante-cinq fourgons légers que la Compagnie de la baie d’Hudson et la ferme du major Bell avaient mis à la disposition de son chef, car le pays était sans ressources, et il avait fallu tout emporter, jusqu’aux fourrages.

Dans sa marche à travers l’immense prairie neigeuse et triste, aux ondulations à peine sensibles, semée çà et là de bouquets de peupliers et constellée de grandes mares, ce long convoi militaire avait quelque chose d’un peu lugubre, poussé sous ce ciel terne par un grand vent glacial. Les hommes, transis, avançaient sans grand courage, et les officiers eux-mêmes demeuraient mornes.

— Cette après-midi-là, pourtant — depuis quatre jours on avait quitté Qu’Appelle — il arriva qu’après une violente tourmente de neige un pâle soleil se prit à luire. C’était la première fois depuis longtemps, sans doute ; ce rayon incertain suffit à délier les langues et à dérider les faces.

— Edward, dit gaiement un petit lieutenant de carabiniers alerte et sec à l’un de ses compagnons d’armes, Edward, voici que le ciel devient comme votre figure quand vous voyez miss Clamorgan.

— Laissez donc, Charlie ! répondit non sans impatience l’interpellé, un garçon de belle taille, blond et presque imberbe. Je vous assure que je n’ai pas le cœur à la plaisanterie en ce moment.

Un peu piqué par l’accueil fait à sa gaieté, l’autre redevint grave :

— Pardonnez-moi, fit-il ; je suis un étourdi. C’est ce rayon de soleil qui en est cause.

Pendant un long moment, ils gardèrent le silence. Ce fut le grand blond presque imberbe qui, le premier, reprit la parole :

— Il ne faut pas m’en vouloir, Charlie, d’avoir montré un peu d’humeur tout à l’heure. Mais je me sens chaque jour plus inquiet, voyez-vous, depuis que les Indiens se sont soulevés. Je songe précisément à miss Elsie et à son père…

— Vous m’avez déjà parlé de cela une dizaine de fois, Simpson, depuis notre départ de Qu’Appelle. Mais une dizaine de fois aussi je vous ai répondu que la police montée était faite pour protéger les fermes et mettre les Indiens à la raison… Et puis, si votre futur beau-père voit un danger les menacer lui et sa fille, il aura bien l’esprit, je suppose, de gagner le Fort-Pitt, qui n’est pas très loin de son établissement.

— Voilà justement votre erreur ! riposta l’autre avec force. Hughes Clamorgan est de la dernière imprudence. Son mépris pour les alliés des demi-blancs est sans égal. Et puis, il a une confiance exagérée, comme vous-même, dans la police montée… Ah ! si je pouvais seulement lui écrire pour lui persuader…

— Écoutez, Edward, interrompit Charlie. S’il m’est impossible de vous administrer le repos d’esprit comme une potion, je puis, du moins, vous donner un conseil.

— Lequel ?

— Voici. Il y a une heure, une demi-douzaine de coureurs des plaines venus je ne sais d’où ont joint la colonne dans le but de se proposer comme éclaireurs. Et ils attendent la prochaine halte pour pouvoir s’entendre avec le général. Or, parmi eux, j’ai remarqué un gaillard à l’air déterminé et monté supérieurement. Peut-être pourriez-vous vous entendre avec lui pour faire porter votre lettre à master Clamorgan ?

À ces mots, la figure d’Edward Simpson s’éclaira. D’un shake-hand il remercia son compagnon :

— Excellente idée, mon ami… Très pratique…

Et Charlie, ayant hélé un éclaireur, le pria de vouloir bien mander de leur part un homme à foulard rouge qui chevauchait une jument baie à la queue de la colonne.

Trois minutes après, le cavalier le rejoignait.

C’était un demi-blanc « orcadien » (Métis d’Écossais et d’Indienne), de haute taille et de face sombre.

— Quelles seraient vos conditions ? interrogea Edward Simpson dès qu’il lui eut exposé son projet.

Le Sang-Mêlé réfléchit un instant :

— Il y a près de trois cents milles d’ici là-bas, dit-il enfin. Aller et retour, il me faut cinq bons jours… Et puis, il y a les risques… Ce ne sera pas moins de deux souverains…

— Hem ! Ce n’est pas peu…

— C’est à prendre ou à laisser.

— Allons ! c’est conclu… mais à la condition que vous partiez sans perdre une minute, aussitôt que vous aurez la lettre… Je vais l’écrire au prochain campement.

Le temps était redevenu sombre et menaçant. Une brise terrible soufflait emportant des flocons de neige épars qui venaient s’accrocher et fondre n’importe où : sur les fourgons, le dos des hommes, les croupes des chevaux.

Un peu avant la nuit, on parvint à l’une des cabanes solitaires qui marquaient les relais de la diligence primitive, chargée en temps normal du service entre Qu’Appelle et Batoche.

La colonne s’y arrêta, et l’on établit le campement.

Au milieu du cercle formé par les fourgons disposés en enceinte, roue contre roue, à l’américaine, on dressa les tentes. Des pelotons d’hommes furent envoyés au bois et à l’eau, et bientôt d’épaisses fumées s’élevèrent, emportées et dissoutes par le vent, à mesure qu’elles montaient dans l’air glacial.

Assis sur un paquet de couvertures, Edward Simpson écrivait fiévreusement à la lueur incertaine d’une lanterne. Il faisait part au farmer Hughes Clamorgan de ses inquiétudes, de ses anxiétés même, en apprenant le soulèvement des Indiens Cris et Stonies. Il essayait de le convaincre de la gravité de la rébellion, du danger qu’il y aurait à tenter de défendre son établissement, et le suppliait de se réfugier au plus tôt avec sa fille, soit au Fort-Pitt, soit à Prince-Albert, sous la protection plus immédiate des forces canadiennes. Il exprimait aussi l’espoir que l’énergie et l’habileté du général Middleton ne tarderaient pas à rétablir l’ordre sur la Saskatchewan, en sorte que son union avec miss Elsie ne serait pas trop reculée par cette malheureuse campagne.

Cette lettre achevée, il en écrivit une seconde adressée, cette fois, à miss Clamorgan, et dans laquelle il la priait d’user de toute son influence pour engager son père à gagner un poste militaire. Il ajoutait que son souvenir le soutiendrait durant les épreuves de cette campagne dont il espérait sortir indemne, et il terminait en la priant de vouloir bien joindre à sa réponse un objet personnel qui lui permettrait de s’assurer que l’envoyé s’était acquitté honnêtement de son message.

Le jeune officier remit lui-même ces lettres au Métis qui attendait en dehors de l’enceinte, L’homme promit de gagner, le soir même, le prochain relais et de repartir le lendemain dès le point du jour pour Humboldt.

Simpson suivit des yeux aussi longtemps qu’il put la silhouette équestre qui disparaissait dans la nuit, après quoi il rentra dans le camp pour le repas que n’allait pas tarder à suivre un repos dont chacun sentait, quoique à divers degrés, selon ses forces, l’impérieuse nécessité.

Les jours suivants, la colonne continua sa marche lente dans le vent glacé, sous le ciel triste, à travers l’interminable prairie, la même toujours, avec ses bouquets d’arbres épars et ses flaques d’eau glacée.

À mesure que l’on avançait, les tourmentes de neige devenaient plus rares, mais le dégel qui commençait, quoique bien faiblement encore, à se faire sentir, rendait les marches plus pénibles.

Le 11, qui était le cinquième jour du départ de l’Orcadien, Edward Simpson commença à interroger l’horizon du côté du nord. Mais la nuit vint sans lui apporter aucune nouvelle.

Durant toute la journée du lendemain, rien encore. Déjà il s’inquiétait lorsque, sur le soir, tandis qu’il rangeait ses couvertures, Charlie Went pénétra en coup de vent dans sa tente :

— Edward… votre homme !

— Où est-il ?

— À peine arrivé, il a demandé à parler tout d’abord au général… Il prétendait avoir des choses graves à annoncer… Il y a sûrement du nouveau… Venez vite !

En un clin d’œil, ils furent dehors.

Le capitaine Wise, un des aides de camp de Middleton, passait à ce moment même non loin d’eux, très vite. Il leur cria au passage :

— Mauvaises nouvelles du Nord. Les Indiens ont incendié…

Le reste de sa phrase se perdit dans le vent qui soufflait en tempête.

— Voilà votre homme ! s’écria Went. Il va nous renseigner.

Edward s’élança vers le messager, et, tout haletant :

— Eh bien ?

— Rien de bon, sir… La ferme est brûlée.

Pâle comme un suaire, Simpson questionna dans un souffle :

— Les Indiens ?

— Oui, sir… par les Indiens.

Et l’Orcadien, lui tendant un papier plié en quatre, ajouta :

— Je n’ai trouvé que cela… dans la cour.

À la lueur du falot accroché à l’un des chariots, Edward déplia la feuille de ses doigts tremblants. Elle ne contenait que trois ou quatre lignes, mais les mots papillonnaient devant ses yeux troublés.

— Lisez, dit-il d’une voix sourde à Went, qui l’avait suivi.

Et Charlie lut :

« Miss Clamorgan, les Cris sont sur le point de surprendre le village de Frog-Lake. Vous êtes sur le chemin de Frog-Lake au Fort-Pitt. Fuyez au plus vite. »

Il n’y avait pas de signature.

— Mais alors, s’écria Simpson, un espoir dans les yeux et dans la voix, mais alors, ils sont en sûreté au Fort-Pitt !

Implacablement l’Orcadien, de son ton toujours égal, annonça :

— Il n’y a plus de Fort-Pitt, sir. Je viens justement d’aviser le major général que les Indiens l’ont brûlé ces jours-ci…

Cette fois, il sembla à Edward Simpson qu’il venait de recevoir un coup de massue sur la tête.

Blême, anéanti, il se laissa tomber sur un timon de chariot, les coudes aux genoux et la face dans les mains…



III
l’attaque du fort-pitt

L’après-midi même du jour où le Métis orcadien quitta le camp anglais à destination de la ferme Clamorgan, miss Elsie, seule dans la grande salle à manger, s’amusait à feuilleter les nombreux « magazines » qu’elle faisait venir chaque mois des grandes villes de l’Est. Et c’était là une distraction de choix pour cette fille de vingt ans qui vivait en marge de la civilisation depuis l’enfance.

Il y avait juste onze années que son père était possesseur, sur la rive gauche de la Saskatchewan du Nord, de plusieurs centaines d’acres, jadis portion de la prairie, mais convertis par lui en champs immenses et féconds où une mer de céréales roulait, chaque été, sous les brises… C’était vraiment une ferme prospère, et il eût fallu des événements bien graves pour obliger cet Anglais audacieux et tenace à abandonner un pareil établissement.

Grand, sec, impassible, nez court et grosse moustache, Hughes Clamorgan, anglo-saxon de pure race et cadet de famille, était un type parfait de gentleman roux d’outre-Manche. Au moral comme au physique, il avait la dent longue. Au reste, une énergie et une persévérance à toute épreuve assuraient généralement le succès à ses entreprises. Trois sentiments se partageaient son cœur : l’amour des affaires, son affection pour sa fille, le culte de la Reine symbolisant l’Angleterre. Hormis cela, tout lui était à peu près indifférent : il estimait les Anglo-Canadiens fort inférieurs aux gens de la métropole : les descendants des Français lui semblaient tout à fait négligeables ; quant aux Métis, ils étaient, à ses yeux, d’une race dont il n’y avait pas lieu de faire le moindre état.

Pour cette raison, il n’avait tout d’abord accordé qu’une importance médiocre à un soulèvement qui ne laissait pas d’inquiéter les autres colons : simple mutinerie, disait-il, dont la police montée aurait promptement raison. Les faits démentirent brutalement cette opinion optimiste : l’évacuation de Carlton, la retraite précipitée du colonel Irvine sur Prince-Albert, commencèrent à troubler son flegme : ne fallait-il pas que les demi-blancs fussent fous pour prendre de pareilles libertés vis-à-vis des troupes du Gouvernement ? Il est vrai que celles-ci faisaient mal leur devoir, et, en bon Anglais pure race, il se consolait à songer que, dans la vieille Angleterre, on eût mis un terme à de pareils abus dans les vingt-quatre heures.

Quant à une révolte de Peaux-Rouges, il se refusait encore à y croire. Il avait en profond mépris les indigènes, qu’il tenait pour des paresseux et des voleurs capables, sans doute, d’un mauvais coup dans l’ombre, mais assurément trop lâches pour tenir tête à une poignée de soldats de la police montée. Il avait autrefois, à plusieurs reprises, loué pour la moisson les services de quelques Indiens d’une réserve voisine, et il ne se faisait pas faute de rappeler que ces singuliers mercenaires amenaient avec eux leurs femmes, dont ils se contentaient de surveiller le travail en fumant noblement leurs pipes à l’ombre :

— Ce sont des brutes sans énergie ! avait-il coutume de dire.

Et quand on exprimait devant lui la crainte d’une insurrection indienne, il haussait dédaigneusement les épaules.

En dépit de l’optimisme paternel, miss Elsie ne se sentait que médiocrement rassurée. C’était pourtant une vraie fille des frontières, alerte, hardie et peu portée aux vaines rêveries. Elle avait perdu sa mère de fort bonne heure, et l’homme à la fois entreprenant, flegmatique et volontaire qu’était Hughes Clamorgan l’avait façonnée à son image. Physiquement, du reste, elle rappelait beaucoup son père par la démarche, la taille, les yeux très bleus, le menton volontaire, l’air décidé ; seulement, sa fraîcheur de blonde Anglaise de vingt ans, sa voix assez douce aux intonations caressantes, corrigeaient ce qu’il pouvait y avoir d’un peu masculin dans ses allures, et, à de certains moments de détente, un charme très particulier émanait d’elle.

À cette heure, allongée dans un rocking-chair, elle regardait une à une à la lumière du jour triste d’hiver les pages illustrées ; mais elle se sentait elle-même comme attristée, et elle ne trouvait pas à cette distraction le même attrait que de coutume.

Les aboiements courts et comme étouffés du chien de garde lui firent soudain dresser l’oreille… Et, brusquement, ils éclatèrent avec une telle fureur que la jeune fille intriguée, presque inquiète, abandonnant ses magazines, sortit.

Dans la cour, un vieux serviteur parlementait avec un Indien, un adolescent d’une quinzaine d’années, monté sur un poney efflanqué.

Il tenait à la main quelque chose comme une lettre qu’il agitait en parlant et dont il ne semblait nullement disposé à se dessaisir. À peine eut-il aperçu miss Clamorgan debout sur le seuil, fort étonnée de son manège, qu’il leva la main et poussa vers elle sa monture :

— Qui vous envoie ? demanda-t-elle en prenant d’un geste presque machinal le papier qu’on lui tendait.

Mais la question resta sans réponse. Déjà, le cavalier avait tourné bride et s’enfuyait au galop vers la « fence », la clôture en tronc d’arbres ou en fil de fer qui entoure toute habitation canadienne.

Quand il eut disparu, miss Elsie haussa les épaules avec humeur et, les lèvres dédaigneuses, retourna un instant entre ses doigts ce papier crasseux.

Sur le dessus, son nom s’étalait en une grosse écriture inexpérimentée. Elle se décida alors à l’ouvrir et prit connaissance de ces deux lignes d’avertissement que son fiancé devait lire cinq jours après elle. Pas de signature. L’écriture, comme celle de l’adresse, était lourde, mal assurée. D’où venait cet avis ? Un piège peut-être ? Elle se méfiait des Indiens en général et, tout particulièrement, de ce jeune messager qui avait disparu sans un mot d’éclaircissement. Elle interrogea le vieux serviteur, mais celui-ci lui apprit seulement que le cavalier s’était borné à réclamer avec insistance, en mauvais anglais, miss Clamorgan, se refusant énergiquement à remettre son billet en d’autres mains.

Quand le fermier, qui rentra une heure après, en eut pris connaissance à son tour, il dit d’un ton net :

— Si le porteur de cet écrit vient, pour son malheur, rôder de nouveau par ici, je lui enverrai une balle juste entre les deux yeux, et on n’entendra plus parler de cette sotte histoire. À supposer que les Indiens ayant brûlé Frog-Lake marchent sur le Fort-Pitt, — ce qui ne cadrerait guère avec leur façon ordinaire de guerroyer, — croyez-vous que l’un d’eux soit assez fou pour nous prévenir d’une façon désintéressée ?

L’argument semblait sans réplique, et miss Elsie avait d’ordinaire la confiance la plus absolue dans les avis de son père.

Cette fois, pourtant, elle ne se sentit pas entièrement rassurée et, durant le reste de la journée, elle épuisa, sans succès, toutes les hypothèses possibles au sujet du mystérieux message.

Sur le soir, un peu après la tombée de la nuit, le chien se reprit à aboyer avec force, et, presque au même instant, plusieurs voix se firent entendre dans la pièce voisine où se tenaient les gens de service.

Comme la jeune Anglaise ouvrait la porte, le vieux serviteur, un peu effaré, s’avançait pour appeler ses maîtres :

Miss, Elsie c’est un homme… un blessé…

— Un blessé ?

Elle s’avança vivement. Un étranger était là, en effet, appuyé d’une main au mur, très pâle, la tête entourée d’un mouchoir taché de rouge. Du sang coagulé lui rayait horriblement les joues. Une jeune servante lui avança une chaise. Il s’y laissa tomber avec accablement.

— À boire ! gémit-il.

Et, apercevant miss Clamorgan qui s’apprêtait à le questionner :

— Ah ! miss, quelle terrible chose !

— Qu’y a-t-il donc ? Qui vous a mis dans cet état ?

— Eux… les Indiens… Je viens de Frog-Lake… Ils ont tout brûlé… Je n’en puis plus… j’ai soif !

On lui présenta un verre d’eau. Il le but avec une avidité telle que l’on entendit dans sa gorge le glou-glou du liquide.

Quant il l’eut absorbé, il poussa un grand soupir rauque de contentement :

— Ah ! miss, quelle soif j’avais ! C’est cette maudite écorchure, voyez-vous…

Il désignait son bandeau maculé de sang.

À ce moment même, la porte de la salle voisine s’ouvrit :

— Qu’y a-t-il ?

Et le fermier s’avança :

— Un homme blessé ?

— Oui, mon père, expliqua fébrilement la jeune fille. Il vient de Frog-Lake… Les Indiens ont surpris le village… Tout est massacré.

Des exclamations retentirent. Seul, Hughes Clamorgan gardait le silence.

— Moi, j’ai pu m’enfuir, continua l’homme. Ils ont tiré sur moi… Voyez-vous, une balle m’a éraflé la tête. Ce n’est rien… mais j’ai pensé tomber… je saignais… mais je marchais tout de même devant moi, sans trop savoir… Heureusement, j’ai trouvé votre ferme… je n’aurais pu aller plus loin… j’étais à bout de forces…

La volubilité fiévreuse de ses paroles, le sang figé sur sa tempe et sur sa joue gauches, donnaient à son récit quelque chose de terriblement éloquent.

Hughes Clamorgan lui-même paraissait sérieusement atteint dans son flegme. Il réfléchit un instant, puis, pratique avant tout, demanda :

— Que pensez-vous qu’il y ait à faire ? Y aurait-il danger ?

— Fuir ! interrompit l’étranger avec une énergie singulière… Il faut fuir au plus vite… Fuir et gagner le Fort-Pitt.

Vivement impressionnée, miss Elsie se tourna vers son père : |

— Cet homme a raison, dit-elle. Il serait imprudent de ne pas suivre son conseil.

Mais déjà le fermier, prompt à la décision devant un danger certain, avait pris son parti.

Il se tourna vers les serviteurs :

— Sortez les « buggies », commanda-t-il ; mettez-y des armes et des munitions et que, dans vingt minutes, tout soit prêt. Pour nous, Elsie, occupons-nous de ce que nous avons de précieux.

Au bout d’une demi-heure, les deux buggies et un chariot léger emportaient dans la nuit tous les habitants de la ferme Clamorgan vers le Fort-Pitt.

Vingt-cinq milles séparaient le défrichement du poste militaire. Élevé sur le bord de la rivière, il était, comme tous les forts de traite, composé d’un groupe de constructions de bois solidement défendu, du côté de la prairie, par des fossés avec d’épais revêtements de terre et des palissades de cinq à six mètres de hauteur ; de tels obstacles étaient suffisants pour arrêter des Peaux-Rouges armés seulement de carabines, de couteaux et de haches, et trente hommes de la police montée bien armés et résolus étant préposés à la garde de ce poste, on pouvait espérer trouver une parfaite sécurité dans son enceinte.

Durant le trajet, le blessé, qui avait repris quelque force, compléta ses renseignements : la révolte des Indiens du Grand-Ours avait été absolument soudaine. Avec une incroyable rapidité, ils avaient pillé les magasins de la Compagnie et massacré ceux des blancs qui tentaient la moindre résistance. Les Pères Oblats Fafard et Marchand, ayant voulu intervenir et prêcher l’apaisement, avaient été fusillés sur-le-champ ; le reste des colons, dont quelques femmes, fait prisonnier par les sauvages, était entraîné parmi eux dans leur marche sur Fort-Pitt…

En dépit de ces nouvelles émouvantes, la route parut longue à miss Elsie, non qu’elle fût incommodée le moins du monde par les soubresauts que le terrain assez inégal des plaines imposait au buggy ; elle était trop accoutumée aux promenades en prairie dans ce véhicule un peu primitif pour y prendre garde. Mais, si peu impressionnable qu’elle fût d’habitude, les événements des deux jours précédents et surtout ceux de la journée n’étaient pas sans l’avoir troublée un peu. Mille pensées confuses traversaient son esprit : elle songeait aux Indiens qui suivaient le même itinéraire, à la ferme de son père qu’ils n’allaient pas manquer de piller au passage, aux Métis révoltés, au billet mystérieux, et, parmi tout cela, à Edward Simpson.

Où était-il maintenant son fiancé ? Du côté de la Saskatchewan du Sud, peut-être, puisque le Gouvernement avait envoyé, elle le savait, le 90e carabiniers contre ces maudits Métis ? Elle ne pouvait retenir un soupir de regret à songer qu’elle-même, l’année précédente, à pareille époque, achevait l’hiver à Winnipeg, chez des amis. C’est dans cette ville qu’elle avait fait la connaissance du lieutenant Simpson… Et à évoquer ce temps heureux, elle trouvait encore plus dures les extrémités où la réduisait la rébellion…

Tout à coup, l’attelage ralentit son allure… Des appels, des jurons se faisaient entendre à quelque distance en avant dans l’ombre où dansaient des lumières.

En approchant davantage, les fugitifs découvrirent avec satisfaction les hautes palissades du fort et sa porte ouverte au large : deux chariots s’y pressaient, suivis d’une petite bande de piétons et de cavaliers : des colons aussi, sans doute, que l’insurrection chassait devant elle… Quatre hommes de la police montée, dont les lanternes projetaient une lueur rougeâtre sur la neige, surveillaient l’entrée de cette troupe.

Lorsque le buggy des Clamorgan se présenta à son tour, l’un des soldats leva son falot, et, à sa clarté, miss Elsie aperçut une face énergique et bronzée, un uniforme écarlate, une ceinture de cuir jaune bourrée de cartouches, ornée d’un gros étui à revolver. Cette rapide vision lui donna une impression singulière de sécurité et de réconfort : elle se sentait maintenant sous l’égide de la civilisation, et le cours de ses pensées en fut modifié de la façon la plus agréable.

La nuit ne fut cependant pas exempte d’anxiétés, et la plupart des réfugiés ne dormirent guère.

À chaque instant, on redoutait une surprise des Indiens, dont les ténèbres favorisent les stratagèmes et accroissent l’audace.

Miss Clamorgan s’était réfugiée, avec un grand nombre de femmes et d’enfants, dans les baraquements du fort, et là, couchée sur de la paille, roulée dans des couvertures, elle finit par trouver un semblant de sommeil.

Elle fut debout dès le point du jour. Elle allait sortir du bâtiment de bois, lorsqu’elle heurta son père. Il paraissait un peu plus animé que de coutume :

Les voici ! s’écria-t-il. J’allais vous prévenir, Elsie…

Un frémissement courut dans la salle. En un clin d’œil, tout le monde fut dehors.

Déjà, les soldats de la police étaient à leur poste aux meurtrières.

Des colons réfugiés, armés de fusils, s’étaient joints à eux, ce qui portait à une soixantaine le nombre des défenseurs du fort.

Bientôt on perçut le crépitement d’une grêle de balles s’écrasant contre des pieux : des détonations éclataient au loin.

— Feu ! cria l’inspecteur de police.

Pendant près de dix minutes, l’enceinte fut emplie d’un roulement assourdissant et de fumée… Mais, peu à peu, une clameur s’éleva, grandit et domina bientôt le bruit de la fusillade… L’instant d’après, au milieu de hurlements horribles, les assiégés entendirent un flot humain qui battait les palissades : les assaillants avaient escaladé les revêtements de terre et frappaient les troncs épais à coups redoublés de leurs haches. Mais, sous la coalition des winchesters crachant le plomb à pleines meurtrières, la clameur qui déchirait l’air brusquement s’éteignit, et, après cet infernal tapage, on eut presque l’impression du silence… Miss Clamorgan, s’étant alors approchée de l’enceinte, entrevit dans une brume de poudre des ombres qui s’effaçaient… Les Indiens étaient repoussés… C’était fini.

By God ! s’écria non loin d’elle un jeune homme, voilà de la besogne proprement faite. On ne voit plus un seul de ces démons !

— Jusqu’à ce qu’ils reviennent plus nombreux qu’auparavant, garçon ! répliqua un sergent de la police. Et, s’ils nous donnent un nouvel assaut, je ne vois pas trop comment nous ferons ensuite, car celui-ci a dû joliment entamer les provisions de cartouches.

Les craintes du vétéran de la police étaient si fondées qu’une demi-heure après, l’inspecteur Dickens[4] le faisait demander en compagnie du second sergent pour procéder au recensement des munitions et des vivres.

Le poste, en effet, n’était approvisionné que pour trente hommes au plus, et, depuis la veille, il avait fallu prélever sur ce maigre total les parts nécessaires à la nourriture des réfugiés, hommes, femmes et enfants. Quant aux munitions, il était certain que, malgré l’appoint de cartouches apporté par les colons, elles ne tarderaient guère à s’épuiser pour peu que les Indiens renouvelassent leurs tentatives contre le fort.

Quelques instants après, l’inspecteur reparaissait avec ses sergents sur le seuil d’un des magasins du poste :

Gentlemen, annonça-t-il d’une voix forte, il résulte du recensement que nous venons d’opérer qu’il nous reste juste pour un jour et demi de vivres.

— Un jour et demi, vous dites ?

— Parfaitement. Un jour et demi en réduisant les rations… Maintenant, continua-t-il, nous allons procéder au dénombrement des munitions… Que tous les possesseurs de cartouches s’approchent.

Les trente hommes de la garnison passèrent les premiers. Chacun déclarait le nombre de cartouches qui lui restait et Dickens l’inscrivait, impassible. Les colons s’avancèrent ensuite. Puis, le chef fit rapidement le total.

— Nous possédons encore cent dix cartouches, déclara-t-il à voix très haute. C’est-à-dire à peine de quoi résister à un nouvel assaut comme celui de ce matin.

Un silence mortel accueillit ces paroles. Une même question hantait tous les esprits : qu’allait-on faire ?

Mais l’inspecteur Dickens était un homme de décision et de ressources.

Après un court instant de réflexion, il reprit :

— Je crois qu’il ne nous reste plus, mes amis, qu’un parti à envisager : celui d’évacuer le poste. Nous avons une chaloupe amarrée derrière le fort, dans une crique de la rivière. Elle est trop petite pour contenir tout le monde, il est vrai. Mais ne pourrions-nous pas construire un radeau qu’elle remorquerait ? Nous avons ici des haches, du bois, des cordes, tout ce qu’il faut pour cela. Quant à la bonne volonté, elle ne fera défaut à personne, je pense. Il y va de nos vies. Que les non-combattants se mettent à l’œuvre. Là est, je crois, notre seule chance de salut.

Une salve de hourras accueillit ses paroles. Une escouade d’hommes et presque toutes les femmes, parmi lesquelles miss Elsie, se mirent à la disposition de l’inspecteur pour réaliser le projet proposé, tandis que les possesseurs d’armes retournaient veiller aux palissades.

La matinée s’acheva sans que rien vînt troubler la solitude de la prairie. On épuisait les hypothèses. Les uns opinaient que les Peaux-Rouges étaient allés piller les fermes abandonnées, et les autres, que le Grand-Ours, chef avisé et admirablement renseigné par ses espions, était au courant de la situation précaire des assiégés et attendait le moment où la famine lui livrerait la petite garnison. D’aucuns inclinaient même à penser avec Dickens que l’assaut du matin avait eu surtout pour but de diminuer les munitions des défenseurs du fort.

L’après-midi s’écoula comme la matinée, sans incident.

Peu après le coucher du soleil, Hughes Clamorgan, ayant gagné le chantier où ne retentissaient plus les haches des travailleurs, apprit de sa fille que le radeau était prêt. On attendait seulement que le jour eût baissé pour le mettre à l’eau.

Cependant, le froid des soirs d’avril canadiens commençait à se faire durement sentir. Sur l’ordre du commandant, un soldat gagna avec une échelle le toit d’une des bâtisses et inspecta soigneusement les environs. Déjà, le crépuscule commençait à embrumer la prairie, mais, aussi loin que la vue pouvait s’étendre, on n’apercevait pas un être vivant. L’homme redescendit.

Les assiégés se reprenaient à espérer. À la tombée de la nuit, Hughes Clamorgan et sa fille entendirent qu’on traînait le radeau à l’aide de cordes sur la pente inclinée de la rivière.

Vingt minutes après, les ténèbres étaient complètement venues.

L’inspecteur réunit les réfugiés. L’instant était grave. Aussi, fut-ce dans un profond silence que, d’une voix assourdie à dessein, il laissa tomber ces mots :

— La minute est venue, mes amis, d’où dépend notre salut ou notre perte. Retenez bien ceci : les soldats seuls, vous m’entendez, prendront place dans la chaloupe qui remorquera le radeau où vous vous tiendrez… Vous vous embarquerez sans hâte, sans trouble et avec ordre ; il y a place pour tous. Et maintenant, du sang-froid et plus une parole !

Précédés des trente hommes de la police, les réfugiés gagnèrent la crique creusée derrière le fort. Elsie Clamorgan se tenait tout près de son père, plus impressionnée qu’elle ne le fut jamais dans sa vie. L’imminence du danger, le calme ambiant si plein d’embûches, l’activité muette des soldats : tout se mêlait pour donner à cette scène nocturne un caractère extraordinairement troublant. Près de la coque sombre de la chaloupe, on devinait large et plat le radeau. L’instant était solennel. Un lourd silence d’angoisse étreignait la foule immobile.

Ainsi qu’il était convenu, les hommes de la garnison montèrent à bord les premiers. L’embarquement des réfugiés se fit ensuite, sans difficultés, d’ailleurs, dans le seul bruit innombrable et menu des pas : on eût dit un embarquement de fantômes.

Quand le dernier colon eut quitté la terre ferme, un léger glissement de chaîne annonça qu’on larguait les amarres, et, presque aussitôt, la chaloupe, entraînant le lourd radeau, sortit de la crique pour gagner le milieu de la rivière. Elle était à peine dans le courant qu’une horrible clameur, qui perça comme une lame froide le cœur de chacun des fugitifs, s’éleva aux abords du fort :

— Les voilà ! crièrent des voix de femmes terrorisées. Nous sommes perdus !

Quelques-unes s’évanouirent dans les bras de leurs maris. Des enfants se mirent à pleurer.

— Silence ! commanda Dickens. Les Indiens ne nous ont pas encore aperçus… All right ! On entendait par moments, quand les cris diminuaient d’intensité, de grands coups sourds et des craquements secs.

Évidemment, les Peaux-Rouges brisaient à coups de hache les palissades. Cela dura quelques minutes, au bout desquelles une lueur intermittente commença à s’apercevoir.

— Ah ! voilà qu’ils mettent le feu au fort ! s’écria miss Clamorgan en serrant convulsivement la main de son père.

Une flamme vacillante et fumeuse ne tarda pas, en effet, à s’élever, et, attisée par les incendiaires, elle monta et se propagea de telle sorte qu’en un instant elle eut poussé sa lueur rougeâtre jusque sur les eaux. La chaloupe et le radeau qui s’éloignaient lentement ne pouvaient désormais espérer d’échapper à ce cercle de lumière agrandi sans cesse. Bientôt, en effet, ils apparurent ; lourds de leur cargaison humaine, dans une clarté soudaine et sinistre, sur une rivière qui semblait de feu.

Un redoublement de vociférations annonça aux fugitifs qu’ils étaient découverts :

— À vos fusils ! cria Dickens. Et surveillez les rives !

Le conseil était bon. Deux minutes ne s’étaient pas écoulées que des craquements secs crépitaient le long des berges. On entendit siffler les balles.

Un homme, non loin de Hughes Clamorgan, s’effondra en vomissant le sang.

Le farmer, qui tenait sa carabine prête, riposta. Ce fut comme le signal de la défense. Quelques colons armés l’imitèrent. Sur la chaloupe, une série de détonations éclata. Mais les fugitifs n’apercevaient de l’ennemi que des ombres agiles, habiles à se masquer derrière les troncs, les buissons des rives… La lente masse noire qui glissait au fil de l’eau était, au contraire, un but facile pour les balles indiennes ; chaque coup, presque, portait. Déjà, une dizaine de morts ou de blessés jonchaient le radeau, et la fusillade redoublait sur les berges.

L’affolement gagnait, chaque minute davantage, les femmes et les enfants. On les avait fait coucher, mais plusieurs, pris de panique, se levaient, comme pour fuir. Les uns poussaient des cris de terreur : les autres sanglotaient à pleine poitrine. Coup sur coup, près de miss Clamorgan qui avait bravement et inutilement brûlé les six cartouches de son revolver, plusieurs hommes s’effondrèrent. De temps en temps, un gros bruit mouillé annonçait qu’un corps venait de tomber à l’eau. La démoralisation s’emparait des colons, dont les munitions s’épuisaient et qui voyaient autour d’eux leurs compagnons, leurs femmes et leurs enfants fauchés par les projectiles. Sous leurs pieds mal assurés, ils sentaient le radeau tout visqueux de sang répandu. Ils comprirent qu’ils étaient perdus…

À ce moment, miss Clamorgan, debout au milieu des cadavres, éprouva un petit choc au front ; vivement, elle y porta la main, et ce contact lui laissa une légère sensation d’humidité. Elle regarda autour d’elle ; sur les rives que rayait à chaque instant l’éclair des coups de feu, sautillaient des ombres bizarres ; à droite, à gauche, partout des morts étendus, des blessés qui gémissaient, à deux pas d’elle, son père lui-même, un fusil fumant à la main, oscillait. Alors, prise d’un étourdissement subit, elle sentit qu’elle aussi s’en allait…



IV
de charybde en scylla

Une sensation de fraîcheur rappela miss Clamorgan à la vie.

Elle remua un peu la tête, puis ouvrit de grands yeux vagues dans la clarté encore indécise de l’aube. Peu à peu, ses regards s’animèrent jusqu’à briller du plus vif éclat lorsqu’elle eut reconnu son père assis auprès d’elle. Un étranger se tenait à ses côtés.

— Comment vous sentez-vous, Elsie ? demanda le fermier avec son flegme habituel.

Elle répondit simplement :

— Bien.

Mais, aussitôt, elle s’inquiéta :

— Où sommes-nous ? Le radeau…, les Indiens…

— Il n’est plus question de cela, Elsie. Nous sommes hors de danger.

Puis, se tournant vers son voisin, il ajouta :

— Et c’est ce gentleman qui nous a sauvés…

Elle jeta un coup d’œil sur le personnage qu’on lui présentait. C’était un grand garçon d’une vingtaine d’années, brun comme un Mexicain, dont il avait le type fin et l’air aristocratique, bien qu’il portât la blouse en peau tannée et les pantalons de cuir, ornés de rassades, des trappeurs du Nord Ouest.

Miss Clamorgan se souleva sur un coude et tendit sa main un peu longue, mais blanche, au jeune homme brun.

Au même instant, elle s’aperçut que le fermier avait un bras en écharpe.

— Vous êtes blessé, mon père ?

— Oh ! ce n’est rien. Une petite écorchure à mon bras comme vous à votre front.

Elle porta vivement la main à sa tête et sentit le mouchoir encore humide qu’on y avait fixé.

— Ah ! c’est vrai, fit-elle, je ne me souvenais plus… C’est, en vérité, merveilleux que nous soyons encore en vie. Mais, que sont devenus les autres ?

— Morts ! affirma le jeune homme, qui n’avait pas ouvert la bouche jusque-là… Morts ou tombés entre les mains des Cris…

Voyant qu’elle avait repris complètement possession d’elle-même, le fermier, en quelques mots rapides, la mit au courant des derniers événements ou, du moins, de ce qu’il en savait, car, au moment où sa fille s’évanouissait, une balle lui éraflait fortement le bras gauche. Toutefois, préoccupé avant tout de savoir si son enfant vivait, il était resté penché sur elle un temps inappréciable. Quand il avait relevé la tête, la chaloupe et le radeau accostaient la berge sans qu’il pût s’expliquer par quel mystère.

Au même instant, il recevait derrière le crâne un coup violent qui le jetait sur le radeau, étourdi. Lorsqu’il retrouva ses esprits, il faisait nuit toujours ; seulement autour de lui régnait un profond silence ; il sentait sa tête un peu douloureuse et resta longtemps étendu dans un état de prostration qui ne lui permit pas de se rendre compte de sa situation. Peu à peu cependant, ses idées devinrent plus nettes ; il aperçut un homme accroupi non loin de lui ; il l’avait pris pour un Peau-Rouge d’abord, mais l’autre, en peu de mots, l’avait rassuré.

— Et depuis ce temps, achevait Hughes Clamorgan, nous nous sommes surtout occupés de vous, Elsie. En sorte que j’ignore encore comment ce garçon nous a soustraits aux Indiens…

Et, ce disant, le fermier se tournait vers le jeune homme assis à l’écart.

Mais ce dernier ne parut nullement désireux de répondre à cette question indirecte. Il se contenta de désigner du doigt à ses compagnons une légère fumée qui s’élevait à une certaine distance au-dessus des buissons, sur la rive opposée de la Saskatchewan.

— Là-bas est le camp des Cris, dit-il. Voici le jour qui vient. Il ne faudra pas trop s’attarder ici.

Et, fixant sur la jeune fille ses yeux bruns, il continua :

— Si vous ne vous sentez pas trop fatiguée, miss, vous quitterez même le plus tôt possible ces lieux.

Miss Clamorgan affirma qu’elle se trouvait maintenant tout à fait remise et qu’elle ne demandait qu’à s’éloigner. Le farmer approuva aussi la proposition. Toutefois, il exprima avec un soupir son regret d’être contraint de partir l’estomac creux, et, questionnée par lui, sa fille avoua se trouver dans les mêmes dispositions.

L’étranger prit alors la parole :

– J’ai ce qu’il vous faut. Suivez-moi seulement, et vous serez satisfaits.

Très intrigués, les deux Anglais gagnèrent, à la suite de leur guide, un bouquet de trembles.

Derrière les halliers, une jument alezane, un peu maigre, mais d’apparence très vigoureuse, mordillait le tronc auquel on l’avait attachée.

Au troussequin élevé de la selle étaient fixés, outre une couverture roulée, une gourde et un petit sac de peau que gonflait son contenu.

Le jeune homme prit l’une et l’autre :

— Voilà de l’eau et du rhum, dit-il en élevant la gourde. Quant à ceci, c’est du « pemmican ».

Lorsque Hughes Clamorgan et sa fille se furent désaltérés à leur gré et qu’ils eurent absorbé leur content de la grossière mais fortifiante nourriture, le possesseur de la jument, ayant détaché sa monture, se tourna vers eux :

— Le moment de nous séparer est venu, dit-il. Le mieux que vous ayez à faire est de gagner au plus tôt Battleford. Les abords maintenant en sont libres. Le colonel Otter y amène des renforts ; vous n’aurez rien à y craindre des Indiens.

— Mais, objecta le farmer, c’est qu’il y a fort loin d’ici Battleford, et…

Il y a environ quatre-vingt-huit milles, reprit l’autre sans s’émouvoir. Mais voici une jument qui vous mènera au but sans encombre… Elle est très douce, très…

— Comment, vous nous céderiez votre monture !

La figure grave du jeune homme s’éclaira d’un léger sourire.

— Vous ne prétendez pas, je pense, faire ce trajet à pied… surtout dans l’état où vous êtes et sans prendre de nourriture… Or, vous aurez, au moins, du pemmican…

— Fort bien ! Mais vous-même, comment allez vous faire ?

Oh ! moi, je ne suis pas blessé, et puis j’ai une bonne carabine. Quant au cheval, il ne me sera pas difficile de m’en procurer un autre…

— Veuillez excuser mon indiscrétion, jeune étranger, dit alors Hughes Clamorgan avec une nuance de raideur, mais votre accent me laisse croire que vous n’êtes pas Anglais… j’entends Canadien-Anglais ?

— Non, je suis demi-blanc.

— Demi-blanc… écossais ?

Appuyé sur sa carabine Winchester, vis-à-vis du fermier qu’il enveloppa d’un coup d’œil résolu, le jeune homme répondit d’un ton ferme :

— Non, sir. Demi-blanc français.

Un silence un peu embarrassé suivit ces paroles. Enfin, l’Anglais, portant la main à sa ceinture, s’écria avec une évidente satisfaction :

— Grâce au ciel, je possède encore mes papiers et aussi quelques valeurs que j’avais emportées…

Et, aussitôt, d’un ton plus froid :

— À combien estimez-vous votre jument ?

Cette brusque question parut légèrement inter loquer le métis. Il répondit enfin :

Mais je vous la cède pour aller à Battleford… vous me la rendrez quand vous pourrez.

Depuis un instant, miss Elsie fixait d’un œil pensif l’étrange garçon. Il s’en aperçut et, se tournant vers elle :

Acceptez, miss, supplia-t-il… il y va de votre salut, peut-être…

— Jeune homme, reprit Hughes Clamorgan avec autorité ; vous nous avez sauvé la vie. C’est fort bien. Mais, à quel titre ?

— Comment, à quel titre ?

— Vous ne comprenez pas ? Je veux dire que, bien que vous soyez un demi-blanc français, ce n’est pas comme ennemi, sans doute ?

Le Métis semblait perplexe. Il répondit enfin, hésitant :

— C’est à titre de chrétien.

— Parfaitement ! s’exclama le fermier de l’air triomphant d’un homme qui vient de faire une découverte. Je vous ai compris. Mais, croyez-moi, mieux vaudrait avouer que vous cherchez à réparer, autant qu’il vous est possible, l’erreur, la folie de vos frères. Cette franchise serait tout à fait honorable pour vous. Vous reconnaissez quel est le parti de la justice et de la civilisation… Alors, pourquoi hésiter davantage ? Laissez les sauvages demi-blancs et indiens à leurs massacres et accompagnez-nous à Battleford…

L’Anglais eût, sans doute, continué cette espèce de monologue durant un instant encore si le Métis, dont le visage, après avoir exprimé la stupéfaction, était devenu d’une couleur terreuse, ne lui eût jeté brusquement entre les mains les rênes de sa jument :

— Pas un mot de plus, sir ! s’écria-t-il d’une voix tremblante d’émotion. Pas un mot, vous m’entendez !… Et vous, miss, adieu…

Il fit deux ou trois pas avec précipitation, comme pour s’éloigner, puis, brusquement arrêté, se retourna, enveloppa la jeune fille d’un regard inexprimable où passait un vertige et lui jeta sourdement ces mots :

— Fuyez !… fuyez à Battleford !

Et il disparut derrière les trembles…

Le père et la fille demeurèrent un court instant debout l’un près de l’autre, comme pétrifiés d’étonnement et les yeux fixés sur le hallier, dont les branches frémissaient encore de la fuite précipitée du jeune homme.

Le farmer, bien qu’il ne fût pas le moins stupéfait des deux, retrouva le premier son sang-froid. Se tournant vers miss Elsie, il déclara :

— En vérité, voilà une étrange aventure.

Elle se contenta de répondre, toute pensive :

— Bien étrange, en effet, mon père.

— Maintenant, reprit le colon toujours pratique, il convient de ne pas s’y arrêter outre mesure. Il est urgent que nous quittions cet endroit, paraît-il. Or, nous avons là une monture qui semble vigoureuse, des vivres pour un jour et demi au moins. En route pour Battleford !

Comme il se sentait un peu affaibli, à cause du sang qu’il avait perdu, il prit place lui-même sur le dos de la jument. Sa fille monta en croupe. De sa main libre, il reprit les rênes, et, des deux talons, poussa en avant sa monture.

Ils avancèrent vers l’Est sans jamais perdre de vue la rivière, dans un silence à peine interrompu de temps en temps par le fermier qui se plaignait de souffrir de la tête. Le ciel était assez clair ; le soleil venait de se lever, et des buées blanches flottaient encore parmi des débris de glaçons. À l’approche des voyageurs, des essaims de loriots noirs et dorés s’enlevaient des buissons de la rive : des espèces de gerboises appelées dans le pays « gophers » filaient sous leurs pieds. La prairie où pointaient çà et là des bouquets d’arbres s’étendait en face d’eux, illimitée.

— Savez-vous l’idée qui me vient, mon père ? dit tout à coup miss Elsie. Eh bien ! je songe à ce garçon que j’ai certainement vu quelque part, je ne sais plus où, avant la rébellion… Et je m’imagine que c’est lui qui nous a envoyé, après le massacre de Frog-Lake, l’avertissement de gagner le Fort-Pitt.

Le fermier réfléchit un instant.

— C’est, en effet, fort possible. Mais, n’importe, je ne vois pas du tout à quel titre il nous rend ces services. Son départ précipité de tout à l’heure est étrange. Je me serais donc trompé sur ses intentions. Mais, alors, à quel mobile a-t-il obéi ?

Après un moment de silence durant lequel il parut chercher la solution de ce problème, il se décida à conclure :

— Non, je ne devine pas… Ni vous non plus, sans doute ?

Un sourire énigmatique que le fermier ne pouvait voir effleura les lèvres roses de miss Elsie. Toutefois, elle répondit :

— Ni moi non plus, mon père.

Toute la matinée, ils chevauchèrent sans arrêt. De temps à autre, le colon mettait pied à terre pour soulager sa monture.

Vers midi, ils aperçurent une ferme abandonnée, Un vieux chien efflanqué, presque mourant, qui gisait, les deux pattes cassées, près d’une boite à savon vide, troubla seul de ses jappements le silence environnant dès qu’ils eurent franchi la « fence ». Leur jument, une fois dessellée, trouva dans l’écurie abondance d’orge et de paille de maïs. Eux-mêmes découvrirent dans un coin de la victuaille encore fraîche et de nombreuses bouteilles de spiritueux.

Après un dîner frugal, mais auquel ils firent honneur, et une sieste d’une heure où ils retrempèrent leurs forces, ils jugèrent à propos de reprendre leur route.

Comme ils quittaient l’enceinte, la jeune fille poussa un léger cri. Le fermier, occupé à assujettir une boucle de la sangle, releva vivement la tête.

À cent pas d’eux, une troupe d’une demi-douzaine de cavaliers pointait dans leur direction.

— Les Indiens ! murmura miss Elsie, pâle comme une morte.

Se dérober était désormais impossible. Déjà, des carabines s’apprêtaient pour le cas où les fugitifs eussent esquissé une velléité de fuite.

Hughes Clamorgan prit sa monture par la bride et attendit.

Bientôt, il devint évident que ces cavaliers étaient, pour les trois quarts, non des Indiens, mais des Métis, et cette constatation soulagea un peu les deux Anglais, encore qu’ils qualifiassent les uns et les autres de sauvages.

Quand ils ne furent plus qu’à une centaine de pas, celui qui paraissait le chef se détacha du groupe et s’avança au petit galop, la carabine en arrêt.

Sans attendre son injonction, et pour prouver leurs intentions pacifiques, le père et la fille avaient, selon la coutume des gens de la frontière, levé les bras.

Celui qui s’approchait était un homme court et trapu d’une quarantaine d’années, les yeux perçants, la barbe fournie et noire.

— Seriez-vous les propriétaires de cette ferme ? questionna-t-il d’un ton bourru, en désignant de la tête l’habitation de bois.

Le colon fit un signe négatif.

Au même instant, les yeux vifs et mobiles du Métis s’arrêtèrent sur la monture des fugitifs. Il s’écria :

— Eh ! mais je connais cette jument, ce me semble ! N’a-t-elle pas sur la croupe à droite une marque blanche ?

Il poussa son cheval de ce côté. Une courte ligne de poils blancs, stigmates d’une ancienne blessure, s’y détachait sur le fond plus sombre de la robe.

Dans son patois français, il murmura :

— Parbleu ! c’est ben elle !… C’est la cavale à Jean La Ronde.

Et, se tournant vers les fugitifs, il demanda en anglais, cette fois, et d’un ton sévère :

— Comment se fait-il qu’elle soit en votre possession ?

En quelques mots brefs, le fermier narra l’aventure.

— Voilà qui est bien invraisemblable, observa le Métis. Un demi-blanc faire cadeau de sa jument à des Anglais ! En vérité, vous nous prenez pour des imbéciles ! Vous allez nous suivre à Batoche !

Hughes Clamorgan voulut protester :

— Ce que vous faites est arbitraire, dit-il. Nous sommes des non-combattants, de libres sujets de la reine. Vous vous exposez de gaieté de cœur aux sévérités de notre Gouvernement !

L’homme, à ces rodomontades, haussa les épaules :

— Peu m’importe ! L’histoire de cette jument doit être éclaircie. Apprêtez-vous à nous suivre à Batoche.

Les autres cavaliers s’étaient rapprochés. Sur un signe de leur chef, ils encadrèrent les deux Anglais, et la petite troupe, augmentée de ses prisonniers, se dirigea vers le Sud.



V
un point noir

Résolu à se défendre à Batoche jusqu’à la dernière extrémité, Louis Riel venait d’appeler à lui tous les Métis des settlements environnants et ceux qui, plus rudes encore, vivaient dans la prairie de la vie nomade des Indiens.

Il avait fait fortifier le cimetière, mis en état de défense les alentours du bac, seuls points vraiment importants, le reste du village consistant en « log-huts », habitations très primitives faites de troncs de sapin, égrenées sur les bords de la rivière, quelques-unes blanchies à la chaux, mais toutes entourées de quelques arpents de terre assez bien cultivés et donnant accès à la Saskatchewan.

Chaque jour arrivaient au gué de Batoche des settlers de sang-mêlé avec leurs approvisionnements et leurs bestiaux et des bandes de trappeurs étranges aussi basanés que des Peaux-Rouges, qu’ils rappelaient par la silhouette et l’allure. Au reste, il se trouvait parmi eux bon nombre de sauvages venus des réserves voisines, de celle de « One-Arrow » particulièrement, toute proche de la paroisse de Saint-Laurent. Ceux-là étaient reconnaissables à leurs grands airs nonchalants plus encore qu’à leurs faces glabres encadrées de chevelures noires et tombantes tressées en cadenette, et ils passaient à jouer aux cartes et à fumer des pipes tout le temps qu’ils n’employaient pas à explorer sur leurs vigoureux petits « broncos » les deux rives de la Saskatchewan.

Riel avait aussi rappelé la bande qui, sous la conduite de Gabriel Dumont, opérait, non sans succès, contre la police montée, du côté de Battleford.

Les membres de la famille La Ronde restés à Batoche attendaient donc incessamment le retour de Vallonges et des deux fils aînés qui faisaient justement partie du contingent. Mais seuls, Pierre et le Français devaient reparaître au village, Jean La Ronde ayant disparu la veille au matin dans des circonstances étranges qui avaient laissé Henry perplexe.

La nouvelle de la destruction du Frog-Lake, le 31 mars au soir, et de la marche des Cris sur le Fort-Pitt, leur était parvenue au moment où ils levaient le camp. Le Français, qui se trouvait près de Jean au moment où Pierre venait de leur transmettre cette nouvelle, remarqua bien l’émotion qu’elle produisait sur le fils cadet de son hôte ; toutefois, le jeune homme gardant le silence, par discrétion il ne le questionna pas.

Seulement, l’heure du départ venue, il constata son absence. Intrigué, le Français interrogea Pierre à ce sujet, mais celui-ci, d’un air sombre, haussa les épaules :

— Ah ! je ne veux pas « savouère » ce qu’il est devenu. C’est un homme qui n’a pas le cœur d’un Bouais-Brûlé !

Et, durant le reste du trajet, il évita de faire la moindre allusion au disparu.

Le lendemain, dans la matinée, les Métis atteignaient les berges de la Saskatchewan méridionale, mais ce ne fut pas sans peine, à cause de la débâcle commençante des glaces, qu’on gagna le village construit sur la rive droite.

Le premier soin du Français fut de rassurer les La Ronde sur le sort du cadet. Il dut même faire appel au témoignage de Pierre pour persuader à la mère que son fils n’était ni mort ni blessé.

Le père et l’aïeul se montraient plus calmes. Habitués à la vie aventureuse des plaines, ils ne s’étonnaient pas outre mesure de l’incident.

— Il ne va pas tarder à s’en r’venir, sûrement, disait Baptiste. C’est pt’être ben sa jument qui s’est détachée et ensauvée.

— Ou lui qui s’est ensauvé sur sa jument, ricana Pierre, mais assez bas pour que, seul, Henry de Vallonges, qui se trouvait près de lui, pût l’entendre.

Le reste de la journée s’écoula sans qu’aucun des membres de la famille se préoccupât, du moins en apparence, du sort de Jean.

Toute l’après-midi, sur les bords mêmes de la rivière, des escouades de Métis furent occupées à creuser avec des pics ces trous reliés par des tranchées et destinés à abriter les tirailleurs, ces « rifle-pits » (puits à fusils), selon l’expression anglaise, qui devaient être, quelques semaines plus tard, si fatals aux soldats de la « puissance »,

La nuit vint parmi le vent qui soufflait en rafales et la neige tourbillonnante.

Sur son matelas en feuilles de maïs, Henry de Vallonges attendit quelque temps le sommeil. Le sort de Jean La Ronde, sans l’inquiéter précisément, le préoccupait. Il nourrissait une sympathie particulière pour ce garçon un peu mystérieux. Chez ses frères, plus frustes, revivait davantage l’indigène stoïque et brave. La sensibilité plus fine de celui-ci le rapprochait plutôt de ses origines françaises. Sans être grand psychologue, Henry de Vallonges le sentait nettement… La conduite du Métis l’intriguait, et il se promettait de faire tous ses efforts pour l’éclaircir à la prochaine occasion.

Le lendemain, le vent avait cessé, et un soleil léger caressait doucement la neige durcie par la gelée de la nuit. Dans ce froid, mais joli matin d’avril canadien, le Français descendit, à travers les bois qui entouraient le village, jusqu’aux bords de la rivière. Des Métis travaillaient déjà aux « rifle-pits ». Quelques-uns, tout en maniant le pic, entonnaient à pleine voix une chanson de bûcherons qui montait alerte et vive et bien française dans l’air sonore.

Nous avons roulé le Long-Sault,
Nous l’avons roulé tout d’un morceau
 Ah ! que l’hiver est longue !
Rouli, roulant, ma bosse roulant,
En roulant ma boule roulant,
 En roulant ma boule !

Henry de Vallonges écoutait l’amusant refrain, tout songeur, appuyé sur le canon de son fusil. Depuis qu’il avait mis le pied dans ce pays, il se sentait vraiment naître un peu plus chaque jour à une vie nouvelle. Les événements de la semaine précédente – les engagements qui avaient déterminé l’évacuation de Carlton par les troupes du colonel Irvine et du major Crozat — lui avaient fait connaître les émotions et les enivrements de la lutte.

Et maintenant, par ce matin d’avril où le rude hiver boréal laissait ses traces, il avait comme une hallucination du passé : à voir s’agiter ces gens basanés vêtus de cuir et de laine, à contempler sur la rive opposée des tentes indiennes qui fumaient, il évoquait un camp de batteurs d’estrade de Montcalm devant le Saint-Laurent. Même ciel, même cadre presque et mêmes hommes. Des interpellations se croisaient autour de lui en français archaïque, des chansons de jadis arrivaient en bribes à ses oreilles, des noms même parfois le faisaient tressaillir, de beaux noms où semblait tinter claire toute l’ancienne France ; car le sang des Montigny, des Saint-Georges, des Varennes, des Saint-Luc-de-Repentigny, coulait, mêlé au sang indien, dans les veines de beaucoup de ces rudes chasseurs de fourrures. L’âpre lutte du dernier siècle commencée aux bords de l’Atlantique semblait se poursuivre avec les mêmes éléments à des centaines de lieues au nord-ouest dans le pays sauvage de la Saskatchewan.

Et Henry de Vallonges, replacé par les circonstances dans son milieu de tradition, se sentait plus fort, plus viril, renouvelé pour ainsi dire, prêt à des choses héroïques.

— Il fait « frette » à matin, M’sieu le vicomte, dit une voix grave près de lui.

Il se retourna. Jean-Baptiste La Ronde s’avançait.

Après les banalités ordinaires sur l’état du ciel, banalités qui ont cours sous toutes les latitudes, le Métis dit :

— Le poudrin et l’ouragan de cette nuit ont causé un brin de tracas à ma femme… rapport au cadet, v’savez ben… qu’est pas encore r’venu…

C’était la première fois depuis les explications de la veille au matin que le père faisait allusion à l’aventure du fils. La conversation continua sur ce sujet durant quelque temps, le Bois-Brûlé s’en tenant à son opinion de la veille : à savoir qu’un simple incident avait dû retarder le jeune homme au départ de la colonne.

À la fin pourtant, Henry de Vallonges crut démêler dans ses propos un peu d’inquiétude :

— C’est vrai tout de même, ajoutait le Bois Brûlé, c’est vrai qu’alors il aurait dû être de retour hier au soir… Mais il est capable, après avouère rattrapé sa jument, d’être reparti sur la piste d’un ours… Il est si drôle, le cadet… depuis surtout qu’il est allé à Saint-Paul vendre des peaux, il est comme changé. Il était gai, dans le temps, et luron, fallait voir. À c’te heure, v’savez ben, y ne mange qui vaille, y ne chante plus comme devant, il a quelque chose, ben sûr…

Tout en parlant, ils regagnaient le village. Un Métis qui redescendait à la rivière les croisa. En passant, il dit joyeusement :

— Vous ferez ben, père Baptiste, d’aller mettre la paix entre vos gâs… Y a Pierre et Jean qui se disputent dur là-haut.

La Ronde s’arrêta net.

— Jean, vous dites ?… Vous vous trompez sans doute !

— Oh ! que nenni ! c’est ben votre cadet…

— Où sont-ils ?

— À l’autre bord du village, vis-à-vis chez les Guérin.

Déjà, le compagnon du Français s’éloignait à grandes enjambées, les lèvres serrées, les sourcils froncés :

Bigre ! se dit intérieurement Vallonges, il n’a pas l’air si placide que tout à l’heure le père Baptiste !

Il fut bientôt à même d’apprécier la justesse de cette réflexion intime.

Bien avant d’arriver à l’autre extrémité du village, ils aperçurent les deux frères arrêtés au bord du chemin. Ils discutaient, en effet, et de façon si vive, que, de loin, ils paraissaient prêts à en venir aux mains. Les deux hommes ayant pu s’approcher d’eux sans être remarqués, des mots malsonnants leur arrivèrent aux oreilles. D’un ton rude, le père cria :

— Silence ! les gâs…

À cette voix bien connue, les jeunes gens tournèrent la tête. Mais telle était leur exaltation que l’intonation sévère de Baptiste ne les intimida pas. Violemment, l’aîné se porta en avant, la figure toute pâlie sous son bistre, et sa longue cicatrice blanchie par le courroux.

— Père ! s’écria-t-il en désignant le cadet de son doigt tendu, sais-tu où il était ? Au Fort-Pitt ! Oui, au Fort-Pitt… avec les Anglouais… un Bouais-Brûlé !

— Menteur ! riposta Jean exaspéré… J’étais en mêle les Cris… Et puis, d’abord, ça ne r’garde personne !

— Mais ça me r’garde, moué ! dit à son tour Baptiste La Ronde qui s’était avancé. M’expliqueras-tu cette « averdingle » (fredaine) ?

En dépit de son extrême excitation, le cadet dut consentir à donner des éclaircissements. Il reprit donc le récit fait un instant avant à son aîné : il s’était tout simplement rendu au Fort-Pitt après la destruction de Frog-Lake, dans l’espoir d’arracher quelques victimes aux sauvages si le poste était enlevé par eux…

Comme la première fois, Pierre accueillit cette explication par un haussement d’épaules accentué d’un insolent ricanement : une pareille histoire lui semblait stupide. Évidemment, son frère avait eu un autre but en se rendant au Fort-Pitt. Mais lequel ? Il semblait, depuis quelque temps, porter un intérêt si singulier aux Anglais ! Que se passait-il ? Un soupçon affreux commençait à envahir le jeune Métis ; il le repoussait : le soupçon était là pourtant, et, sous l’empire de la colère, ses propos tout à l’heure l’avaient presque trahi…

Le père, cependant, poursuivant ses questions, demandait à son cadet des détails plus précis.

Cette fois, Jean sentit un singulier malaise l’envahir… Il ne pouvait parler de Hughes Clamorgan et moins encore de sa fille. Cette aventure, où ses sentiments les plus intimes étaient en jeu, devait demeurer son secret… Il se borna donc à raconter ce qu’il savait de la prise et l’incendie du Fort Pitt, ajoutant, sans insister, qu’il avait eu la chance de sauver quelques colons d’une mort certaine et probablement horrible, lorsque le radeau était tombé aux mains des Peaux-Rouges.

Ce récit parut satisfaire Jean-Baptiste La Ronde. Toutefois, il conclut :

— J’sais ben que c’est « tentatif » pour un bon chrétien d’agir comme t’as agi, mon gâs… Mais, pas moins, faudrait rin exagérer. À la guerre comme à la guerre, tu sais ben !

Et, se tournant vers Pierre qui marmonnait entre ses lèvres charnues des paroles incompréhensibles :

— À c’te heure qu’on s’est expliqué, vous allez vous toucher la main, je pense !

Mais l’aîné des La Ronde jeta sa carabine sur son épaule droite en secouant la tête :

— Non ! déclara-t-il d’un air sombre. Chacun son idée, moué je ne touche pas la main aux amis des Anglouais !

Et, sur ces mots, il s’éloignait à grands pas :

— Il « écardit » (maltraite en paroles) un peu le monde quand il est coléreux, dit le père au bout d’un instant. Mais il n’est pas méchant, dans le fond… Faut pas te faire de mauvais sang pour ça, mon gâs… ça lui passera.

Jean, un peu sombre, secoua la tête d’un air de doute et se dirigea pensif vers la maison paternelle.

Henry demeurait sur place, appuyé sur son fusil et fâcheusement impressionné par cette scène, la deuxième dont il était témoin en l’espace de quelques jours. Depuis l’ouverture des hostilités, il avait vu croître ce dissentiment, si vif à présent, entre les deux frères, et, à part lui, il commençait à s’en inquiéter sérieusement.

La voix de Baptiste La Ronde vint le tirer de ses réflexions

— Le cadet a quéque chose, ben sûr…

Et, avec un claquement de langue ennuyé, il mit son rifle sur l’épaule. Ils marchèrent un instant l’un près de l’autre sans rien dire. Enfin, et comme pour changer le cours de ses idées, La Ronde annonça au jeune homme qu’il se rendait, du même pas, à une grande séance de Conseil à laquelle Louis Riel l’avait convoqué. Mais, avec toutes ces histoires, il y avait belle heure qu’elle devait être commencée…

Un moment après, ils s’arrêtaient devant la vaste bâtisse blanche qui, avec un groupe d’autres plus basses, constituait le quartier général du chef Métis :

— « Entrez-vous itou ? » demanda le Bois-Brûlé au jeune homme.

Et comme celui-ci hésitait :

C’est Riel qui m’a chargé de vous amener. v’savez… si toutefois le cœur vous en dit.

Ils entrèrent.



VI
le chef des éclaireurs

Après avoir quitté son père et son frère cadet, Pierre La Ronde, la rancune au cœur et tout frémissant encore de l’altercation qu’il avait provoquée, s’était dirigé vers l’extrémité nord du village. Il marchait sans but, les sourcils froncés, les yeux fixés sur le sol, quand des pas de chevaux lui firent relever la tête.

Un Métis barbu s’avançait vers lui, monté sur un cheval gris qu’il guidait d’une main, tandis qu’il conduisait de l’autre une jument alezane. Le jeune homme reconnut aussitôt un de ses voisins, nommé Joseph Lacroix, chasseur émérite, dont la sûreté de coup d’œil et l’habileté à suivre une piste étaient presque proverbiales dans Batoche.

— Bonjour, Pierre, dit Lacroix en arrêtant sa monture à deux pas du jeune Métis. Ben sûr que je suis content de te voir, mais, foi d’homme ! j’aimerais encore mieux rencontrer ton frère cadet.

— Tu lui veux quéque chose ? questionna l’aîné des La Ronde, dont la figure s’était rembrunie.

— Oui… rapport à sa cavale.

D’un coup d’œil rapide, Pierre enveloppa l’alezane.

— Par ma foi, c’est ben elle ! s’écria-t-il plein d’un visible étonnement. Mais où diable l’as-tu cueillie ?

— AH ! tu ne t’en doutes guère… À plus de vingt lieues d’ici… sur la rivière Du Pas.

— Sur la rivière Du Pas !

— Tout comme j’te le dis… et montée par deux Anglouais encore…

En quelques mots, Joseph Lacroix mit le jeune Bois-Brûlé stupéfait au courant de l’aventure. Il ajouta qu’il venait d’arriver à Batoche et qu’il avait immédiatement fait enfermer ses deux prisonniers sous bonne garde en attendant les résultats de son enquête. Pour le moment, il était à la recherche de Jean La Ronde.

Sous un prétexte quelconque, Pierre s’excusa de ne pouvoir accompagner le Bois-Brûlé, mais il lui indiqua l’endroit où il avait des chances de retrouver le propriétaire de la jument alezane.

Lacroix s’éloigna avec les deux chevaux dans la direction indiquée, non sans avoir formellement promis à son camarade de venir lui rendre compte du résultat de la démarche qu’il allait tenter. Comme Jean ne se trouvait plus à l’endroit où son père et son frère aîné l’avaient laissé un instant auparavant, le chef des éclaireurs alla frapper, à tout hasard, à la porte des La Ronde. Ce fut justement le cadet qui vint ouvrir.

À la vue de sa jument, il eut un sursaut. D’un ton brusque qui révélait son émotion, il s’écria :

— Où l’as-tu trouvée ?

— Mâtin, t’es pressé, répondit Lacroix avec une surprise nuancée d’ironie. Patience donc et laisse-moi le temps de m’expliquer.

Rapidement, il reprit le récit qu’il avait fait à l’aîné quelques minutes auparavant.

Le jeune Métis en entendit les premiers mots le cœur étreint d’une sorte d’angoisse. Mais, quand il eut appris dans quelles circonstances le colon anglais et sa fille étaient tombés entre les mains de ses compatriotes, il laissa échapper un soupir de soulagement, et la nouvelle de leur présence à Batoche même l’emplit d’une sourde joie, dont le reflet fugitif passa dans ses yeux. Cet éclair n’échappa pas à son interlocuteur, clairvoyant par nature. Toutefois, il n’en laissa rien voir et continua tranquillement.

— Tu comprends que je n’ai pas cru une minute aux contes des deux Anglouais. À « toué » de me faire connaître la vérité à c’te heure.

Un peu perplexe, Jean hésita. Mais, comme l’autre fixait sur lui ses prunelles noires et perçantes, il le regarda à son tour en face.

— Eh bien, non ! déclara-t-il. Ces « gensses-là » ne t’ont point fait de menteries. C’est moué qui leur avais donné ma cavale !

— Ouais !

— Comme j’te le dis…

— Mais, questionna Lacroix, franchement là ! Quelle était ton idée ?

La Ronde reprit le récit de son aventure à peu près dans les termes dont il s’était servi pour son père. Pourtant, comme son interlocuteur, plus exigeant, ne semblait pas trouver bien claires les raisons de sa présence au Fort-Pitt et l’interrogeait avec insistance, il s’impatienta.

— J’ai pas autre chose à te conter, Lacroix. Maintenant, je vas mettre ma cavale à couvert. Bonsoir !

Comprenant qu’il n’avait plus rien, en fait d’éclaircissements, à espérer du jeune homme, Lacroix fit un demi-tour et regagna l’endroit où il avait laissé l’aîné des La Ronde.

Dès que celui-ci l’aperçut, il s’avança, et, avec une hâte qu’il ne cherchait pas à dissimuler :

— Eh bien ! le fin mot de l’affaire ?

L’autre secoua la tête.

— C’est une chose que je ne comprends quasiment pas, Pierre ! Tout de même…

— Tout de même ?

— J’ai doutance qu’y a des « manigances » de femme là-dessous…

Et, comme le jeune homme esquissait un geste d’étonnement :

— Mais si !… mais si… Écoute !

Après lui avoir rapporté point par point sa conversation avec Jean, sans omettre de parler de l’émotion et des hésitations qu’il avait remarquées chez le cadet des La Ronde, il ajouta, faisant allusion à miss Elsie :

— La fille a de l’agrément, c’est sûr… Pt’être ben que ton frère la trouve à son idée.

Cette hypothèse, un peu timidement hasardée, d’ailleurs, parut des plus invraisemblables à Pierre. Bien qu’il tînt généralement en médiocre estime les goûts de son frère, il ne pensait pas qu’il pût éprouver le moindre sentiment pour une Anglaise, une hérétique, quand il y avait parmi les Bois-Brûlés et à Batoche même tant de filles gracieuses et séduisantes élevées dans les principes de vérité… Et puis, où son cadet aurait-il connu cette femme avant de la sauver des Cris près du Fort-Pitt ? Non, décidément, c’était une chose tout à fait impossible. Il était allé au Fort-Pitt pour une autre raison…

— Pour laquelle alors ? demanda brusquement Lacroix en fixant son interlocuteur.

Pierre hésitait à répondre.

— T’as une idée, Pierre… Faut la dire franchement.

Au moment de porter sur l’un des siens une accusation aussi grave, le jeune Métis, si vindicatif qu’il fût, ne trouvait plus le ressentiment assez vif, en lui, pour surmonter la répugnance d’un tel aveu. Il se bornait à répéter d’un air embarrassé :

— Oui…, oui… j’ai une idée…

Joseph Lacroix lui vint en aide.

— P’têtre ben que j’ai deviné, dit-il. Ainsi, tu crois ton frère capable de…

— Écoute ! interrompit précipitamment l’aîné des La Ronde, je n’avancerai pas qu’il… trahit, mais sûrement qu’il n’est plus sur la bonne piste. Il n’a jamais été franchement de notre bord. Il blâme cette guerre et, dans le fond, il blâme Louis Riel… Pour tout dire, il n’a jamais eu le cœur d’un Bouais-Brûlé… Et v’là qu’il s’acoquine avec des Anglouais. Ah ! j’ai doutance que ça finira mal.

Lacroix, tout en l’écoutant, avait tiré sa pipe de sa poche. Un objet rougeâtre en glissa qui tomba sur la neige.

— Ton chapelet, dit Pierre en le ramassant.

L’autre lui présenta du tabac :

— As-tu « faim de fumer » ?

Mais La Ronde, l’ayant remercié d’un geste, reprit en homme lancé maintenant et qui s’animait de plus en plus :

— Non ! tout ça n’est pas clair… Le cadet « manigance » quéque chose… Le père n’y voit rien… C’est à moué à veiller… À nous deux, puisque tu sais à c’te heure de quoi y retourne.

— T’as raison, Pierre, approuva tranquillement Lacroix en tirant une bouffée de sa pipe. T’as raison… n’y a guère de confiance à « avouère » dans le cadet… C’est égal : sûr qu’y a de l’Anglouaise là-dessous… Ah ! qu’il ferait donc mieux de s’en tenir à une belle et bonne fille de Bouais-Brûlé comme Rosalie Guérin, par exemple… puisque celle-là n’a d’z-yeux que pour lui…

Sur ces mots, Joseph Lacroix s’arrêta, interloqué du brusque changement qui venait de s’opérer dans la physionomie de son compagnon. Mais ce ne fut que l’espace d’un éclair, et, sur la face brune du jeune Métis, cette face d’énergie un peu sombre, un frémissement presque imperceptible des narines persista seul durant un instant, dernière trace de la violente émotion ressentie.

Lacroix était, toutefois, trop perspicace pour n’avoir pas saisi aussitôt dans quel trouble profond sa phrase malencontreuse jetait Pierre La Ronde. En une seconde de lucidité, il venait de percer à jour le secret jalousement enfoui dans le cœur de ce rude garçon de vingt-deux ans, chez qui les passions étaient violentes. Il ignorait seulement si ses paroles n’avaient fait que raviver une douleur cachée ou si elles avaient été pour son compagnon l’instrument d’une soudaine et pénible révélation. Il les regrettait maintenant, mais il était trop tard, et Pierre, après deux ou trois mots quelconques, prétextant qu’on l’attendait à la maison, lui serra la main et s’éloigna.

Lacroix demeura un moment songeur à la même place, le regardant s’en aller de son pas souple. Enfin, avec un petit claquement de langue en signe de contrariété, il tourna bride et disparut derrière les maisons.

C’était justement l’heure où prenait fin le Conseil des chefs Métis, de l’« Exovidat », ainsi que l’avait baptisé Louis Riel, qui avait pris lui-même le titre d’Exovide.

En compagnie du vieux François La Ronde et de son fils, Henry de Vallonges quittait les bâtiments du quartier général encore tout à l’impression profonde que cette séance lui avait laissée. Il revoyait en esprit la salle aux murs nus, à peine meublée d’un poêle et d’une table, où siégeaient les chefs Métis, presque tous des hommes de belle taille qui, sauf le bistre de leur teint, ne rappelaient guère, en général, leur filiation indienne.

Ils gardaient toutefois cette attitude grave, digne, calme, qui devrait être de règle chez tous les peuples à l’heure des délibérations importantes et qui n’était, hélas ! chez ces descendants de Français, que l’héritage exclusif de leurs ancêtres rouges, les sachems indiens.

Au milieu de tous, Louis Riel, avec sa face tour à tour souffrante et inspirée comme celle d’un prophète, ses yeux à la fois profonds et brillants, l’autorité de sa parole chaude, vibrante, imagée, lui était apparu comme un homme extraordinaire et séduisant. Il comprenait maintenant l’énorme ascendant qu’un pareil chef exerçait sur ses compatriotes, et lui-même s’était senti entraîné par l’éloquente conviction de ses moindres discours, qui coulaient tantôt dans l’harmonieuse langue des Cris, tantôt en un français pur auquel les tournures surannées venaient ajouter, de temps à autre, un charme archaïque doux et prenant comme une musique ancienne.

Mais, ce qui avait à la fois charmé et surpris Vallonges, c’était cette sensation de vivre, de respirer dans une atmosphère presque idéale de loyauté et de foi. C’est ainsi que Louis Riel venait de se dénier le droit de profiter de la situation embarrassée de la colonne canadienne, dont la marche, au dire des éclaireurs, était des plus pénibles parmi le froid, le vent, le dégel commençant, avec des convois qui s’embourbaient… Et presque tous les Métis présents, avaient approuvé cette déclaration de leur chef et affirmé, en revanche, leur résolution de lutter jusqu’à la mort contre les troupes anglo-canadiennes dès que celles-ci auraient abandonné le territoire de la « Puissance » et franchi les limites des paroisses…

Enfin, vers la fin de la séance, Vallonges avait vu ces hommes se lever et écouter debout, dans un recueillement profond, la prière improvisée que Louis Riel, les mains sur la table et les yeux au ciel, avec, sur sa face inspirée, un extraordinaire rayonnement mystique, adressait d’une voix vibrante au Tout-Puissant…

Encore frémissant des pures émotions ressenties, le jeune Français s’en allait aux côtés de Jean-Baptiste La Ronde en songeant à ces choses… Et, tout à coup, il tressaillit : à quelque distance d’eux, Pierre La Ronde passait rapidement, la tête inclinée avec une expression indicible de douleur farouche répandue sur la face.

Et Henry de Vallonges eut, à cet instant, avec une acuité pénible, la sensation de tous les drames obscurs que tramaient les passions et la vie au-dessous du grand drame héroïque où allait se jouer bientôt l’existence d’un peuple…



VII
anglaise et bois-brûlé

— Elsie ?

— Mon père ?

— Approchez donc et regardez dans la direction de cet arbre… Ne voyez-vous personne ?

Le jour baissait, et, dans le local où étaient enfermés les prisonniers des Métis, les contours des objets devenaient à chaque minute plus indistincts

Sauf une femme qui semblait sommeiller dans un coin, le fermier et sa fille étaient seuls.

La jeune Anglaise s’avança vers l’étroite fenêtre d’où la vue s’échappait au-delà de la « fence », vers la lisière d’un bois de bouleaux. Dans le soir tombant, elle aperçut une silhouette qui se glissait entre les troncs :

— Je vois un homme qui passe, dit-elle.

Et, presque aussitôt, avec un sourire indéfinissable :

— Et je le reconnais.

— N’est-ce pas ? fit le fermier avec vivacité… C’est bien celui qui nous a tirés des griffes des Indiens au Fort-Pitt ! Oui…, je pensais bien ne pas me tromper, quoiqu’il ne fasse plus très clair. Au reste, ce n’est pas la première fois que je crois l’apercevoir depuis que nous sommes prisonniers de ces sauvages…

Et, comme miss Clamorgan souriait plus nettement, il questionna :

— Ni vous non plus ?

La jeune fille inclina la tête. Le père continua :

— J’ai réfléchi à nos dernières aventures, Elsie, et maintenant j’incline à penser que vous possédez une réelle influence sur ce jeune homme…

Comme elle se taisait, il reprit :

— C’est à cause de vous, évidemment, qu’il s’est montré si dévoué pour nous au Fort-Pitt. Cela m’avait d’abord échappé… Mais je vois clairement maintenant, et nous serions bien sots, en vérité, de ne pas essayer, à la première occasion, de tirer parti de ses bonnes dispositions.

Miss Clamorgan, qui surveillait des yeux la silhouette de l’homme, avança vivement la main :

— Reculez-vous, mon père, il est inutile qu’il vous aperçoive.

Ils ne s’étaient pas trompés. C’était bien, en effet, Jean La Ronde qui se glissait ainsi au crépuscule sous le couvert des bouleaux en lançant des coups d’œil furtifs vers la maison où il savait la jeune Anglaise enfermée.

Cette grande bâtisse contenant une douzaine de prisonniers, dont trois femmes, les membres du Gouvernement provincial et l’agent des affaires indiennes, était située à l’une des extrémités de Batoche, dans la partie ouest du village, à l’orée du bois qui descend à la rivière.

Chaque matin et chaque soir, un Métis venait apporter aux captifs leur nourriture, composée généralement de conserves, de pemmican, quelque-fois de venaison. Or, la nuit tombait, et l’homme ne pouvait tarder à se présenter.

En attendant, le fermier poursuivait son idée :

— Qui sait, disait-il, ce qu’avec un peu d’habileté nous pourrons obtenir de ce garçon ? L’autre jour, il nous a cédé son cheval… Demain, il peut nous fournir les moyens de nous évader, peut-être… Cela dépend à peu près de vous, Elsie. Une femme de sang-froid peut tant de choses sur un homme épris d’elle…

La jeune fille réfléchissait.

Allait-elle tenter l’expérience ? Sans aucun doute. D’abord, son père avait parlé, et elle montrait toujours la plus entière confiance en ses avis. Et puis, quand une fille de vingt ans se sent passionnément aimée par un homme qui lui est indifférent, elle est assez communément portée à abuser de la situation, soit par coquetterie, soit par intérêt…

Or, pour l’Anglaise pratique qu’était miss Elsie, de tels intérêts étaient en jeu qu’elle se fût considérée comme coupable de ne pas agir ; aucun scrupule ne la retenait, du reste : ce jeune homme n’était, en somme, à ses yeux, qu’un ennemi qu’il s’agissait de combattre. Puisque l’occasion s’en présentait, elle allait ouvrir la lutte contre lui avec des armes très féminines, et, grâce à son tempérament volontaire, elle entendait bien triompher.

Elle venait de communiquer cette décision à son père lorsque la porte s’ouvrit. Sur le seuil parut le Métis porteur de la nourriture que réclamaient déjà instamment quelques affamés. À la lueur rougeâtre du falot qu’il portait, le farmer et sa fille reconnurent Jean La Ronde.

Il avait été facile au jeune Métis de se charger du soin d’apporter aux captifs leurs aliments. Ce n’est pas qu’en agissant ainsi il eût obéi à une idée bien précise, mais sa passion grandissante lui donnait de l’audace, et il était rempli de vagues espérances. Le matin où, pour la première fois, à Saint-Paul, il s’était trouvé en face de cette blonde et fraîche Anglaise, un trouble inconnu et subit l’avait envahi. Jean La Ronde était d’une nature assez affinée pour ressentir l’amour tel que nous le comprenons. Lorsque, quatre jours avant, sur les bords de la Saskatchewan, il avait tenu en son pouvoir la jeune fille évanouie près de son père inanimé, il n’avait certes songé qu’à la sauver des Indiens, fût-ce au prix de sa vie.

Mais, à cette heure, sous l’influence d’un sang ardent et jeune, la passion commandait plus haut en lui. Il avait déjà revu tant de fois dans ses nuits d’insomnie cette séduisante et blanche figure avec ses yeux couleur de ciel, son nez régulier et mince, sa lèvre supérieure un peu courte découvrant des dents étincelantes dès qu’elle souriait, même à peine ! Et cela l’exaltait de sentir cette femme-là, à deux pas de lui, dans cette maison de planches, amenée à Batoche par un concours de circonstances qui lui semblaient vraiment l’œuvre d’une volonté supérieure…

Maintenant qu’il se trouvait devant elle, il demeurait immobile, comme pétrifié. Le falot posé à terre, entre eux, projetait un éclairage bizarre sur les gens et les choses ; et, tandis que Hughes Clamorgan, au fond de la pièce, semblait fort occupé à partager avec ses compagnons de détention les provisions apportées, les regards du Bois-Brûlé, rivés sur la jeune fille, étaient si pleins d’éloquente hardiesse, que, malgré son sang-froid, l’Anglaise s’en trouvait presque gênée. Aussi s’empressa-t-elle de prendre la parole pour retrouver sa complète assurance :

— Je crois vous reconnaître, dit-elle de sa voix douce ; n’êtes-vous pas l’homme auquel nous devons la vie, mon père et moi ?

Un mouvement de tête affirmatif fut la seule réponse du Métis. Elsie le sentit troublé malgré tout devant elle, et, désormais sûre d’elle-même, en parfaite possession de ses moyens, elle continua :

— Je suis vraiment bien heureuse de vous revoir… au milieu de cette dure épreuve…

Il l’interrompit :

Auriez-vous à vous plaindre de nous en quoi que ce soit, miss ? Les rations…

— Ce n’est pas cela… Assurément, tout est fort inconfortable ici, mais le plus affreux est de vivre séparés de ceux que l’on aime, de ne pouvoir leur faire connaître ce que l’on est devenu. Elle est terrible cette chose ! Et, tenez ! je sais que vous êtes bon, généreux, plein d’humanité… Vous nous l’avez prouvé… Eh bien ! quand vous saurez que j’ai un… frère dans l’armée canadienne, un frère qui ignore ce que son père et sa sœur sont devenus, qui les croit morts, sans doute massacrés par les Indiens… Quand vous saurez cela, peut-être ne refuserez-vous pas de nous rendre un service…

Ici, miss Clamorgan s’arrêta…

Son but, en racontant cette histoire, avait été surtout de tâter le terrain. Comme un prudent général, elle voulait, avant de s’engager à fond, reconnaître les forces de l’ennemi.

Pourtant, comme Jean La Ronde semblait un peu interloqué, elle craignit de s’être encore trop avancée pour un début. Aussi crut-elle devoir le rassurer en souriant :

— Ne craignez rien, reprit-elle, je n’ai pas l’intention de vous demander quoi que ce soit qui puisse effaroucher vos scrupules de demi-blanc honnête et convaincu. Non, jamais vous n’aurez à rougir des services que vous nous rendrez. Il s’agirait de faire passer une lettre… une simple lettre… à mon frère pour le rassurer sur notre sort.

Les yeux à terre, Jean réfléchissait :

Miss, dit-il enfin, votre désir de rassurer votre frère est des plus légitimes, et, certes, c’est là un de ces services qu’un chrétien aimerait à rendre à d’autres chrétiens. Mais, ne m’avez-vous pas dit tout à l’heure que votre frère était dans l’armée canadienne ?

— Oui… lieutenant au 90e bataillon de carabiniers.

— Mais alors… comment voulez-vous… ?

— C’est vrai, fit miss Elsie avec une feinte confusion. Pardonnez-moi mon étourderie… dans mon désir de rassurer mon frère, je n’avais pas réfléchi… calculé les conséquences… Mais, maintenant que vous êtes devant moi, je suis presque effrayée de ce que j’ai osé vous demander… Je vois tellement que c’est impossible… les dangers… votre vie…

Le Bois-Brûlé se redressa :

— Ma vie !… Non, miss… Ce n’est pas pour ma vie que je crains.

— Pourquoi donc alors ?

— Pourquoi ? Mais ne sentez-vous pas combien une pareille tentative serait dangereuse pour moi en risquant de me compromettre aux yeux de mes compatriotes ?

— Bah ! vous êtes adroit et vous trouveriez bien un moyen d’éviter tout ennui de ce côté, si vous vouliez… Mais non, reprit-elle vivement, c’est votre vie que vous exposeriez, ou tout au moins votre liberté ; car il vous faudrait user de stratagème pour pénétrer dans le camp canadien… Et je n’ai pas le droit de vous demander de pareils sacrifices…

Il semblait à Jean que chacun de ces mots fût une flèche qu’elle lui plantait en plein cœur… Qu’est-ce que cela voulait dire ? Est-ce qu’elle mettait son dévouement et, bien pis encore, son courage en doute ?

Un flot de sang lui monta à la face :

— Et si je le tentais ! s’écria-t-il sur un ton de défi.

La jeune Anglaise haussa les épaules :

— Vous ne le ferez pas ! Vous sentez trop bien vous-même que ce serait une folie !

— Pardonnez-moi, miss, répliqua-t-il d’un ton sec. Mais je me décide. Je partirai dès demain…

— Je vous le défends ! D’ailleurs, vous n’aurez pas ma lettre.

— Je n’ai pas besoin de votre lettre. Il me suffit de savoir ce que j’ai à dire.

La jeune fille le regarda fixement :

— Non… c’est une plaisanterie, n’est-ce pas ? Vous n’irez pas… ce serait trop fou !… Et vraiment, j’aurais tant de remords… de peine… s’il vous arrivait malheur !

Cette fois, Jean La Ronde sentit tout son sang lui refluer au cœur… Que signifiaient ces paroles, ces paroles troublantes prononcées sur un ton plus troublant encore ?

Et, subitement, un étrange vertige s’empara de son être… Ses doigts nerveux encerclèrent le mince poignet de la jeune fille, et, d’une voix haletante :

Miss, voulez-vous fuir ? Je vous en donnerai les moyens… nous fuirons…

Il s’était penché vers elle, et, à la lueur du falot, ses yeux brûlaient d’un éclat singulier. Miss Elsie, un peu pâle, se rejeta en arrière, presque effrayée d’un si soudain déchaînement de passion :

— Laissez-moi, gronda-t-elle d’une voix couverte, mais ferme. Ne me touchez pas ! Ne voyez-vous donc pas ceux qui sont derrière nous ? Que vont-ils penser d’une pareille scène ?

Plus encore que cette juste remarque, le ton froid sur lequel elle était faite calma le Métis. Il aperçut, en effet, au fond de la salle, dans la pénombre, les captifs qui, intrigués, les regardaient. Le farmer, les sourcils froncés, semblait même prêt à intervenir…

Jean La Ronde, gêné, se redressa, et, laissant aller la main de la jeune fille avec un soupir :

— Pardonnez-moi, murmura-t-il, j’étais fou…

Elle le sentait si faible à présent, si désarmé devant elle, qu’elle le devina entièrement à sa merci.

Un moment, elle demeura les yeux baissés, réfléchissant…

Tout de suite elle écarta l’idée d’évasion comme impraticable et dangereuse à tous égards. Assurément, le mieux, pour l’instant, était de tenter de communiquer avec la colonne Middleton. Cela fait, on verrait bien quel parti tirer de cet avantage…

La voix presque contrite du Métis la tira de ses réflexions.

— Vous ne dites rien, Miss. Vous aurais-je blessée ?

— Non, répondit-elle. J’hésite seulement à vous demander le service que vous savez.

— Pour la lettre ?

— Oui.

— Pourquoi ? Est-ce que vous n’avez pas confiance en moi ? Rien ne me serait plus pénible…

— Oh ! non, certes ! Après ce que vous avez déjà fait pour nous…

Elle parut brusquement se décider et ajouta très vite :

— Eh bien ! c’est entendu : vous aurez la lettre. Faites en sorte de revenir demain nous apporter les provisions. Elle sera prête. Maintenant, retirez vous… et surtout soyez calme et prudent.



VIII
une imprudence

Le lendemain, Jean La Ronde fut sur pied dès la première heure. Le souvenir de la scène de la veille avait fort troublé son sommeil, et il attendait avec fièvre le moment de revoir miss Elsie.

Ce moment vint enfin, et, dès qu’il fut en possession des rations, il s’achemina, le cœur battant, vers la maison des prisonniers. Il y pénétrait à peine que la jeune fille s’avança vers lui ; la veille même, elle avait instruit ses compagnons de captivité de son dessein, en sorte que le Métis put s’entretenir avec elle sans que personne parût y prendre garde ; toutefois, feignant d’user de précautions, elle ne lui permit pas de trop s’attarder et, la lettre une fois remise, il dut, après une conversation de quelques minutes, se retirer.

La journée s’écoula pour le jeune Métis dans la préoccupation d’un prétexte plausible pour quitter, Batoche, et du moyen le plus pratique à employer pour s’acquitter de sa mission.

En même temps que la lettre, miss Elsie, qui songeait à tout, lui avait glissé un billet contenant le signalement précis du jeune officier… Malgré tout, ce n’était déjà pas chose si facile de découvrir dans une colonne de mille hommes un lieutenant de carabiniers « grand, mince et blond… »

Mais bah ! l’important était de trouver d’abord le prétexte pour quitter Batoche. Il verrait bien après…

Interrogés par lui, les éclaireurs cris et stonies lui apprirent que la colonne anglaise venait d’arriver au gué de Clark’s Crossing, à trente-trois milles au sud de Batoche, et que les dispositions prises permettaient de croire qu’elle allait s’arrêter là quelques jours. Il calcula qu’il lui faudrait cinq heures au plus sur sa bonne jument pour atteindre Clark’s Crossing, et se décida à attendre la nuit.

Vers le crépuscule, il se rendit, comme la veille, à la maison des prisonniers, et il soumit son plan à la jeune Anglaise, qui en parut fort satisfaite. Du seuil, il l’entrevit à l’intérieur qui lui souriait encore, et il en éprouva la sensation d’une caresse au cœur…

Après quelques signes rapides d’intelligence, il s’éloigna avec la résolution plus ferme que jamais de risquer pour de tels sourires sa liberté et sa vie…

Tandis qu’il regagnait le logis, l’esprit enfiévré des projets les plus divers, le jeune Bois-Brûlé ne prenait pas garde qu’une femme ou plutôt une jeune fille, attentive à ses moindres mouvements, le suivait à quelque distance. Elle portait sur sa hanche un paquet de linge qu’elle venait sans doute de laver à la rivière, car elle avait débouché du petit bois une minute à peine après les démonstrations réciproques de Jean La Ronde et de miss Clamorgan.

En avait-elle été témoin, arrêtée et dissimulée sous le couvert ? C’était probable, à en juger du moins par l’expression à la fois dépitée et railleuse qui couvrait ses traits, tandis qu’elle considérait le Bois-Brûlé qui, sans se douter de rien, marchait à dix pas devant elle.

C’était une belle fille de dix-sept ans tout au plus, grande et bien formée, un peu pâle comme beaucoup de femmes Métisses, mais d’une pâleur relevée par l’éclat de ses yeux noirs et le brillant de sa chevelure sombre soigneusement séparée au milieu de la tête en deux longues tresses tombantes. Comme elle marchait assez vite, elle ne tarda pas à rattraper le jeune homme, et celui-ci, s’apercevant qu’une femme le suivait, prit rapidement de l’avance, pour ne pas déroger à l’usage des Métis canadiens qui n’admet pas qu’un homme se laisse dépasser par une personne de l’autre sexe.

Toutefois, au moment de franchir le seuil de son logis, il se détourna et crut reconnaître dans la nuit tombante la silhouette gracieuse de Rosalie Guérin.

C’était bien Rosalie Guérin, en effet, qui le suivait, cette Rosalie Guérin pour qui l’aîné des La Ronde éprouvait un vif sentiment si fortuitement découvert par le guide Joseph Lacroix… Et cette jeune fille de dix-sept ans, qui était descendue une heure auparavant à la rivière, des chansons aux lèvres, regagnait maintenant son logis, mordue au cœur par la jalousie…

Depuis longtemps, elle avait remarqué Jean La Ronde. Bien des fois elle l’avait rencontré dans ces bals que les Métis, grands amateurs de musique et de danse, organisent sous le moindre prétexte, et, à chacune de ces fêtes, il s’était montré pour elle un si galant, un si charmant cavalier ! Et voilà qu’il était tombé amoureux d’une Anglaise, d’une fille d’« hérétique » !

Rien qu’à penser à cela, elle en frissonnait d’indignation et de dépit… Était-il possible qu’un Bois-Brûlé s’oubliât à ce point !

Comme elle allait à grands pas dans le soir, avec cet âpre et tumultueux bouillonnement de jalousie au fond d’elle, elle entendit une voix qui lui disait :

— Bonsoir, Rosalie !

Pierre La Ronde était devant elle.

— Vous venez d’« aiguayer » du linge, à ce que je vois ?

— Oui, répondit-elle.

Et, pleine du sujet qui la préoccupait, elle ajouta d’un ton qu’elle s’efforçait vainement de rendre enjoué :

— Dites donc, Pierre, est-ce que vous venez de conter fleurette à des Anglouaises aussi, vous ?

— Qu’est-ce à dire, Rosalie ? J’vous entends pas…

— Tant mieux pour vous ! Mais p’têtre ben que votre cadet m’entendrait plus vite.

Pierre tressaillit.

— Ouais ! Éclaircissez donc un peu votre idée, vouère…

— Ben, v’là ce que c’est… Mais surtout n’allez pas lui conter que c’est « moué » qui vous ai dit ça…

— Allez toujours, j’serai muet comme un poisson…

— Pour lors, figurez-vous, Pierre, que je viens de prendre vot’frère et l’Anglouaise… V’savez ben… l’Anglouaise blonde qu’est prisonnière…

Et, d’un trait, elle conta au jeune homme ce qu’elle avait vu…

— Allons, ça val interrompit Pierre avec un rictus ironique. Mais v’savez, ça ne m’étonne pas un brin, Rosalie. Mon cadet est un gâs qui ne vaut pas cher, à c’te heure.

— Je commence à le croire ! s’écria la jeune Métisse sur un ton de rancune. Et cette fille donc, faut-il qu’elle soit assez « scabreuse », assez éventée !… Si c’est pas honteux pour un Bouais-Brûlé !

— Comme vous dites, Rosalie, c’est honteux… Un homme qui agit de même n’est plus digne de s’appeler un Bouais-Brûlé !

Pierre La Ronde avait trop souffert des révélations récentes de Joseph Lacroix pour ne pas profiter de cette occasion de faire connaître à celle qu’il aimait en quelle piètre estime il tenait désormais son frère cadet… Et il s’en acquitta, comme on pouvait s’y attendre chez cette nature violente, avec une âpreté tellement aiguisée par la jalousie qu’elle semblait confiner à la haine… Quel que fût son propre ressentiment, Rosalie Guérin demeura un peu étonnée de cette extraordinaire animosité. Éprise de Jean, elle s’en prenait plutôt à sa rivale, miss Clarmorgan, et rejetait presque toute la responsabilité de la conduite du Métis sur cette fille corrompue et misérable, bien digne de ces chiens d’hérétiques… les Anglais…

Et c’était un curieux spectacle que celui de ces deux jalousies qui se soulageaient l’une et l’autre avec des mots durs, dans la nuit qui tombait.

Pierre conclut enfin :

— On tâchera de mettre ordre à tout ça, Rosalie…

— Est-ce pas ? répliqua la jeune fille dont les yeux brillaient.

— Foi d’homme !

— Et vous ferez ben. Bonsoir, Pierre.

— Bonsoir, Rosalie !…

Mais, avant de s’éloigner, il fixa la jeune Métisse et s’écria d’un ton convaincu :

— On est de vrais Bouais-Brûlés, nous autres !

— Sûr, affirma-t-elle.

Ils se séparèrent.

Cinq minutes après, l’aîné des La Ronde frappait à la porte de Joseph Lacroix.

Ce fut l’éclaireur qui vint lui ouvrir.

— Eh ben ! qu’est-ce qu’y a donc ? T’as l’air tout chaviré…

— Il y a de quoi, tu sais, Lacroix.

Et le jeune Métis le mit au courant des propos tenus par Rosalie.

— C’est bon, dit le guide. On ouvrira l’œil… Mais ça ne m’étonne pas… tu te rappelles ce que je t’ai dit l’autre jour rapport à cette Anglouaise… qu’elle avait enjôlé ton cadet.

Tout en parlant, il se rapprochait de la porte :

— Faut que j’aille rendre compte aux chefs de ma mission d’aujourd’hui… Middleton vient de recevoir de nouveaux renforts à Clark’s Crossing : une batterie d’artillerie, tout un régiment de grenadiers, plus de soixante éclaireurs… C’est ça qui va nous donner de la besogne, ces jours-icite.

Au milieu de ces propos sensationnels, ils sortirent et, sur le pas de la porte, se séparèrent.

Tandis que La Ronde regagnait son logis, Joseph Lacroix se dirigeait vers le quartier général. La nuit était noire et froide. Un vent venu du nord-ouest, un vent qui avait balayé les cimes glacées des Rocheuses, soufflait par intervalles et faisait gémir les hautes futaies. Quoique bien encapuchonné dans son « capot de couverte », Lacroix pressa le pas. Soudain, vis-à-vis du groupe des maisonnettes de bois, il s’arrêta.

À vingt mètres de lui, dans le carré de lumière projeté sur la neige par une fenêtre éclairée, un homme de petite taille conversait avec un interlocuteur invisible.

Les yeux perçants du chef des éclaireurs semblèrent fouiller l’obscurité où se dissimulait le second personnage :

— Celui-cite est Pitre-le-Loucheux, grommela-t-il… mais, foi d’homme ! on dirait que l’autre est Jean La Ronde…

Au bout d’un instant, il ajouta :

– Eh ! oui… et qui tient un cheval par la bride, encore !… Ah ! ça n’est pas naturel tout ça… Qu’est-ce qui peuvent ben se conter ?… Faut que j’écoute leur « jasette »…

Avec une souplesse et une prudence de véritable Peau-Rouge, l’éclaireur, profitant de l’ombre, gagna, par un détour, le pignon de la bâtisse devant laquelle conversaient les deux hommes. Alors seulement, masqué par la muraille en planches, il se glissa sans bruit jusqu’au coin de la maison et prêta l’oreille.

Le personnage qui répondait au sobriquet de Pitre-le-Loucheux[5] apparaissait dans le carré de lumière comme un Indien d’âge indéfinissable, petit, maigre, boucané et de face chafouine. Mais c’était un homme connu dans Batoche, où il résidait, pour sa subtilité et son étonnante adresse.

Bien que le jeune Métis et lui conversassent presque à mi-voix en langue crise, le silence ambiant et la finesse de son ouïe permirent à l’écouteur de ne pas perdre une seule de leurs paroles.

— Tout ce que je te demande, disait Jean La Ronde, c’est d’aller de suite chez moi et de dire au père qui est assis au foyer : « Père, votre second fils ne rentrera pas ici cette nuit, car il vient d’être désigné avec d’autres par les chefs pour battre les bois. Vous ne reverrez pas sa face avant demain. » As-tu compris ?

— J’ai compris cela, mais non pas encore où allait mon frère.

— Que t’importe ! cette chose est mon affaire.

L’Indien secoua son épaisse crinière d’un air mal convaincu.

— Il m’importe beaucoup. Ta tête est jeune et tu n’as pas réfléchi. Si quelqu’un s’aperçoit du mensonge, que ne dira-t-on pas ? On te prêtera de mauvais desseins et on dira : le Loucheux était son complice.

Cette objection semblait si fondée que Jean garda le silence.

Il se souvenait de l’avoir lui-même formulée la veille au soir devant miss Elsie ; mais la jeune Anglaise avait dissipé toutes ses inquiétudes avec quelques paroles légères.

Comment cela s’était-il fait ? Il ne le comprenait plus en face de ce sauvage sur les lèvres de qui l’objection renaissait brutale, indiscutable… Sa liberté, sa vie même qu’il risquerait sciemment dans cette tentative, n’étaient que peu de chose à côté de ce qu’il mettait si délibérément, par ailleurs, à la merci des circonstances. Qu’un hasard fit découvrir qu’il avait quitté Batoche la nuit dans des circonstances mystérieuses pour gagner le camp ennemi, et c’étaient inévitablement de déshonorants soupçons, des interrogatoires, une enquête…

Pourtant, il avait engagé sa parole… Il resongea à miss Elsie, à ses propos, à ses sourires… et il se dit qu’il lui fallait aller là-bas, qu’il le lui fallait absolument. Et puis, il y avait tant de chances pour que personne n’éventât sa ruse !

Le Loucheux avait croisé ses bras sur sa poitrine dans l’attente d’une réponse. Comme elle ne venait pas assez vite à son gré, il questionna :

— Que dit mon frère ?

Le jeune Métis s’était ressaisi. Il était plus déterminé que jamais.

— Il faut que je parte, déclara-t-il sèchement. Je partirai.

Une fois de plus, le Peau-Rouge le fixa de ses prunelles bigles.

— Je le crois. Mais, encore une fois, quel est ton but ?

Cette fois, Jean La Ronde éclata :

— Loucheux ! s’écria-t-il, ta question m’insulte. Suis-je un Bois-Brûlé ou un vagabond ?

— Que mon frère se calme, repartit l’Indien. Je n’ai pas voulu l’offenser. J’accomplirai fidèlement la mission dont il m’a chargé. Mais qu’il n’oublie pas alors que l’homme rouge lui-même risque beaucoup en cette affaire et qu’un schilling c’est bien peu…

— Tu en auras deux.

— L’homme rouge préférerait…

— Quoi ?

— Un peu d’eau de feu dans sa gourde.

Jean parut hésiter un instant. Enfin, d’un air de concession suprême :

— Tu auras ton eau de feu, dit-il.

Joseph Lacroix, toujours aux écoutes, savait désormais tout ce qu’il pouvait savoir. Très doucement, il se retira dans l’ombre, derrière la maison, et attendit.

Un instant après, il vit Pierre-le-Loucheux s’éloigner, tandis qu’un bruit de pas de cheval un peu amorti par la neige se faisait entendre de moins en moins distinct.

Il s’élança devant le bâtiment juste pour voir Jean La Ronde disparaître dans les ténèbres.

— Il court au camp canadien, parbleu ! murmura le chef des éclaireurs. C’est clair comme le jour… Serait-il donc possible que cette maudite Anglouaise… Oh ! mais j’en aurai le cœur net…

Un quart d’heure après, il quittait le quartier général et, d’un pas rapide, reprenait la direction de sa maison.

Au bout d’un instant, il reparut, mais cette fois sur son poney gris, et, sans hésiter, il s’enfonça dans la nuit à la place exacte où avait disparu Jean La Ronde…




IX
scène de nuit

Le gué de Clark’s Crossing, que la colonne anglo-canadienne avait atteint le 17 avril, est situé sur la Saskatchewan, à trente-trois milles en amont de Batoche.

Le camp avait été établi à proximité d’un hameau habité par des blancs et non loin des bords de la rivière, en cet endroit escarpé et boueux où la crue printanière avait fait échouer des blocs de glace. Une grande animation avait régné une partie de la journée à Clark’s Crossing, car, comme La croix l’avait annoncé à Pierre La Ronde, les forces du général Middleton s’y étaient accrues du 10e bataillon de grenadiers de Toronto, de deux canons venus de Québec et d’un détachement d’éclaireurs, pour la plupart des Indiens Pieds-Noirs, ennemis traditionnels des Cris.

Mais, maintenant que la nuit était venue, un profond silence régnait dans le camp canadien. Il était un peu plus de minuit, et, depuis longtemps, officiers et soldats reposaient dans les tentes, sauf quelques sentinelles postées de distance en distance, sauf aussi le lieutenant de carabiniers Edward Simpson et son fidèle compagnon Charlie Went. Depuis que Edward avait appris la destruction de la ferme de Hughes Clamorgan et la prise de Fort-Pitt par les Peaux-Rouges, une incurable tristesse s’était emparée de lui. En vain Charlie avait-il tenté des consolations appuyées sur les hypothèses les plus favorables, — mais, hélas ! les moins vraisemblables aussi, — le jeune officier y était demeuré obstinément sourd, et la seule chose qui le soulageât un peu était la pensée qu’il n’allait pas tarder à se trouver face à face avec ces maudits sauvages — Métis ou Indiens — qu’il exécrait plus que tout au monde, maintenant… Cette nuit-là, Went, commandé de ronde dans le camp, s’était arrêté, son service terminé, chez son ami, histoire, s’il ne dormait pas, de prendre une tasse de thé et de converser un brin.

— En vérité, vous venez à propos, lui avait dit Simpson. Je n’ai pu fermer l’œil jusqu’ici.

Ils causèrent.

Edward se félicita de ce qu’ils allaient toucher enfin au terme de leur trop longue route et pouvoir infliger aux rebelles les châtiments qu’ils méritaient vingt fois.

Went approuva cette façon de voir. Ni l’un ni l’autre, naturellement, ne doutait du prompt succès de la campagne. N’étaient-ils pas un millier d’hommes déterminés, guidés par des « scouts » rompus aux guerres contre les indigènes, appuyés d’une batterie de canons et armés de bonnes carabines Snider ?… Sans compter les deux chalands que le général Middleton avait achetés la veille à prix d’or aux habitants du hameau de Clark’s Crossing et à l’aide desquels ils allaient pouvoir prendre Batoche à revers…

— Ah ! s’écria Simpson avec un pâle sourire, ils vont en voir de rudes, les damnés papistes !

— Oui, répliqua Charlie, mais n’oublions pas pourtant qu’ils sont résolus à se défendre dans leurs tanières jusqu’à la mort. Ils sont fanatisés par ce fou de Riel et par leurs prêtres…

Subitement, il s’arrêta, la tête inclinée :

— N’entendez-vous rien, Edward ?

Les deux officiers se tournèrent vers l’entrée de la tente, l’oreille au guet. Pas un bruit ne troublait le silence.

Went haussa vivement les épaules :

— Ce n’est rien… Je me serai trompé… Je disais donc…

— Pardon, gentlemen, interrompit une voix. L’un de vous ne serait-il pas le lieutenant Clamorgan ?

D’un bond, les deux officiers furent sur leurs pieds. Un jeune homme était debout, à l’entrée de la tente.

Au nom de « Clamorgan », Simpson avait pâli.

— Qui êtes-vous ? demanda Went avec rudesse.

D’une voix calme, l’étranger répondit :

— Je suis chargé de remettre une lettre au lieutenant Clamorgan de la part de sa sœur.

— De sa sœur… balbutia Edward, de plus en plus pâle.

— Que signifie cette plaisanterie ? s’écria Charlie avec sang-froid. Il n’y a pas de lieutenant Clamorgan ici.

— Alors, pardonnez-moi, gentlemen, j’avais cru…

Vivement Charlie se plaça devant l’entrée de la tente pour couper toute velléité de retraite au messager :

— Un instant, l’ami ! Il s’agit d’éclaircir ceci, qui est par trop étrange… D’abord, où est cette lettre dont vous parlez beaucoup et qu’on ne voit pas ?…

Sans la moindre hésitation, le messager tira de sa ceinture un pli chiffonné et grossièrement cacheté :

— La voici…

Rapide comme la pensée, l’Anglais la lui arracha des mains et, avant qu’il fût revenu de sa surprise, le garçon vit un canon de revolver braqué sur lui.

— Pas un geste ! cria l’officier, ou vous êtes mort !…

— Edward, continua-t-il en tendant de l’autre main le pli à son ami sans détourner la tête, Edward, lisez donc cette lettre…

Un frisson de colère vite réprimé avait secoué le corps du jeune homme. Mais il comprit que toute résistance serait inutile et se contenta de dire d’une voix tremblante de fureur contenue :

— J’avais cru jusqu’ici que les officiers canadiens étaient des gentlemen… Mais je vois que ce ne sont que des rascals !

— C’est bon, c’est bon, répliqua Charlie toujours calme, sans abaisser son revolver d’une ligne. Que vous ne soyez pas très satisfait de mon procédé, c’est trop naturel… Mais, convenez que la façon plutôt singulière dont vous vous présentez ici à l’heure de minuit, sans qu’on sache au juste d’où vous sortez, et puis vos histoires funambulesques ne sont pas choses faites pour inspirer confiance… En temps de guerre, au reste, la défiance est de règle… Edward, avez-vous lu ?…

— Elle vit ! balbutiait l’interpellé d’une voix étranglée de joie et d’émotion.

— Quoi ! c’est bien elle !

— Elle-même qui m’écrit ! Ils sont à Batoche… Aucun mal… Mais par le ciel ! Charlie, laissez aller ce garçon… C’est un gentleman… Laissez-le, vous dis-je…

— La joie vous rend fou, mon cher, dit Went froidement. Croyez-vous que j’ai envie que ce gaillard me rende la pareille ? Ôtez-lui ce couteau que j’aperçois à sa ceinture et le revolver qui se dissimule dans le « pistolpocket » de son pantalon de cuir… et nous verrons après.

Sans enthousiasme, le lieutenant obéit.

— C’est bien, reprit l’autre en abaissant son arme. Maintenant, nous pouvons nous expliquer amicalement.

— La chose est bien simple, Charlie, dit vivement Simpson. Ma sœur a usé de la complaisance de ce jeune Métis pour me faire passer de ses nouvelles. Oui, continua-t-il en se tournant vers le messager, je suis bien le lieutenant Clamorgan. Et si mon camarade semblait dire le contraire tout à l’heure, c’était simplement parce qu’il cherchait par tous les moyens à confondre un homme que nous prenions pour un espion… Soyez tranquille, nul autre que moi n’est le destinataire de cette lettre : je vous l’affirme sur l’honneur. Et puis, veuillez nous pardonner aussi une défiance bien excusable dans la circonstance.

Went regarda son ami d’un air intrigué et légèrement inquiet : si la joie le faisait déraisonner ? Mais non. Edward semblait maintenant avoir recouvré tout son sang-froid. Aussi, flairant dans la conduite de son ami un mystère dont il ne tarderait pas à avoir la clé, il se tut prudemment.

Quant au Métis, depuis qu’il avait été témoin de l’exaltation de Simpson, après la lecture de la lettre, il ne conservait plus l’ombre d’un doute sur l’identité de ce destinataire.

La restitution du revolver et du couteau acheva de le bien disposer. Il répondit dans un anglais assez pur aux questions nombreuses qui lui étaient posées au sujet du fermier et de sa fille, et, sans se faire prier, avec beaucoup de bonne grâce, il raconta aux deux officiers étonnés à quels stratagèmes il devait de se trouver en ce moment près d’eux… Le plus difficile avait peut-être été de découvrir le lieutenant Clamorgan : même après avoir déterminé l’emplacement exact affecté dans le camp aux carabiniers, il avait un instant, perdu dans l’obscurité, désespéré d’arriver à son but… Ce fut le mince filet de lumière filtrant par-dessous la tente qui le tira d’embarras. Il s’était très doucement approché de l’entrée et, en écartant légèrement la toile, il avait aperçu l’homme qui répondait au signalement donné par la jeune Anglaise. Alors, sans hésitation, il était entré.

— Parfait ! s’écria Went avec volubilité et enthousiasme… Vraiment splendide !… Sang-froid étonnant… Comment vous appelez-vous ? Quel âge avez-vous ?

— Jean La Ronde. Je suis un demi-blanc français, et j’ai dix-neuf ans.

— Eh bien ! garçon, laissez-moi vous féliciter deux fois : d’abord de votre audace ; ensuite… Mais tout cela n’est que du vent, ajouta-t-il vivement, et nous devons d’autres récompenses.

À ces mots, le Métis sentit une bouffée de chaleur lui monter à la face. Peut-être en d’autres circonstances se fût-il montré moins susceptible ; mais, cette fois, il eut le vif sentiment que le caractère de sa mission s’opposait à l’acceptation du moindre cadeau.

D’ailleurs, Simpson s’empressa d’ajouter :

— Non, non, Charlie. Ce jeune homme agit avec désintéressement.

Les yeux de Went s’écarquillèrent ;

— Cependant…

D’une voix nette, Jean lui coupa la parole :

— Vous vous méprenez, sir… J’ai agi pour rendre service, et c’est tout. Et maintenant, je vous quitte, car mes frères m’attendent à Batoche.

Ce disant, il esquissait déjà un mouvement de retraite lorsque Simpson, les sourcils froncés, les yeux fixes, s’écria :

— Qu’est cela ? Dieu me bénisse ! ou bien j’ai la berlue, ou bien… Je viens de voir la toile de la tente se gonfler brusquement en cet endroit comme si quelqu’un s’appuyait dessus…

Ils s’approchèrent, mais rien d’anormal ne leur apparut. Edward crut pourtant devoir sortir pour s’assurer de la chose.

Un instant après, il rentra. Il n’avait rien vu de suspect. Tout était calme.

— Ainsi, vous allez regagner Batoche, dit-il au Métis. Je regrette vraiment que mon devoir m’interdise de favoriser votre retraite. Mais vous êtes adroit et j’ai lieu supposer que vous vous en tirerez sans accident. Allons, au revoir, garçon. Comptez sur ma reconnaissance et sur celle de miss Clamorgan.

Ils se serrèrent la main, et Jean La Ronde quitta la tente.

Une fois seuls, les deux officiers se regardèrent comme des gens qui ont tant de choses à se dire qu’ils ne savent par où commencer.

Charlie prit le premier la parole.

— Voilà une singulière histoire, en vérité… Mais, by God ! je serais heureux, Edward, que vous me donniez quelques éclaircissements…

— Des éclaircissements ? Je n’ai qu’à vous lire deux ou trois passages de cette lettre, et vous serez fixé… Oh ! c’est bien curieux…

Et ce fut ainsi que Went connut le mobile qui avait déterminé Jean La Ronde à faire plus de trente milles dans la nuit pour pénétrer, au prix de sa vie, dans le camp anglo-canadien :

« Je n’ai qu’à le regarder, écrivait miss Elsie, pour qu’il fasse tout ce que je désire. Mais, sans doute, le charme serait-il rompu s’il savait que je suis votre fiancée ; je lui ai donc laissé croire que vous étiez mon frère, et c’est une illusion dans laquelle il est nécessaire de l’entretenir si nous voulons qu’il nous rende de nouveaux services. »

À la page suivante, après avoir conté l’aventure de Fort-Pitt, elle ajoutait :

« Il paraît fort attaché à la cause des demi-blancs, mais, en l’entretenant du côté du sentiment, il continuera certainement à vous transmettre à son insu, grâce à mes lettres, en même temps que nos nouvelles, des renseignements précieux. »

— Vraiment, voilà qui n’est pas banal, observa Went. Ah ! je comprends maintenant pourquoi…

Un coup de feu lui coupa la parole.

— Le demi-blanc ! s’écria Simpson. Il a été vu…

Ils bondirent dehors.

— Alerte ! clamait une voix lointaine dans la nuit.

Des ombres sortaient déjà, à droite, à gauche des tentes. En un clin d’œil, une section de carabiniers fut réunie, prête aux événements…

— Par ici ! jetait la voix qui s’éloignait de plus en plus.

— Sans doute quelque espion, opina un milicien non loin de Simpson.

Une seconde détonation éclata.

— Le pauvre garçon doit avoir son compte, dit Edward à Charlie.

Au bout d’un instant, ils virent un sergent de la police montée se diriger au pas de course vers le quartier général. Quelques-uns l’interpellèrent.

Les deux lieutenants n’entendirent pas sa réponse, mais, presque aussitôt, le bruit courut que l’espion était resté sur le carreau.

— Allons, soupira Simpson. Celui-là ne nous portera plus de lettres… C’est dommage…

— Venez-vous voir ? proposa Charlie.

— Soit.

À cent pas de là, ils aperçurent, à la lueur de falots, un cercle assez nombreux d’hommes.

En approchant, ils reconnurent, parmi d’autres officiers, les deux aides de camp de Middleton. Tout ce monde semblait discuter avec animation autour de quelque chose d’étendu à terre : le cadavre du demi-blanc, sans doute…

Went s’avança le premier et jeta un coup d’œil au milieu du cercle. Mais, presque aussitôt, il se retourna vers son camarade, l’air effrayé :

— Mais ce n’est pas lui !

— Comment ce n’est pas lui ?

— Nullement. Regardez vous-même.

Et Simpson, s’étant avancé à son tour, aperçut, en effet, étendu sur une couverture, pâle comme un mort, un homme qui n’était pas Jean La Ronde.




X
l’orage gronde

Au dehors, le vent soufflait en tempête, et l’on entendait, à chaque rafale, gémir lamentablement les bois qui dominent la Saskatchewan. Pourtant, la solide maisonnette des La Ronde n’en était nullement ébranlée, et c’est dans la calme et tiède atmosphère de leur home que, la pipe à la bouche, l’aïeul, le père et les fils regardaient Jean s’attaquer à un plat de « croquecignoles » — sorte de beignets dont les Métis sont friands — avec l’entrain d’un retardataire doué d’un bon estomac.

Le vieux François, un sourire sur sa face encadrée de barbe, tannée comme celle d’un loup de mer, retira sa pipe de sa bouche :

— Là, là, mon gâs, dit-il avec son air de malicieuse bonhomie, faut pas t’étouffer. On a le temps de la ouïr, ton « histouère ».

— Tout de même, ajouta Baptiste, quand le Loucheux est venu hier au soir annoncer que tu ne rentrerais pas la nuit, vu l’affaire, on était étonné, icite… D’autant que le Loucheux disait qu’il ne savait rien d’autre…

— De qui venait l’ordre ? questionna Henry de Vallonges.

Surpris par cette question, Jean, après une seconde d’hésitation, répondit :

— Du chef des éclaireurs.

— De Joseph Lacroix ?

— Oui.

Ce « oui » sortit sourd et mal assuré de la bouche du jeune homme. Mais, sauf peut-être Pierre, personne n’y prit garde. Acculé à une prompte réponse par la question précise du Français, le cadet des La Ronde avait nommé Lacroix ; mais il se sentait assez mal engagé, car, si quelqu’un des siens s’avisait de parler au chef des éclaireurs de son expédition imaginaire, c’était l’écroulement immédiat de son mensonge.

C’est que, dans un instant, il allait être obligé de débiter l’histoire forgée de toutes pièces à laquelle il s’était arrêté : des Pieds-Noirs, des espions évidemment, avaient été aperçus la veille dans les bois aux bords de la rivière : Lacroix, prêt à partir avec une vingtaine d’hommes pour battre les futaies, lui avait proposé, comme il passait, de se joindre à eux ; il l’avait pris au mot après avoir chargé le Loucheux de prévenir les siens, Et c’est ainsi qu’il était parti en pleine nuit à la poursuite des rôdeurs, vaine poursuite d’ailleurs… Ils avaient dû camper assez loin de Batoche et rallier seulement dans la matinée, à cause de la fatigue des chevaux…

Tout cela était, en somme, assez vraisemblable, et, le moment venu d’expliquer son absence, le jeune Métis s’exécuta avec une désinvolture qu’il n’espérait pas quelques minutes auparavant.

Pleins de confiance dans le jeune Bois-Brûlé, ni ses parents ni Henry de Vallonges n’avaient mis un instant en doute la vérité de son explication.

Seul, depuis son retour, l’aîné des frères gardait une face sombre qui s’était à peine animée, durant le récit de Jean, d’un amer et sardonique sourire. Et c’était miracle que ce dernier eût résisté à l’intense ironie de ces lèvres, mariée à la fixité obsédante de ces yeux noirs.

— Il ment, se répétait Pierre. Il nous trahit. Je le hais…

Il se disait encore :

— J’irai chez Lacroix tout à l’heure, et je rapporterai aux parents la preuve que le cadet n’est qu’un Judas.

Quand tout le monde se fut levé de table, le premier soin de Jean fut de réparer un peu le désordre de sa tenue sérieusement compromise par les aventures de la nuit.

Tout en resserrant sa ceinture et en réajustant sa blouse en peau de cerf ornée de rassades aux coutures, ce n’était pas à sa fuite du camp canadien qu’il songeait ; à cette fuite précipitée encore par les deux coups de feu tirés sur lui — il n’en doutait pas — par quelque sentinelle plus vigilante que les autres… Non, ce n’était pas à cela qu’il pensait, mais à cette jeune fille blonde pour l’amour de qui il avait risqué sa vie, sa réputation de loyal Bois-Brûlé, pour qui il avait menti aux siens sans vergogne.

Il se disait qu’il allait la revoir sous peu, car c’était l’heure où les prisonniers avaient la liberté d’aller et de venir sous la surveillance discrète des Métis

Et cette idée que peut-être — qui sait ? — il pourrait lui parler, lui annoncer le succès de son entreprise, lui apprendre ce qu’il avait fait pour elle, cette idée l’occupait tout entier, l’enfiévrait, ne laissant aucune place pour la réflexion, le retour sur soi-même, l’appréhension des suites possibles de ses imprudences.

Pendant que Jean La Ronde se laissait aller à cet enivrement passionné, son aîné, le cœur plein d’un âcre ferment de haine, se présentait à la porte de Joseph Lacroix.

Mais elle était soigneusement fermée, et ce fut en vain qu’il l’ébranla à coups de poing.

Il n’y avait personne. Alors il gagna le quartier général. À défaut de celui qu’il cherchait il y trouverait sûrement quelque éclaireur pour lui en donner des nouvelles.

Le premier personnage qu’il rencontra fut Pitre-le-Loucheux. Dès les premiers mots, il interrompit le Bois-Brûlé.

— Ne cherche pas. Il est parti.

— Parti ? Et par quel sentier ?

— Demande-le au nuage qui passe. Il est parti, et il n’a dit à personne où il allait.

— C’est singulier, pensa le jeune homme.

Et, presque aussitôt, pris d’une idée subite :

— A-t-il accompagné ceux qui ont donné la chasse aux Pieds-Noirs cette nuit ?

Le Loucheux cracha par terre avec dédain :

— Les Pieds-Noirs sont des chiens. Mais, de qui mon frère veut-il parler ?

Pierre fournit les détails les plus précis puisés dans le souvenir du récit de son frère.

Le sauvage, sous un masque impassible, cachait son profond étonnement.

À la fin, il demanda défiant :

— Qui t’a dit cela ?

— Le vent qui passe… répondit le Bois-Brûlé.

L’Indien n’ajouta rien, flairant un mystère et soucieux de ne pas se compromettre. Mais l’aîné des La Ronde était fixé. Le subtil Loucheux, si bien renseigné toujours, ne connaissait évidemment rien de l’affaire rapportée par Jean. Il n’en fallait pas plus à Pierre : la preuve du mensonge de son cadet était faite. Toutefois, la disparition subite de Lacroix l’intriguait encore. Aussi, avant de tourner les talons, il demanda :

— Ainsi, nul ne peut dire où est celui que je cherche ? On n’a rien retrouvé de sa trace ?

— Il y a des pistes de cavaliers tout le long de la Saskatchewan, répondit le Cri…, va voir, tu trouveras peut-être…

Qu’il y eût une intense ironie sous ses paroles, le Métis n’en douta pas, malgré l’impassibilité de cette face osseuse et boucanée, inquiétante à cause de son regard bigle et pourtant si pénétrant.

Piqué au vif, il répliqua :

— C’est bien. Je vais aller voir. Et j’aurai, certes, plus de chances de trouver que ceux qui ne cherchent pas.

Il s’éloigna, pointant droit au petit plateau qui domine Batoche et le coude de la rivière. Un instant après, il entrait sous les arbres qui masquent le village et suivait, dans la direction du sud, le chemin battu parallèle aux berges de la Saskatchewan.

Le sol était fangeux, gâté par le dégel et le passage des cavaliers et des piétons. Pierre commença à mieux comprendre la raison de l’ironie du Loucheux. Pourtant, il s’obstina. Il flairait une relation mystérieuse entre la tromperie avérée de son cadet et la disparition de Lacroix. Toutes les qualités de batteur d’estrade et chercheur de pistes qu’il tenait de ses ancêtres indiens s’exaltaient en lui dans cette aventure. Guidé par un sourd instinct, il allait droit vers le sud, les yeux mobiles, tantôt tournés vers le sol où ils s’attachaient fixement, tantôt promenés autour de lui dans une rapide inspection des troncs d’arbres, des branches, des buissons.

Tout à coup, il poussa une exclamation de triomphe. Il venait d’apercevoir à terre quelque chose d’informe, à demi enfoncé dans la neige. Il ramassa l’objet. C’était un chapelet très simple, primitif même, avec ses grains formés de baies rouges. Un instant, il le retourna entre ses doigts, certain de plus en plus de le reconnaître, oui, c’était bien le chapelet de l’homme qu’il cherchait ; il se souvenait avoir vu à plusieurs reprises Lacroix le tirer de sa poche quand il y prenait son tabac. Très religieux, comme presque tous les Métis, le chef des éclaireurs ne se séparait guère de cet objet de piété, sa découverte était donc un précieux indice…

Mais quelles raisons avaient pu pousser Lacroix seul sur cette route ? Pour Pierre, il n’en voyait qu’une de plausible : celle qui s’accordait avec ses soupçons : le guide devait avoir suivi, la veille, sur ce chemin les traces de Jean, qu’il s’était donné pour mission de surveiller… Et ce chemin ne menait-il pas à Clark’s Crossing, où campait lac olonne canadienne ? Oui, c’était bien cela. De la certitude du mensonge de son cadet, l’aîné des La Ronde passait à la certitude de sa trahison. C’était comme un échelon de honte qu’il gravissait à sa suite, écœuré… Et, soudain, il songea que son frère était revenu, tandis que Lacroix… Qu’était donc devenu ce dernier ?

Une galopade lointaine l’interrompit dans ses réflexions : à deux cents mètres environ il aperçut une bande de cavaliers lancés dans sa direction. Tantôt, ils disparaissaient dans les replis du terrain, tantôt ils reparaissaient, mais, à chaque seconde, plus distincts.

Bientôt il ne fut plus douteux que c’étaient des Indiens.

Sa première idée avait été de se dissimuler derrière un tronc ou un buisson, mais certain de n’avoir pas échappé aux regards perçants de ces hommes, de plus en plus convaincu, d’ailleurs, que c’était une bande alliée, il attendit tranquillement leur passage, appuyé sur son fusil.

En un instant, ils arrivèrent à sa hauteur. Ils étaient une dizaine qui, dans un bruit de tonnerre, passèrent devant lui, penchés en avant, quelques uns faisant claquer dans l’air sec de longues lanières à manche court pour exciter les chevaux. Il reconnut des éclaireurs assiniboines, presque tous des hommes vigoureux, habillés d’étoffes grossières et de cuir, le visage barbouillé d’ocre et les longs cheveux noirs pendants. Aucun n’avait paru prendre garde à lui, et ils disparurent dans un tourbillon de croupes et de sabots en faisant gicler autour d’eux de la boue.

— Il y a du neuf, se dit Pierre aussitôt.

Et il reprit le chemin du village.

Devant les bâtisses du quartier général, il trouva une foule d’hommes, de femmes, d’enfants, bruyante, animée et à chaque instant grossissante.

Une nouvelle volait de groupe en groupe : les troupes du Gouvernement n’étaient plus qu’à une petite étape de Batoche et traversaient la rivière à Gabriel’s Crossing.

Pierre frémit de joie. Enfin, on allait se battre. Dans deux jours au plus tard, on allait se trouver face à face avec ces Anglais maudits…

Et, subitement envahi du désir un peu puéril d’être le premier à annoncer une si grave nouvelle aux siens, il courut à toutes jambes dans la direction de son domicile.




XI
indignation et enthousiasmes

La nouvelle apportée par les éclaireurs indiens, sans être tout à fait inattendue, causa pourtant une certaine émotion dans le village Métis.

Le gué de Gabriel’s Crossing, où la présence des troupes anglo-canadiennes venait d’être signalée, est, en effet, situé un peu au nord de Clark’s Crossing, à huit milles seulement de Batoche, et l’on calculait qu’une petite journée de marche suffirait à la colonne ennemie pour gagner ce dernier point. Mais ce qui surexcitait surtout les esprits, c’était l’idée que la vraie campagne commençait et qu’à la lutte contre la police du territoire allait succéder, plus acharnée et plus décisive, la guerre aux forces envoyées par le Gouvernement, commandées par un major général, appuyées de canons.

Pierre La Ronde n’avait trouvé chez lui que sa mère et ses sœurs et, les laissant à l’émotion de la grave nouvelle, il était redescendu vers la rivière, où son père et ses frères, mêlés à d’autres Métis, achevaient la fortification du gué. Mais, au moment où il allait entrer dans les bois qui bordent l’eau, le jeune homme s’arrêta. Cette silhouette qui, là-bas, contournait la « fence » de la maison des prisonniers n’était-elle pas celle de son cadet ? N’était-ce pas encore lui qui, sans doute, allait comploter quelque traîtrise avec ses amis les Anglais ? Il voulut en avoir le cœur net… Ah ! s’il pouvait, cette fois, du moins, le surprendre dans sa félonie, le dépouiller de ce tissu de mensonges dont il s’enveloppait et, puisque c’était un traître, lui cracher à la face sa colère et son mépris !

Son parti fut vite pris. Il entra dans le bois et, dissimulé derrière les buissons et les halliers, il se glissa du côté de la maison des prisonniers.

Profitant du soleil déjà tiède de cette après-midi d’avril, la plus grande partie d’entre eux conversait et se promenait derrière la clôture à claire-voie. Quant au Métis de surveillance, il vaguait à trente ou quarante pas de là, évidemment intrigué de l’animation inusitée qu’il devinait vers le haut du village.

Parvenu à la hauteur de l’entrée du bâtiment, Pierre s’arrêta à l’abri d’un tronc d’arbre et avança la tête. Mais, Jean ayant repoussé la porte une fois entré, il se décida à sortir du bois pour aller surprendre son frère dans la maison. Il n’avait pas fait trois pas que la porte s’ouvrit brusquement et que Jean parut sur le seuil. Au même moment, quelque chose de blanc glissait de sa ceinture et tombait à terre.

C’était une lettre.

Vivement il la ramassa et, cette fois, la plaça dans le petit sac de peau que les Métis, comme les Indiens, portent souvent sur le côté. Cela fait, il sortit et s’éloigna à grands pas vers le haut du village.

Arrêté sous le couvert, tout frémissant d’indignation et de colère, l’aîné des La Ronde n’avait pas perdu un seul de ses mouvements.

Si certain qu’il fût de l’ignominie de son frère, cette constatation matérielle bouleversa Pierre au dernier point. La trahison devenait, à ses yeux, tellement évidente, tellement cynique même, que, dans une poussée de haine, il fut sur les traces de Jean. Il allait le rattraper, le sommer de lui livrer sa lettre… et l’on verrait alors !

Mais Jean s’était arrêté. Il échangea deux mots avec l’homme de surveillance et reprit sa route.

L’aîné survint un moment après :

— Mon frère cadet n’est donc pas de « quart icite », qu’il s’en va si promptement ? demanda-t-il au Métis avec les apparences du plus grand calme ; car, habitué, comme les Indiens, à se dominer, il avait su reprendre un masque impassible. La colère bouillonnait dans son cœur, la placidité était sur ses traits.

— Non, répondit l’homme, c’est « moué » qui suis de quart. Lui, il est venu seulement, à ce qu’il m’a dit, pour prendre sa pipe qu’il avait oubliée l’autre soir dans la bâtisse. Mais, dis donc, pourquoi nos « gensses » se remuent-ils de telle façon là bas ?… J’ai « doutance » de quéque chose.

En quatre mots, La Ronde le mit au courant des événements et s’enfuit.

Ainsi, à chaque minute, sur les pas de son frère, se levait la trahison ou le mensonge. Et ce Bois-Brûlé, qui le croyait venu là innocemment pour reprendre sa pipe oubliée ! Ah ! oui, ce qu’il y venait chercher, c’était de quoi trahir la cause de sa race, livrer les siens, le maudit !

Déjà, il n’était plus qu’à une vingtaine de pas derrière Jean. Impatient d’assouvir sa colère, il s’apprêtait à le héler, lorsqu’un pressant appel dans un bruit de galopade l’arrêta net :

— Stop ! là-bas, Pierre La Ronde.

Et Maxime Lépine, un des « exovides », s’avança vers lui à petites foulées de son grand demi-sang canadien. En deux mots, il lui rappela la disparition mystérieuse de Joseph Lacroix. Mais, comme il fallait tout de même que le service se fît et qu’il y avait une mission urgente à accomplir, Gabriel Dumont avait songé à Pierre La Ronde, jeune, vigoureux, habile à suivre une piste.

Flatté intérieurement, le jeune homme accepta, et Lépine lui donna des instructions et lui confia les plis. Mais c’était toute sa journée brûlée dans des courses au-delà du lac des Maskegs, et il dut remettre au lendemain l’explication qu’il se proposait d’avoir avec le traître qui, déjà, disparaissait à l’angle d’une maison.

Distrait par cette pensée, il entendit à peine Lépine lui recommander de passer au quartier général avant son départ, et il regagna son domicile, la tête pleine d’idées qui se heurtaient. Une, pourtant, l’obsédait plus que les autres. Elle était donc connue de tous, officielle, pour ainsi dire, cette disparition de Joseph Lacroix, et personne ne pouvait dire ce qu’il était devenu… Personne ? Si, lui, Pierre La Ronde le savait, Lacroix avait été assassiné. Il en était sûr maintenant comme il était sûr aussi que Jean était l’auteur de ce nouveau crime. La raison en était bien simple. Lacroix se défiait du cadet. Il le surveillait. La nuit que Jean avait passée dehors, celle où il avait dû aller au camp anglais, le chef des éclaireurs l’avait suivi ainsi que l’attestait la découverte du chapelet sur la route de Clark’s Crossing. Mais le traître s’était évidemment aperçu de cette poursuite et il avait dû se tapir quelque part et frapper mortellement le guide au passage, assez loin de Batoche. Et cela semblait au jeune homme évident, logique… Traître à sa cause, assassin de ses frères, n’était-ce pas tout un ?

En roulant ces pensées dans sa tête, Pierre La Ronde était arrivé devant sa porte. Il entra pour annoncer et faire connaître la mission dont il était chargé, puis se dirigea vers l’écurie. En deux minutes il eut sellé sa monture, un de ces poneys indiens, maigres, mais nerveux, d’une vigueur, d’une résistance presque incroyable à la fatigue.

Au quartier général, il prit de nouveaux ordres. Une foule compacte entourait maintenant les maisons. Dans cette foule, un peu surexcitée, d’hommes, de femmes et même d’enfants, les nouvelles couraient de bouche en bouche et grossies de commentaires.

Une petite bande de Sioux venait d’arriver : c’étaient des gens de Saskatoon qui s’étaient joints aux Bois-Brûlés quelques jours auparavant. On les voyait circuler au milieu des groupes, drapés dans leurs couvertures de laine rouge qu’ils avaient ramenées sur leurs têtes à cause du froid. Des Métis entouraient leur chef, White Cape. Il racontait qu’ils avaient trouvé des éclaireurs ennemis sur la rive gauche et que, dans un léger engagement, ses deux fils et son beau-fils étaient tombés aux mains des Canadiens.

Ce récit causa une certaine émotion parmi les Bois-Brûlés. Ainsi, les premiers coups de feu avaient été échangés. Après-demain, demain peut-être, le général Middleton serait devant Batoche…

Vers 5 heures du soir, l’Exovidat se réunit. On regardait avec confiance la fenêtre éclairée de la pièce où Dumont, Lépine, Nolin, qui commandaient aux forces insurrectionnelles, Michaël Dumas, Garnaud, Jackson, secrétaire particulier de Riel, étaient réunis sous la présidence du héros de l’insurrection, de l’homme au regard mélancolique et fiévreux dont la parole ardente et mystique soulevait, quand il le voulait, son peuple comme le vent soulève la mer…

Le bruit courait que Gabriel Dumont répugnait à attendre l’ennemi à Batoche même, et beaucoup se rangeaient à l’opinion qu’on lui prêtait. Pourtant, les avis étaient partagés, et l’on discutait sur ce point dans divers groupes, cependant que des jeunes gens entonnaient à pleins poumons la « chanson à Pierre Falcon », qui est comme l’hymne national des Bois-Brûlés.

Perdu dans cette foule échauffée, Henry de Vallonges sentait aussi le grand frisson de l’enthousiasme lui courir dans les moelles. Comme il la goûtait l’ivresse de se sentir loin, très loin des platitudes de l’époque présente, revenu de cent années en arrière, prêt à donner son sang pour une cause juste, celle de cette petite France d’outre-mer qui avait fleuri si merveilleusement sur le beau sol canadien ! À cette heure, il se sentait plus digne de ses aïeux, plus digne de ce Vallonges héroïquement tombé en 1760 sous les balles anglaises aux côtés de Montcalm. Ah ! comme il allait s’y donner de plein cœur dans les prochains jours de lutte à son double devoir de gentilhomme et de Français !

Tandis qu’il frémissait à ces pensées, Jean La Ronde, non loin de lui, s’abandonnait aussi à l’enthousiasme de la foule, mais sans cesser pour cela de songer à celle qu’il aimait… Elle venait de lui sourire en le remerciant de ce qu’il avait fait pour elle et de ce qu’il ferait sûrement encore, car elle avait d’avance préparé une seconde lettre. Mais celle-là, il la remettrait quand il pourrait. Elle lui avait dit formellement, elle ne voulait pas « qu’il s’exposât une seconde fois comme il venait de le faire : elle avait été trop inquiète de son sort durant toute cette nuit-là ». Et il s’enivrait encore de ces paroles de la charmeuse. Si maintenant il partageait le délire de la foule, c’était surtout à songer qu’il allait, en combattant pour les siens, s’exposer pour elle. Et il en éprouvait vraiment une sorte de volupté bien française, la sensation chevaleresque de mêler l’héroïsme à l’amour…

Tout à coup, un grand remous se produisit parmi tous ces gens assemblés. La séance de l’Exovidat était levée, et, presque aussitôt, le bruit se répandit dans le village que l’avis de Dumont avait prévalu et que, dès le jour suivant, tous les hommes en état de porter les armes gagneraient la « coulée Tourond » appelée par les Anglais « Fish-Creek », et qui est située non loin des berges de la rivière à dix milles au sud de Batoche.

La nuit seule put calmer l’effervescence qui, à partir de ce moment, régna aux abords du gué de Batoche.

Mais le lendemain, de bonne heure, par une assez jolie matinée printanière, un grand nombre de Métis se portèrent vers l’église Saint-Laurent, où une messe devait être célébrée avant le départ des combattants.

À l’issue de la cérémonie, le prêtre prit la parole pour exhorter les combattants à ne pas oublier que le fait de lutter pour une juste cause leur faisait plus rigoureux que jamais le devoir de se conduire en chrétiens… Puis, la bénédiction reçue, la foule des Bois-Brûlés se répandit au dehors…

Henry de Vallonges devait se souvenir toute sa vie de l’émouvante minute où la face de Louis Riel, à la fois souffrante et inspirée comme celle d’un prophète, émergea au-dessus de cette foule qu’il allait haranguer, près du drapeau blanc aux fleurs de lis. Il savait déjà que ces demi-Français, traditionalistes, une fois la lutte décidée, avaient, d’un geste touchant et fier, arboré, en face du drapeau anglais, le drapeau de Montcalm et de l’ancienne France. Pour la première fois, il se trouvait en face de lui et, tout habitué qu’il fût à saluer sa patrie dans un beau frissonnement vivant et tricolore, il se sentit pénétré d’un immense respect attendri pour ce témoin de nos gloires passées, pour cet emblème vénérable et pâle, impressionnant comme un fantôme…

Ce fut dans un imposant silence que le chef des Métis prit la parole.

Comme il s’exprimait en langue crise, Vallonges dut se contenter de suivre ses gestes des yeux.

La face exsangue, le regard ardent, il dominait la foule, et souvent son doigt montrait le ciel.

Vers la fin de son allocution, il se tourna vers l’étendard, et ses paroles durent être alors particulièrement émouvantes, car il avait disparu que, pendant quelques secondes, persista le silence, comme si une même émotion serrait toutes les gorges.

Puis, brusquement, un hourra formidable jaillit de huit cents poitrines. Pendant une minute, ce fut un assourdissement. Enfin, peu à peu, cela s’apaisa, et, après l’énorme clameur, la chanson « à Pierre Falcon » monta de toutes les bouches dans l’air, légère et naïve comme un air pastoral.

Une heure après, la plupart des insurgés étaient en selle et quittaient Batoche au milieu d’une haie de femmes et d’enfants. Pierre La Ronde, de retour au village depuis le matin même, chevauchait parmi les éclaireurs indiens.

Tout à coup, son œil vigilant aperçut, au milieu de la foule, la fille d’Athanase Guérin, Rosalie, la jolie Métisse… Mais elle ne paraissait pas prendre garde à lui, et ses beaux yeux bruns étaient obstinément attachés sur un autre point beaucoup plus loin en arrière.

Saisi d’une inquiétude soudaine, il se retourna suivant la direction de ce regard. Et quand il vit quel était l’homme si passionnément fixé par Rosalie, sa figure d’ordinaire impassible se contracta affreusement, et il s’en alla tout droit en selle, avec sa longue cicatrice plus blanche que jamais dans une face pourtant si pâle qu’on eût dit qu’il avait reçu une balle au cœur…




XII
le combat de fish-creek[6]

Il n’était pas loin de midi.

La colonne anglo-canadienne marchait depuis le matin quand, soudain, parvenue à onze milles à peine de Batoche, une fusillade assez nourrie éclata à courte distance en avant.

Sur l’ordre de leurs chefs, les hommes s’arrêtèrent.

Un instant après, les éclaireurs Pieds-Noirs se repliaient sur le gros des troupes en annonçant que l’ennemi était posté à l’entrée du défilé de Fish-Creek.

Situé à moins d’un mille de là, ce défilé, qui conduit au village de Saint-Antoine-de-Padoue, formait au sud l’extrême pointe du territoire des Bois-Brûlés. Le chemin y serpente entre deux coteaux boisés, et point n’est besoin d’une grande ingéniosité pour le rendre, en temps de guerre, tout à fait impraticable. Les Pieds-Noirs rapportaient que les demi-blancs s’y étaient établis en force à hauteur d’un dangereux tournant, qu’ils avaient fait rouler dans le chemin d’énormes troncs d’arbres et que leurs tirailleurs, enfouis jusqu’au cou dans les tranchées, attendaient les soldats canadiens, la carabine en arrêt.

By God ! Charlie, ça va chauffer tout à l’heure, s’écria Edward, et je crois que, cette fois, vous allez pouvoir dérouiller le canon de votre revolver, comme vous dites.

Parmi les carabiniers de Winnipeg, il n’y avait peut-être pas un homme aussi heureux que le lieutenant Simpson. Depuis qu’il savait sa fiancée à Batoche, il plaisantait à tout propos avec Went et s’oubliait même jusqu’à soutenir devant ses camarades scandalisés que les demi-blancs n’étaient pas, somme toute, ces affreux sauvages dont la presse anglaise avait tant médit, mais, au contraire, d’assez braves gens coupables seulement d’un peu d’indiscipline.

De son côté, son ami Charlie cumulait diverses satisfactions dont la moindre n’était certes pas la perspective de dérouiller bientôt le canon de son revolver.

L’occasion ne pouvait tarder à s’en présenter.

Le 22 avril, au soir, le général Middleton, dans le but de prendre le village à revers, tandis que lui-même l’attaquerait de front, faisait passer sur la rive gauche de la Saskatchewan une partie de ses troupes ; les berges, glissantes en cet endroit, la rapidité du courant, les blocs de glace entraînés par la crue printanière rendaient l’opération difficile, et ce ne fut qu’après de grands efforts et de nombreux voyages du chaland, que le 10e grenadiers de Toronto, quatre canons et cinquante éclaireurs se trouvèrent enfin réunis sur l’autre bord sous les ordres de lord Malgund et du colonel d’artillerie de Montizambert.

Le 23, au matin, la marche en avant reprit des deux côtés de la rivière. Le temps allait s’adoucissant chaque jour. Maintenant, on commençait à sentir passer dans l’air des souffles de printemps : la neige n’était pas encore fondue sur tous les points, mais partout où le sol recevait la lumière, il faisait germer avec hâte, et sans attendre son complet dépouillement, une immense quantité de petites fleurs charmantes qui semblaient saluer le retour des beaux jours.

Sous la douce influence du ciel, l’entrain et presque la gaieté étaient revenus parmi les troupes canadiennes, et, ce jour-là, — le 24 avril, — on marchait depuis le matin plus alertement que jamais, quand la colonne de droite avait été subitement arrêtée à un mille à peine du défilé de Fish-creek

Sans perdre une minute, le général Middleton donna l’ordre au major Boulton de prendre avec lui tous les éclaireurs et de se porter en avant pendant que le gros de la colonne se préparait à l’attaque :

— J’ose espérer que nous n’allons pas longtemps moisir ici, dit Went en examinant le barillet de son revolver.

Une voix impatientée s’éleva à peu de distance.

— Lieutenant Simpson, qu’attendez-vous donc pour faire mettre la baïonnette aux fusils de vos hommes ?

Et le capitaine Clarke, qui commandait le 90e bataillon de carabiniers, passa affairé non loin d’eux.

Un instant après, on reprenait la marche, mais on était à peine parvenu à 400 mètres du défilé qu’une terrible fusillade éclatait en avant.

— Ce sont les « Scouts » qui font parler la poudre, dit Went. Espérons qu’ils vont nous faire place nette.

Durant deux minutes, ce fut dans le défilé un redoublement de craquements secs comme si toute une forêt de sapins était en feu. Puis une rumeur courut dans la colonne qui s’était de nouveau arrêtée. Le général donnait l’ordre de faire avancer le 90e bataillon.

— À nous, Charlie dit Edward, la main sur le revolver et les yeux brillants.

La voix du capitaine Clarke s’éleva de nouveau :

— Tout le monde est prêt ? All right !

Et le 90e bataillon de carabiniers, son chef en tête, s’engagea dans le redoutable défilé.

Un lamentable spectacle s’offrit alors aux regards des officiers et des soldats.

Cadavres ensanglantés de chevaux et d’hommes se mêlaient sur la terre rougie. À chaque pas presque, ils heurtaient des morts ou des blessés, et seuls une vingtaine de Pieds-Noirs, tapis derrière les moindres obstacles, tiraillaient sans grand succès, semblait-il, sur les pentes bleuies de fumée.

Il était vraiment temps que le gros de la colonne arrivât au secours de son avant-garde.

— Dieu me bénisse s’exclama Went offusqué, je crois que les Scouts sont loin d’avoir fait place nette !

Au même moment, les détonations redoublèrent en face d’eux, et une pluie de balles cingla l’air rageusement. Il y eut des coups sourds, des cris étouffés.

— En avant ! hurlèrent des voix.

Edward et Charlie ne disaient plus rien.

Tête baissée, ils foncèrent dans l’ouragan. Mais, là-haut, ce n’était plus qu’un tonnerre continu et, en bas, des dizaines d’hommes roulaient, à chaque minute, à terre, foudroyés. Instinctivement, les carabiniers ralentissaient leur allure, et bientôt les trois quarts d’entre eux, pour se soustraire aux projectiles, n’avancèrent plus qu’en rampant.

— Debout ! Tenez-vous debout ! clama une voix furieuse. Si je m’étais baissé, une balle me frappait à la tête[7].

Tous ceux qui entendirent cet appel énergique levèrent les yeux, et ils reconnurent le général Middleton lui-même leur désignant du doigt le bas de sa tunique lacéré par une balle.

Électrisés, Clarke et ses lieutenants bondirent.

— En avant ! criait Clarke à pleins poumons.

Encouragés par l’exemple de leurs chefs, les soldats, se déployant en tirailleurs, abordèrent l’obstacle. Déjà, ils escaladaient la fente au milieu des buissons, des troncs d’arbres abattus par les Bois-Brûlés, et les premiers étaient déjà parvenus à mi-chemin des positions métisses, lorsque Simpson vit, à quelques pas de lui, le capitaine Clarke trébucher et tomber la face en avant…

— Nous sommes fichus ! pensa-t-il.

Derrière lui, en effet, il voyait Went allongé sur le côté, faisant tous ses efforts pour se relever, et, au-dessous d’eux, dans une brume bleuâtre de poudre, un grand remous d’hommes oscillants. Plus de doute, le désordre se mettait dans les rangs, et le mouvement de recul se dessinait, très net.

En deux mots, Edward fut près de Charlie :

— Blessé ?

— Non… presque rien. Simple écorchure… Une balle dans le mollet droit.

Le sang coulait assez abondamment à travers la jambière déchirée de l’officier et rougissait la terre.

— Par le ciel ! s’exclama Edward. Il faut nous tirer d’ici… Attendez, je vais vous porter.

Les balles, autour d’eux, passaient avec leur petit sifflement sinistre :

— Mais vous allez vous faire faucher, Simpson ! Aidez-moi vite à me transporter derrière ce tronc… Une fois abrités là, nous pourrons demander de l’aide…

Le tronc géant d’un bouleau renversé s’arrondissait, en effet, à quelques pas d’eux. Quand Went fut étendu derrière, Edward, en sécurité désormais, appela avec force gestes un sergent de carabiniers qui tiraillait bravement à quinze mètres de là, cramponné au terrain conquis. Au même instant, une voix se faisait entendre au-dessus de la tête des deux officiers tapis le long de l’arbre :

— Lieutenant Clamorgan !

Avec un saisissement inexprimable, ils reconnurent la figure ambrée de Jean La Ronde penchée sur eux.

Un instant, ils se crurent sous l’empire d’une hallucination… Mais le Bois-Brûlé continuait :

— C’est encore moi, sir… J’ai à vous remettre une lettre, une nouvelle lettre de votre sœur… La voici !…

Et déjà il portait la main à sa ceinture lorsque les deux Anglais le virent subitement pâlir, puis s’effondrer de l’autre côté du tronc, tandis qu’une détonation stridente et plus rapprochée que les autres se faisait entendre sur la droite.

— Touché ! déclara Went. Cette fois, il y a de fortes chances qu’on ne revoie plus le pauvre garçon ! Mais, aussi, quelle imprudence de s’aventurer ici ! C’est bien sûr un des siens qui l’aura attrapé en nous tirant dessus… Ah ! vous voilà, sergent ? Bon. Prenez-moi sous les bras, et vous, Edward, prêtez-moi votre épaule. Vous y êtes… All right !

Quelques secondes après, les trois hommes avaient disparu derrière les halliers.

— Cessez le feu, vous autres ! cria une voix autoritaire du côté des insurgés.

Et, presque aussitôt, Baptiste La Ronde et Henry de Vallonges déboulèrent la pente jusqu’à l’endroit où le corps de Jean était étendu.

Un peu pâle, le front barré d’un pli d’angoisse, le père avait vivement passé la main sous la casaque de peau du fils pour lui tâter le cœur. Un gros soupir de soulagement gonfla sa poitrine.

— Il vit ! dit-il en se relevant.

Il souleva le corps inanimé, dont le Français soutint les jambes, et, avec des précautions infinies, les deux blancs transportèrent le blessé à hauteur des tranchées.

Le feu, cependant, avait diminué d’intensité de part et d’autre.

Entre les détonations qui s’espaçaient, une voix monta de terre, la voix d’un chef :

— Quel est ce jeune fou, disait-elle, qui est allé se faire tuer de gaieté de cœur ? J’avais pourtant défendu qu’on bouge d’« icite ».

Plusieurs têtes qui émergeaient aussi des « rifles-pits » à ras de sol se tournèrent vers l’homme qui venait de parler : Charles Nolin, un des lieutenants de Dumont :

— C’est le cadet des fils La Ronde ! expliqua quelqu’un. Il aura voulu faire captifs deux de ces chiens d’hérétiques qui se cachaient derrière un tronc de bouleau.

— Cré mâtin ! cria un autre. Qué qu’y nous fabriquent donc là-bas les Anglouais… On dirait, foi d’homme ! qu’y vont nous faire les honneurs du canon.

La voix de Charles Nolin monta de nouveau :

— Attention, les gâs ! ils amènent les batteries… Pour lors, visez aux chevaux… ordre de Louis Riel.

Dans la coulée, en effet, parmi la brume bleue de la poudre, on voyait de vigoureuses bêtes canadiennes, excitées par les conducteurs, traîner les pièces de campagne sur la pente opposée. Mais l’endroit, habilement choisi par Dumont, ne permettait le tir de l’artillerie qu’à portée de carabine. Le feu recommença donc du côté des Métis, avec intensité. L’effet en fut terrible. Habitués, dès l’enfance, au maniement du fusil, ménagers de leurs cartouches, manquant rarement leur but, les Bois-Brûlés, les armes à la main, sont de redoutables adversaires. Bientôt, les chevaux, blessés, s’affolèrent. Ils se dressaient debout, refusaient d’avancer ou ruaient et bousculaient les hommes, portant le désordre jusque dans la colonne qui se heurtait de front aux défenses improvisées élevées en hâte pour lui barrer la route. Il devenait impossible de mettre les batteries en ligne. Les troupes faiblissaient. Un désastre était imminent…

Cependant, Henry de Vallonges et Jean-Baptiste La Ronde avaient repris leurs places dans la tranchée, le blessé ayant été évacué avec d’autres sur le village de Saint-Antoine-de-Padoue, à un mille à peine en arrière. La balle avait atteint le jeune homme entre les côtes, un peu à droite, et avait traversé tout le thorax, mais sans léser, semblait-il, aucun organe essentiel. Le cœur était intact, et rien n’obligeait à croire que le poumon fût le moindrement atteint.

À quelques pas de Vallonges, le vieux François, l’œil brillant, la main sûre malgré son âge, tirait sans se presser, avec une précision d’automate, et gardait sur sa figure semi-indienne l’air implacable et résolu d’un homme qui exerce des représailles. Un peu plus loin, Baptiste, impassible, abattait son Anglais à chaque balle, et, tout au long de la tranchée, c’était la même régularité de tir, la même adresse, le même sang-froid. Tout à coup, un crépitement se fit entendre à droite et un peu au-dessus des positions métisses, en même temps que des volées de projectiles sifflaient en rasant les têtes qui émergeaient des « rifles-pits ».

— Quoi donc ! s’exclama le vieux François. Est-ce que les chiens d’hérétiques nous prendraient à revers ?

En un instant, le mot courut de « rifle-pit » en « rifle-pit » à travers les tranchées.

Pris à revers, ils l’étaient… Impossible d’en douter maintenant. Les balles envoyées d’en haut croisaient celles d’en bas, faisant jaillir la terre autour d’elles. Déjà, quelques Bois-Brûlés gisaient dans leurs trous, mortellement atteints. Il fallut qu’une partie des combattants fit face à droite pour répondre à ses nouveaux adversaires. D’instant en instant, ils apparaissaient plus distincts entre les arbres, et bientôt il fut aisé de reconnaître des grenadiers de Toronto. Ce qui s’était passé, les Métis le devinèrent.

Le général Middleton, inquiet de la tournure que prenait le combat, avait envoyé prévenir lord Malgund, arrêté sur l’autre rive de la rivière. Et c’était lui qui, après avoir traversé en chaland la Saskatchewan avec une compagnie du 10e régiment, venait en toute hâte prêter main-forte à Middleton. Mais, ce que les insurgés ne pouvaient savoir, c’est que deux autres compagnies suivaient de près avec de l’artillerie.

La position des Bois-Brûlés devenait critique. Allaient-ils être écrasés entre deux feux ? Déjà, les troupes canadiennes reprenaient l’offensive, et les canons, depuis un long moment, balayaient les positions métisses. À la faveur du tir de l’artillerie, Simpson et ses carabiniers, mettant à profit les moindres obstacles, avançaient graduellement en tiraillant. Le grand point était d’obliger les demi-blancs à battre en retraite avant la tombée de la nuit.

— Déjà 4 heures passées…, murmura le lieutenant en remettant sa montre dans son gousset. Et ces damnés papistes qui continuent leur tapage d’enfer… Allons ! les garçons, encore un échelon ! Go ahead !

À la voix de l’officier, une douzaine de soldats bondirent vers les plus proches obstacles, en avant… Mais quand Edward, paraissant sain et sauf derrière un gros rocher, regarda derrière lui, il aperçut les trois quarts de ses hommes étendus sur le sol, ensanglantés, et le sergent qui avait aidé à transporter Went, à deux pas, la face contre terre, les membres tordus comme ceux d’un mannequin… Quant au reste du bataillon, abrité plus bas derrière un remblai, il n’avait pas bougé :

— Nous n’y sommes pas ! murmura l’officier avec découragement… Et, pour comble de joie, on dirait qu’il va pleuvoir…

Le ciel, qui s’était graduellement assombri dans le courant de l’après-midi, roulait, en effet, des nuages pressés et menaçants que le vent charriait vers le nord-ouest, et les craintes de Simpson ne devaient guère tarder à se réaliser. Ce furent des grosses gouttes, d’abord rares, peu à peu pressées, et, au bout d’un quart d’heure, la pluie tombait à flots avec un grand bruit mouillé que la fusillade dominait à peine…

— Chien de temps ! murmura Edward, qui commençait à se sentir traversé !

Tapis, sur la terre détrempée, les soldats anglo-canadiens, transis, frissonnants, se sentaient gagnés par le découragement de minute en minute.

Le jour allait baisser. L’artillerie donnait toujours, mais les Métis, impassibles sous la mitraille, continuaient de tirer avec la même régularité, la même précision, jetant bas tout ennemi qui se montrait à découvert. Il devenait évident qu’on n’enlèverait pas la position avant la nuit. Les carabiniers, aussi bien que les grenadiers, commençaient à échanger des propos significatifs. Est-ce que le général Middleton n’allait pas bientôt faire suspendre l’attaque ? Ce serait folie à lui, en vérité, de s’obstiner davantage. Les deux aides de camp, le capitaine Wise et le lieutenant Doucet, étaient blessés : lord Malgund avait eu son cheval tué sous lui… Qu’attendait donc le grand chef ?

À 5 heures enfin, l’ordre fut communiqué aux troupes de se retirer. La retraite se fit sous le feu continu des demi-blancs et la pluie qui frappait la terre sans relâche.

Trempé, boueux, grelottant comme ses hommes, le lieutenant Simpson était demeuré à l’arrière de la colonne que talonnait la crainte d’un retour offensif des demi-blancs et des Indiens.

La nuit tombait lorsqu’on arriva aux bords de la Saskatchewan.

La pluie diluvienne, qui ne cessait pas depuis plus d’une heure, avait grossi ses eaux. On entendait les lourds blocs de glace qu’elle charriait s’entrechoquer dans l’ombre. La traversée des chalands était impossible. On fut contraint de camper sur place.

Cette nuit-là fut pour les Anglo-Canadiens une nuit d’angoisse. Le général Middleton la passa dans une cruelle incertitude du sort de ses approvisionnements restés de l’autre côté de la rivière et que gardaient seule une compagnie du 10e régiment et cinquante éclaireurs. Quant aux troupes, harassées par la lutte, découragées par leurs insuccès, dans l’appréhension continuelle d’une attaque des Peaux-Rouges, elles campaient en armes, attendant le jour. Et, lorsqu’après douze heures de mortelle veillée, il commença à paraître, ramenant parmi les hommes un peu d’espoir, il n’y en eut pas un seul à se douter qu’ils ne devaient qu’à un scrupule de loyauté de Louis Riel d’échapper aux balles des Métis et aux couteaux des Indiens.




XIII
soupçons et révélations

Jean La Ronde, transporté tout d’abord au village de Saint-Antoine-de-Padoue, fut, dès le lendemain du combat, évacué sur Batoche avec ceux des blessés dont l’état ne présentait pas une gravité extrême.

Le gros des combattants ne tarda à les y suivre, et seuls les éclaireurs cris et un certain nombre de Métis, sous les ordres de Dumont, demeurèrent aux environs de Fish-Creek pour surveiller la retraite des Anglo-Canadiens.

Lorsque les La Ronde eurent regagné leur domicile, ils trouvèrent près du jeune homme, outre sa mère et ses sœurs, un vieux Métis bois-brûlé sec et ridé surnommé Trim-médecine ou simplement Trim et réputé dans tout Batoche pour son habileté à soigner les blessures.

Le garçon allait aussi bien que possible. La balle avait d’abord rencontré un peu en arrière, à gauche, la courroie assez épaisse du sac à feu, et sa force de pénétration s’étant trouvée, de ce fait, légèrement diminuée, elle avait traversé le thorax pour venir s’arrêter sur une côte, mais sans léser aucun organe essentiel. Trim, l’ayant extraite, la retournait entre ses doigts, le sourcil froncé.

— Vous trouvez étrange, je parie, que Jean ait été frappé à cette place et par une balle de rifle canadien ? observa Henry de Vallonges, en considérant à son tour le projectile. Mais cela vous surprendra moins quand vous saurez dans quelles conditions il a été atteint.

— Belle raison ! s’exclama le vieux François quand le jeune homme eut terminé son bref récit. Croyez-vous qu’un Bouais-Brûlé soit aussi « maladroët » ?… Non, ça n’est guère naturel…

— Qui était du « bord » où on l’a tiré ? demanda Baptiste sans paraître prendre garde à la réflexion de son père.

— J’y étais « moué » ! répondit le dernier des fils. Et Pierre aussi.

François regarda autour de lui :

— Avec tout ça, où est-y passé Pierre ? On ne le voit d’un bord ni de l’autre.

— Apparemment resté à la coulée avec les éclaireurs… Continue, mon gâs !

— Donc y avait Pierre… puis de ça… je ne sais plus trop. Je crois ben qu’y avait encore Hamelin et Dugué…

— Ils ont des winchesters, observa Baptiste. Et cette balle est d’un rifle canadien.

Mais le fils reprit vivement :

— Ah ! puis… j’oubliais ! Y avait aussi pas loin de Pierre Pitre-le-Loucheux.

Trim, qui examinait toujours le projectile, releva la tête.

Il y eut un silence d’une demi-seconde à peine, mais auquel François donna toute une signification en déclarant gravement :

— Le Loucheux a un rifle canadien.

— Fort bien ! s’écria Henry mi-sérieux, mi-railleur. Mais vous n’allez pas conclure de là, j’imagine, que cet homme a volontairement tiré sur Jean !

L’aïeul prit un air un peu embarrassé.

— C’est que, M’sieu le vicomte — faut « savouère » que ce sauvage est un des meilleurs « fusils » de Batoche…

— Et qu’il n’envoie jamais une balle que là où il veut, acheva délibérément Trim.

L’accusation était nette, mais trop prompte, au gré du Français. Il essaya de défendre l’Indien.

— Ce n’est pas là une raison décisive. Dans un combat comme celui d’hier, le meilleur tireur…

— Je vous entends ben, M’sieu le vicomte, interrompit Baptiste… Ça serait p’t’être « véridique » pour un blanc ce que vous dites là… Mais, pour un Bouais-Brûlé ou même un Cri, c’est pas pareil. N’importe « l’endrouet » et le moment, on sait toujours, à un pouce près, où on tire, nous autres !

— Et puis on connaît le Loucheux, v’savez ! continua Trim. C’est un homme tout à fait mal commode, dès lors surtout qu’il a frappé la fiole, ce qui lui arriverait plus souvent encore s’il pouvait avoir du rhum à son gré… Et qui sait ? P’t’être qu’il en avait bu hier… et un sauvage, quand ça se met gris, v’savez ce que c’est !… D’abord, « moué », j’ai toujours pensé qu’il y avait à se méfier de lui… Mais, depuis le jour où il m’a volé deux belles peaux de martre…

— Nous y voilà donc ! fit Vallonges sur un ton caustique qui ne parut, d’ailleurs, nullement démonter Trim, car il poursuit avec la même véhémence :

— Deux magnifiques peaux, M’sieu, qui me furent dérobées un jour… Et, juste, ce sauvage était entré dans la matinée chez « moué » en manière de me proposer un cheval qu’il avait à vendre. Alors, vous comprenez, vu qu’il n’était venu personne d’autre…

— C’est pas tout ça, interrompit fort à propos le vieux François. Cette balle sort du rifle du Loucheux, pas vrai ? Eh ben ! m’est avis qu’il faut l’interroger le plus tôt qu’on pourra.

Chacun approuva cette proposition, et le Français lui-même reconnut l’opportunité de l’enquête, bien qu’il doutât toujours de la culpabilité du Peau-Rouge.

Durant toute cette conversation tenue presque à mi-voix dans un coin de la pièce, la mère de Jean et ses sœurs s’occupaient du pansement de la blessure, sur des indications antérieures de Trim, à l’aide de vulnéraires indiens.

— Avant dix jours d’ici, il sera debout, avait dit le chirurgien improvisé.

Et cette affirmation qui eût, sans doute, fait sourire un diplômé des Facultés de médecine, n’avait rien de si prétentieux dans la bouche de cet homme, car sa longue expérience des efficaces procédés de la thaumaturgie indienne l’avait plusieurs fois conduit à des résultats qui eussent paru merveilleux en d’autres milieux.

Cependant, Jean-Baptiste La Ronde avait pris à son compte de retrouver Pitre-le-Loucheux. Une fois dehors, il se dirigea vers le quartier général, sachant bien que les éclaireurs dont le Cri faisait partie se tenaient généralement de ce côté, prêts à toute réquisition des chefs Métis.

Mais, aux environs du bac, nul n’avait aperçu l’homme qu’il cherchait. Ses investigations dans les bois d’alentour demeurèrent également infructueuses. Personne ne put dire à La Ronde ce que le Loucheux était devenu.

— Allons, pensa-t-il, je n’ai qu’à attendre patiemment son retour, car il est évidemment resté à la coulée de Tourond.

Il regagnait tranquillement son logis lorsqu’il avisa un petit chariot traîné par des poneys, escorté de cavaliers, et qui transportait quelques blessés. Comme ce convoi venait, à n’en pas douter, de Saint-Antoine-de-Padoue, il s’avança pour interroger les Indiens de l’escorte. Mais plusieurs d’entre eux ne connaissaient pas le Loucheux, et les autres ne l’avaient vu ni à la Coulée ni au village voisin.

— S’il a réellement voulu assassiner Jean, se disait Baptiste en s’éloignant, : p’t’être aura-t-il déserté une fois le crime commis…

Il approchait de son « log-hut », l’esprit perdu dans les conjectures, lorsqu’un pas léger se fit entendre derrière lui. Il se retourna, et une exclamation s’échappa de ses lèvres.

Pierre La Ronde était arrêté à deux ou trois pas de son père :

— D’où viens-tu ? questionna le dernier… Je te croyais à la Coulée.

Le jeune homme secoua négativement la tête :

— Alors, pourquoi n’es-tu pas rentré ? Tu sais ben que ton frère cadet est blessé ?

— Je le sais…

Et, ce disant, une expression étrange mélangée de douleur et de colère passa sur la face ramassée de l’aîné des La Ronde.

Sans y prendre garde, le père continua :

— Oui, mais t’as p’têtre idée qu’il a été frappé d’une balle anglouaise… Eh ben ! non, c’est par derrière… un traître…

— Un traître ? Non, père, un justicier…

La voix de Pierre était grave, sa figure si résolue et si calme à la fois, que Baptiste, tout en le regardant avec les yeux interrogateurs d’un homme qui ne comprend pas, se sentit singulièrement impressionné.

— Un justicier ! reprit le jeune homme avec plus de force… Et c’est « moué », t’entends ! moué… son frère, qui a tiré su’le cadet… Et c’est lui qui était un Judas, car il voulait nous livrer aux Anglouais.

— T’es fou ! s’écria le père éperdu… Qu’est-ce que tu me contes là ?

— La vérité !… Aussi vrai qu’y a un bon Dieu qui nous jugera un jour, Jean est un traître, t’entends ! un traître qui s’acoquinait avec nos ennemis…

— Tu mens ! tu mens ! Tout ça, c’est des menteries !

Bouleversé, suffoqué comme s’il eût reçu un soufflet, Baptiste serrait les poings, et les paroles sortaient sifflantes de sa gorge contractée.

Mais, aussi blême que lui, sa longue cicatrice blanchie par le courroux, son fils aîné lui répondit dans un rictus sinistre :

Ah ! je mens ! tu dis que je mens ! tu veux des preuves ! Eh ben ! rentre à la maison, fouille dans le sac à feu du cadet… Tu trouveras une lettre… Lis-la… et tu verras après si ce sont des menteries que je te débite.

— J’y vas… j’y cours… Mais, si tu ne m’as pas dit vrai, ah ! malheur !

Et, brandissant le poing dans un geste où le désespoir se mêlait à la menace, le Bois-Brûlé s’éloigna à grands pas.

Quand il rentra dans la pièce où se tenaient toujours ceux qu’il avait quittés une demi-heure auparavant, il était encore pâle, mais plus calme. Ce ne fut pourtant que grâce à un grand effort de volonté qu’il arriva à se maîtriser assez pour répondre d’une façon naturelle aux questions dont on l’assiégea : car, persuadés, pour la plupart, de la culpabilité de Pitre-le-Loucheux, les assistants ne tarirent pas de réflexions d’autant plus douloureuses pour lui qu’elles atteignaient, en réalité, Pierre, le vrai meurtrier… De temps à autre, tout en parlant, ses yeux, presque malgré lui, s’échappaient vers un objet jeté sur une escabelle, le long du mur : le sac à feu du blessé, ce sac à feu qui, dans ses flancs de peau tannée garnie de rassades, contenait peut-être la preuve de la trahison de Jean… Sa trahison ! Était-ce possible ?… Mais, de toute sa forte volonté, il repoussait ces pensées, afin de pouvoir répondre comme il le devait aux interrogations dont il était assailli.

L’âme en déroute, mais le front calme, à peine pâli, il parla de la rencontre des éclaireurs et dut approuver et désapprouver pour la forme diverses suppositions émises par ceux qui l’écoutaient. Et ce ne fut que lorsqu’il n’eut plus rien à apprendre aux autres que, d’un air négligent, il s’approcha du sac à feu…

Une angoisse inexprimable lui étreignait la poitrine. Il lui semblait que son cœur lui sautait jusque dans la gorge… Sans se presser pourtant, avec des mouvements mesurés, il se baissa pour prendre l’objet de cuir.

Ignorants de ses manœuvres, les autres, plus loin, conversaient entre eux…

Alors, d’une main fébrile, il fit glisser la boucle et, avidement, il enfonça la main.

Quand il sentit le papier moelleux se froisser sous ses doigts, une sueur froide lui perla aux tempes… Il se raidit et saisit la lettre… D’un geste prompt, il la roula dans sa ceinture. Personne ne l’avait vu…

Il revint…

Deux minutes après, sous un prétexte quelconque, il sortit.

La porte était à peine refermée que, saisissant à nouveau le papier fatal, il le déplia avec des doigts fiévreux et tremblants.

Et, à cette lecture, sous les yeux de son fils aîné brillants d’un sombre triomphe, ce rude coureur des plaines, qui avait vu la mort vingt fois face à face sans faiblir, se sentit défaillir comme femme, et il lui fallut s’appuyer au mur de sa maison pour ne pas choir.


XIV
propos d’ivrogne

Cantonné avec un certain nombre de Métis dans le village de Saint-Antoine-de-Padoue, Gabriel Dumont attendait pour regagner Batoche le rapport des éclaireurs qui surveillaient activement les moindres mouvements des troupes canadiennes.

Le héros de Fish-Creek n’était pas le premier venu parmi les trappeurs Métis. On le connaissait depuis longtemps pour son endurance, la sûreté extraordinaire de son tir, son esprit prompt et avisé, grâce auquel il s’était toujours tiré d’embarras dans les circonstances les plus difficiles. Peu loquace, il s’effaçait volontiers dans le conseil ; mais il était le premier prêt dès qu’il fallait agir. C’était lui qui, la campagne à peine ouverte, avait, avec vingt-six Métis à cheval, obligé à la retraite le major Crozier et ses cent quarante hommes près du Lac-aux-Canards. C’était lui encore qui, par ses habiles dispositions, venait d’infliger aux Anglo-Canadiens le sanglant échec de Fish-Creek.

Physiquement, c’était un homme de moyenne taille, trapu, le cou enfoncé dans les épaules. Beaucoup plus que Louis Riel, il rappelait par les traits son origine indienne, et n’eût été une forte barbe noire, il eût pu passer pour un Cri pur sang avec ses yeux couleur de houille, sa tête énergique, aux pommettes saillantes, son teint basané. Son accoutrement n’était pas pour contrarier cette impression : des leggings et des mocassins, un veston en peau blanchâtre orné de rassades et de fourrures et recouvrant une grosse chemise de laine…

Tel il se présentait le surlendemain de Fish-Creek lorsque, passant devant une sorte de hangar abandonné, il vit surgir de derrière un tas de paille un homme aux allures étranges, poussiéreux, hirsute, et qui tenait une gourde à la main.

Cette tête chevelue et forte sur un corps maigre, cette face osseuse aux yeux noirs et bigles, ne pouvaient laisser Dumont indécis. Il reconnut Pitre-le-Loucheux.

— Le « pouriou » est saoûl à ne plus tenir sur ses jambes ! murmura Dumont avec mécontentement. Mais, qui donc peut avoir eu l’audace d’enfreindre les ordres formels de Louis Riel en procurant de l’eau forte à un sauvage… ? Parbleu ! je le saurai.

Comme il approchait, il vit les lèvres du Cri se distendre dans un large rire qui laissait apercevoir ses dents serrées et blanches comme celles d’un carnassier :

— Ah ! ah ! bonne… bien bonne l’eau de feu… Le Sang-Mêlé en donnera-t-il d’autre à l’homme rouge ?

Et, ce disant, il secouait par le fond sa gourde vide.

Le Bois-Brûlé s’arrêta, et, fixant sur le Peau-Rouge ses yeux perçants :

— Peut-être. Mais que mon frère réponde d’abord à une question.

— Quelle question ? Ah ! oui, oui… très bonne pour moi l’eau de feu… très bonne… donne encore… Voici ma gourde.

Devant cette insistance d’ivrogne, le chef Métis parut réfléchir, et, brusquement :

— Suis-moi, dit-il.

Arrivés devant une maison d’assez primitive apparence, faite de terre et de troncs de sapins, ils s’arrêtèrent. Le chef poussa la porte et entra, suivi de Pitre-le-Loucheux vacillant.

L’unique pièce n’avait pour tout ameublement qu’un méchant poêle et un escabeau. Un fusil, une paire de raquettes à neige, deux cognées de bûcheron gisaient dans un coin sur des couvertures. Un peu plus loin, quelques fioles s’alignaient, parmi lesquelles Dumont choisit une bouteille de rhum réservée aux blessés. Déjà, le Cri tendait sa gourde : mais le Bois-Brûlé avait son plan.

— L’homme rouge n’aura de cette boisson qu’à une seule condition, déclara-t-il : c’est de répondre à la question suivante : qui, le premier, lui a donné de l’eau de feu ?

L’Indien parut hésiter :

— Ah ! ah ! fit-il enfin. Tu es rusé comme le « kekouarkess »[8], grand chef sang-mêlé… Donne à boire !

— Non !

Le Loucheux, l’œil brillant de convoitise, fixait la fiole.

— Décide ! reprit Dumont ! Si tu veux de cette eau de feu, réponds d’abord à ma question.

— Je vais y répondre, grand chef ; verse toujours !

— Je refuse. Pas de réponse, pas d’eau de feu !

Et il feignit de reboucher le flacon.

Cette fois, l’ivrogne s’inquiéta.

— Non ! laisse. Je vais parler…

— J’écoute.

— Ouvre les oreilles, grand chef. Tu connais le Renard-Jaune ?

Dumont n’ignorait pas le surnom indien du vieux François La Ronde.

— Je le connais, répliqua-t-il.

— Eh bien ! celui qui m’a donné l’eau de feu est le fils de son fils.

— Le premier-né ?

— Non. Le second.

Déjà, l’ivrogne tendait sa gourde. Si stupéfait qu’il fût de la révélation du sauvage, le Bois-Brûlé, impassible sous les deux yeux luisants qui suivaient ses moindres mouvements, changea la liqueur de récipient. Mais, tout en opérant, il réfléchissait.

Ce n’était pas tout, pensait-il, de connaître le nom de celui qui avait enfreint les ordres du chef des Métis ; il était nécessaire de s’enquérir aussi du motif de cette désobéissance… Dans quel but Jean La Ronde, garçon sobre et rangé lui-même, avait-il favorisé le penchant à l’ivrognerie de l’Indien ? Cela intriguait très fort Dumont… Pressé d’en avoir le cœur net, il laissa la gourde du Loucheux à demi pleine. Le Cri lui en fit la remarque :

— Je la remplirai tout à fait, homme rouge, lorsque tu auras répondu à une seconde question.

— Toujours des questions ! répliqua le sauvage. Le grand chef a l’esprit curieux : qu’il me laisse d’abord boire !

Et, joignant le geste à la parole, le Cri avala du rhum à gorgées…

— Il ne sera plus capable de prononcer un mot si je le laisse faire ! pensa Dumont en l’arrêtant.

— Laisse-moi boire !

— Ta gourde est presque vide… je vais la remplir à nouveau. Mais réponds d’abord à ceci : en échange de quel service as-tu reçu de l’eau de feu ?

— Ah ! oui… un service… oui… je sais.

— Parle ! que sais-tu ?  ?

— Oui, je sais… un soir… quitté Batoche… lui… le Sang-Mêlé…

— Et où est-il allé ?

— Ah ! cela, secret… mais Loucheux, plus fin qu’un « kekouarkess)… il a deviné… au camp… au camp des soldats de la Mère-Blanche… c’est sûr… ah ! ah !

Dumont l’écoutait, anxieux, retenant presque son souffle… Cet homme divaguait-il ou livrait-il quelque terrible secret ?

Malheureusement, l’ivresse achevait son œuvre. Tout oscillant, l’Indien étendait la main vers sa gourde et, d’une voix rauque :

— Laisse-moi boire ! gronda-t-il.

Comprenant qu’il n’avait plus rien à en tirer, le Bois-Brûlé lui restitua le flacon qui, en quelques secondes, fut vidé jusqu’à la dernière goutte.

Au même instant, un pas de cheval se faisait entendre au dehors. Tout près du log-hut, le bruit cessa, et la porte restée entrebâillée s’ouvrit pour livrer passage à un homme de haute taille.

C’était un éclaireur assiniboine, un guerrier au profil austère de César romain et d’un pittoresque un peu sinistre à cause du carmin qui lui recouvrait la face.

Sans même paraître apercevoir le Loucheux qui oscillait à deux pas de lui, il s’avança vers le chef Métis, qui lui serra la main :

— Quelles nouvelles apporte mon frère ? demanda ce dernier.

— Les soldats de la Mère-Blanche sont revenus au défilé.

Dumont ne put retenir un mouvement d’émoi :

— Ils sont tous revenus !

— Non. Une trentaine de Pieds-Noirs et une centaine de soldats.

— Mais, qu’ont-ils fait ?

— Rien… Ils sont venus comme des coyotes flairer les cadavres des poneys morts restés là… Ensuite, ils sont repartis.

— Mais, que pensent les éclaireurs ? Reviendront-ils en nombre ?

Un fugitif sourire éclaira les grands traits immobiles du Peau-Rouge.

— Non ! non ! ils ont senti la mort. Ils ne reviendront pas d’ici plusieurs jours. Leur grand chef leur a fait traverser l’eau sur le bateau plat et ils remontent en ce moment la rive gauche vers le troisième gué…

— À boire ! interrompit d’une voix pâteuse le Loucheux.

— Ils retournent à Clark’s Crossing, murmura Dumont en français cette fois… ; oui : ils retournent à Clark’s Crossing pour y « espérer » du renfort, c’est sûr…

— Mon frère est revenu seul ? reprit-il en langue crise.

— Oui. Pour apprendre ces nouvelles au chef des Sangs-Mêlés.

— À boire ! répéta le Loucheux en s’avançant.

— Quel est celui-ci ? demanda l’éclaireur en toisant le Cri d’un air de profond mépris.

— Pouatack ! bredouilla l’ivrogne. Chien d’Assinipouatack !

— L’eau de feu l’a rendu fou ! expliqua vivement le Bois-Brûlé. Mon frère n’a pas à prendre garde à ses propos… Par contre, qu’il ouvre ses oreilles aux miens : car voici ce que j’ai résolu : la moitié des éclaireurs surveillera les soldats de la Mère-Blanche… les autres reviendront avec moi à Batoche.

— Bon ! Je vais prévenir mes frères… Quand comptes-tu prendre le chemin de Batoche ?

— Aussitôt que possible…

— Bon ! je serai de retour avant le coucher du soleil.

L’éclaireur se retira, et Dumont ne tarda pas à entendre les pas du cheval qui s’éloignait.

— Le général Middleton en a assez pour l’instant, c’est clair ! murmura-t-il, les yeux fixes comme un homme qui suit sa pensée. Mais, dans huit jours ou dix jours, il faudra que les Bois-Brûlés veillent au grain… D’« icite » à ce temps-là, on n’a qu’à se préparer pour les recevoir comme ils méritent.

Un ronflement sonore interrompit son soliloque.

Affalé dans un coin de la pièce, le Loucheux dormait du lourd sommeil de l’ivresse :

— Bon ! C’est ce que cet ivrogne a de mieux à faire, continua le chef Métis. N’empêche que je vais le faire surveiller de près… je me méfie de lui… Et puis, il m’a conté des choses qui valent la peine d’être éclaircies… On verra.

… Trois heures après, Gabriel Dumont prenait le chemin de Batoche, qu’il atteignit à la tombée de la nuit.

Comme il passait non loin de la maison des La Ronde, le chef Métis en vit sortir un homme qu’il reconnut aussitôt :

— Holà ! vieux Trim ! lui cria-t-il. Est-ce pour le fils cadet que tu es entré là ?

— C’est pour lui.

— Comment est-il ? J’ai su qu’il avait été blessé avant-hier…

— Y ne « pâtira » pas trop du coup « cite »… Il a eu de la chance, tu sais ben… Et quand y sera su’pieds — ce qui ne viendra pas trop tardivement, je pense — y n’aura plus qu’à aller demander des comptes à celui qui a tenté de le mettre à mal…

— Comment ça ?

— Ben sûr… car c’est pas du tout une balle de fusil Snider qu’il a attrapée, comme d’aucuns s’imaginent. C’est bel et ben une balle de rifle canadien.

— Une balle des nôtres… !

— Comme j’te dis… Elle l’a attrapé un peu derrière à gauche…

— Mais sait-on qui ?

— Dire qu’on sait pour « savouère » au sûr, non ! Mais tout de même…

— Alors, on se méfie de quelqu’un ?

— Ah ! ça n’est guère difficultueux… N’y avait qu’un homme à avouère un rifle de cette façon, du bord où l’on a tiré…

— Et cet homme, on le connaît ?

— Oui, c’est Pitre-le-Loucheux.

À ce nom, Gabriel Dumont ne put réprimer un léger mouvement.

Mais Trim, sans l’avoir remarqué, reprit aussitôt :

— Baptiste La Ronde est parti en quête de lui pour l’interroger… malheureusement, pas moyen de mettre le grappin dessus.

— Je l’y ai mis, moi ! repartit Dumont… Il est là dans un chariot escorté d’éclaireurs. Il est en train de cuver son « eau-forte » et son rhum et dort plus dur qu’un serpent en hiver.

— Ça, ça me va ! s’écria le vieux Bois-Brûlé avec véhémence. J’aurais été fort marri si le Loucheux nous avait échappé… J’ai jamais eu une bonne opinion de lui, mais, depuis qu’y m’a volé deux belles peaux…

— Il y a sûrement quelque chose ! interrompit le chef Métis, qui, en dépit des bavardages de Trim, suivait sa pensée. Il y a un mystère là-dessous qu’il faudrait éclaircir !

— Ainsi donc, il est complètement saoul à c’t’heure ? continua le vieillard. Ah ! tout ça, c’est des drôles de « manigances », et m’est avis que vous ferez ben de ne pas tarder à enquêter sur l’affaire.

— C’est aussi mon idée, Trim. Et je vais, de ce pas, donner l’ordre de mettre le Loucheux en lieu sûr et de le faire garder à vue, en « espérant » le moment où il sera en état d’être interrogé.




XV
un interrogatoire mouvementé

L’ivresse, qui est chez l’Indien une sorte de maladie, ne permit l’interrogatoire de Pitre-le-Loucheux que deux jours après son retour à Batoche.

En attendant, il avait été enfermé dans un local spécial sous la garde d’un Métis, et quand Gabriel Dumont, assisté du vieux Trim, s’y présenta une après-midi, il trouva le prisonnier un peu sombre, mais calme.

Le chef Métis commença par lui exposer le motif qui l’avait contraint à traiter ainsi un allié : tandis que ses frères poursuivaient l’ennemi en vaillants guerriers qu’ils étaient, lui, blotti comme une femme dans la paille, loin de tout danger, passait son temps à boire de l’eau de feu… Il avait fallu le charger sur un chariot comme un pourceau pour le ramener à Batoche… D’autre part, il était sous le coup d’une accusation grave : celle d’avoir tenté d’assassiner Jean La Ronde.

En prononçant ces derniers mots, Dumont regarda fixement l’Indien. Mais pas un muscle ne bougea dans la face boucanée de l’homme, qui se contenta de répondre d’un ton amer :

— Si c’est pour me rapporter ces mensonges que le chef vient ici, il a eu tort de ne pas rester dans sa loge de bois à écouter des histoires d’enfants.

— Est-ce aussi une histoire d’enfant que tu m’as contée, répliqua le demi-blanc, quand tu m’as dit que le jeune Sang-Mêlé t’avait donné de l’eau de feu ?

— Moi, je t’ai dit pareille chose !

— Comment pourrais-tu le savoir ? Ce n’était pas ton esprit, mais l’eau de feu qui faisait mouvoir ta langue.

L’Indien se taisait. Dumont reprit :

— Je ne suis ici que pour une chose : savoir pourquoi tu as essayé de tuer le jeune Sang-Mêlé…

Cette fois, le Loucheux se contenta de hausser les épaules sans ouvrir la bouche.

— Ainsi, tu nies ton crime ? questionna le chef.

— L’homme rouge n’a pas à nier ce qui n’existe pas…

— Tu dis là un mensonge, et je vais le prouver : Trim, montre-lui la balle.

Trim fouilla dans son « sac à feu », et sa main ouverte mit le projectile qui avait frappé Jean sous les yeux de l’Indien.

— Connais-tu cette balle ? continua l’enquêteur.

— Suis-je le seul à posséder des balles de cette sorte ? riposta le Cri.

— Oui, tu étais le seul à en posséder du côté où cette balle fut tirée.

— Qui te l’a dit ?

— Qu’importe ? Je le sais de source sûre…

Comme tous les Indiens, le Loucheux était fort superstitieux. Il avait une secrète terreur de Trim, guérisseur célèbre parmi les Bois-Brûlés et qu’il tenait pour sorcier. À cette minute, il se souvenait avec appréhension de l’imprudence qu’il avait commise autrefois en dérobant deux fourrures à cet homme dangereux. S’il allait se venger ? Comme le Cri s’expliquait mal l’attentat sur Jean La Ronde, l’idée lui vint tout de suite qu’il était victime des agissements mystérieux du vieux Métis. Aussi fut-ce avec une expression de répulsion indicible qu’il recula subitement d’un pas en criant d’une voix altérée :

— C’est lui ! c’est lui qui te l’a dit ! C’est un de vos « manitokasou » (magicien).

Comme il prononçait ces mots, un doigt tendu vers Trim, la porte s’ouvrit, et Pierre La Ronde s’avança dans la salle :

— Excusez de vous déranger, dit-il aussitôt à Dumont, mais j’arrive de la Coulée de Tourond avec des renseignements ; j’ai été d’abord pour vous quérir au quartier général, mais on m’a renvoyé « icite ».

Depuis deux jours, en effet, Pierre La Ronde avait quitté Batoche pour Saint-Antoine-de-Padoue et Fish-Creek, où l’appelait son devoir de chef des éclaireurs… Outre que ces fonctions, où il remplaçait sans désavantage Joseph Lacroix, lui plaisaient fort, il n’était pas fâché, après les pénibles aventures dont il était un des héros, de déserter, pour un temps, le toit familial.

Dès l’entrée, l’attitude du Loucheux et celle des deux Métis l’avaient frappé. Avec sa clairvoyance de chercheur de pistes, se souvenant, d’ailleurs, de l’accusation qui pesait sur l’Indien, il devina vite ce qui se passait :

— Excusez encore de vous faire une question, reprit-il, mais est-ce là l’homme qu’on accuse d’avouère tiré su’mon frère ?

— Oui, répondit Trim, c’est lui !

— Mais, qu’est-ce qu’on va lui faire ?

— Ce qu’on va lui faire ? Drôle de demande ! On ne va pas le récompenser apparemment ! On tâchera de connaître pourquoi il a tiré su’Jean… puis de ça on le traitera selon qu’il aura mérité…

— Ça veut dire qu’on le fusillera !

— P’t-être ben que non, p’t-être ben que si ! C’est selon…

Pierre parut se recueillir un instant, puis, avec calme, mais d’un ton singulièrement ferme, il déclara :

— On ne fusillera pas ce sauvage… Et, loin de le faire pâtir d’aucune manière, on le mettra en liberté !

— Tu es fou !

— Non… mais je suis juste. C’est pas lui qui a tiré su’mon frère !

Trim haussa les épaules avec humeur :

— Qué que tu nous contes là, voyons !

— La vérité !

— Peux-tu nous fournir des preuves de ce que tu avances ? demanda Dumont, moins partial et plus maître de lui.

Le jeune homme hésita :

— Le Loucheux se trouvait à ras de moué dans la tranchée, répondit-il enfin.

— C’est pas une raison. Tu avais autre chose à faire qu’à veiller sur le Loucheux ! Il a pu tirer su’ ton frère sans que tu t’en avises… Et puis, si t’as pas de preuve à sa décharge, on en a contre lui, nous autres ! Regarde cette balle. Trim l’a retirée du corps de ton cadet. Oui ou non, est-ce une balle de rifle canadien ?

— C’en est une…

— Alors, je ne vois pas trop ce que tu nous répondras quand on t’aura dit qu’il n’y avait de ce bord des tranchées que le Loucheux à posséder un rifle de cette sorte. J’ai enquêté là-dessus hier, et tous nos gens en sont sûrs. Toi-même, Pierre, tu dois te souvenir de ceux qui étaient de ton bord. Sauf celui-ci, ils avaient tous des winchesters

Pierre, confondu, se taisait.

Deux jours auparavant, son père, anéanti par les terribles révélations qu’il lui avait faites, n’avait pas eu le loisir de préciser ses accusations contre Pitre-le-Loucheux.

C’était donc la première fois que le jeune homme entendait parler de cette histoire de balle retrouvée. Il avait cru, jusqu’alors, qu’il lui serait assez facile, grâce à un témoignage favorable, de décharger l’Indien. Maintenant, il comprenait toute la gravité de la situation pour cet homme.

Pourtant, le sort du Peau-Rouge dépendait encore de lui.

Pour le sauver, il n’avait qu’à dire la vérité : il n’avait qu’à raconter comment, à la Coulée de Tourond, dans la tranchée, il avait été amené à se servir du fusil du Loucheux. C’était très simple : sa carabine avait été brisée par une balle anglaise, et le Loucheux, déjà plus que gris, se trouvait incapable d’user convenablement de son rifle… Il n’avait qu’à dire cela. Mais le pouvait-il sans faire retomber sur lui le soupçon de la tentative de meurtre ? Pis encore : par un enchaînement logique, fatal, ne lui faudrait-il pas livrer ensuite l’autre secret, le plus terrible, celui dont ils portaient maintenant tous deux, son père et lui, le poids accablant ? Ainsi donc, il aurait failli être fratricide dans une poussée de haine et d’indignation, sans doute, mais, du moins, avec le sourd désir de supprimer un traître sans qu’aucun des siens eût à en souffrir, et il irait maintenant, pour sauver cet ivrogne de sauvage, exposer l’honneur de sa famille ? Non, non, cela était impossible. Il ne parlerait pas.

Devant son silence, Dumont reprit :

— Tu vois… tu ne peux rien dire en faveur de cet homme… tandis que cette balle témoigne assez contre lui… Mais je vais continuer à l’interroger, car cette histoire est plus embrouillée qu’elle ne paraît, et il y a là-dessous maintes choses que je donnerais beaucoup pour arriver à éclaircir.

Durant tout ce dialogue, le Loucheux, drapé dans sa couverture, était accroupi dans un coin, la face sombre, les yeux fixés à terre, complètement indifférent en apparence à ce qui se passait autour de lui. Mais c’était là un calme auquel il eût été imprudent de se fier. Dans sa tête de sauvage, il roulait, au contraire, les idées les plus bizarres.

À moitié ivre dans la tranchée du défilé, il ne s’était pas aperçu de la soustraction de son arme au profit de Pierre La Ronde ; il croyait simplement avoir perdu son fusil… Comment pouvait-on maintenant l’accuser de tentative de meurtre sur le jeune Sang-Mêlé ?… Comment, surtout, avait-on pu retrouver la balle de son rifle dans le corps du blessé ? Pour cet esprit superstitieux, tout cela n’était qu’affaire de sorcellerie, et il lui fallait éloigner à tout prix ce maudit magicien. Aussi, à la première question nouvelle que le chef des Bois-Brûlés lui posa, ne répondit-il que par ces mots :

— Chasse le « manitokaso ».

Mais cela ne faisait nullement l’affaire de Trim, qui répondit d’un ton colère :

— Ah ! tu me voudrais loin d’ici, chien des huttes… Mais j’y resterai jusqu’à ta confusion complète.

Il avait à peine prononcé ces mots que le Peau-Rouge, dressé comme sous l’action d’un ressort, écartait Dumont d’une poussée et se trouvait, en deux bonds, à la porte restée entr’ouverte.

Cela fut tellement prompt et si inattendu qu’il avait déjà disparu de la salle lorsque les trois Métis songèrent à le poursuivre. Ils s’y mirent pourtant avec une vivacité, une agilité dignes de Peaux-Rouges et que bien peu de blancs eussent égalées, mais déjà le Loucheux fuyait au triple galop du poney de Pierre La Ronde qu’il avait trouvé à l’entrée du « log-hut ».

Sans cette circonstance, l’Indien eût sans doute échappé à ses poursuivants. Il était même infiniment probable que Pierre, connaissant sa non-culpabilité, et pour cause, eût laissé Trim et Dumont courir après lui… Mais, à la vue de son cheval favori chevauché par ce fugitif, le jeune homme n’hésita pas : un sifflement particulier, à la fois très doux et très prolongé, s’échappa de ses lèvres. Presque aussitôt, le poney, admirablement dressé, faisait un brusque demi-tour et, malgré les efforts de son cavalier, regagnait son point de départ. Toutefois, quand il rejoignit son maître, la selle était vide, le Loucheux n’ayant pas attendu ce moment pour sauter à terre et demander à ses propres jambes un salut qu’il ne pouvait plus espérer d’une monture. Quelle que fût son agilité, il n’alla pas loin : des Métis, attirés par le bruit, se mirent en travers de son chemin et, un instant après, il se retrouvait entre les mains de Trim et de Dumont.

— L’homme rouge est rapide comme un « wapiti », observa le chef Métis lorsque le prisonnier eut réintégré le « log-hut », mais il ne saurait échapper à la justice des Sangs-Mêlés… S’il répond franchement à nos questions, peut-être lui saura-t-on gré de sa franchise.

L’infortuné Loucheux s’était affalé le long de la muraille sans dire un mot. Qu’il fût victime des sorcelleries de Trim, cela ne faisait plus pour lui l’ombre d’un doute. Il était résigné à son sort, sentant bien qu’il n’échapperait pas désormais à la vengeance du terrible enchanteur.

— S’il у avait encore eu un doute sur la culpabilité de cet homme, observa le vieux Métis, il serait dissipé après cette tentative de fuite.

Pierre était trop près du sang indien pour éprouver un sentiment de pitié véritable devant cet homme déjà condamné une fois par son silence et qu’il venait de livrer à nouveau. Pourtant, les principes chrétiens que lui avaient inculqués les missionnaires éveillaient en sa conscience un sourd remords encore accru par la gêne de sentir l’instinct de justice, si fort chez la race rouge, insatisfait en lui.

Dumont, cependant, avait repris son interrogatoire… Tâche facile désormais, car le Cri, convaincu qu’il n’avait plus rien à cacher devant Trim, et soucieux seulement de ne pas irriter davantage le redoutable magicien, s’y prêtait avec la docilité d’un enfant.

— Quand le jeune Sang-Mêlé a-t-il donné de l’eau de feu à l’Indien ? demanda le chef.

— La veille du départ pour le ravin.

— Pourquoi lui en avait-il donné ? Ne serait-ce pas comme prix de son silence ? continua Dumont, qui se souvenait des paroles que le Loucheux avait laissé échapper naguère au village de Saint-Antoine.

— Non. Le Sang-Mêlé voulait s’absenter, et l’homme rouge devait aller le faire savoir à ses parents.

— Où voulait aller le jeune homme ?

— Je ne sais, répondit d’abord le Peau-Rouge.

Mais, comme le Métis insistait avec d’autant plus d’énergie qu’il commençait à soupçonner une bonne part de vérité dans les demi-révélations faites trois jours avant par le Cri sous l’influence de l’ivresse, celui-ci se résigna :

— Le guerrier ne sait pas. Il pense seulement que le jeune Sang-Mêlé est allé au camp des soldats de la Mère-Blanche… C’est son idée. Mais il ne peut rien dire de plus.

Trim regarda Dumont d’un air interrogateur, comme quelqu’un qui comprend mal…

Quant à Pierre La Ronde, il avait, dès les premiers mots, pressenti très graves les révélations du Loucheux. Maintenant, il n’y avait plus le moindre doute : il s’agissait bien de l’absence de Jean un soir. Cette absence dont lui seul avait pénétré le motif, croyait-il… et voici qu’il découvrait qu’un autre en savait sur ce point aussi long que lui… davantage peut-être… Et celui-là s’apprêtait à faire part à Gabriel Dumont du soupçon qu’il avait conçu ! Mais alors Trim et bien d’autres allaient être, avant deux jours, au courant de tout ! Il fallait éviter cela coûte que coûte. Et, pour l’éviter, il n’y avait qu’un moyen : confier tout à Dumont sous le sceau du plus absolu secret : lui dire qu’il avait lui-même tiré sur son frère, et pour quelle raison… Ainsi, il épargnerait au Loucheux une injuste condamnation et à son père une nouvelle douleur…

Ces idées traversèrent en éclair le cerveau de Pierre La Ronde… À peine l’Indien avait-il répondu à la dernière question du chef Métis, que le frère de Jean se tournait vers Trim :

— Cet homme est fou ! dit-il avec force.

Et, d’un ton plus calme :

— Il est encore tout maladif de sa saoulerie… Mais j’avons autre chose à faire qu’à d’ouïr les paroles des fous… pas vrai ?

— D’autant, ajouta-t-il bien vite en s’adressant à Dumont, que ces maudites histouères allaient me faire oublier que j’ai des nouvelles très conséquentes à vous communiquer… rapport aux Anglouais… Je vous demanderai seulement quéques minutes de « jasette » en particulier.

— C’est vraiment pressé ?

— C’est tout à fait pressé…

— Allons ! fit Dumont résigné. Nous continuerons à interroger ce sauvage ensuite… Faut pas le laisser « gratter » (décamper) surtout, Trim

Ils sortirent.




XVI
l’enquête

Le lendemain, à la première heure, une nouvelle se répandit dans le village : des Assiniboines, qui arrivaient du Nord, racontaient qu’un combat avait eu lieu la veille, à la montagne du Coup-de-Couteau, près de la rivière Bataille, entre les troupes du colonel Otter et les Indiens de Poundmaker.

Bien que surpris à l’improviste par quatre cents hommes avec deux canons et une mitrailleuse, le Faiseur d’Enclos[9] et sa bande s’étaient si énergiquement défendus que l’engagement, commencé à 7 heures du matin, s’était terminé à midi par la retraite des troupes canadiennes sur Battleford.

Ce succès était commenté avec satisfaction par quelques Bois-Brûlés réunis aux environs du bac :

— N’y a pas à dire, v’savez… Poundmaker est un luron…

— N’a-t-il pas déjà eu maille à partir avec la police montée ? demanda Henry de Vallonges qui venait d’arriver.

— Si fait, M’sieu le vicomte ! Et pus d’une foué encore… Ah ! ben sûr que c’est un sauvage qu’est guère endurant. Les Anglouais le craignent comme la « picotte » !

En prononçant ces mots, le vieux François La Ronde avait un air si convaincu et si ravi que le vicomte ne put réprimer un sourire. Il partageait pourtant à bien des égards l’enthousiasme du trappeur pour le rebelle. Il avait vu, à plusieurs reprises, le « Faiseur d’Enclos » au camp Métis, à l’époque où Dumont harcelait la police montée du côté de Battleford avant la chute de Fort-Pitt, et cet homme l’avait frappé par son physique et ses allures. Maintenant que le nom de Poundmaker était sur toutes les lèvres, Henri se plaisait à retrouver dans son souvenir le chef sauvage tel qu’il l’avait aperçu un jour au milieu d’autres Indiens, à demi drapé dans sa couverture, avec sa longue chevelure noire qui lui tombait à la ceinture, tressée en plusieurs nattes ornées d’anneaux de cuivre et dont une mèche retroussée sur le front en forme de crête de coq donnait à sa physionomie sévère un caractère inoubliable de fierté… Une stature élégante et haute, une figure assez allongée pour un homme de cette race, faisaient de Poundmaker un de ces beaux types de Peaux-Rouges dont certains auteurs ont abusé dans leurs récits.

Toute sa personne révélait un chef, et, à en croire ceux qui l’avaient fréquenté, rien en lui n’était pour démentir ce titre.

Dès le début de la campagne, secondé par le Mosquito et le Faisan-Rouge, il s’était emparé de Battleford, dont les habitants et la garnison avaient dû se réfugier dans le blockhaus situé au confluent de la Saskatchewan et de la rivière Bataille. Il avait aussi dispersé les colons de Sainte-Angèle et fait prisonnier le directeur de cette mission, le P. Cochin, qui n’eut jamais, au reste, qu’à se louer de la conduite du chef à son égard.

L’arrivée de Trim le guérisseur changea le cours des idées de Vallonges. Il songea immédiatement à Jean, puis au Loucheux, qu’une décision assez inattendue de Gabriel Dumont avait déchargé, la veille au soir, de l’accusation qui pesait sur lui : la blessure de Jean La Ronde, selon le chef Métis, devait être attribuée à une maladresse de l’Indien et à une imprudence de la victime…

Cette solution n’était pas de nature à satisfaire Trim, fort rancunier de sa nature ; sur ce sujet, il ne tarissait pas et confiait à tout venant sa désillusion. Il ne manqua pas de s’arrêter devant le Français :

— Voyons, M’sieu le vicomte, c’est-y ben pensé ? Un sauvage aussi mauvais, aussi chucottant, v’savez ben… l’avouère laissé aller !… On ne m’ôtera pas ça de l’idée à moué un vieux « métif » qui connaît ben les « gensses »… non : on ne m’ôtera pas de l’idée qu’il en avait contre Jean La Ronde et qu’il a tiré dessus comme su’un carcajoux… Ah ! y a quéque chose là-dessous, ben sûr…

Les petits yeux encore vifs de Trim-médecine luisaient dans sa figure d’un brun sale assez semblable à celle d’une vieille femme ridée. Il se frotta le menton et reprit sans tarder :

— Et aussi, M’sieu le vicomte, croyez ben que j’suis pas le seul à dire ça… Tenez : y a François, le vieux François qui jase là à deux pas de nous… eh ben ! y n’est pas d’humeur plaisante non plus depuis qu’on a laissé aller le Loucheux.

Sur ce point, le Français était tout aussi bien fixé que son interlocuteur. Il savait que le grand-père de Jean admettait difficilement qu’un tireur comme le Cri eût involontairement blessé un des siens, même dans la circonstance où les choses s’étaient passées… Et s’il avait agi dans le trouble de l’ivresse commençante, ainsi que Dumont avait paru le laisser entendre, n’était-il pas, malgré tout, dans une certaine mesure, responsable ? Le vieux Métis ne cachait à personne, d’ailleurs, son intention d’éclaircir ce dernier point.

Ce n’était pas au reste que Gabriel Dumont lui-même eût renoncé à s’occuper du Loucheux : maintenant, qu’instruit par Pierre, il savait quels terribles soupçons autorisait la conduite de Jean La Ronde, il était décidé à poursuivre sans tarder son enquête, et un nouvel interrogatoire de l’Indien lui semblait de toute nécessité : quel rôle avait joué cet homme dans cette mystérieuse affaire ? Était-il le comparse de Jean ou bien plutôt son mauvais génie ? La dernière hypothèse lui semblait la plus vraisemblable. Cet homme, de face chafouine que son léger strabisme enlaidissait encore, avait quelque chose d’énigmatique et d’inquiétant. Il courait sur son compte des bruits fâcheux : un double meurtre, celui de ses deux femmes, l’avait, disait-on, obligé à quitter sa tribu, une tribu de Cris des Bois qui errait beaucoup plus à l’est. À la vérité, depuis six années qu’il habitait Batoche, il avait cumulé paisiblement les métiers de maquignon et de trappeur sans qu’on ait guère eu à lui reprocher autre chose que son goût trop prononcé pour les spiritueux ; malgré tout, il était peu sympathique, en général, et plus d’un Bois-Brûlé avisé déclarait sans ambages qu’il n’était que prudent de ne pas se fier à ce petit homme sec, maigre, aux yeux bigles et pourtant si perçants.

Quant à lui, tiré d’une affaire dans laquelle il n’avait vu que les sortilèges d’un « homme-médecine », son instinct de sauvage lui faisait pressentir qu’il n’était plus en sûreté à Batoche. Après son élargissement, il avait pourtant gagné la cabane en troncs de sapins, refuge ordinaire des éclaireurs indiens et Métis au retour de leurs expéditions. C’est là qu’il avait passé la nuit,

Le lendemain, de bonne heure, il alla détacher son « bronco », un petit alezan au nez busqué, aux oreilles couchées, aussi laid et aussi rébarbatif d’aspect que son maître. Comme il s’apprêtait à le seller, survinrent les messagers qui annonçaient le succès de Poundmaker sur la rivère Bataille : en quelques minutes, un certain nombre de Métis furent rassemblés en cet endroit, et l’arrivée du vieux François avec Henry de Vallonges ne fit qu’engager le Cri à hâter son départ. Tout au récit des éclaireurs assiniboines, le trappeur ne semblait pas l’avoir aperçu, mais la vue de son mortel ennemi Trim-médecine, débouchant à son tour du couvert, lui communiqua un désir si subit d’éloignement qu’il sauta sur son poney à moitié harnaché pour prendre à une bonne allure la direction opposée.

Au moment où il allait dépasser le dernier « log-hut », un homme en sortait : c’était Gabriel Dumont. En voyant la monture du sauvage à peine bridée et si mal sanglée, le subtil métis, pris d’une défiance, fronça le sourcil :

— Hé là ! Pitre-le-Loucheux !

Pitre-le-Loucheux avait, certes, grande envie de faire la sourde oreille et de mettre son « bronco » à la plus vive allure ; mais il songea que Dumont avait à la ceinture un gros revolver américain qu’il maniait avec aisance. Il s’arrêta donc :

— Où va ainsi mon frère à cette heure matinale ? demanda le Bois-Brûlé.

— Je vais au sud, grand chef, espionner nos ennemis.

Tu as plutôt l’air d’un homme qui leur tournerait le dos, reprit Dumont, ironique. Depuis quand les guerriers partent-ils en expédition avec des brides mal mises et des montures mal sellées ? Mais il n’importe ! je suis très content de te voir, car j’avais à te parler.

Quoique plein d’inquiétude, le Cri demeurait impassible.

— Le vent est froid, reprit Dumont, et ma cabane est chaude. Nous y serons mieux pour nous entretenir. Que mon frère mette pied à terre et qu’il entre chez moi !

Une seconde, l’Indien parut hésiter. Mais le Bois-Brûlé, la main négligemment posée sur son étui à revolver, ayant répété doucement : « Que mon frère mette pied à terre », le Loucheux sauta à bas de sa monture et suivit le Sang-Mêlé.

La porte une fois refermée, Dumont fixa sur lui ses yeux vifs et noirs :

— Je désire quelques renseignements, dit-il. Mon frère peut-il me répéter les propos qu’il m’a tenus, hier, au sujet du petit-fils de Renard-Jaune ?

Le Peau-Rouge feignit tout d’abord l’ignorance.

— Qu’ai-je donc dit ? Cela a passé dans mon esprit sans laisser plus de traces qu’un poisson dans un lac.

— Que le Loucheux se souvienne ! ordonna sévèrement Dumont. Est-il donc nécessaire d’avoir recours au « manitokasou » pour le faire parler ?

Au souvenir redouté et haï de Trim « le magicien », le Cri se sentit troublé :

Que mon frère patiente un instant, dit-il vivement. Le guerrier va tâcher de se souvenir.

— Ce qui est vrai, reprit le Sang-Mêlé, c’est que c’est le fils du fils du Renard-Jaune qui t’a donné de l’eau de feu ?

— C’est la vérité.

— Je sais aussi que, moyennant cette eau de feu, tu t’es chargé de prévenir les parents de l’absence de leur fils. Mais où allait le jeune homme ?

— Je ne sais… Il n’a pas voulu me le dire malgré mes instances.

— Ta langue est fourchue, homme rouge ! N’as-tu pas déclaré que le jeune Sang-Mêlé allait au camp des soldats de la Mère-Blanche ?…

— Non ! J’ai seulement exprimé que c’était mon opinion… Mais je ne sais rien de plus !

Dumont constata que ces réponses concordaient parfaitement avec celles des précédentes déclarations du Loucheux. Pourtant, le rôle de ce dernier dans l’affaire demeurait encore bien peu clair.

Feignant des recherches parmi des paperasses étalées sur la table devant lui afin d’impressionner l’Indien, il déclara :

— Moi, j’ai acquis la preuve que le jeune Sang-Mêlé nous avait trahis.

Il leva les yeux. L’homme était impassible. Alors, lentement, il ajouta :

— J’ai acquis aussi la preuve que le Loucheux était son complice.

Le sourire un peu railleur qui effleura les lèvres du Cri laissa voir qu’il prenait cette accusation pour un stratagème destiné à le conduire à des aveux.

— Ta vue se trouble, dit-il tranquillement. Voilà que tu prends pour un Pied-Noir un fils des Neyowock…

— Ma vue est perçante, au contraire. Tu es le complice du jeune homme. Tu te doutais qu’il agissait mal, et tu le laissais faire…

— Non, car je n’ai songé à le soupçonner que les jours suivants. C’est alors que je l’ai surveillé…

— Tu l’as surveillé, prétends-tu ? Eh bien ! qu’as-tu remarqué ?

— J’ai remarqué qu’il rôdait autour de la maison de bois des prisonniers. Mais il n’y allait qu’à cause de la fille aux cheveux d’or…

— De quelle fille aux cheveux d’or veux-tu parler ?

— Le chef ne sait donc pas ? Une fille du pays de la Mère-Blanche qui est prisonnière… Je n’ai pu découvrir de preuve de trahison. Mais si le jeune Sang-Mêlé a trahi, sois sûr que c’est à cause de cette femme… C’est tout ce que le Loucheux peut dire…

Il y avait dans les paroles de l’Indien un accent de sincérité qui frappa Dumont. Certes, le Cri était sujet à caution, et il ne convenait pas d’accorder un crédit absolu à ses dires. Pourtant, l’explication qu’il donnait de la conduite de Jean La Ronde était très vraisemblable. Prompt à la décision, le Sang-Mêlé résolut d’interroger directement et aussitôt que possible le jeune La Ronde. À l’égard du Loucheux, l’affaire semblait plus délicate, car, s’il était utile et même prudent de le retenir à Batoche jusqu’à la fin de l’enquête, il fallait aussi que rien n’éveillât la défiance de cet homme sagace. Mais Dumont connaissait trop Pitre le Loucheux pour ne pas deviner le moyen immanquable d’arriver à ce but :

— Je crois que le guerrier m’a parlé avec franchise, dit-il sur un ton joyeux. Désormais, nous serons de vrais amis, et, pour le prouver à mon frère, je lui ferai don d’un paquet de tabac !

Les prunelles bigles de l’Indien brillèrent et, tout de suite, sa main s’avança pour recevoir le cadeau. Pendant qu’il le serrait dans sa ceinture, le Bois Brûlé continuait :

— J’en réserve beaucoup d’autres à mon frère, s’il veut s’astreindre à surveiller le petit-fils du Renard-Jaune dès que celui-ci sera guéri de sa blessure… Car je prévois que ce jeune cheval un peu fou recommencera ses folies, à peine sur pied… Que dit le guerrier ?

— N’as-tu donc que du tabac, grand chef sang mêlé ? Ma couverture est vieille, et parfois je sens le vent à travers…

— Je te donnerai aussi une couverture neuve. Est-ce entendu ?

— J’accepte ! répondit le Loucheux.

Leurs mains se touchèrent en signe de marché conclu.

— Bon ! Maintenant, l’homme rouge peut se retirer. Il est libre. Personne ne l’importunera plus. Qu’il se souvienne seulement de sa promesse, et je me souviendrai de la mienne.

Le Cri retrouva près de la porte son « bronco », qui, la tête basse, les rênes pendantes, à moitié endormi sur ses pattes, l’attendait. Il le prit par la bride, et il s’éloignait déjà quand il s’entendit interpeller dans sa langue.

Le vieux François La Ronde s’avançait vers lui, sombre.

— Voilà une heure que je te cherche ! déclara-t-il non sans humeur en l’abordant. Tu es donc pareil aux serpents qui se dissimulent dans des trous ?

La comparaison déplut au Peau-Rouge.

— Que désire le Renard-Jaune ? dit-il sèchement.

— Des explications. Tu sais qu’on a retrouvé une balle de ton rifle dans le corps du fils de mon fils.

L’Indien haussa les épaules avec impatience.

— Encore cette histoire ! Voilà quatre jours qu’on m’en fatigue les oreilles. Va dans la maison de bois et laisse-moi en paix.

— Te laisser en paix ! Non, non : pas avant que tu n’aies expliqué clairement pour quelles raisons tu as tiré sur le fils de mon fils…

— Vieillard ! ouvre bien les oreilles : le grand chef sang-mêlé a dit que personne ne m’importunerait désormais pour cette chose. Va-t’en donc ! Je ne prononcerai pas un mot de plus !

Et il tourna les talons. Mais, d’un mouvement vif, François La Ronde lui saisit le bras :

— Arrête ! s’écria-t-il d’une voix irritée. Tu me dois des explications, homme rouge. Tu me les dois, et tu me les donneras !

— Jamais ! fit à son tour le Loucheux en se dégageant.

Déjà, le vieux métis exaspéré portait la main à sa ceinture, lorsque le Cri, le prévenant, bondit sur lui comme un félin. La lame effilée de son couteau levé brilla comme un éclair dans le soleil…

Seulement, elle ne retomba pas.

Un coup formidable qu’il reçut sur le crâne fit chanceler l’agresseur. En un clin d’œil, il fut désarmé :

— Ah ! le pouriou ! s’écria Dumont dont le poing vigoureux venait d’épargner au vieux François une blessure peut-être mortelle. Le pouriou… Ai-je assez bien fait de sortir !

Aidé du vieillard, il maintint l’homme à demi étourdi, d’ailleurs, tandis que des Métis qui passaient à quelque distance accouraient à son appel.

Deux minutes après, le Cri était soigneusement garrotté :

— Et maintenant, qu’on le mette à couvert ! s’écria le chef bois-brûlé… Cet homme va devenir de nos ennemis mortels et, avant que son sort soit réglé, il convient de le traiter comme s’il était déjà l’ami de nos adversaires.


XVII
hésitations

Au milieu de tous ces événements, la nature indifférente poursuivait son éternelle besogne.

Aux sombres heures des dernières semaines, aux heures de neige, de froidure, de tempête, avaient succédé, avec le retour de mai, de clémentes et magnifiques journées. Le soleil, déjà presque aussi chaud que dans le midi de la France, achevait de sécher le sol bouleversé, « pourri », comme on dit là-bas, par l’action combinée des gelées et des pluies qui avaient désolé le début de ce printemps.

Au-dessus de la rivière, délivrée désormais de l’étreinte des glaces, les bois, qui avaient déplié leurs millions de feuilles, faisaient une ceinture mouvante et verte aux maisons éparses du village.

Certes, à les voir baigner ainsi dans la belle joie paisible des choses, par les fraîches matinées et les après-midi soleilleuses de mai, il eût été difficile de soupçonner qu’on y vivait dans l’attente d’un grand drame prochain et qu’à cette anxieuse préoccupation de tous, quelques-uns en joignaient d’autres plus poignantes encore et tout intimes celles-là.

Tel était le cas pourtant de Jean-Baptiste La Ronde et de Pierre, l’aîné de ses fils. Depuis Fish-Creek, le souci semblait s’être installé à leur foyer.

Malgré son empire sur lui-même, le père ne dissimulait qu’au prix de grands efforts son tourment intérieur. Ainsi, son fils cadet avait trahi la cause de ses frères de sang mêlé, la cause de Louis Riel ! Parfois, il voulait en douter encore, mais le souvenir de ce billet de l’Anglaise qu’il avait tenu dans ses mains faisait rentrer en lui l’affreuse certitude. Ah ! pourquoi la balle de l’aîné, au lieu de blesser le traître, ne l’avait-il pas étendu raide mort à Fish-Creek ! Qu’allait-il en faire, lui, maintenant, dès que ce Judas serait rétabli ? Le livrerait-il à la justice des exovides ? À la seule pensée que Louis Riel, l’incorruptible Louis Riel, serait instruit de la forfaiture d’un La Ronde, il sentait une sueur froide lui perler au front…

Pierre, lui, quoique de plus en plus sombre, était étranger à toutes ces angoisses. Impulsif, ignorant de l’analyse de soi-même, il n’avait pas su discerner le rôle joué par la jalousie dans son acte. Convaincu de n’avoir cédé qu’à une indignation généreuse, il trouvait sa conduite absolument légitime : à ses yeux, un vrai Bois-Brûlé ne pouvait, en pareille circonstance, agir autrement. Depuis la disparition restée mystérieuse de Lacroix, il partageait avec un autre Métis le commandement d’un groupe d’éclaireurs de Batoche, et ses fonctions lui permettaient de ne plus faire au « log-hut » familial que de très brèves apparitions. Quelquefois, vers le soir, il y apportait des nouvelles, mais presque toujours, sous prétexte d’un service pressé, il disparaissait l’instant d’après, et, s’il lui arrivait par hasard de séjourner quelques heures parmi les siens, il évitait toute occasion de se trouver en tête-à-tête avec son père, et leurs regards mêmes se fuyaient.

Quant au vieux François, il ne paraissait pas très satisfait non plus des gens et des choses ; ses lèvres rasées se distendaient plus rarement pour sourire et parfois même une étrange expression de sévérité, de dureté presque, altérait, pour un instant, le caractère de cette physionomie ordinairement toute pétrie de malicieuse bonhomie.

Henry de Vallonges se sentait vaguement oppressé par la lourdeur presque orageuse de cette atmosphère familiale. Mais il attribuait cette impression à la présence d’un blessé et surtout à la sourde anxiété qui, pour tous, naissait de l’imminence de graves événements.

Seules, la mère et les sœurs de Jean, tout à leur dévouement vis-à-vis de lui, ne semblaient guère s’apercevoir du malaise qui régnait autour d’elles. Leurs soins assidus étaient, d’ailleurs, couronnés de succès, et le jeune homme se rétablissait avec une rapidité incroyable.

Les Métis, comme les Indiens, jouissent, en effet, d’une résistance merveilleuse aux blessures dont ils guérissent avec une facilité qui nous stupéfie ; là où deux longs mois de soins sont nécessaires au blanc, un mois à peine suffit à remettre sur pied le Peau-Rouge, soumis, d’ailleurs, à un traitement rudimentaire, mais efficace, dont les simples font généralement les frais.

Un jour, Pierre se départit de la réserve qu’il avait jusque-là gardée vis-à-vis de son père : profitant d’un moment de solitude, il l’entretint des conséquences de l’interrogatoire de Pitre-le-Loucheux. Une violente émotion secoua Jean-Baptiste quand il apprit de son fils que Gabriel Dumont partageait leur secret. Mais, lorsqu’il sut que Louis Riel, le héros révéré de tous les Métis, n’en serait pas instruit, il poussa un soupir de soulagement. Pourtant, qu’allait décider le chef au sujet du coupable ? Lui était-il possible de sévir contre lui pour cause de forfaiture sans que Riel en fût instruit d’une façon ou d’une autre ? Une anxiété ressaisit La Ronde. Il résolut d’aller trouver Dumont et de l’interroger sur ses intentions.

Sur le seuil, il heurta son père qui rentrait. La face couleur de brique du vieux François exprimait la satisfaction la plus vive. Autour de ses yeux noirs et malicieux, mille petites rides se formèrent soudain, et ses lèvres se distendirent en un large sourire :

— Ah ! ah ! s’écria-t-il en langue crise ; le mauvais Indien est en cage. Le Loucheux a voulu voir la couleur de mon sang, mais notre chef est survenu : d’un vigoureux coup, il l’a jeté à terre. Je suis bien content.

À la prière de son fils, le vieux trappeur donna toutes les explications que comportait ce préambule.

Après quelques réflexions échangées de part et d’autre sur cette affaire, Jean-Baptiste s’enquit de Gabriel Dumont.

— Il vient de partir avec des éclaireurs, répondit le vieillard ; il restera, je crois, absent tout le jour.

Ce contretemps causa une vive déception à La Ronde, qu’il laissait dans l’indécision jusqu’au lendemain.

La journée lui parut interminable. Après une nuit de sommeil agité, il alla de bonne heure heurter la porte du lieutenant de Riel.

Personne ne lui répondit. Au refuge des éclaireurs, il apprit d’un Indien que Dumont n’était pas rentré depuis la veille. Quand reviendrait-il ? Jean-Baptiste espéra que cette absence n’excéderait pas désormais la matinée, et, comme il avait son fusil, il alla flâner dans les bois environnants, moins soucieux d’abattre quelques pièces de gibier que de distraire son esprit des idées terribles qui l’obsédaient.

Au bout d’une heure environ, comme il redescendait vers le bac, il aperçut, à une certaine distance, un groupe de gens qui conversaient le long de la rivière. De l’endroit plus élevé où il se trouvait, les voix montaient vers lui claires et distinctes dans le calme de la matinée. Entre toutes, il ne tarda pas à reconnaître celle de Trim-médecine, dont il apercevait, d’ailleurs, la figure glabre et ridée au milieu des autres ; près de lui, il reconnut le vicomte.

— Vous ne savez donc pas ! disait le guérisseur. Ah ! y n’est pas resté longtemps dans sa « nique », j’en réponds… Y avait pourtant un homme de « quart » à la porte. Mais lui, il a fait un trou dans le toit du log-hut et il a démarré par là…

— Et n’y a pas eu moyen de le reprendre ?

– Non. Et n’y a guère de chances dorénavant.

Il doit être à c’te heure au camp des Anglouais.

— Le pouriou !

— Le chien !

— Le picasse !

— C’est comme ça ! reprit Trim avec le calme d’un homme dont l’opinion est depuis longtemps faite. Et m’est avis — sauf le respect qu’on doit aux chefs — que Gabriel Dumont a été fautif quand il l’a laissé aller, la première fois… On aurait dû le juger de suite : car c’t’homme-là, v’savez… vous connaissez l’histoire de mes peaux de martre ?… et puis y avait des choses… des choses… Enfin, on sait ce qu’on sait…

— Tu veux apparemment parler de la blessure de Jean La Ronde ? avança quelqu’un.

— Alors, tu crois aussi…

— Que c’est le Loucheux qui a tiré dessus ? Oui… j’ai des preuves !

— Vous êtes bien affirmatif, Trim ! fit Henry d’un ton de reproche… Et quand même avez vous aussi des preuves qu’il l’ait fait exprès ?

— Rien ne me tirera ça de l’idée…, appuya Trim avec un geste d’entêtement.

— Mais, pour lors, reprit celui qui avait déjà parlé, comment se fait-y que Gabriel Dumont l’avait laissé aller ?

— Ah ! voilà ! conclut le guérisseur avec le geste vague d’un homme qui en sait très long.

Il se fit un silence. Quelques-uns des Métis présents avaient eu vent d’une enquête ouverte par le chef, et, comme certains bruits étranges commençaient à courir sur le compte de Pierre et de Jean, ils ne doutèrent pas que Trim y fit allusion. Mais, à cause de l’amitié bien connue du Français pour le cadet des La Ronde, ils s’abstinrent de réflexions. D’ailleurs, au même instant, un bruit de pas leur fit tourner la tête : Jean-Baptiste La Ronde s’avançait vers eux.

— Quèque j’entends ! s’écria-t-il. Le Loucheux qui se serait ensauvé ?

— Pas pus tard qu’à cette nuit, mait’Baptiste !

Appuyé des deux mains sur son fusil, Baptiste grommela :

— C’est le père qui ne sera pas content.

Trim allait répliquer lorsqu’une demi-douzaine d’éclaireurs indiens débouchèrent du petit bois qui masquait l’église. Au milieu d’eux chevauchaient Gabriel Dumont et l’aîné des fils La Ronde.

Henry de Vallonges s’avança :

— Bonjour, Pierre ! Vous arrivez, sans doute, de la coulée de Tourond !

— Mieux que ça, M’sieu le vicomte, j’arrivons tout dret de Clark’s Crossing.

— Ah !… Et il y a du neuf ?…

— Oui. Dans deux jours, on aura les Angloès su’le dos ! De ce moment, ils quittent Humboldt. Demain, ils ne seront pas loin, et, après-demain, ça se pourrait qu’y attaquent Batoche…

Tandis que le groupe des Métis commentait la sensationnelle nouvelle, Jean-Baptiste et le chef conversaient à l’écart. Dumont proposait à La Ronde un rendez-vous chez lui, un peu après le milieu du jour. Ils y discuteraient en toute liberté le cas de Jean. Pierre, aussi, pourrait y assister.

Avant de s’éloigner, Gabriel Dumont laissa échapper quelques paroles très consolantes pour le Métis, mais dont il remit l’explication à l’après-midi, en raison de l’urgence des nouvelles qu’il apportait aux exovides.

L’Exovidat était, en effet, déjà rassemblé dans le local ordinaire de ses réunions lorsque le premier lieutenant de Riel y pénétra, accompagné de Pierre et des principaux éclaireurs.

À leur entrée, Maxime Lépine conversait, assis à la gauche du grand chef dont le teint paraissait plus mat encore que de coutume entre ses favoris noirs et ses yeux sombres où brillait, par instants, comme le reflet d’une flamme intérieure. Les autres exovides, parmi lesquels les deux blancs (Philippe Garnaud et Jackson), les entouraient.

Dumont dut prendre aussitôt la parole pour exposer la situation.

Au bout d’un instant, Riel l’interrompit :

— Un vapeur remonte la rivière, dis-tu ? Mais est-il destiné aux approvisionnements ou l’a-t-on lui-même armé ?

Ce fut Pierre qui répondit :

— Je l’ai bien regardé d’une cache où j’étais terré… C’est un très grand bateau. Il est armé d’une ou deux pièces de canon. Y a dessus trois compagnies… pour le moinsse. Deux de nos gens disent aussi qu’y ont vu débarquer un canon comme on n’en connaît pas encore dans ce pays-cite : il est plus « bref » que les autres et n’a pas de bouche…

— Une mitrailleuse, sans doute, opina Garnaud.

La figure de Louis Riel s’était assombrie… Brusquement, il se leva et commença à se promener de long en large, les mains derrière le dos, les yeux fixés à terre… On l’entendit murmurer :

— Que de sang !… que de sang va être répandu !

Et, un instant après :

— Mon Dieu ! ta volonté soit faite !

Il s’arrêta. Dans la salle régnait un profond silence. Tourné vers ses frères, le chef, très pâle, les yeux au plafond, paraissait prier. Au bout d’un instant, il laissa retomber sur l’assemblée ses regards. Ils brûlaient d’une fièvre extraordinaire.

Soudain il leva le bras, sa bouche s’ouvrit, et sa voix tonna par la pièce :

— L’Esprit m’a parlé ! Vous tous qui êtes ici, écoutez-moi ! L’Esprit m’a dit que notre devoir était de résister jusqu’à la dernière minute par la force aux entreprises de la force ! La droite du Seigneur nous soutient. Si notre sang coule, du moins ne coulera-t-il pas en vain !

Impressionnés, les exovides le regardaient.

Un cri terrible arrêta net l’orateur. Deux éclaireurs indiens, entrés avec Gabriel Dumont et Pierre dans la salle, et jusque-là assis sur leurs talons, s’étaient dressés tout à coup en brandissant leurs haches. En un instant, la pièce fut emplie de tumulte : aux vivats des exovides se mêlaient les jappements étranges des sauvages. Quand le calme fut un peu rétabli, Riel parla encore, et, après quelques observations de Dumont, de Lépine, de Garnaud, la séance fut levée au milieu de la surexcitation générale.


XVIII
l’entrevue

Durant le retour de leur expédition à Clark’s Crossing, Gabriel Dumont et Pierre s’étaient entretenus de Jean.

Grande avait été la stupéfaction de l’aîné des La Ronde, en apprenant de la bouche même de son chef que ce dernier, après les révélations du Loucheux, ne tenait plus son frère pour un vrai coupable. Cette façon de voir le laissa non seulement sceptique, mais fort mécontent. Maintenant qu’il s’était habitué à considérer son cadet comme un renégat bois-brûlé, traître à la cause de Louis Riel, il semblait trouver mauvais qu’on lui enlevât un si légitime motif de haine. Était-ce parce qu’il sentait obscurément que, s’il en était privé, sa haine n’en serait pas désormais moins forte ?

Rentré à Batoche, la séance tumultueuse de l’Exovidat détourna son esprit de ces préoccupations. Il sortit de la salle du conseil aussi échauffé que les Indiens dont l’éloquence enflammée de Riel avait attisé l’ardeur guerrière.

L’esprit tout en fièvre, il retournait au log-hut familial lorsque son père l’arrêta. Jean-Baptiste n’avait pas oublié, lui, le rendez-vous fixé par Dumont, et il lui tardait de connaître les conclusions nouvelles de son chef, non moins que d’être fixé sur ses dispositions à l’égard du fils cadet.

Pendant que son père et son aîné redescendaient ainsi vers le quartier général, Jean La Ronde, bien éloigné, certes, de penser qu’il fût ainsi en cause, venait de s’étendre sur une couverture auprès de sa porte et chauffait sa convalescence au grand soleil de printemps.

Il était encore pâle, et ses joues, légèrement creusées, ses yeux fatigués décelaient ses récentes souffrances. Mais l’extraordinaire plasticité du sang indien qui coulait dans ses veines, sa saine et robuste constitution et jusqu’à l’influence bienfaisante de la saison, s’unissaient pour lui restituer avec une rapidité ses forces perdues. En ce moment pourtant, il ne jouissait guère de cette double et enivrante sensation de la vie renaissante en soi-même et dans les choses, car, tout en laissant errer ses regards sur les vergers verdoyants qui s’échelonnaient en face de lui, il retournait dans son esprit un pénible problème.

La veille, au soir, il avait cherché dans son sac à feu la lettre que miss Clamorgan lui avait remise pour l’officier de carabiniers. Elle n’y était plus. Son émotion fut grande à l’idée qu’on avait pu la lui prendre… Deux choses étaient possibles : ou bien elle était tombée, égarée quelque part, ou bien on la lui avait dérobée. Cette dernière hypothèse le troublait profondément, car, enfin, que ne pouvait-on supposer à la découverte de cette lettre dont il était le porteur, cette lettre d’une prisonnière à son frère, officier canadien ? Il se disait bien que miss Elsie était trop loyale pour avoir tenté d’abuser de sa discrétion et que rien assurément, sous cette enveloppe, n’était de nature à le compromettre. Mais, en réfléchissant à sa conduite, il voyait clairement toute l’énormité de son imprudence. Certes, il aimait toujours autant miss Clamorgan. La fine silhouette blonde de la jeune Anglaise avait trop de fois hanté ses rêves et ses insomnies pour qu’il en pût douter. Pourtant, la souffrance physique l’assagissait, et, grâce aux circonstances qui le tenaient éloigné de la présence troublante et néfaste de l’enchanteresse, il s’était ressaisi… Comme il avait été fou ! Maintenant, quand il songeait à la balle de rifle canadien qui l’avait frappé, il ne doutait pas un instant que le Loucheux n’eût tenté de l’assassiner, sur un soupçon de trahison. Un soupçon de trahison ! Cela lui paraissait insupportable qu’un homme pût seulement effleurer d’un soupçon sa fidélité à la cause de Louis Riel.

C’est pourquoi, sous le soleil déjà chaud de cette belle matinée printanière, il s’abandonnait au charme tout physique du renouveau, tandis que son âme, repliée sur elle-même, inquiète et presque attaquée par le remords, se refusait à prendre part à la joie universelle.

Il rêvait ainsi depuis un temps inappréciable, lorsqu’un bruit lui fit tourner la tête. Son frère aîné s’avançait vers lui. Pierre le regardait en s’approchant, dans l’intention évidente de lui adresser la parole ; mais cette face sévère était d’une impassibilité que Jean sentait hostile. Sa sensibilité assez affinée l’avertissait de quelque chose de grave entre eux. Dès le début des hostilités avec le Dominion, certaines divergences d’idées les avaient éloignés l’un de l’autre ; puis, peu à peu, leurs rapports s’étaient tendus sans que le cadet pût rien préciser ; il avait seulement remarqué que Pierre ne s’inquiétait jamais de lui ni de son état. Aux rares heures où ils s’étaient trouvés réunis, il avait souvent surpris les yeux de son aîné fixés sur lui avec une expression singulière, inquiétante, et fuyant dès qu’il semblait s’apercevoir de leur insistance.

— Y a-t-il moyen que tu voies Gabriel Dumont tantôt ? demanda l’aîné sans préambule. Te sens-tu assez fort ? Il a beaucoup de choses à te demander.

— À moué ?

— À toué… Pour lors, ce sera tantôt… C’est dit ?

— C’est dit.

Jean le regarda s’éloigner, songeur…

Que pouvait bien lui vouloir le chef Métis ? Il fallait que ce fût grave pour que, dans les circonstances présentes, il se dérangeât lui-même… Et, tout à coup, il songea que ce devait être à propos du Loucheux… Ce Cri était accusé, il le savait, d’avoir tenté de l’assassiner… le chef voulait peut-être ouvrir une enquête à ce sujet… Oui, ce devait être cela…

La journée s’écoula pour le convalescent dans l’attente de cette visite sensationnelle. Il était seul à la maison avec sa mère et ses sœurs. Pierre n’avait pas reparu. Son plus jeune frère travaillait « aux rifles-pits », le long de la rivière, et son grand-père venait de partir en mission, chez les Bois-Brûlés de Saint-Eugène de Carlton…

Ce fut seulement le soir, un peu avant la tombée de la nuit, que Jean-Baptiste La Ronde reparut avec Pierre. Gabriel Dumont les accompagnait pour l’entrevue annoncée. Comme l’entretien devait être particulier, ils prièrent les femmes de se retirer et ils passèrent dans celle des trois pièces du logis qui donnait sur l’étroite bande de terre cultivée composant tout le domaine des La Ronde. Une ouverture assez large y laissait pénétrer avec un reste de jour l’odeur verte des jeunes feuillées.

Dans son cadre, au loin, quelques arbres fruitiers, pruniers et cerisiers, s’apercevaient, enneigés de fleurs… Une fraîcheur d’eau, l’haleine de la rivière, eût-on dit, y montait aussi à travers les viornes, la vigne vierge et les genévriers rampants.

Le chef Métis et Jean-Baptiste prirent place sur des escabeaux ainsi que Jean, tandis que Pierre s’asseyait dans un coin, sur une couverture, la face plus sombre que jamais. Une expression de rassérénement animait, au contraire, le visage de son père.

Son entretien avec Dumont, dans l’après-midi, après la séance de l’Exovidat, lui avait apporté un immense soulagement. En vain, Pierre, présent, s’obstinait-il, avec un étrange scepticisme, à ne rien voir qui pût innocenter son frère dans les révélations faites au chef par le Loucheux. Le père, trop heureux de sentir s’alléger l’affreux cauchemar qui pesait sur lui depuis des jours, rejetait toutes les objections et peut-être même eût-il absous son fils sans autre examen, si Dumont, plus froid et qui voulait aller au fond des choses, n’eût envoyé l’aîné prévenir le cadet qu’il désirait l’entretenir le soir même, sauf le cas où son état de santé s’opposerait à cette entrevue.

Le moment était donc venu de cette suprême épreuve dont Jean ne se doutait pas encore. Décidé à se faire tout de suite une opinion nette, le chef prit la parole le premier, en langue crise :

— J’ai interrogé, dit-il, Pitre le Loucheux, au sujet de la blessure que tu as reçue et j’ai appris de lui d’étranges choses.

Troublé par ce préambule, le jeune homme pâlit légèrement. Pourtant, ce fut d’un ton assez assuré qu’il répliqua :

— D’étranges choses ? Que le chef s’explique donc… Je suis impatient de savoir ce que lui a raconté cet Indien.

Sans ménagements, d’un ton bref, Dumont lança :

— Il assure que toi, petit-fils du Renard-Jaune, tu nous trahis !

Aussi pâle qu’un homme des villes, le jeune Bois-Brûlé se dressa tout d’une pièce :

— Le menteur ! cria-t-il. Le menteur !

L’épreuve était trop forte. Il retomba sur son siège, haletant, et peut-être eût-il glissé à terre si son père ne l’eût saisi par un bras :

— Mon fils, dit-il d’un ton presque câlin, mon fils, il ne faut pas croire que tout soit perdu. Rassemble ton courage et parle-nous : nos oreilles seront ouvertes à la vérité.

— Je sais que tu es allé au camp de nos ennemis, reprit le lieutenant de Riel, implacable.

D’une voix très distincte, quoique assez faible, le blessé répondit :

— C’est la vérité, grand chef. Mais, laissez-moi… Je vais vous expliquer… tout vous expliquer.

Il y eut un silence durant lequel s’entendirent au dehors les cris incisifs et joyeux des hirondelles qui se poursuivaient dans le ciel.

— Nos oreilles sont toujours ouvertes, dit enfin Dumont avec une nuance d’impatience.

Alors, d’une voix fiévreuse, par saccades, avec, parfois, des arrêts comme si la respiration lui manquait brusquement, Jean raconta comment il avait connu miss Clamorgan et comment il s’était laissé aller, sous son influence, aux imprudences qu’il payait maintenant si cher. Il n’omit rien des circonstances de sa faute et narra jusque dans les moindres détails son expédition nocturne à Clark’s Crossing, et la façon dont il était parvenu à remettre la lettre de l’Anglaise à l’officier canadien. Il ajouta, pour sa décharge, qu’il n’avait agi ainsi que sûr de la loyauté de cette femme ; elle avait profité de sa faiblesse assurément, mais dans un but si excusable ! Celui de rassurer son frère sur son sort et le sort de leur père…

Épuisé, il s’arrêta…

— J’ai soif, dit-il ; ma gorge est sèche !

— Pierre ! commanda Jean-Baptiste, va donc lui chercher une gourde d’eau.

Pierre obéit sans empressement.

Pendant ce temps, Dumont réfléchissait. Il n’y avait plus de doute : ce garçon était innocent du crime de trahison. Son récit corroborait les suppositions du subtil Loucheux : c’était bien cette prisonnière, cette « fille aux cheveux d’or », dont lui avait parlé l’Indien, qui était la cause de tout le mal ; Jean La Ronde n’avait été qu’un instrument entre ses mains ; son honnêteté, sa bonne foi, étaient hors de cause ; seules, sa grande jeunesse et la séduction de cette femme l’avaient induit en erreur.

Alors, à quoi bon insister désormais ? Le chef avait, dans sa ceinture, la lettre de l’Anglaise dérobée par Pierre. Il l’avait apportée pour s’en servir au cas improbable où Jean, coupable, eût nié son crime : il lui eût mis alors sous les yeux la preuve palpable de sa trahison. Mais, maintenant, elle était inutile, cette lettre où, d’ailleurs, aucune allusion au jeune La Ronde n’était faite… En la montrant, il n’eût que dévoilé au cadet le rôle joué par l’aîné dans cette affaire. Le pauvre garçon était déjà assez affligé. Fallait-il le désespérer davantage ?

Durant quelque temps, Jean parla encore, la face toute blanche dans l’ombre qui, déjà, noyait la salle. Lorsqu’il eut achevé sa confession, Dumont demanda simplement :

— Pourrais-tu nous jurer sur ceci la vérité de ce que tu viens de nous avouer ?

Vivement, Jean La Ronde avança la main vers une image pieuse collée à la muraille :

— Je le jure sur la croix ! dit-il avec solennité.

Le chef serra cette main étendue.

— Nous te croyons, Jean La Ronde… Mais nous jureras-tu aussi sur le Sauveur que tu ne chercheras jamais à revoir cette fille anglaise ?

Jean crut soudain que tout tournait autour de lui. Pourtant, il leva la main. Elle lui semblait de plomb :

— Je jure, balbutia-t-il avec effort.

Et il sentait en même temps une douleur aiguë au fond de sa poitrine, comme si une des fibres de son cœur venait de se rompre.

Puis il demeura anéanti par tant d’émotions, le cerveau vide, dans l’ombre douce de ce soir de mai qui noyait la petite salle nue, tandis que des cris d’hirondelles se croisaient, dehors, sous le ciel bleu… Mais ce silence ne dura guère. Trois secondes, à peine…

— Au revoir ! Jean La Ronde, disait la voix de Dumont. Et souviens-toi de ton serment !

Des mains amicales pressèrent les siennes. Machinalement, il suivit les trois hommes jusqu’à la porte.

Quand ils eurent disparu, il regagna la salle. Les sièges étaient encore là, dans une sorte de conciliabule muet. Brisé, il se laissa retomber sur l’un d’eux… Et, longtemps, il demeura là, parmi l’ombre qui s’accroissait de minute en minute, la face blême et crispée, le menton aux poings…




XIX
résolutions

Gabriel Dumont et les deux La Ronde venaient de quitter le « log-hut  » lorsqu’ils rencontrèrent Henry de Vallonges qui rentrait.

Le Français parut un peu étonné de voir Dumont sortir de chez ses hôtes à cette heure.

— Nous avions à nous entretenir avec le fils cadet, lui expliqua sans insister le chef des Bois-Brûlés. Il a besoin en ce moment de repos.

Ils échangèrent quelques mots relatifs aux prochains événements. Après quoi, le vicomte, devinant que les trois hommes avaient affaire commune, se retira.

La soirée était pure et douce, et une lune jaune se levait déjà au-dessus des forêts. Des voix rieuses de femmes, des cris aigres d’enfants montaient, affaiblis par la distance de lointains log-huts essaimés sur les rives de la Saskatchewan. Une paix pastorale enveloppait ce coin perdu et sauvage de la terre, la paix des beaux soirs de mai faits d’ombre lumineuse, les mêmes partout avec leur odeur de jeunes feuilles, leur tiédeur voluptueuse, leurs étoiles rares et timides qui tremblent au ciel comme si elles redoutaient un retour subit du jour.

Tout occupés encore de l’affaire qui les avait réunis, les trois compagnons ne ressentaient qu’inconsciemment le charme de cette heure unique.

Tout en marchant, Dumont exposait à Jean-Baptiste la nécessité de veiller, malgré tout, sur son fils, à cause de l’Anglaise :

– Il est vrai, ajoutait-il, que les soldats de Middleton vont venir ces prochains jours lui donner de l’occupation, comme à nous tous. Ce sera la grande guerre, La Ronde ! J’espère que ton fils s’y montrera mieux qu’à la coulée et qu’il enverra à nos ennemis autre chose que des nouvelles de cette femme…

— C’est sûr, Dumont. C’est très sûr. Va, c’est un bon gas, au fond. Pas vrai, Pierre ?

Ainsi pris à partie, Pierre poussa un grognement sourd.

— Or, çà ! fit le père impatienté, est-ce que t’aurais encore quéque doutance de ton frère ?… Faudrait vouère ! t’es là pus muet qu’un poisson… Dis ton idée, si t’en as !

— Mon idée ? Eh ben ! la v’là, puisque vous le voulez ! Jean n’est qu’un failli Bouais-Brûlé !

Tout stupéfait de l’âpreté avec laquelle ces paroles étaient dites, Jean-Baptiste se tourna vers le chef comme pour en appeler à lui. Mais le lieutenant de Riel secoua philosophiquement les épaules :

— À ton aise, Pierre La Ronde, fit-il d’un ton calme. Seulement, voilà : moué, Gabriel Dumont, je tiens, à c’te heure, ton cadet pour un honnête métif. Si donc par malheur il attrapait une balle les jours-cite, faudrait que cette balle soye d’un fusil Snider, et non d’un rifle canadien… Tu comprends ? Et maintenant, que je te dise bonsoir !

T’as besoin de réfléchir à tout ça, et moué qui ai à parler à ton père !

Le chef toucha le bras de Jean-Baptiste, qui le suivit aussitôt, laissant son fils dans une perplexité qu’il n’avait jamais connue jusque-là… Un instant immobile, indécis, le jeune Bois-Brûlé suivit de l’œil les deux silhouettes qui s’effaçaient. Dans cette âme ténébreuse, l’orgueil blessé, la jalousie, un sentiment de respect pour Dumont et pour les décisions d’un chef, se livraient un effroyable combat.

Lequel allait l’emporter en lui, du civilisé conscient ou de l’instinctif sauvage ?…

Il regagna son logis d’un pas lent, l’esprit en fièvre. Ainsi, Gabriel Dumont le désapprouvait, Gabriel Dumont absolvait Jean… ou, du moins, son opinion prétendait substituer une folie de jeunesse au crime inexpiable que lui, Pierre La Ronde, avait tenté de châtier ! Mais Gabriel Dumont, cette fois, devait se tromper ; il se trompait : oui, certes, le cadet était réellement traître à la cause de Riel. Était-il possible, en effet, qu’il n’eût pas connu le contenu des lettres, comme il l’affirmait et qu’il eût agi aussi naïvement pour l’amour de cette fade Anglaise, alors que des filles de francs Bois-Brûlés… Et sa pensée s’achevait dans un frisson : puis il concluait, sentant quelque chose d’amer et de malsain s’agiter au fond de lui :

— Allons donc ! Jean est pleinement coupable… C’est sûr !

Tout en roulant dans sa tête ces pensées, il était arrivé devant la maison familiale : mais dans l’état d’agitation où il se trouvait, redoutant la présence de son cadet et même celle de sa mère et de ses sœurs, il contourna le corps du logis et, plein d’indécision, poussa la barrière de bois qui donnait accès au courtil.

Au milieu de cet enclos, les arbres fruitiers aux feuillages clairs semblaient tamiser avec les rayons de la lune toute la pureté de cette admirable soirée. Le terrain en pente descendait vers la rivière, dont on apercevait, entre les buissons, et comme par éclairs, l’eau pâle et lumineuse.

Pierre s’arrêta. Eût-il possédé l’âme d’un grand contemplatif qu’à cette heure, il fût resté indifférent à cette beauté de la nuit de printemps délicate et douce parfumée par le verger en fleurs. Une seule chose le frappait, captait ses sens : c’était un bruit à peu près continu dans le silence, le bourdonnement de deux voix emportées dans un dialogue animé.

Pierre s’avança et put constater que les causeurs occupaient la petite pièce de derrière, où Jean avait reçu le chef, et dont l’ouverture donnait de ce côté.

Il reconnut aussitôt le timbre un peu métallique et très net de son cadet. L’autre organe, plus grave, appartenait, à n’en pas douter, au Français :

— Ah ! je comprends maintenant ce que voulait dire Dumont, déclarait ce dernier. Oui, je le comprends : vous avez grand besoin de repos, en effet, mon pauvre Jean, après cette crise… ces terribles révélations…

— Ah ! M’sieu Henry, répliquait l’interpellé, ne m’en parlez pas… Je croyais, par moments, que ma blessure se rouvrait et que j’allais « passer »… Mais je me suis soulagé, voyez-vous : dix gouttes de ce breuvage m’ont remis à peu près le corps… car, pour le cœur, c’est une autre affaire…

Le Français ayant répondu quelques mots que Pierre entendit mal, Jean continua :

— Oui, j’sais ben… Le père et Dumont m’ont absous… ils comprennent que Jean La Ronde, qu’un La Ronde ne peut pas avouère fait pis qu’une folie… Mais, ce qui me crève le cœur, M’sieur Henry, ce qui me chavire jusqu’au fin fond, c’est qu’y a deux hommes dans Batoche qui croient pt’être encore… Ah ! malheur !

— Vous vous faites du chagrin mal à propos, mon pauvre ami. Pourquoi ces deux hommes n’auraient-ils pas foi dans l’opinion du chef ?… Et d’abord, quels sont-ils ?

— Pitre-le-Loucheux, qui m’a dénoncé… Ce chien a flairé que j’tais allé à Clark’s Crossing pour la lettre… comme un fou que j’tais ben sûr, M’sieu le vicomte ! Pour lors, il croit que j’ai trahi Louis Riel, et il doit le conter partout.

— Non, mon ami. Il n’est pas exact que le Loucheux ait dit cela de vous. C’est Gabriel Dumont qui a exagéré, sans doute, pour obtenir de vous la vérité. Ensuite, le Loucheux n’est plus à Batoche…

En quelques mots, le Français mit le convalescent au courant des mésaventures de l’Indien :

— Donc, concluait-il, il ne peut plus raisonnablement vous préoccuper. Alors, qui encore ?…

— Qui encore ?

Le jeune Métis parut hésiter. Enfin, d’une voix sourde :

— Tenez ! M’sieu Henry, v’là le plus dur pour moué. Je crois ben que mon frère, mon aîné, Pierre — eh ben ! je crois qu’y me soupçonne. C’est triste à dire, pas vrai ?… Mais je vois ça, allez ! à ses manières. V’là des semaines qu’y me r’gârde comme on r’gârdrait un mauvais chien…

La voix du cadet vibrait si émouvante, si sincèrement douloureuse dans l’air bleu de ce beau soir, que l’aîné, appuyé contre un arbre, l’oreille au guet, se sentit remué profondément. Ce trouble momentané l’empêcha même de bien saisir la suite du dialogue jusqu’au moment où le Français prononça avec autorité ces mots :

— Allons, mon ami, il faut vous reposer maintenant, et surtout ne plus songer à cette Anglaise… Cela vous fait trop de mal… Prenez donc encore un peu de ce breuvage avant de vous coucher et tâchez de dormir afin d’être dispos quand le moment en sera venu…

— V’s avez raison, M’sieur Henry, car je veux être « paré » à les recevouère, les Anglouais, quand ils accosteront Batoche. Et si y a des « gensses » qui doutent que je suis un vrai Bois-Brûlé, y le verront, de ce coup-là ! Ça, j’en réponds ! Je l’ai promis à Riel, du reste, car j’ai à me faire pardonner d’avouère été si fou !… Ah ! y verront !… y verront !…

Cette fois, Pierre n’y tint plus. Une minute après, il s’en allait à grands pas à travers Batoche, droit devant lui, les yeux fixes comme un somnambule… Une idée l’obsédait, le harcelait maintenant, celle de l’innocence de Jean. Il ne cherchait pas à s’en défendre, sentant que cet effort eût été vain.

Les propos du chef Métis avaient, malgré tout, impressionné son esprit ; ceux de son frère venaient de le toucher au cœur. Il y a dans les paroles de tout homme sincère une vertu secrète à laquelle les âmes loyales ne demeurent guère insensibles. Les derniers mots si nets, si précis de son cadet, l’avaient pénétré : à cette soif, si ardemment criée, de dévouement, d’héroïsme pour le rachat d’une erreur, il reconnaissait l’homme de son sang, de sa race, le véritable Bois-Brûlé… Devant une grande bâtisse de bois, l’aîné des fils La Ronde s’arrêta. Inconsciemment, poussé par l’habitude, il avait gagné le quartier général.

Une des fenêtres de la maison principale était encore éclairée : celle de l’appartement où travaillait Louis Riel. Après un court instant d’hésitation, il pénétra dans un log-hut contigu réservé aux éclaireurs. C’était le lieu où, depuis qu’il avait remplacé Lacroix, il passait presque toutes ses nuits lorsqu’il se trouvait à Batoche. Quelques formes vagues de dormeurs étaient étendues çà et là, sur une couche élastique de branches de sapin. Il s’y allongea près d’eux. Mais le sommeil fut lent à venir, à cause du tumulte de pensées qui lui enfiévrait le cerveau, et ce fut vers le matin seulement qu’il put clore les yeux.

Un bruit de pas de chevaux les lui fit rouvrir… Il était seul dans le log-hut. Il faisait grand jour.

Au dehors, il entendait des voix. Il se leva vivement.

Du seuil, il interpella un Indien qui lui tournait le dos, occupé à garder des poneys.

— Chien-Jaune !

L’homme se retourna.

— Quels sont ceux-ci qui viennent d’arriver ?

— Ce sont trois vaillants Neyowoch, répondit le Peau-Rouge. Ils se sont glissés cette nuit aux abords du camp ennemi. Ils apportent des renseignements. Les soldats de la Mère-Blanche font route en ce moment vers le premier gué.

— Dans deux jours, on s’empoignera ! murmura-t-il, tandis qu’un sourire de satisfaction éclairait ses traits rudes.

Tout à coup, sa figure changea d’expression. Il venait d’apercevoir Rosalie Guérin, passant à vingt pas de lui.

La jeune fille ne semblait pas l’avoir vu.

Comme il demeurait indécis, partagé entre le désir de lui adresser la parole et la crainte de paraître gauche, n’ayant rien de précis à lui dire, elle tourna la tête.

Ce ne fut pas long ; à peine eut-elle aperçu Pierre qu’elle parut tressaillir et pressa le pas…

Cette conduite étrange décida le jeune homme. Poussé par son naturel ombrageux, il s’avança, bien décidé à demander à la Métisse le motif de cette attitude… Peut-être était-elle simplement mal disposée à son égard, à cause des mots un peu vifs qu’il avait laissé échapper deux jours avant. En ce cas, il s’excuserait, la rassurerait… D’ailleurs, il allait savoir. En un instant, il l’eut rejointe :

— Rosalie ! dit-il en l’abordant, est-ce que… ?

— Vous ! laissez-moi ! s’écria la jeune fille qui avait légèrement blêmi. Ne me parlez pas ! Je ne veux pas que vous me parliez !

— Rosalie ! balbutia-t-il effaré.

— Ôtez-vous d’icite… Vous me faites horreur… Je sais tout… J’ai entendu mon père et l’un de ses amis parler de vous hier soir… Vous êtes un assassin !… Vous avez voulu tuer votre frère… Laissez-moi !

Elle était déjà loin que Pierre La Ronde, cloué au sol par la stupéfaction, n’avait pas encore fait un pas. Il demeura là quelques secondes, comme si les choses dures qu’il avait entendues ne parvenaient pas à forcer les barrières de son esprit… Puis, subitement, un flot d’amertume lui noya le cœur. En ce moment même, deux éclaireurs cris qui, le fusil en travers sur le pommeau de la selle, s’en allaient à leurs périlleuses aventures, vinrent passer devant lui. Et il envia ces hommes que la mort emporterait dans quelques heures, peut-être.

Ah ! la lutte ! Comme il lui tardait d’assouvir ses haines dans le combat, de faire payer toutes ses rancœurs à ces Anglais maudits ! N’était-ce pas une Anglaise encore cette femme qui, en soumettant la jeunesse de Jean à ses caprices, à sa volonté d’ennemie, était cause de tous leurs malheurs ? N’était-ce pas par elle qu’il avait failli lui-même devenir le meurtrier de son frère ?

Un effrayant désir de lutte, de sang et de mort soulevait cette âme violente et passionnée comme la marée soulève une barque… Et il s’en allait maintenant, droit devant lui, dans un besoin de fatigue et de dépense physique ; une surexcitation belliqueuse qu’il tenait de son hérédité sauvage, les yeux brillants, les mâchoires serrées, la joue gauche traversée par la blancheur de sa cicatrice…

Et, soudain, une voix calme l’arrêta :

— Où vas-tu donc si vite, Pierre La Ronde ?

Il leva la tête et s’aperçut qu’il était sur la place de l’église et que le P. Léonard, un des missionnaires les plus aimés des Métis, se tenait devant lui. À la vue de cette face crispée, de ces prunelles luisantes, le religieux eut l’intuition d’un drame intérieur. Il connaissait si bien ces âmes impulsives de Bois-Brûlés, droites, loyales, mais ombrageuses et passionnées. Il dit simplement :

— Tu souffres, mon fils ?

Le jeune homme fit un signe affirmatif.

— Où courais-tu ainsi ?

— Nulle part.

— Moi, je rentre au presbytère… Veux-tu m’accompagner ? Nous causerons.

Au respect, à la confiance qu’inspirait à tous le P. Léonard se joignait en ce moment chez Pierre un besoin de confidence qui n’était pas dans sa nature.

Mais il se trouvait à une de ces heures de la vie où l’amertume déborde l’être et où l’âme meurtrie sent le besoin d’être pansée comme le corps. Il suivit donc le prêtre.

Et lorsque, une heure après, il le quitta, on eût pu lire sur la face du jeune Métis, un peu sévère toujours, mais d’une énergie calme et comme détendue, la sérénité d’une âme apaisée, heureuse de noyer bientôt ses erreurs et ses chagrins dans l’accomplissement d’un devoir dont le dernier terme serait, peut-être, le suprême sacrifice…



XX
l’attaque de batoche

Les événements, désormais, ne pouvaient tarder à satisfaire les vœux de Pierre et Jean La Ronde, qui, meurtris tous deux, étaient résolus, chacun pour sa part, à chercher dans la prochaine lutte l’oubli de ses peines, non moins qu’à poursuivre le rachat de ses erreurs.

Après son échec de Fish-Creek, le général Middleton, campé au gué de Clark’s Crossing, sa base d’opérations, avait immédiatement demandé, par télégraphe, l’envoi de renforts.

Le 5 mai, le vapeur Northcote lui amenait de Swift-Current du canon, des troupes fraîches et des approvisionnements.

Le 6, tout étant prêt, la colonne se mit en route avec son artillerie renforcée d’une mitrailleuse Gatling, tandis que le Northcote descendait la rivière, ayant à son bord deux pièces de campagne, des carabines et plusieurs compagnies du « Midland Battalion ».

Le plan du général anglais était simple. Il consistait à attaquer le village de front pendant que le vapeur le prendrait à revers et couperait les communications de Riel avec l’autre rive de la Saskatchewan. Ainsi pris entre deux feux, les insurgés ne pouvaient tenir longtemps, et nul ne doutait, parmi les Canadiens, que, le soir même de l’attaque, la dépêche annonçant leur plein succès ne fût expédiée à Ottawa…

Bien qu’activement surveillée par les éclaireurs assiniboines et cris, la colonne parvint sans encombre à Gabriel’s Crossing, où son chef la laissa reposer durant un jour.

On n’était plus alors qu’à six milles de Batoche,

Le 8, Middleton, trompé par de faux rapports, quitta le bord de la rivière et dessina, à travers la prairie, un mouvement enveloppant d’un rayon considérable. Il arrêta ses troupes à un mille de Batoche, et le camp fut établi en cet endroit.

Le lendemain, dès 6 heures du matin, le général, après une reconnaissance préliminaire, donnait l’ordre de se porter en avant pour l’attaque du village.

On ne leva pas le camp, mais tous les hommes valides furent emmenés. En tête marchait l’infanterie montée de Bolston, précédant la mitrailleuse Gatling. Venaient ensuite successivement le 10e grenadiers, le 90e carabiniers et une batterie de deux canons. Deux compagnies suivaient avec la batterie de campagne de Winnipeg, les wagons de munitions, l’ambulance. Les « Scouts » de French, destinés à la réserve, fermaient la marche en un groupe bariolé où se mêlaient des Métis anglais, des cowboys et des Indiens Pieds-Noirs dans le plus hétéroclite accoutrement.

Le temps était fort beau, et, dans la fraîcheur matinale, « Scouts », carabiniers, artilleurs et grenadiers s’en allaient au combat d’un pas alerte, pleins de confiance dans leur nombre et la supériorité de leur armement. Plus joyeux qu’aucun de ses hommes, Edward Simpson, tout en marchant, songeait à sa fiancée, qu’il allait bientôt revoir, si, du moins, une méchante balle ne l’arrêtait net en route, « ce qui serait vraiment pénible, pensait-il, alors que tout s’annonçait si bien ». Mais il écartait le plus possible cette fâcheuse pensée et voulait croire que, s’il était atteint, le projectile aurait, du moins, le bon goût de ne pas lui occasionner de désagréments plus grands qu’à son ami Charlie Went. La blessure que ce dernier avait reçue au mollet était, en effet, à peu près guérie, et la seule précaution qu’il eût à prendre désormais était de ne pas la fatiguer. La conséquence de cette recommandation chirurgicale avait été l’embarquement de Charlie sur le Northcote, ce qui, tout en lui évitant les efforts de la marche, lui permettait de prendre part à la campagne.

À 8 heures, la colonne se trouvait à un mille à peine de Batoche, lorsqu’une série de détonations éclata, sur sa gauche, en bas, le long de la rivière.

— Tiens ! fit Edward, c’est le Northcote qui ouvre le bal !

— Ou plutôt les demi-blancs, sir, répondit un vieux sergent sec et long aux énormes moustaches rousses et tombantes.

— C’est vrai : car le vapeur n’est pas encore à hauteur du village… ce sont ces diables de papistes qui auront posté des tirailleurs sur les berges, à hauteur du gué… Tenez ! voici le Northcote qui leur répond !

Le bruit sourd du canon commençait, en effet, à ébranler tous les échos des bords de la Saskatchewan. En même temps la fusillade devenait plus nourrie.

— Ça chauffe ! dit encore le sergent, attention à nous aussi tout à l’heure !

— Eh bien ! qu’y a-t-il ? On ne marche plus ? demandèrent quelques voix.

La colonne, en effet, s’était presque arrêtée.

Le lieutenant s’écarta un peu pour jeter un coup d’œil en avant.

— Ce sont les « Scouts » qui se replient, déclara-t-il au bout d’un instant. Il y a du nouveau, garçons !

Presqu’aussitôt, la marche reprit.

Deux minutes ne s’étaient pas écoulées que de nombreux coups de feu indiquèrent que les éclaireurs entraient en contact avec l’ennemi… Il y eut un nouveau temps d’arrêt, puis des ordres furent donnés, et bientôt les quatre pièces et la mitrailleuse passèrent, au galop des chevaux, sur le flanc de la colonne… En avant, le feu continuait toujours. Sur la rivière c’était aussi un crépitement continuel que le bruit formidable du canon semblait trouer toutes les minutes. Et, parmi ce vacarme, montait continu, désespéré, le sifflement du vapeur…

By Jove ! s’exclama le sergent. Sont-ils en détresse pour siffler de la sorte ?

— On le dirait, en vérité ! répliqua Simpson… car je ne pense pas que ce soit pour…

Une détonation formidable lui coupa la parole :

— Ah ! parfait ! voilà notre artillerie qui s’en mêle !… Patience, les garçons, elle va nous ouvrir un chemin…

Pendant trois ou quatre minutes, la mitrailleuse fit rage en avant de la colonne… Puis, comme il était facile de le prévoir, on reprit la marche en avant.

On aborda le petit bois d’où venait d’être chassée l’avant-garde des Bois-Brûlés. Des branches brisées, des troncs hachés par les projectiles, quelques cadavres çà et là indiquaient la lutte toute récente. De rares tirailleurs Métis et indiens, embusqués derrière les halliers, inquiétaient encore, tout en se repliant, les flancs de la colonne. Soudain, à trente pas à gauche, au-dessus d’un gros rocher, Simpson aperçut deux têtes et, à hauteur de l’une d’elles, un fusil dirigé vers lui. Mais le coup partit en l’air et la balle fracassa seulement des branches dans les cimes. Il vit alors que le compagnon du tireur avait levé le canon menaçant. Maintenant, penché vers lui, il lui adressait la parole en regardant l’officier de carabiniers.

Déjà, les balles pleuvaient autour des deux hommes. Mais alors Edward se retourna et, d’un geste énergique, fit signe à ses soldats de cesser le feu.

Dans l’adversaire qui lui avait peut-être épargné un coup mortel il venait de reconnaître le messager de sa fiancée au camp de Clark’s Crossing. Vivement, il porta la main à son bonnet et, d’un mouvement ample, il salua.

Debout, sans souci des balles qui recommençaient à siffler de divers points autour d’eux, les deux hommes répondirent à sa politesse par un salut non moins courtois, après quoi ils s’éloignèrent parmi les halliers, l’un brun et l’autre très blond, mais semblables par l’élégance de la silhouette, la crânerie et la désinvolture.

God bless me ! s’exclama stupéfait le vétéran aux moustaches rousses. Voilà une chose extraordinaire, en vérité !… Des sauvages qui épargnent nos officiers et les saluent !…

— Vous ne voyez donc pas que c’est pour nous narguer, sergent ! fit d’un ton colère un carabinier d’une trentaine d’années, dont la face de brute large, courte et rouge, était encadrée par une barbe frisottante de couleur indécise.

Ah ! continua-t-il avec un affreux juron, je me demande pourquoi on m’a empêché de loger un pruneau dans leur vilaine peau, car moi qui suis de l’Ontario…

— Silence, Hurry ! ordonna à mi-voix le sergent en jetant un regard inquiet vers Simpson qui marchait à quelques pas en avant d’eux.

Hurry décocha au gradé un coup d’œil irrité, mâchonna quelques paroles indistinctes et finit par se taire.

En tête de la colonne, la fusillade des « Scouts » avait cessé, et l’on n’entendait plus qu’en bas, sur la rivière, les décharges de l’artillerie du Northcote et l’appel continu de son sifflet, indiquant, à n’en pas douter, que le vapeur se trouvait en détresse.

Au débouché du bois, les troupes atteignirent le plateau découvert qui dominait Batoche. Une longue pente d’un demi-mille, couverte d’arbres, descendait à la Saskatchewan.

Au bord de l’eau s’étendait le village entouré de vergers, de taillis, de futaies, et, plus près, sur une place, s’élevaient l’église, le presbytère et quelques bâtiments publics.

Au sommet du clocher, près de la croix, on voyait flotter l’emblème de ralliement des Métis, le drapeau blanc fleurdelisé.

Là-bas, sur la rivière, le Northcote sifflait toujours. On l’apercevait, de cette hauteur, descendant le courant, à moitié désemparé, incapable de gouverner, semblait-il, et ne répondant plus que faiblement au feu de ses adversaires qui, embusqués derrière les halliers des deux rives, faisaient pleuvoir sur lui une grêle de balles.

Le général Middleton, cependant, ordonnait de mettre l’artillerie en ligne…

À l’abri de l’église Saint-Laurent et des premières maisons, les rebelles étaient massés en force, et il s’agissait de les en déloger sans retard.

Pendant que cette manœuvre s’effectuait au milieu d’un calme relatif, précurseur de tempêtes, Edward Simpson, les deux mains appuyées sur la garde de son sabre, promenait ses yeux songeurs sur les maisons du village éparses au-dessous de lui.

Il se trouvait donc, enfin, devant Batoche. Mais le plus dur de la besogne restait à faire. Ah ! certes, il eût donné beaucoup pour savoir lequel de ces toits abritait Elsie, sa chère fiancée ! Dans la lettre que le jeune Métis lui avait apportée au camp de Clark’s Crossing, elle lui assurait qu’elle lui ferait sous peu connaître le moyen de correspondre avec les prisonniers lorsque les troupes seraient devant le village. Mais la seconde lettre n’avait pu lui être remise, puisque le messager avait été frappé d’une balle à Fish-Creek… Et Simpson constatait à cette occasion que la mort ne semblait pourtant pas vouloir de ce garçon téméraire.

Pendant que le lieutenant laissait errer ses regards sur les habitations métisses, à quelques pas de lui, son capitaine interrogeait un « Scout ».

— Tous les Indiens sont-ils de l’autre côté de la rivière ? demandait-il. Ou s’en trouve-t-il aussi un nombre suffisant sous les ordres de Riel ?

Le « scout », un sauvage de petite taille, sec et laid, répondit en mauvais anglais :

— Oui, Saguenash, beaucoup… beaucoup d’Indiens dans le village…

— Je sais bien qu’il y a des batteurs d’estrade, insista l’officier. Mais, à part ceux-là ?

— Oui… oui ! répéta le Peau-Rouge avec force, je dis : beaucoup, beaucoup d’Indiens…

Ces derniers mots frappèrent l’oreille d’Edward, qui jeta les yeux sur l’homme. Il reconnut alors en lui un transfuge arrivé deux jours avant au camp canadien, et l’idée lui vint de l’interroger. Quand le « Scout », après quelques explications complémentaires, eut satisfait le capitaine, il lui fit signe d’approcher :

— N’étiez-vous pas à Batoche, lui demanda-t-il, avant de vous mettre au service de Sa Très Gracieuse Majesté ?

— Oui, oui, Saguenash ! moi à Batoche, avant !

— Fort bien ! Alors, vous allez pouvoir me donner un petit renseignement. Dans laquelle de ces maisons a-t-on enfermé les prisonniers ?

Le Peau-Rouge désigna de la main une toiture lointaine à demi cachée dans les feuillages clairs du printemps :

— Grande maison, là-bas… c’est là !

— Ah ! bon ! je vois, fit l’officier. Mais, parmi les prisonnières, n’avez-vous pas remarqué une jeune fille… blonde ?

Un large rire silencieux distendit les lèvres violentes du sauvage.

— Ah ! oui… la fille blonde… L’Indien sait…

Il achevait à peine qu’un long craquement lointain, succédant brusquement aux détonations isolées et plus proches, annonça que les rebelles ouvraient le feu de nouveau sérieusement.

— Mais c’est de l’autre bord de la rivière qu’on nous tire dessus ! s’exclama le sergent aux moustaches rousses.

On apercevait, en effet, de l’autre côté de l’eau, une nombreuse agglomération de tentes indiennes, et les flocons pressés de fumée indiquaient que les guerriers sauvages ne ménageaient pas leur poudre. Des salves vigoureuses leur répondirent du côté des Anglo-Canadiens, et, une minute après, l’artillerie donnait elle-même avec une assourdissante ardeur :

— Hé là ! l’Indien !… j’aurais à vous reparler ! cria Simpson au Scout qui s’éloignait. Dites-moi donc votre nom ?

— Pitre-le-Loucheux ! jeta l’homme.

Sur l’ordre de Middleton, les carabiniers s’avancèrent en ordre dispersé, et le combat ne tarda pas à devenir général.

Durant près de deux heures, on batailla dans un roulement de détonations tantôt mollissant, tantôt redoublé, selon les mouvements des Anglo-Canadiens… Chacune de leurs tentatives d’attaque était accueillie par un feu terrible, soutenu, de l’autre rive, par d’autres feux croisés que l’artillerie ne pouvait arriver à faire taire… Sans le secours des canons et surtout de la pièce Gatling qui, par moments, crachait plus de deux cents fois à la minute sa mitraille sur le village, la position eût fini par devenir intenable.

Les vides se faisaient nombreux dans les rangs. À chaque instant, des blessés étaient enlevés et transportés en arrière dans les chariots… Le feu plongeant des batteries de Middleton finit pourtant par avoir raison de la résistance acharnée des Métis.

Vers 11 heures, on signala un léger mouvement de retraite vers les bois, derrière l’église. Aussitôt, sans perdre une minute, le général donne l’ordre à l’infanterie de se former en colonne et de se préparer à la marche en avant, pendant que le capitaine Howard, qui commande à l’artillerie, fait amener les avant-trains…

By God! s’exclama le vieux sergent aux moustaches rousses. Ils sont enragés ces papistes ! rien que trois balles dans ma vareuse ! Heureusement qu’elle est deux fois trop large et que je suis mince comme une latte !

— Rodney est blessé ! dit une voix.

— Cambell a disparu ! dit une autre.

— Et Brown ? où est Brown ?

— Brown est tué ! répondit-on.

Hurry, le carabinier à face de brute, lâcha un épouvantable juron :

— Brown est tué ! Encore un garçon de l’Ontario massacré par ces bandits comme ce pauvre Scott autrefois !… Mais, patience ! Notre tour viendra, et tout ça va se payer doublement tantôt à Batoche.

Il achevait à peine qu’à vingt mètres en avant s’élève une horrible clameur ponctuée de nombreux coups de feu…

— Les Indiens !

Ce cri vole de bouche en bouche à travers les rangs. Une bousculade se produit…

Ce sont les Peaux-Rouges, en effet, qui, avec une singulière audace, profitant des halliers de la pente boisée, se sont glissés, au nombre d’une centaine, jusqu’aux rebords du plateau et qui ont soudainement surgi à quelques mètres des artilleurs occupés à atteler leurs pièces…

Et maintenant, c’est un terrible corps à corps. À travers une brume de fumée, on aperçoit, encadrées de longs cheveux, leurs faces peintes en guerre, hurlantes, farouches… Des crosses s’élèvent et s’abaissent. On voit fulgurer l’acier des haches et des couteaux au soleil. Le capitaine Howard, cependant, voyant la mitrailleuse attelée, s’est précipité :

— En arrière ! et feu ! feu à la prolonge !

Fouaillés par des bras fébriles, les grands chevaux canadiens, d’un brusque effort, dégagent la pièce qui flagelle aussitôt les assaillants d’un ouragan de mitraille. Rejetés en désordre par cette décharge, les Indiens hésitent, puis reculent, et, un instant après, les batteries amenées au bord du plateau balayent la pente d’une tempête de projectiles.

Après cette vive alerte, les grenadiers suivis des carabiniers, sous la protection de l’artillerie, commencèrent, au son des bugles, la marche en avant… En contre-bas, à hauteur du presbytère, on apercevait le gros des troupes de Riel qui se repliaient, en bon ordre, sur les bois. Seuls, quelques acharnés demeurés en arrière et cachés derrière des barricades improvisées ou à l’angle des maisons, accueillirent les Canadiens par un feu assez vif lorsqu’ils abordèrent le village.

Mais, refoulés graduellement, ils finirent par disparaître, et, quand Middleton déboucha, à son tour, sur la place, il n’aperçut qu’un prêtre qui, sur le seuil de l’église, agitait un drapeau blanc.

Le général donna quelques ordres, et, tandis que ses troupes s’arrêtaient pour souffler, il s’avança vers le parlementaire.

C’était le P. Léonard.

Le chef des troupes anglaises lui tendit la main et lui demanda s’il n’avait pas de proposition à lui soumettre :

— Nulle autre que celle-ci, général, lui dit le religieux. Il a coulé trop de sang déjà, et je voudrais tenter d’arrêter cette triste effusion : si donc il vous plaisait de nous faire certaines conditions acceptables, je pourrais aller trouver Louis Riel…

— Le Gouvernement m’a donné pour mission de prendre Batoche, répliqua Middleton d’un ton ferme. Et à moins d’une capitulation complète…

— Une capitulation complète, général ! Mais, oubliez-vous que Riel et Dumont ont ici, sous leurs ordres, huit cents hommes résolus, qu’ils sont retranchés fortement dans le bois et que le reste du village est solidement fortifié ?…

— Je sais tout cela, dit Middleton.

— Oui. Mais vous ignorez peut-être que votre vapeur à moitié désemparé descend la rivière au fil du courant et qu’il va sans doute tomber sous peu entre nos mains. De plus, un corps considérable d’Indiens, susceptibles de nous prêter main-forte à tout moment, campe de l’autre côté de l’eau… Dans ces conditions, parler de capitulation complète me semble au moins prématuré… Je crois qu’une entente…

— Il m’est impossible d’admettre aucune composition ! interrompit un peu sèchement l’Anglais.

— Mais il y a aussi les considérations d’humanité, continua le prêtre sans se décourager. Le curé de la paroisse, un vieillard, vient d’être atteint d’une balle dans son presbytère même. Dans cette église, des femmes, des enfants ont cherché un refuge.

— Ils ne peuvent y rester. Où mettrai-je, moi, mes blessés ? Où logerai-je, en cas de besoin, mes officiers ?

— Votre mitraille a déjà blessé, ce matin, pas mal de ces non-combattants, général. Si vous les renvoyez dans le bas du village, elle fera sans doute d’autres victimes…

— Qu’y puis-je ?… J’ai le regret d’être obligé de m’en tenir à ce que je vous ai dit.

Comprenant que toute insistance était désormais inutile, le P. Léonard salua le chef des forces canadiennes et se retira. Un quart d’heure après, une longue théorie de femmes, d’enfants et de vieillards sortait de l’église et du presbytère, pour entrer dans le bois.

— Si c’était moi qui commandais, disait Hurry au sergent en les regardant passer, j’alignerais tous ces gens-là contre le mur… ça ne serait pas long.

— Ça serait peut-être tout de même un peu vif, master Hurry !

Le carabinier haussa les épaules :

— Peuh ! des sauvages… Et puis, ils en font bien d’autres, eux ! Vous ne lisez pas les journaux ?

— Quelquefois… mais voici longtemps que je n’ai eu occasion de le faire.

— Eh bien ! Si vous aviez lu ceux de l’Ontario il y a seulement deux mois, vous seriez renseigné.

— J’en ai bien lu, il y a deux mois environ, mais c’étaient des feuilles du Manitoba.

— Alors, ce n’est rien, sergent ! c’est dans les feuilles de ma province qu’il faut voir des détails sur les brigands. D’ailleurs, ce sont les seules que doivent lire les « orangistes » dignes de ce nom…

Pendant que se poursuivait ce dialogue suggestif entre le vétéran et Hurry, les officiers canadiens, après avoir rectifié la position des troupes, faisaient transporter les blessés dans l’église, ranger en arrière les chariots d’approvisionnements, prenaient, en un mot, position aussi complète que possible de la partie du village évacuée par l’ennemi. Certes, c’était beaucoup déjà que d’être graduellement parvenu à ce point, mais le plus difficile restait à faire. L’attaque du Northcote avait échoué : il ne fallait pas que le vapeur tombât aux mains de Riel. Il importait donc, pour en finir au plus vite, de déloger les Métis du bois qu’ils occupaient et d’où un mouvement offensif était toujours à redouter.

Le général Middleton résolut de tenter un puissant effort. À 2 heures de l’après-midi, il donnait l’ordre au capitaine French d’aborder, avec toute l’infanterie déployée en tirailleurs, ce bois, dont les Scouts n’avaient cessé de surveiller la lisière, mais où régnait un silence de mort…




XXI
un drapeau en danger

Il était 4 heures du soir.

Enfouis jusqu’aux épaules dans leurs « rifles-pits », les infatigables tireurs bois-brûlés, aussi dispos, aussi calmes qu’aux premières minutes de l’attaque, continuaient à tenir les soldats du capitaine French en échec, à la lisière du bois.

Accueillis par une fusillade terrible dès qu’ils tentaient de pénétrer sous le couvert, les Canadiens se battaient bravement, mais sans pouvoir avancer d’un pas. De temps à autre seulement, des Scouts plus adroits et plus agiles parvenaient à se glisser derrière un tronc et à s’approcher un peu, mais ces individus isolés finissaient presque toujours par payer de leur vie leur trop grande audace.

Insoucieux des balles qui sifflaient rageusement à leurs oreilles, les principaux chefs Métis, Riel, Dumont, Garnaud, parcouraient sans relâche leurs positions, promenant de tranchée en tranchée l’exemple de leur bravoure et le feu de leur enthousiasme.

Les qualités de leur race, le sang-froid, l’énergie, l’adresse et, par-dessus tout, l’indomptable persévérance indienne, les Métis les retrouvaient sur ce terrain qui leur était familier, dans ce sous-bois, au fond des « rifles-pits », qui leur permettaient de ménager leurs forces et de se dérober suffisamment au tir de l’artillerie qui, dans la matinée, leur avait été si funeste.

Seul peut-être, dans leur parti, Henry de Vallonges n’appréciait que médiocrement cette façon de se battre. Bouillant, imbu des traditions françaises, il ne rendait que médiocrement justice à cette habile tactique indienne, la seule pourtant susceptible de balancer, devant un ennemi supérieur, l’infériorité numérique et celle de l’armement. Il s’énervait et eût désiré qu’on chargeât une bonne fois l’ennemi. Les trompettes du 12e hussards, le régiment où il avait accompli son année de volontariat, lui manquaient également. Combien il eût préféré leur fanfare aux appels rudes et gutturaux que se renvoyaient de temps à autre les éclaireurs indiens ! À deux pas de lui, le vieux François La Ronde chargeait et déchargeait son rifle avec une précision quasi automatique. Tout en agissant, il soliloquait ou bien adressait la parole à ses voisins sans que, toutefois, son œil mobile cessât de surveiller la lisière devant lui. À certain moment pourtant, il posa son arme à portée de sa main et, s’accotant à la tranchée, dit tranquillement :

— V’là le septième de ces Anglouais que je mets à terre… On a ben le droit de faire une pipe, à c’t’heure.

Il tira doucement une sorte de brûle-gueule de sa ceinture et se mit incontinent à le bourrer d’un gros tabac mêlé de « harouge », le narcotique favori des Métis et des Indiens.

— Si ça ne te fait rien, grand-père, dit à sa droite la voix de Jean, passe donc un peu de tabac par icite. Je n’en ai plus et j’ai « faim de fumer » aussi…

Un cri particulier, assez perçant, retentit à peu de distance sur la gauche :

— C’est Pierre, s’écria François. Cessez le feu un moment, les gâs, qu’y puisse nous aborder sans dommage.

Henry, le cadet et leurs voisins obéirent.

Une minute après, l’aîné des fils La Ronde sautait dans les tranchées, tandis que les balles, avec leur bruit désagréable, soulevaient autour de lui d’innombrables petits tourbillons de poussière en s’enfonçant dans le sol.

— Bien heureux de vous revoir, déclara le Français en serrant énergiquement la main du jeune homme. On ne savait pas trop par ici ce que vous étiez devenu !

— J’étais « emmi » mes éclaireurs, répondit Pierre. Et je vas y retourner dans un instant. J’ai seulement « accosté » icite pour vous dire un petit bonjour… N’y a pas trop de mal ?

— Pas trop… mais les munitions s’éclaircissent. Faudra bientôt songer à s’en procurer d’autres.

— Dis donc ! questionna François entre deux bouffées de tabac, ça s’est joliment passé à matin su’la rivière… Mes compliments… Ça va apprendre aux Anglouais ce que ça coûte de venir mettre le nez « chez Gariepy »…

— En effet, approuva Henry en souriant du terme familier par lequel les Métis désignent quelquefois Batoche. En effet ! Mais, ajouta-t-il vivement, nous n’avons pas de détails, Pierre. Et nous ne serions pas fâchés…

— Ah ! c’est pas dur de vous contenter. V’là donc l’affaire…

Il tira sa pipe à son tour et la bourra consciencieusement.

— V’là donc l’affaire… Su’l’ordre de Louis Riel, comme v’savez, on était établi depuis une bonne heure le long de l’eau, à hauteur du gué et y avait aussi pas mal de « sauvages » su’l’autre bord, cachés de la même façon, quand le vapeur s’amena… M’sieu le vicomte… dret devant vous, c’t’éclaireur !

Mais le Français avait à peine bougé son arme qu’un coup de feu retentissait près de lui. L’éclaireur tomba.

— Continue, Pierre, dit tranquillement François en relevant son rifle qui fumait.

— Donc, le vapeur s’amena… Arrivé au gué où l’eau est assez basse, fallut ben qu’y se ralentit pour ne pas s’échouer… À ce moment, je mimai le cri du geai, comme c’était entendu. Et, pour lors, ce fut une fusillade, ah ! mes amis, un tapage d’enfer des deux bords de la rivière. Mais v’savez ouï ça… Y tiraient aussi « eusses » su’nous comme des enragés avec leurs sniders et leurs canons… Mais on n’en pâtissait guère, v’savez ben… tandis qu’eux autres… M’sieu le vicomte, su’votre gauche.

Au moment où Henry épaulait, un coup partit. À cinquante pas, un homme tomba.

— Oui, continua Pierre sans s’émouvoir, y n’étaient pas fiers les Anglouais. Au bout d’une heure, leur satané navire avait sa cheminée trouée comme un passe-grain… Y n’gouvernait plus qui vaille… Y s’était même échoué su’un banc de sable. Tout de même y ont réussi à le tirer de là et à le rentrer dans le courant. Pour lors, nous autres, on l’a suivi, v’savez… jusqu’au village… Après il a continué… mais il nous a fallu qu’on vous joigne…

Comme il prononçait ces derniers mots, un juron étouffé retentit près de lui. Une balle venait de faire sauter en la brisant la courte pipe que François tenait entre ses dents.

— Par tous les diables ! s’écria le vieux en colère, faut que ces chiens-là me cassent ma bonne pipe ! Tas de maladrets ! Attendez un petit… On va vous apprendre à envoyer les pruneaux.

Une voix s’élevait, au même instant, d’un « rifle-pit » voisin :

— Plus de cartouches ! criait-elle. Va falloir qu’on songe aux minutions, dites donc.

D’autres voix s’élevèrent de tous les côtés, des tranchées :

— J’en ai quatorze, moué !

— Moué dix-sept !

— J’en ai neuf !

— J’en ai six !

— C’est vrai, conclut François, faut qu’on avise…

— Louis Riel ! fit Jean vivement.

Chacun tourna la tête.

Le long des levées de terre, un homme s’avançait, en effet, dans une parfaite insouciance des balles qui abîmaient les troncs d’arbres autour de lui.

— Depuis deux heures qu’y marche comme ça des uns ès autres ! s’exclama le vieux François avec admiration. Faut que le bon Dieu le protège, tout de même !

— Sûr ! affirmèrent avec conviction cinq ou six Métis.

— Bonjour, frères ! dit le chef en s’approchant. Est-ce que tout va ici suivant vos désirs ?

Debout sur le bord de la tranchée, Louis Riel souriait à ses hommes, tandis que, sur la lisière, redoublaient les crépitements de la poudre.

Le Français ne put s’empêcher de lui exprimer ses craintes pour cette bravoure vraiment téméraire.

Mais le Bois-Brûlé, les yeux brillants, la face illuminée, repartit vivement :

— Je ne crains rien, Monsieur de Vallonges, tant que ma mission ne sera pas terminée… Car Dieu est avec moi. C’est poussé par sa volonté sainte que j’ai quitté le Montana, l’an dernier, au mois de juin, pour me mettre à la tête de mes frères du Nord-Ouest… Il ne m’abandonnera pas… Il ne peut pas m’abandonner tant que je serai utile à la cause de ma patrie et de mon peuple…

Dans un respectueux silence, tous les Métis écoutaient leur chef, l’homme que le ciel leur avait envoyé pour défendre leurs libertés menacées.

— Ils mènent un fameux tapage, là-bas ! reprit Riel, ramené par une fusillade soudain plus nourrie, à la réalité immédiate. Est-ce qu’ils voudraient tenter un nouvel assaut ?

— Mauvaise affaire, déclara François, car les cartouches diminuent joliment.

— Alors, je vais en faire distribuer un certain nombre que j’ai en réservé. Mais, comme cela ne suffira pas, il faut que quelqu’un traverse la rivière pour aller en demander au camp des Cris, où il y en a des provisions… Veux-tu y aller, Pierre ? Monsieur de Vallonges, vous pouvez l’accompagner, si le cœur vous en dit : cela vous distraira, car vous me faites l’effet de vous ennuyer beaucoup dans ce trou…

— C’est la vérité pure, avoua Henry… Je conviens qu’une charge de cavalerie, sabre au poing, et voire même une simple charge à la baïonnette, ferait singulièrement mieux mon affaire…

— Ah ! la baïonnette !… Nos gens ne connaissent ça qu’au bout des fusils anglais… Mais vous reconnaîtrez, Monsieur de Vallonges, que leur manière de combattre n’est pas si mauvaise dans la circonstance, puisque voilà deux heures que les troupes canadiennes se battent contre eux sans pouvoir avancer… Mais je vous quitte, Monsieur, car il faut que j’ordonne la distribution de cartouches.

Tandis que le chef des Métis s’éloignait, le Français et l’aîné des fils La Ronde se disposèrent eux-mêmes à descendre à la rivière.

— Il y a deux canots de cachés sous les halliers du bord, expliqua Pierre à son compagnon. C’est plus qu’il n’en faut pour nous.

À la lisière du bois, le feu s’était ralenti.

— M’est avis qu’y serait temps qu’on reçoive nos munitions, observait Jean. Ça ne va pas tarder à chauffer… Y préparent sûrement quéque chose.

Au moment précis où Riel leur faisait remettre leurs paquets de cartouches, la sonnerie mordante du bugle vibrait dans l’air.

— À nous ! s’écria le jeune Métis.

Des cavaliers, une soixantaine environ, se précipitaient au galop sous les bois. Derrière eux, on apercevait les masses profondes de l’infanterie canadienne qui s’ébranlait au pas de charge, baïonnette au canon. On espérait évidemment que la plupart des cavaliers pourraient parvenir aux tranchées et donner aux troupes, vigoureusement entraînées dans leur sillage, le temps d’arriver aux « rifles— pits  » sans grandes pertes.

Mais, gênés par les éclaireurs cris embusqués un peu partout, accueillis par la fusillade meurtrière du gros des Métis, ceux qui composaient cette avant-garde héroïque, avant d’avoir atteint la moitié de leur parcours, roulèrent, pour les trois quarts, sur le sol avec leurs montures ; d’autres furent emmenés à droite et à gauche par les chevaux affolés, en sorte que carabiniers et grenadiers, sans avoir gagné beaucoup de terrain à leur suite, demeurèrent exposés au feu d’un ennemi qui tirait sans relâche avec une terrible justesse…

Un instant après, ils étaient contraints de se retirer, et seul demeura dans le bois, avec les victimes de cette tentative, un poney qui, insoucieux des détonations, allongeait le cou pour flairer le cadavre de son maître étendu sur le sol.

Une demi-heure s’écoula…

De part et d’autre, le feu avait molli. Les munitions, du côté des Métis, diminuaient de nouveau :

— On approche de 5 heures, je pense, dit François. Sûrement que Pierre et M’sieu de Vallonges ne vont pas tarder à s’en venir.

Au même instant, Gabriel Dumont, longeant la tranchée, arrivait à leur hauteur.

— La Rose n’est pas là ? demanda-t-il d’un ton fébrile qui ne lui était pas habituel.

— On ne l’a pas vu depuis ce matin, répondit Jean.

— Il a été tué en face de l’église, au moment qu’il voulait y entrer ! dit une voix plus loin.

— Tué ! mais, alors, notre drapeau ?

Les têtes, de toutes parts, se dressèrent. Chacun se souvenait, en effet, que le drapeau fleurdelisé des Bois-Brûlés ayant été confié à Prosper La Rose, un des notables de Batoche, cet homme avait eu l’idée de le planter, près de la croix, au sommet du clocher…

Dans la retraite un peu précipitée sur le bois parmi les obus et la mitraille, personne n’y avait plus songé au drapeau qui flottait encore sur la tour… Personne ? Si, La Rose, sans doute, puisqu’il avait été tué sur le seuil même de l’église à l’arrivée des Anglo-Canadiens dans le village… Mais une balle ayant fait échouer sa tentative, le précieux emblème qu’on lui avait confié devait être tombé aux mains de l’ennemi… À moins que, par un invraisemblable hasard, les soldats de la Puissance, trop occupés avec les Métis, n’y eussent pas encore pris garde.

— Il faut s’en assurer sur-le-champ ! ordonna Dumont.

— Y va-t-on ? crièrent vingt voix.

— Non, mes amis, non ! Il suffit d’un homme ou deux pour se glisser jusqu’à la lisière et constater si notre drapeau flotte toujours là-haut… Si oui, on avisera sitôt après.

— Ta blessure est encore trop fraîche, observa François à Jean, qui parlait de se proposer. Tu comprends : faut un homme qui ait bon pied, bon œil…

À ce moment arrivaient Pierre et Vallonges avec une couverture pleine de paquets de cartouches :

— Je me charge de l’affaire, déclara l’aîné des fils La Ronde, dès que Dumont l’eut mis au courant de la situation. Durant ce temps, que deux ou trois de vous autres descendent à la rivière avec M’sieu le vicomte, j’avons ramené un canot plein de munitions.

Ce disant, il s’assurait que sa hachette et ses revolvers étaient bien en place ; après quoi, il adressa un petit signe à Dumont et aux siens et disparut derrière les halliers.

Son absence dura une vingtaine de minutes environ. Quand il revint, la joie brillait dans ses yeux sombres :

— Le drapeau est là-haut ! s’écria-t-il avec émoi. Ils n’y ont pas touché !

Un joyeux hourra, dont l’ennemi dut s’étonner, courut avec cette nouvelle de tranchée en tranchée, d’un bout à l’autre des positions métisses.

— Frères ! dit d’une voix vibrante Louis Riel qui s’était avancé, le Très-Haut visiblement nous protège, puisqu’il permet que notre drapeau flotte encore sur l’église Saint-Laurent… Continuez donc de vous défendre avec l’énergie dont vous avez fait preuve jusqu’à cette heure. Nous ne pouvons guère songer à prendre, en ce moment, l’offensive… Mais je vais mûrir une idée dont l’exécution, une fois la nuit tombée, nous aidera, je l’espère, à regagner le terrain perdu et à reconquérir notre drapeau.

Une seconde salve de hourras répondit à cette petite harangue du grand chef, et, immédiatement après, grâce à l’appoint des munitions fraîches, la fusillade reprit, du côté des demi-blancs, avec une intensité nouvelle…

…Deux heures s’écoulèrent encore sans que le plus léger avantage vint encourager les troupes du Gouvernement.

Au crépuscule, la brise se leva.

Riel et Dumont apparurent sur les positions. Ils conversaient avec animation.

— C’est une bonne idée, disait Dumont. Le vent est d’ouest… Ça va faire l’affaire. As-tu prévenu les Indiens ?

— Pas encore… Des éclaireurs sont retournés voir si le drapeau flottait toujours sur l’église. Il n’a pas bougé. C’est providentiel !

— Ça prouve aussi que les gens de la Puissance ont pas mal à faire avec nous, répliqua Dumont. Mais voici que la nuit tombe. Riel, m’est avis que le moment est venu de mettre notre projet à exécution.

Dix minutes s’écoulèrent…

Tout à coup, parmi la pénombre, le sous-bois très en avant des tranchées métisses s’éclaira de lueurs étranges et mouvantes ; des serpents de feu parurent s’étirer et ramper au ras du sol ; puis, ce furent des pétillements rapides et croissants qui montèrent dans la fusillade. Trois minutes après, de longues flammes poussées par le vent, de longues flammes dévoratrices, jaillissaient de buissons en cépées et se dirigeaient ronflantes et grondantes vers les positions ennemies…

Abrités dans leurs rifles-pits, les Bois-Brûlés attendaient que ces terribles alliées eussent chassé devant elles les troupes canadiennes pour s’élancer à leur tour, les armes à la main…

Pendant près d’une demi-heure, ils écoutèrent la rumeur d’effarement qui perçait jusqu’à eux à travers un voile de feu et de fumée. Et quand, le sol s’étant un peu refroidi, on eut acquis la certitude que le général Middleton faisait évacuer l’église menacée par l’incendie, Riel, Dumont, Lépine, Nolin, crièrent à leurs hommes de s’élancer en masse sur les traces de la flamme.

Avec des hourras d’enthousiasme, les Bois-Brûlés bondirent hors de leurs tranchées. Mais il était déjà trop tard. L’artillerie anglo-canadienne, rapidement mise en ligne, les accueillit par une tempête d’obus et de mitraille.

À plusieurs reprises, ils tentèrent de s’emparer des pièces, mais, chaque fois, ils furent rejetés en arrière.

Enfin, après vingt minutes de lutte, force leur fut de battre en retraite vers les rifles-pits.

Le mouvement avait échoué. Des vides s’étaient faits dans leurs rangs.

Et lorsque le vieux François La Ronde se retrouva dans la tranchée avec Henry de Vallonges, ce fut en vain qu’il chercha ses deux petits-fils des yeux : Pierre et Jean La Ronde avaient disparu…


XXII
réconciliation et prouesses

Après que les Peaux-Rouges, sur l’ordre de Riel, eurent mis le feu aux brousses, Pierre La Ronde, s’autorisant de son titre d’éclaireur, avait quitté les rifles-pits sans attendre le signal de ses chefs.

Comme il se doutait que les flammes, poussées par la brise, menaceraient l’église et obligeraient Middleton à la faire évacuer, il avait formé l’audacieux projet de profiter de cette circonstance pour s’y introduire, monter dans le clocher et s’emparer du drapeau.

Tapi derrière un buisson, non loin de l’endroit où les Cris avaient allumé l’incendie, il attendit donc patiemment, en dépit de la chaleur incommodante du brasier, le moment favorable pour se glisser aux abords du camp canadien.

Lorsque les rumeurs qu’il perçut du côté de l’église lui permirent de croire que l’instant était venu, il fit un crochet à gauche, pour éviter le sol carbonisé encore brûlant, puis, avec des précautions extrêmes, tantôt courbé, tantôt rampant sur les mains et les genoux, il gagna un coin d’ombre et observa le mouvement qui se faisait autour de l’édifice ; car, à l’instar des Indiens, Pierre était un garçon prudent et réfléchi, même au fort de l’audace.

Pendant qu’il était ainsi occupé, les chefs bois-brûlés donnaient à leurs hommes l’ordre de quitter les tranchées, et le jeune homme l’apprit aux cris de guerre des sauvages et aux hourras répétés de ses compagnons.

Tout en surveillant l’évacuation de l’église, il se disait qu’il était préférable d’attendre, pour agir, le moment où la collision des deux forces ennemies accentuerait le désarroi dont l’incendie avait déjà donné le signal.

Toutefois, il augura assez mal du mouvement de Riel, quand il s’aperçut que, bien avant l’arrivée de ses frères, les artilleurs anglo-canadiens avaient eu le temps de mettre leurs pièces en ligne.

Aux premières décharges, il pensa que le moment était venu d’agir. Une épaisse fumée, à laquelle s’ajouta bientôt celle de la poudre, embrumait assez le théâtre de la lutte pour rendre l’exécution de son dessein relativement facile. D’ailleurs, il avait jeté son chapeau afin d’être, au besoin, pris pour un Pied-Noir, erreur à laquelle pouvait se prêter sa physionomie.

Il s’apprêtait donc à tenter définitivement l’aventure, lorsqu’il vit s’avancer dans la direction d’où il était venu lui-même un homme qui marchait à demi courbé avec des précautions infinies. Si Pierre, malgré la fumée, le distinguait suffisamment aux lueurs mourantes de l’incendie, la réciproque n’était guère possible à cause de l’ombre dans laquelle le jeune Bois-Brûlé était tapi.

Ce personnage approchait rapidement. Tout à coup, il redressa la tête.

Un nom faillit jaillir de la bouche de Pierre, mais il le retint sur ses lèvres…

Et il demeura debout à la même place, attendant impassiblement celui en qui il venait de reconnaître, à la lueur fugitive d’une flamme, son frère Jean.

À la vue du cadet, l’aîné avait ressenti une sorte de malaise… comme si les choses mauvaises qu’il croyait avoir tuées en lui allaient soudain resurgir… Que venait donc faire son frère en ce lieu ? Mais il eut presque aussitôt honte de son arrière-pensée, et il ne songea plus qu’à aviser de sa présence celui qui s’approchait.

À cet effet, lorsqu’il le jugea assez proche, il toussota deux fois, très légèrement.

Immédiatement, Jean se redressa, la main sur le revolver, les sourcils froncés, cherchant à percer l’ombre. Son indécision fut courte.

— C’est moué… C’est Pierre La Ronde ! souffla une voix.

Le jeune homme ébaucha un geste d’étonnement, mais, sans hésiter, s’avança :

— Qué que t’espères là, frère ? demanda-t-il tranquillement.

— Et toué, quelle idée t’amène ?

— Moué… c’est pour le drapeau…

— Moué de même… c’est pour le drapeau…

Après ce double aveu, il y eut un court silence. Ils sentaient se lever en eux des choses indicibles. Jean, le premier, reprit avec la voix d’un homme qui parle l’esprit ailleurs :

— C’est drôle… on se rencontre avec la même idée… à la même place.

— Écoute, répliqua Pierre d’une voix basse et troublée, je suis venu « icite » en me disant que j’avais beaucoup à racheter…

Il s’arrêta une seconde et poursuivit, la gorge serrée :

— Oui… j’ai eu des torts, et plus que des torts, rapport à toué… faut que j’te le dise, cadet… j’ai pas pu te le dire encore… Mais j’en ai le courage à c’te heure… Écoute : je t’ai soupçonné, accusé d’avouère trahi… C’est pas tout. Une fois, dans la tranchée… à la coulée de Tourond… tu sais… j’ai tiré… je t’ai blessé… Ah ! je peux pas penser à ça sans qu’y me passe une « souleur » par tout le corps… Faut me pardonner, frère !

L’émotion ressentie par Jean à cette révélation inattendue se trahit par le tremblement de sa voix lorsqu’après une demi-minute de silence, il répondit :

— J’ai rien à te pardonner, Pierre…, rien. Tout ça, c’est de ma faute à moué, et si je suis « icite », c’est pour la payer, la racheter aussi… J’étais imprudent, fou… tu sais ben… Mais, va, c’est pas la peine de te donner encore du « trouble » pour ça… Faut plus y songer… c’est fini : on ne doit plus penser à c’te heure qu’au drapeau…

— C’est vrai, frère, le drapeau de Louis Riel !

— On montera dans le clocher, Pierre. On le reprendra et on le rapportera à Riel… Y en aura toujours un des deux qui réussira, pas vrai ? Allons ! on est « parés » ?

— On est parés ! Et maintenant, frère, à la vie, à la mort !

Leurs mains se cherchèrent dans l’ombre et s’étreignirent.

— À la vie ! à la mort !

Ils s’élancèrent.

Ce moment marquait le fort de la lutte entre les troupes de la Puissance et les Bois-Brûlés assaillants. Tous les canons tonnaient. La mitrailleuse Gatling tirait avec fureur ses deux cent cinquante coups à la minute… Une intense fumée flottait sur le lieu du combat, noyant les hommes et les choses dans sa brume.

Les deux frères, au milieu des balles des deux partis qui s’égaraient de leur côté, parvinrent sans encombre près de la porte de l’église. Mais, au moment où ils allaient la franchir, un coup de feu éclata à quinze pas d’eux, à peine, trouant le chapeau de Jean d’un projectile.

À travers le brouillard roussâtre qui les enveloppait, l’œil perçant de Pierre découvrit aussitôt la silhouette de l’agresseur. En quelques bonds, il est près de lui : c’est un « Scout » Pied-Noir. Sans doute vient-il d’user sa dernière cartouche, car il lâche sa carabine à répétition et, poussant son cri de guerre, il saisit son revolver. Mais, rapide comme la foudre, la hache du Bois-Brûlé s’abat sur sa tête qu’elle fend jusqu’aux oreilles. L’Indien s’effondre les yeux révulsés, la bouche encore ouverte…

Pierre rejoignit son cadet :

— Vite à l’église ! dit-il.

Sur le seuil, ils s’arrêtèrent.

Un homme était là, au fond, non loin de l’autel. Muni d’une lanterne qui projetait sa lumière falote autour de lui, il semblait chercher quelque chose au milieu des paillasses et des objets de toute sorte abandonnés par les blessés.

— Entrons doucement, dit Jean, il fait noir. Il ne nous verra pas.

Les deux Métis s’avancèrent à pas de loup vers l’échelle qui conduisait dans la tour.

Cependant, l’homme se baissait, tâtait, par terre, un petit sac et en tirait une bouteille qu’il déboucha incontinent et dont il huma longuement le contenu.

À ce moment, il releva la tête, et la lumière de la lanterne lui éclaira la face.

Dans l’ombre, les deux frères avaient tressailli.

— Le Loucheux ! soufflèrent-ils ensemble.

— Le Judas ! gronda Pierre… ça me donne une fameuse envie de lui envoyer…

— Impossible ! interrompit Jean à voix basse… ça mènerait trop de bruit… Puis, faut se dépêcher, rapport au sauvage dont t’as réglé le compte : ses « reliques » pourraient donner méfiance à d’autres…

Pendant qu’ils gagnaient l’échelle, l’Indien, au fond de l’église, ingurgitait, à petites lampées, le contenu de la bouteille :

— Vois-tu c’t’ivrogne ! souffla le cadet… Pendant que ses amis se battent, lui vient « icite » voler le rhum qu’on gardait pour les blessés !

Avec des précautions infinies, ils gravirent les échelons de bois dont quelques-uns, malgré tout, gémirent sous leur poids.

Pourtant, grâce à la canonnade et à la fusillade du dehors, ils purent espérer, en atteignant la plate-forme, que le Loucheux, tout à ses bouteilles, d’ailleurs, n’avait conçu aucun soupçon de leur présence.

Une seconde échelle, beaucoup plus courte, conduisit Pierre jusqu’à l’endroit où La Rose avait planté le drapeau.

Il était là toujours, la hampe solidement fixée au bord d’une lucarne et flottant à l’air libre, sous le ciel étoilé…

Avec une sorte de respect, Pierre, ayant coupé les liens qui le retenaient, l’attira doucement à lui.

À quelques mètres au dessous, Jean, la tête levée, suivait attentivement l’opération.

Tout à coup, il tressaillit…

— Ah ! disait une voix bien connue, les Sangs-Mêlés sont revenus chercher leur signe de ralliement.

Jean, dans une brusque volte-face, saisissait son revolver lorsque le Loucheux, levant le bras, s’écria :

— Ne tire pas ! L’Indien ne veut aucun mal au Sang-Mêlé… Si tu tires, dans un instant, vingt Pieds-Noirs seront ici… Tu feras donc mieux de te tenir tranquille…

— Le chien a raison ! s’écria rageusement Pierre, qui s’était arrêté au milieu de l’échelle, le drapeau dans une main, accroché de l’autre à un barreau… Mais, dis-moi donc, Pitre-le-Loucheux, lequel vaut mieux : se livrer à un guerrier Pied-Noir ou à un homme qui a trahi les siens ?

— La vengeance est douce au cœur de l’homme rouge, répondit le Cri sans s’émouvoir. Il ne trahira pas ses amis, mais il veut se venger de ses ennemis.

— C’est pour cette raison, sans doute, qu’il a passé dans le camp des soldats de la Mère-Blanche ? fit Jean avec ironie.

— Sache donc, Sang-Mêlé, que l’Indien déteste les soldats de la Mère-Blanche… Mais il hait bien plus l’homme qui l’a frappé à la face et le maudit magicien de votre village… Les gens du Canada me payent pour les servir, et je me contente de boire leur eau de feu… Mais ils m’aideront, en prenant le village, à satisfaire ma vengeance en tuant le chef sang-Mêlé qui m’a insulté, ainsi que le magicien… Quant à vous, je ne vous en veux pas… à Toi, tu m’as tiré des mains du « manitokaso » lors qu’il m’accusait d’avoir tiré sur celui-ci… je m’en souviens. Allez, vous pouvez emporter votre emblème. Non seulement, le Loucheux ne vous trahira pas, mais il vous aidera même, au besoin, dans cette entreprise.

Le Peau-Rouge avait prononcé cette petite harangue avec une volubilité extraordinaire, sous l’influence de la passion et, peut-être aussi, de l’ivresse commençante…

Mais, en dépit de l’apparente sincérité de son accent, ni Pierre ni Jean ne voulurent braver la possibilité d’être dupes de cet homme étrange et dangereux.

— Merci de tes services, dit l’aîné, non sans brusquerie. Nous avons coutume de faire nos affaires nous-mêmes…

— Pourtant, ajouta le cadet plus conciliant et, dans la circonstance, plus avisé, si tu veux nous dire combien d’éclaireurs sont postés aux abords de la maison du Grand-Esprit, nous ouvrirons avec plaisir nos oreilles à tes paroles.

— C’est chose facile, Sang-Mêlé. Il y en a cinq devant, environ le même nombre derrière, et beaucoup, beaucoup d’autres plus loin qui surveillent le bois du côté où on ne se bat pas… Mais, quel est ce bruit que j’entends en bas ?

La canonnade s’était tue, la fusillade s’était ralentie, et, dans ce calme relatif, montait, en effet, de la porte de l’église, un concert d’imprécations.

— Ce sont les éclaireurs, dit le Cri au bout d’un instant. Il se passe quelque chose… L’Indien doit s’éloigner, car il ne convient pas qu’on le trouve en ce lieu avec vous… Que mes deux frères sachent pourtant que je ne les vendrai pas !

— Dans l’espèce des « gensses » qui ne valent pas cher, on ne dénichera pas vite son pareil ! déclara Pierre lorsque le Loucheux eut disparu.

Mais c’est pas tout ça, reprit-il vivement. On n’a que trop jasé… S’agit, à c’te heure, de « démarrer d’icite », quoique la chose ne soit pas commode…

— C’est mon avis, avoua Jean. Entends-tu les Pieds-Noirs en bas ? Y crient comme une volée de corbeaux, et je suis sûr que c’est autour du cadavre de l’éclaireur que t’as expédié !

— Ça se pourrait ben… Puis de ça j’ai « doutance » que le maudit Loucheux va nous jouer un tour. Je me méfie de lui comme de la « picotte ». Qui a trahi trahira.

— En ce cas, en avant ! conclut le second des La Ronde en prenant l’échelle.

À peine avaient-ils descendu quelques échelons qu’une clameur furieuse retentit en bas dans l’intérieur même de l’église.

Puis ce fut un tumulte de voix gutturales, parmi lesquelles les jeunes gens reconnurent pourtant celle de Pitre-le-Loucheux. Cela dura une demi minute à peine, au bout de laquelle le tapage se poursuivit dehors.

Les Bois-Brûlés respirèrent :

— Que se passe-t-il ? demanda Jean.

— J’ai pas compris. Y parlaient tous ensemble… Mais, tu sais, je serais pas étonné quand y s’en prendraient au Loucheux, rapport à l’homme que j’ai expédié… Descendons toujours. On verra ben de quoi y retourne.

Dès qu’ils eurent touché le parvis au milieu d’une obscurité profonde, ils prêtèrent l’oreille.

Pierre La Ronde ne s’était pas trompé en opinant que les Pieds-Noirs prenaient le Cri à partie. Au moment où ce dernier quittait l’échelle de la tour, les compagnons de la victime du Métis pénétraient dans l’église. La découverte du cadavre à un endroit où l’ennemi ne s’était pas avancé, la manière dont l’homme avait été tué, les avaient induits en soupçon, et ils s’apprêtaient justement à explorer le sanctuaire lorsque la malchance voulut que l’infortuné Loucheux, en descendant de la tour, tombât sur le groupe irrité.

S’emparer de lui, l’entraîner dehors malgré ses protestations fut, pour eux, l’affaire d’un instant.

Là, ils reconnurent à qui ils avaient affaire. Mais cela n’était pas pour les calmer. De tous temps, les tribus Pieds-Noirs et Cris furent d’irréconciliables ennemies, et le fait qu’ils servaient sous le même drapeau que cet homme ne pouvait prévaloir contre une profonde antipathie atavique. Ils avaient donc confronté le Loucheux avec le cadavre et tentaient de le confondre au milieu de ses dénégations.

Les deux Métis, qui s’étaient avancés jusqu’au coin de la porte de l’église, écoutaient cet interrogatoire avec anxiété.

— Pourvu que, pour se tirer d’affaire, y ne nous vende pas, murmura l’aîné.

— Y n’a pas l’air d’y songer à c’te heure, répliqua l’autre, mais ça pourrait venir… Aussi, je crois qu’on fera ben de « démarrer » au plus tôt… Tâche donc de vouère ce qu’y font.

Pierre se pencha et avança un peu la tête pour observer.

— Y sont à une douzaine de pas à gauche, autour du cadavre… Y ne regardent pas par « icite ». Y fait assez noir…

— Est-ce qu’on va ? demanda Jean.

— Attends ! les v’là qui se baissent pour tâter le mort… Allons-y !

Ils se glissèrent dehors, silencieux sur leurs mocassins.

Quand ils eurent franchi quelques mètres dans la direction des positions métisses, Pierre souffla :

— Grattons[10] !

Ils bondirent dans les ténèbres. Mais, à peine atteignaient-ils le terrain dénudé et noirci par l’incendie qu’un cri aigu perça derrière eux la nuit.

Presque aussitôt, une volée de balles leur sifflait aux oreilles, et ils perçurent le bruit d’une poursuite.

— Y sont su nos talons !… Du nerf !

Et, brandissant le drapeau roulé sur sa hampe, Pierre bondit comme un cerf wapiti pressé par des chasseurs.

Son cadet ne pouvait malheureusement suivre cet exemple : à peine remis de sa blessure, il sentait, après une minute d’efforts, ses forces mal revenues s’épuiser rapidement.

À chaque seconde, ses agiles ennemis gagnaient du terrain ; mais la silhouette fuyante de son aîné se voyait graduellement devant lui dans l’ombre, où il n’aperçut bientôt plus que la vague blancheur du drapeau :

— Qu’il le sauve ! murmura-t-il. Quant à moué…

Presque défaillant, il fit volte-face, revolver au poing, résolu à entraver, autant qu’il lui serait possible, la poursuite des sauvages.

Pierre, cependant, ne tarda pas à s’apercevoir qu’il fuyait seul. Inquiet, il ralentit sa course et tourna la tête.

Au même moment, une voix gutturale clamait au loin :

— Les mains en l’air !

À cette invite de reddition, le revolver de Jean répondit seul.

Un cri d’agonie se fit entendre. Mais il fut presque couvert par la détonation d’un fusil, et quand Pierre, qui accourait à toutes jambes, approcha, il distingua son frère étendu à terre près du cadavre d’un de ses adversaires.

Un peu plus loin, trois hommes, la carabine en arrêt, semblaient l’attendre lui-même.

— Les mains en l’air ! lui crièrent-ils en leur langue.

À cet instant suprême, le Métis, prêt au sacrifice de sa vie, n’eut qu’un regret, celui de n’avoir pu sauver le drapeau.

Il allait tenter de saisir son revolver pour mourir, du moins, l’arme au poing. Mais le Pied-Noir qui le tenait en joue ne tira pas.

Il venait de s’effondrer, et, coup sur coup, au bruit de deux autres détonations qui éclatèrent derrière eux, ses compagnons s’abattirent comme fauchés…

Et Pierre La Ronde, stupéfait, aperçut à leur place une silhouette indécise et entendit la voix de Pitre-le-Loucheux qui disait avec un accent de haine intraduisible :

— Chiens de Pieds-Noirs !… Vous ne viendrez plus me molester désormais… La chair de mes ennemis, j’en fais cadeau aux corbeaux.



XXIII
heures de trêve

La nuit s’était écoulée sans alerte.

Sur le théâtre de la lutte, le jour se leva, paisible et beau comme la veille, et il semblait que, d’un côté comme de l’autre, on hésitât à troubler la claire sérénité de ce matin de printemps. Seuls, entre les deux camps, un certain nombre de cadavres qu’on n’avait pu enlever attestaient, ainsi que les cendres et les buissons qui se dressaient à demi carbonisés aux abords du bois, les fureurs de la veille. Mais, sur les positions canadiennes comme sur celles des Métis régnait un calme que décelaient des fumées légères montant droites dans l’air bleu. Profitant de cette sorte de trêve, les soldats de la Puissance, oublieux de leur insuccès, préparaient tranquillement leur thé, ouvraient leurs boîtes de conserves et de « cakes », en un mot s’occupaient activement de parer aux robustes exigences de leurs estomacs anglo-saxons.

Leur situation ne laissait cependant pas d’être assez critique. Le feu ayant cessé vers minuit sans que ses troupes eussent marqué le moindre avantage, le général Middleton avait aussitôt envoyé lord Malgund à la station télégraphique de Humboldt pour transmettre au gouvernement avis de l’état des choses et presser l’envoi des renforts. Mais, dans l’attente, il hésitait sur le parti à prendre, et ce fut seulement après consultation de ses principaux officiers qu’il se résolut à ne pas lâcher prise et à se cantonner fortement dans la partie déjà occupée du village. Cette décision fut portée aux troupes en même temps que l’ordre était transmis aux officiers de faire le nécessaire pour fortifier la position… Lorsque le carabinier Hurry fut chargé, avec un certain nombre de ses camarades, d’aller faire des levées de terre aux abords de l’église, dont on avait repris possession, il se sentit de fort méchante humeur.

— Mille tonnerres ! grommelait-il furieux en agitant sa pioche, est-ce pour remuer le sol que j’ai pris du service dans les milices ou pour anéantir ces damnés sauvages ?

— C’est, sans aucun doute, dans cette dernière intention, Hurry, répliqua non sans ironie un jeune homme qui se trouvait près de lui. By Jove ! si on vous croyait, nous serions constamment sur la brèche… Mais, est-ce que gratter le sol ne repose pas un peu de recevoir des balles ?

— Quel est ce porteur de drapeau blanc ? s’écria brusquement le carabinier sans relever les propos de son compagnon… Ah çà ! est-ce qu’on enverrait faire des propositions aux sauvages maintenant ?

Un parlementaire escorté de « Scouts » quittait, en effet, les avant-postes canadiens…

— Hé là ! garçons ! lança le lieutenant Simpson d’une voix mécontente, quand vous plaira-t-il de vous mettre au travail ?

Les deux carabiniers saisirent leurs pioches, l’un en silence, l’autre en maugréant. L’officier se mit à suivre des yeux le parlementaire qui allait, il le savait, demander aux Métis d’enlever les morts tombés la veille dans le bois… Enlever les morts ! Combien en enlèverait-on encore avant d’être maîtres de la place ? Edward se le demandait non sans appréhension. Il avait déjà vu tant de ses camarades tomber à ses côtés fauchés par les balles métisses qu’il se disait que son tour était peut-être proche et que ce beau jour de mai pouvait être le dernier de sa vie… Ah ! si rien ne l’y avait rattaché particulièrement à cette vie, comme il serait allé au combat insoucieux de son destin ! Mais il songeait à celle qui l’attendait là, tout près, dans la maison dont il apercevait le toit au-dessus des cimes, et il estimait qu’il serait vraiment bien dur de mourir en touchant au port…

— Pourvu que les rebelles respectent le drapeau blanc ! dit à mi-voix le sous-officier aux moustaches rousses, sa main en abat-jour au-dessus de ses yeux pour mieux suivre l’homme qui, déjà, entrait dans le bois.

— Je crois volontiers qu’ils le respecteront, sergent Burns, répondit le lieutenant, qui l’avait entendu. J’ai moins mauvaise opinion des rebelles, je l’avoue, que la majeure partie des nôtres… Certes, je n’aime guère ces papistes ignorants et grossiers qui méconnaissent l’autorité de Sa Gracieuse Majesté, mais il faut reconnaître qu’ils ne sont pas aussi noirs que les ont faits les journaux « orangistes »… En tous cas, ils se battent bien !

Pendant que Simpson tenait ces propos, le parlementaire s’avançait rapidement vers le camp des Bois-Brûlés. Immédiatement abordé par les éclaireurs, il fut conduit vers Louis Riel, qui avait regagné en arrière du bois son quartier général… Instruits par les Cris de l’attitude momentanément pacifique de leurs ennemis, la plupart des Bois-Brûlés, confiants dans la vigilance de leurs batteurs d’estrade, s’étaient retirés sur le gros du village, dont les maisons longeaient presque toutes la rivière. Ils avaient trouvé plusieurs d’entre elles fort endommagées par les obus canadiens qui avaient même fait plusieurs victimes parmi les femmes et les enfants réfugiés sous leurs toits. Mais de toutes, celle qui avait le plus souffert était assurément la maison d’Athanase Guérin. Lorsque le Métis vit ce toit défoncé, ces murs troués d’où s’échappait déjà une âcre fumée, il blêmit en songeant à son unique fille. Veuf, il avait récemment perdu son fils tué à Fish-Creek. Est-ce que Rosalie, le seul enfant qui lui restât, était morte à son tour, à demi ensevelie sous les décombres de son logis croulant ? Angoissé, il se précipita… Une main se posa sur son épaule :

— Athanase, dit Trim, ta fille est sauve. Elle est chez les La Ronde…

— Merci, Trim, répliqua le père en respirant largement. J’ai eu une fière peur…

Ils se dirigèrent en conversant vers le logis des La Ronde.

Athanase Guérin, remis de son émoi, avait repris son air un peu dur. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, qu’en dépit de son accoutrement de demi-Indien on eût facilement pris pour un blanc de race pure. Il était assez grand et très sec, avec une moustache fournie et une « impériale » qui lui donnaient un aspect presque militaire. D’ailleurs, il parlait bref, et l’on sentait chez lui un esprit autoritaire. Les gens de ce type moral ont assez souvent un excellent fond, et c’était le cas pour Guérin, — mais leurs opinions tranchées s’accommodent mal des contingences de la vie, et le parti pris est souvent l’envers de leurs franches et rudes qualités.

Plus qu’aucun de ses congénères, celui-ci haïssait les Anglais :

— Les « pourious » tirent exprès su nos maisons ! disait-il avec une colère concentrée. Y savent ben que c’est là qu’on a mis nos enfants et nos femmes. C’est pour ça qu’ils y envoient leurs boulets, quoique ça ne les avance guère…

— Ça ne les avance guère, en effet, repartit Trim. Pour la chance qu’y ont eue jusqu’à c’te heure ! Pas même celle de démarrer notre drapeau de su le clocher…

— Pierre La Ronde a fait là un fameux coup, foi d’homme, en le rapportant chez nous… D’autant qu’il a manqué d’y rester, à ce qu’on dit…

— C’est seulement sûr, Athanase ! Tu ne connais donc pas l’affaire ?

— Quasiment pas… moué, tu sais, j’étais su la gauche à défendre le cimetière.

— Pour lors, commença aussitôt le vieux Trim, tout heureux d’avoir à bavarder un peu. Pour lors, v’là ce qui s’est passé. Y avait p’t’être un quart d’heure qu’on avait été obligé de reculer devant leurs canons de malheur et de se tasser dans les tranchées quand, du bord où j’étais, j’entends une manière d’appel tout à fait drôle : « Bon ! que je dis… ça doit être quèque manigance de ces chiens d’Anglouais… » Mais, dans le même moment, v’la-t’y pas que le vieux François qu’était à quatre pas de moué saute de sa tranchée en « huchant » comme un sourd : « Ne tirez pas, c’est Pierre La Ronde ! » Y en avait d’autres aussi qui l’avaient reconnu à son cri, car, à ce qu’y paraît, c’est sa façon à lui pour rallier les éclaireurs. Deux minutes après, il abordait la tranchée avec un de nos gens qui l’aidait à porter le corps de son frère.

— Le corps de son cadet ? interrompit vivement Athanase.

— Oui, le corps du cadet. Mais y n’était pas mort… Ah ! ç’ui-là, il peut dire qu’il a de la chance avec les balles ! une balle de fusil Snider lui avait traversé le cou… J’ai vu ça encore tout à l’heure… N’y a quasiment pas de dommage sérieux… Mais, pour en revenir à Pierre, ce luron-là avait le drapeau !

— Ça ! c’est un homme s’exclama Guérin d’un ton décisif.

Mais pour le cadet, continua-t-il d’un air sombre, pour le cadet… c’est une autre affaire… Il était donc allé « de conserve » avec son frère ?

— Oui… Et Pierre lui-même conte, à c’te heure, qu’y s’est crânement conduit… Mais, pourquoi que tu branles la tête, pareil que si tu te méfiais de mes paroles ?

— C’est pas de tes paroles que j’ai méfiance, Trim. Mais c’est du cadet des La Ronde. Pour moué, ce gâs-là ne vaut pas la peau d’un rat !

— Ah ! c’est rapport aux histouères qu’on a faites su’lui que tu dis ça, Athanase… M’est avis que tout ça c’était de mauvaises jasettes que le Loucheux avait contées pour s’expliquer d’avouère tiré dessus. La vérité, c’est qu’il avait une vindication contre Jean. Car le Loucheux, c’est de la vraie mauvaise graine. Voleur comme un « gopher », menteur comme je sais pas quoi, un homme pareil ne pouvait finir que dans le camp des Anglouais… Eh ben ! pourtant, à ce qu’y paraît, il a donné un fameux coup de main à Pierre La Ronde pour reprendre le drapeau…

— Qui ? lui ?… Pitre-le-Loucheux ?

— Oui… Pitre-le-Loucheux !… Ça s’est drôlement trouvé… Paraît que les deux fils La Ronde étaient dans une mauvaise passe. Des Pieds-Noirs les avaient joints… ils allaient les mettre à mal… mais v’la-t’y pas que le Loucheux qui avait eu querelle avec les sauvages s’en vient par derrière et leur décharge trois coups de son revolver dans le dos… Un coup à chaque…

— Ça, c’est une drôle de « dérouine »… (aventure). Mais, qu’est-ce qu’il a fait après ?

— Après ? j’sais pas… Pierre s’en est venu en emportant son frère, et le Loucheux est retourné chez ses amis les Anglouais… apparemment pour mieux nous vendre après.

Tout en conversant ainsi, les deux hommes étaient arrivés devant la maison La Ronde. Ils entrèrent.

Dans la première pièce, le vieux François, Jean Baptiste et Henry de Vallonges conversaient des événements.

— Ah ! v’là Athanase Guérin qui vient retrouver sa fille ! dit Jean-Baptiste en les apercevant. Ils ont joliment arrangé la maison, les Anglouais ! La nôtre a encore de la chance, mais ça ne va p’t’être pas durer… Rosalie est là avec ma femme ! ajouta-t-il en ouvrant une porte.

Les nouveaux venus furent alors témoins d’un spectacle assez inattendu.

Sur une paillasse était allongé Jean La Ronde, très pâle, le col de la chemise ouvert. Sa mère était occupée à lui faire un pansement avec l’aide de Rosalie qui, l’air animé, les yeux brillants, tenait les linges et la charpie, cependant que la plus jeune des sœurs du blessé préparait au-dessus d’un petit poêle, dans un coin, une sorte de tisane brunâtre.

— Eh ben ! ça va-t-y comme vous voulez ? demanda Trim en s’avançant en homme qui a conscience de l’importance de son rôle.

— Un petit peu, M’sieu Trim ! répondit la mère. On lui fait « bouère » à chaque heure ce que v’s avez dit… Il a meilleure mine qu’hier au soir, c’est sûr… et y n’a guère eu de fièvre…

Le blessé, auquel l’usage de la parole était interdit, sourit légèrement aux arrivants. Quant à Rosalie, elle rougit très fort sous le regard aigu de son père.

— Je viens de la maison, déclara-t-il à sa fille d’un ton un peu brusque. Ces « pourious » d’Anglouais l’ont mise en bel état !

— Ah ! fit-elle étourdiment.

— Tu ne le savais donc pas !… Depuis quand es-tu « icite » ?

— Depuis… à matin, répondit la jeune fille d’un air embarrassé.

Athanase Guérin n’insista pas davantage, mais le regard assez peu satisfait dont il enveloppa à la fois sa fille et Jean témoigna clairement d’une appréhension… Cependant, Trim ayant opiné qu’il ne convenait pas de fatiguer le blessé par des propos et des présences inutiles, on ne tarda pas à regagner l’autre pièce, laissant les trois infirmières à leurs délicates occupations.

— J’ai entendu dire tout à l’heure, fit Henry de Vallonges, que Louis Riel avait l’intention de faire pressentir Middleton pour une entrevue…

— Ce qu’y a de sûr, c’est que ça ne servirait pas à grand’chose, opina Jean-Baptiste. Middleton voudrait faire le glorieux, et alors ça ne marcherait plus…

À ce moment, la porte extérieure s’ouvrit, et l’aîné des fils La Ronde apparut sur le seuil.

— V’là Pierre ! s’écria le Français. Il va nous renseigner.

Mais, avant même qu’on lui eût posé une question, le jeune homme annonça :

— J’arrive du quartier général. Riel vient d’envoyer un parlementaire à Middleton !

On épiloguait déjà sur ce fait important, lorsque plusieurs coups de feu successifs éclatèrent au-delà du bois…

— Aux armes ! criaient des voix lointaines.

Chacun bondit vers son fusil et, un instant après, on entrait au pas de course sous les arbres.

Les éclaireurs étaient toujours à leur poste, la carabine en arrêt.

À leur hauteur arrivait un homme escorté de quelques autres et qui portait un drapeau blanc dont la hampe avait été brisée. C’était Charles Nolin…

Et presque aussitôt, dans les tranchées, qui se remplissaient de défenseurs, courut une rumeur :

— Ils ont tiré sur le parlementaire !

— Pourious !

— Picasses !

— Fils de chiens !

Les exclamations s’entrecroisaient furieuses, indignées… Plus tard, on sut qu’une sentinelle d’avant-poste s’était rendue coupable de cette violation des lois de la guerre. Mais, sous le coup de la colère suscitée par cet incident, Riel, Dumont, Garnaud, Lépine, Nolin, parcourant les positions, haranguèrent leurs hommes avec des paroles virulentes à l’adresse de l’ennemi et, quelques minutes après, ils envoyaient l’ordre aux éclaireurs d’ouvrir le feu sur les Canadiens.

Il était près de midi. À 7 heures du soir, on se battait encore.

Les troupes du Gouvernement, sans gagner un pouce de terrain, firent des pertes sensibles dans cette journée… Une ruse de Riel, qui consistait à ralentir le feu de ses hommes pour amener l’ennemi à s’engager plus avant, avait entièrement réussi. Durement éprouvés, les miliciens durent se retirer. Ce fut en vain que le général Middleton fit creuser, en arrière de sa colonne d’assaut, des « rifles-pits » occupés par ses meilleurs tireurs dans l’espoir qu’entraînés par la poursuite, les Bois-Brûlés viendraient se heurter à ces obstacles et qu’un vigoureux retour offensif lui permettrait de reprendre l’avantage : les éclaireurs Cris, adroits et vigilants, prévinrent les chefs Métis qui retinrent leurs hommes… Et ce ne fut qu’à la nuit tombante que, las de lutte et de tuerie, les deux partis cessèrent le feu par un tacite accord.



XXIV
la lutte continue…

La journée du 11 mai 1885, qui devait marquer la fin de la lutte héroïque soutenue par une poignée de Métis franco-indiens contre les forces de la Puissance canadienne, commença aussi calme, aussi pure que les précédentes.

Peu après le lever du soleil, un grand mouvement se fit dans le camp anglais. À 6 heures, le général Middleton passa ses troupes en revue. Mais, lorsque, dans une courte allocution, il vint à prononcer ces mots : « Il nous faut enlever Batoche aujourd’hui, garçons, et en finir ! » Edward Simpson, qui n’était pas présomptueux, pensa qu’il y a parfois très loin de la coupe aux lèvres.

Dieu sait pourtant si ses camarades, ses hommes et lui-même se sentaient prêts au suprême sacrifice pour briser la résistance acharnée des rebelles et décider la victoire ! Car tous étaient braves, et tous aussi se trouvaient humiliés et irrités d’être là depuis près de trois journées, tenus en échec avec leurs six canons par des demi-Indiens armés seulement de fusils et quatre fois inférieurs en nombre… On vaincrait : cela n’était pas douteux. Mais vaincrait-on sans de nouveaux renforts ? Et Edward n’osait répondre affirmativement à cette question en songeant à l’adresse, à la force de résistance de leurs adversaires, en songeant aussi à la quantité d’hommes fauchés par les balles dans le bois fatal, et au Northcote qui était on ne savait où, à la dérive, et à Charlie Went et à tant d’autres qu’il ne reverrait peut-être plus…

Vers 7 heures, la sonnerie matinale du bugle annonça la reprise de la lutte, et, pour la dixième fois peut-être, l’attaque recommença toujours semblable, avec le même acharnement, la même bravoure, qui venaient se briser contre la même obstination irréductible et tranquille.

Au milieu du sifflement des balles, le lieutenant Simpson voyait autour de lui, comme la veille et l’avant-veille, des hommes aux faces crispées qui avançaient, la baïonnette en arrêt, d’autres qui oscillaient ou tournoyaient, ou battaient l’air de leurs bras, ou qui s’effondraient comme des masses ; tout cela, au milieu des cris rauques ou perçants, du craquement de la fusillade, du tonnerre de la canonnade et de l’odeur de la poudre ; il voyait encore, comme la veille et comme l’avant-veille, là-bas, à ras de terre, se former et s’évanouir sans cesse des petits ballons de fumée : et c’était de là que soufflait la mort, comme aussi de derrière tous les troncs, tous les halliers où l’on voyait se glisser les corps souples des Cris que leur audace conduisait jusqu’aux abords du camp canadien. Venaient ensuite l’éternelle retraite sous les balles qui pleuvaient, le léger désarroi presque toujours suivi d’une offensive des rebelles, invariablement arrêtée par les canons… Et il était si familier avec ces scènes quotidiennes, qu’il lui semblait parfois impossible qu’on y pût jamais changer quelque chose. Ce matin-là, tout se passa comme de coutume, sauf qu’une balle enleva à Simpson son bonnet.

À midi, les Anglo-Canadiens n’avaient pas gagné un pouce de terrain… On s’arrêta pour se réfecter.

Les officiers étaient nerveux ; les hommes exaspérés.

— Il n’y a qu’à détruire ce nid de serpents, disait à un autre un officier supérieur qui passait près de Simpson.

Les colonels de Montizambert et Van Straubenzée, les capitaines Howard et French furent mandés en toute hâte près du général Middleton. Un quart d’heure après, la mitrailleuse et les six canons ouvraient sur les toits de Batoche un feu terrible…

Les demi-blancs et les Indiens y répondirent par une fusillade nourrie de la lisière du bois. La bataille reprenait de nouveau.

Vers 1 heure, un « Scout », un Indien, passant près d’un peloton de carabiniers, fut interpellé par l’un d’eux. Il s’arrêta. Il était petit, maigre, noir de poudre comme un démon, avec l’épaule droite toute rouge du sang qui lui coulait d’une oreille déchiquetée par une balle.

— Hé là ! le sauvage ! reprit Hurry, l’homme qui l’avait interpellé. Avec ta figure de damné, tu dois connaître un moyen, n’importe lequel, de venir à bout de ces fils de chiens…

Pitre-le-Loucheux grimaça un affreux sourire. Il répondit en mauvais anglais :

— Soldats attendre… Eux bientôt manquer de cartouches !

— Puisses-tu dire la vérité, mille tonnerres !

— Ça, la vérité… tout à fait la vérité… affirma l’Indien en s’éloignant…

Le lieutenant Simpson avait entendu ce dialogue. Il reconnut, dans ce Scout, le transfuge auquel il devait déjà certains renseignements. Il le rappela :

— Que viens-tu de dire là ? questionna-t-il, que les rebelles vont manquer de munitions ?

— Oui.

— Qu’en sais-tu ?

— L’Indien avoir entendu demi-blanc parler… Oui, oui, sûr… Eux manquer de cartouches…

Edward comprit qu’essayer de tirer un renseignement plus clair de cet homme serait pour lui peine perdue. Il n’en avait ni le loisir au milieu du combat, étant donné surtout la difficulté de son interlocuteur de s’exprimer en anglais, ni le moyen pratique, ne connaissant pas lui-même la langue crise. Cependant, il pouvait être extrêmement utile pour presser le dénouement de l’action d’aviser immédiatement le chef de la situation des rebelles. Ce singulier Scout ne paraissait guère s’en soucier, mais, comme c’était un transfuge non embrigadé, cela s’expliquait un peu, et il était nécessaire de lui faciliter sa tâche. Le parti de l’officier fut vite pris.

Vivement, il griffonna sur une feuille de son carnet :

Utilité immédiate de faire interroger le porteur de ce pli devant le major général.

Simpson.

Et il ordonna au Cri lui-même de porter cet avis à l’un des aides de camp de Middleton.

Pitre-le-Loucheux n’avait pas menti en affirmant à Edward l’exactitude de son renseignement. Depuis le début de l’action, le vindicatif Peau-Rouge rôdait sur la droite de la lisière du bois, en quête de l’occasion de se glisser jusqu’aux abords du camp des Bois-Brûlés : cela fait, tapi derrière quelque buisson, il comptait attendre, avec la patience proverbiale de l’Indien, le moment où Dumont et Trim passeraient à bonne portée de son rifle. Il exécuta assez facilement la première partie de ce programme. Aplati derrière une grosse souche au point de se confondre presque avec elle, il guetta ses deux ennemis comme un jaguar guette sa proie ; de temps à autre, la tête doucement soulevée, il promenait ses yeux bigles mais si perçants sur les tranchées, après quoi il reprenait sa position première. Il se trouvait là depuis fort longtemps, lorsqu’il perçut, malgré la fusillade qui crépitait sur sa gauche, de légers bruits de pas, et bientôt le murmure de deux voix qui se donnaient la réplique. Il ne dressa pas la tête, crainte d’être aperçu, mais s’assura rapidement du jeu de son couteau dans la gaine, mit la main sur la crosse de son revolver et se colla littéralement à la souche. Cette souche était la racine énorme, surélevée d’un gros arbre, et, derrière cet arbre, les deux nouveaux venus s’arrêtèrent, sans doute pour épier les mouvements de l’ennemi avant de pousser plus loin leurs investigations. Aux propos de ces deux hommes, le Loucheux ne tarda pas à s’apercevoir qu’il avait affaire à des éclaireurs. Ils conversaient en langue crise, mais, à divers indices, il crut reconnaître que tous deux n’étaient pas des Indiens.

— Mon frère voit-il là-bas, à gauche, deux gros pieds de kinnikinnik ? demandait l’un.

— Je les vois.

— Bon ! Alors que mon frère ouvre bien ses oreilles, je vais me glisser derrière ces troncs ; pendant ce temps, Corne-de-Buffle s’approchera le plus près qu’il pourra de ce groupe de batteurs d’estrade qui tire là-bas à cent pas sur les nôtres… Avec ma carabine, je les abattrai l’un après l’autre comme des « gophers »… Cette chose ne sera pas longue, et, dès qu’elle sera accomplie, Corne-de-Buffle bondira vers eux, prendra tous leurs fusils, mettra toutes leurs cartouches dans le sac qu’il a apporté. Est-ce dit ?

— C’est dit ! répondit l’Indien.

— Bon ! Et quand cette chose sera exécutée, nous en recommencerons de semblables jusqu’à ce que les gens qui viennent d’aller chercher d’autres munitions soient de retour…

L’inconnu achevait à peine sa phrase qu’une balle vint s’enfoncer dans le bois de l’arbre près duquel il se trouvait…

— Nous sommes vus, homme rouge !… Cachons-nous derrière ce tronc. Nous aviserons après.

La situation du transfuge devenait critique. Il était à peu près certain désormais d’être découvert. En conséquence, il dégagea doucement son revolver et se décida à lever la tête au-dessus de la souche. Les yeux en dépassaient à peine le niveau que Corne-de-Buffle, qui se réfugiait justement de ce côté, l’aperçut. Leurs regards se choquent : le feu paraît en jaillir comme de deux silex noirs. D’un mouvement incroyablement prompt de la main, le Loucheux a déjà écarté le revolver qui menace sa figure. Le coup part. La balle déviée lui déchire l’oreille, et, quand son adversaire décharge son second coup, il est déjà loin, bondissant en zig-zag à travers les cépées pour dérouter le tir de ses ennemis. Mais ceux-ci ne s’occupaient déjà plus de lui. Une balle venait d’atteindre le compagnon de Corne-de-Buffle, et ce dernier ne songeait plus, pour l’instant, qu’à se dérober aux nombreux projectiles dont il était le but.

En entendant ce récit, auquel l’oreille déchiquetée et saignante du Loucheux donnait un grand caractère d’authenticité, le général Middleton comprit qu’il n’avait pas à perdre une minute s’il voulait profiter du désavantage momentané des rebelles. Au reste, il était déjà visible que le tir des demi-blancs mollissait. Depuis quatre-vingts heures, ils tenaient héroïquement dans leurs rifles-pits sous les balles et la mitraille : mais, outre que leurs munitions diminuaient, leurs forces commençaient sans doute à s’épuiser. Le moment était donc propice pour tenter de nouveaux assauts.

Pitre-le-Loucheux, cependant, était inquiet. En quittant le chef anglo-canadien, il alla rôder aux environs des avant-postes.

Deux fois seulement depuis sa désertion, il avait tenu Gabriel Dumont au bout de son rifle, et deux fois les circonstances l’avaient desservi. Quant à Trim, il ne parvenait pas à l’apercevoir. Est-ce que ce maudit magicien, devinant ses poursuites, allait se dérober à sa vengeance ? Le Cri appréhendait vivement qu’un prochain effort des troupes ne rejetât les Sangs-Mêlés sur la Saskatchewan, car leurs communications avec l’autre rive étant demeurées intactes, Gabriel Dumont aussi bien que Trim pouvaient, même en cas de défaite, lui échapper… Il demeura un moment songeur, puis, regardant le ciel au-dessus des cimes du bois, il tourna deux ou trois fois la tête comme s’il flairait le vent. Un feu sombre brûlait dans ses prunelles déviées et inquiétantes. Que se passait-il dans cette étrange cervelle d’Indien dévoyé, dans cette âme sauvage où la passion atavique de la vengeance n’avait pas de contrepoids ? Et, brusquement, d’un long pas souple et rasant de bête sauvage, Pitre-le-Loucheux, sans que personne y prît garde, fila le long du presbytère et se dirigea vers les pointes boisées, en arrière et un peu à droite des positions canadiennes…

Pendant qu’il s’esquivait ainsi, les troupes de la Puissance multipliaient leurs assauts avec l’espoir d’emporter bientôt de vive force le camp des Bois-Brûlés ; car, si les Métis se défendaient toujours avec la même ténacité, il devenait évident que les munitions leur faisaient de plus en plus défaut et qu’à moins d’un prompt secours ils n’allaient pas tarder à succomber. La mitrailleuse Gatling trouait les feuillées de ses décharges répétées pendant que les canons continuaient à bombarder le village, d’où s’élevaient déjà sur plusieurs points d’épaisses fumées…



XXV
les dernières cartouches

À 2 heures de l’après-midi, les Bois-Brûlés tenaient encore.

Résolu à frapper un coup décisif, le général Middleton donnait l’ordre au capitaine French de prendre le commandement des « Scouts », tenus en réserve depuis le matin, et de se lancer à fond, lorsque le cri de « Cessez le feu ! » retentit sur la ligne des avant-postes.

— Astley ! clamèrent quelques voix. Hourra pour Astley !

Un prisonnier des Métis s’avançait en parlementaire, agitant un drapeau blanc.

Conduit aussitôt devant le major général, il lui remit un message du chef des demi-blancs.

Dès qu’il en eut pris connaissance, Middleton se tourna vers ses aides de camp et quelques officiers supérieurs rangés autour de lui.

— Messieurs, dit-il, écoutez ce que m’écrit Riel.

Et, à très haute voix, en appuyant sur certains mots, il lut :

« Si vous ne cessez immédiatemment de tirer sur les maisons où sont réfugiés nos femmes et nos enfants, je fais mettre à mort les prisonniers que nous détenons, en commençant par Laps, l’agent préposé aux affaires indiennes. »

Dans le groupe des officiers, un murmure se fit entendre :

— Les sauvages !

— Quelle audace !

— Il leur faut une leçon.

— Pour moi, reprit le chef, comme j’estime que c’est notre droit absolu de bombarder un village de rebelles, voilà ce que je vais répondre à cette insolente injonction :

« Faites-moi d’abord savoir où sont réfugiés vos femmes et vos enfants, et je ferai cesser le feu dans cette direction. »

Un murmure d’approbation flatteur courut dans l’entourage du général. La réponse, rapidement rédigée, fut remise à Astley, qui reprit le chemin du camp des Métis. Un instant après, il était en face de Louis Riel.

Le chef franco-indien, entouré de ses lieutenants et de ses principaux partisans, prit aussitôt connaissance du mot bref de son adversaire. Il en transmit la teneur à tous ceux qui l’entouraient, et une sorte de conciliabule eut lieu.

Dans les tranchées où se tenaient toujours les combattants, dont un grand nombre se trouvaient blessés, l’indignation était générale.

Des gens qui avaient trouvé dans le village leurs maisons en ruines, leurs familles ensevelies sous les décombres, revenaient vers leurs compagnons, pâles, crispés, hagards…

La réponse de Middleton porta à son comble l’exaspération de ces hommes :

— Est-ce qu’y sont forcés de tirer su le village ! criait un grand gaillard jaune et sec. Et je sommes-t-y pas là pour « recevouère » les coups, nous autres !… mais faire « pâtir » des femmes et des enfants… Ah ! malheur !

Pour résumer les sentiments de tous, Athanase Guérin, qui se trouvait près de lui, eut un mot de patois bref et typique :

— Tout ça, c’est de la vindication ! déclara-t-il d’un ton amer.

Cependant, Jean-Baptiste La Ronde s’était détaché du groupe formé par les chefs.

Sa figure avait cet air angoissé que certains lui avaient connu au temps où il se croyait déshonoré par son cadet. Il regardait au loin, vers l’extrémité du bois, du côté de la rivière…

Athanase se retourna à son tour :

— C’est Louis La Ronde qui s’en revient… Rien encore !

C’était le troisième des fils La Ronde, en effet, qui faisait de loin, avec la tête, des signes négatifs.

Et chacun comprit : le jeune homme était allé voir si Trim et Henry de Vallonges, qu’on avait envoyés en hâte chercher des munitions de l’autre côté de l’eau, étaient en vue… Mais il y avait plus de trois quarts d’heure qu’ils étaient partis, et on ne les apercevait pas encore…

— Le temps marche pourtant, dit Jean-Baptiste d’une voix sourde. Seront-y d’heure ?

— Oui !… seront-y d’heure ? répétèrent une ou deux voix.

Des regards s’échangèrent, empreints d’anxiété profonde.

« Seront-ils d’heure ? » Tout le sort de Batoche tenait en ces trois mots-là… Si Trim et Vallonges arrivaient à temps, c’était la résistance assurée jusqu’à la nuit, c’étaient, à la faveur des ténèbres, les Indiens de l’autre rive passant en amont la Saskatchewan sur un radeau qu’ils préparaient secrètement et venant prendre Middleton en flanc, tandis que Riel l’engagerait de face… Et c’étaient enfin les soldats de la Puissance poursuivis, en déroute, le village sauvé… Par contre, le moindre retard pouvait déterminer l’écrasement des Bois-Brûlés complet, irrémédiable…

Pour la seconde fois, Astley se dirigeait vers le camp anglo-canadien, portant, d’une main, le drapeau blanc, de l’autre, une nouvelle lettre de Louis Riel. Dans une courte délibération avec ses lieutenants, le chef Métis avait fait remarquer que la circonstance du parlementaire précédemment accueilli à coups de fusil ne lui avait pas permis de donner suite à son premier projet d’entrevue avec Middleton. Il estimait que le moment était venu de renouveler cette proposition avantageuse pour les Métis dans n’importe quel cas ; car, si le major général l’acceptait, c’était la fin possible des hostilités, le sang épargné, l’entente… Et, s’il n’acceptait pas, c’était le répit prolongé, les chances augmentées de recevoir à l’heure voulue les munitions nécessaires au succès… Lorsque le chef des troupes canadiennes eut parcouru des yeux le nouveau message, il le lut, comme le premier, à haute voix. Il était ainsi conçu :

« Général, votre prompte réponse me prouve que vous n’êtes pas insensible aux considérations d’humanité. Beaucoup de sang a été répandu dans ces deux journées sans avantage marqué pour aucun des deux partis. C’est pourquoi je sollicite de vous une entrevue qu’il vous plaira peut-être de m’accorder aussitôt que possible. »

À cette lecture plusieurs officiers haussèrent les épaules.

Middleton se contenta de sourire d’un air de mépris. Il rendit le message à Astley.

— Cette ruse est trop grossière, déclara-t-il. Il est visible qu’ils ne cherchent qu’à gagner du temps. Vous direz à celui qui vous envoie que ma réponse est celle-ci : dans dix minutes juste, j’ouvre le feu de nouveau sur Batoche.

Riel pâlit de colère lorsqu’il vit avec quel dédain l’Anglais en usait envers lui.

D’une main fébrile, il saisit la lettre rapportée par Astley, et, tirant un crayon de sa poche, il écrivit sur l’enveloppe :

« Je hais la guerre. Mais, si vous ne vous retirez pas immédiatement ou si vous me refusez une entrevue, je maintiens ma décision en ce qui concerne les prisonniers. »

Aussitôt après, il s’avança vers les tranchées :

— Qu’un de vous aille au plus vite voir si les munitions arrivent. Dès que le canot sera en vue, qu’on me prévienne.

Louis La Ronde, le dernier des fils de Jean-Baptiste, sauta hors de la tranchée et courut à la rivière…

Trois minutes après, il reparaissait en criant que le canot quittait l’autre rive, chargé d’armes et de munitions, que Trim et le Français, pressés par ses signaux, faisaient diligence, et qu’on ne tarderait pas à être pourvus en abondance de cartouches et même de fusils. À cette nouvelle, l’enthousiasme et l’espérance ranimèrent tous les cœurs.

— Frères ! ordonna Riel de sa voix vibrante, frères ! rassemblez ce qui vous reste de munitions, et quand les miliciens aborderont la lisière, faites-leur la réception qu’ils connaissent…

Une canonnade intense et soudaine couvrit sa voix, et, peu après, les détonations sèches des fusils Snider éclatèrent à l’orée du bois, Comme les Métis ménageaient leurs coups, les tirailleurs canadiens se montraient assez audacieux et les chefs des Bois-Brûlés frémirent à l’idée d’une charge à fond de l’ennemi dans ce moment critique. À chaque instant, des figures anxieuses se tournaient vers la rivière d’où devait venir le salut ; mais rien n’apparaissait encore…

Un combattant annonça :

— Je n’ai plus que cinq cartouches !

Riel s’avança, très pâle, au bord de la tranchée, D’une voix qu’il s’efforçait de conserver calme, il ordonna :

— Que quatre hommes aillent à la rivière et qu’ils ramènent des munitions fraîches coûte que coûte… Il y va du salut de tous !

Quatre Métis bondirent hors des rifles-pits… Sur divers points des positions, le silence s’était établi… Trois minutes, cinq minutes s’écoulèrent. Les envoyés ne revenaient pas. Une atroce angoisse étreignait les cœurs. Tout à coup, on vit Pierre La Ronde se replier avec un certain nombre de Cris et toute une bande de Métis.

— Malheur ! gronda Dumont. Le cimetière qui est pris !

Haletant, terrible avec ses yeux brûlants d’ardeur désespérée, ses mâchoires serrées, ses vêtements déchirés dans la lutte, le jeune homme bondit vers les tranchées.

— Plus une cartouche ! criait-il. Ils ont forcé la barricade du cimetière !

— Nous non plus, répliqua sombrement Dumont, plus une cartouche !

Et, tout de suite, il ajouta :

— C’est à n’y rien comprendre ! Y a un quart d’heure qu’on devrait en avouère !

Pierre pâlit sous son bistre.

— Malheur de nous ! murmura-t-il d’une voix altérée. Les autres s’assemblent pour la charge !

— Alors, c’est fini !

Et, sur ces mots, Gabriel Dumont, la mort dans l’âme, rejoignit le groupe formé par Dumas, Garnaud, Lépine, Nolin, debout au bord des tranchées, les traits crispés, mais la tête tournée du côté de la rivière dans un suprême espoir…

Seul Riel, la face exsangue, l’œil fiévreux et fixe, se tenait un peu à l’écart, les bras croisés. Était-ce donc aux prisonniers qu’il songeait et à l’exécution de la menace qu’il avait faite à Middleton dans un coup de colère ?

Brusquement, il se retourna :

— Pierre La Ronde ! appela-t-il.

Le jeune homme s’avança…

Le chef le conduisit au centre de la position.

Là, derrière la ligne des tirailleurs, sur une petite éminence, était planté le drapeau.

Louis Riel le considéra, un instant, en silence… Puis, d’une voix grave, un peu tremblante, il dit :

— C’est toi qui l’as reconquis, Pierre La Ronde… Je te le confie… Tu feras tous tes efforts pour le sauver, n’est-ce pas ?

Le jeune Bois-Brûlé, la gorge serrée, n’articulait pas une parole, mais sa main serra celle de son chef avec une éloquente énergie. À ce moment, la sonnerie du bugle éclatait au loin.

Les deux Métis comprirent que le moment décisif était venu. Presque involontairement, leurs regards se dirigèrent vers l’orée du bois, du côté de la rivière. Rien n’apparaissait toujours… C’était bien fini.

— Allons ! fit Riel résigné.

Son compagnon le suivit, tenant à la main le drapeau.

Dans les tranchées, noirs de terre et de poudre, les Métis, la carabine en arrêt, le magasin garni des dernières cartouches, attendaient le dernier assaut de l’ennemi.

Et, tout à coup, une voix émouvante qu’ils connaissaient bien s’éleva :

— Frères ! disait-elle, voici s’approcher les soldats de nos oppresseurs… Songez que vous allez donner votre sang pour le droit, pour ce drapeau qui fut celui du vieux pays… Soyez braves, soyez forts comme vous l’avez été jusqu’ici… Tenez bon… Tenez ferme jusqu’à votre dernière balle ! Dieu vous voit… Soyez forts !

La sonnerie plus rapprochée des bugles déchira l’air. Mais la voix s’élevait toujours : elle dominait l’éclat des cuivres et le bruit de la marée vivante qui montait avec des cris furieux dans un grand piétinement sourd. Elle semblait, cette voix presque surhumaine, venir du fond de l’espace et voler de tranchée en tranchée pour y porter des paroles inouïes de consolation, de réconfort…

À cette minute suprême avec sa face pâle, son air inspiré de prophète et de martyr, Louis Riel, les bras étendus, les yeux levés au ciel, apparut à tous comme l’incarnation même de l’héroïsme et de la foi.

Et les Scouts de French, qui arrivaient au pas de course sous les bois avec l’ardeur d’hommes tenus depuis longtemps en réserve, les Scouts de French entendirent, brusquement, dans un bruit de fusillade, une immense clameur monter du sol…

C’était un triple hourra pour Louis Riel et pour la France, quelque chose d’énorme, de sublime, de farouche, ponctué d’une décharge si meurtrière que, malgré leur élan, ils faillirent s’arrêter, comme aux plus mauvaises heures de la veille…



XXVI
à la ferme cadotte

Cinq jours se sont écoulés depuis la prise de Batoche.

Louis Riel est prisonnier de Middleton ; Dumont, Garnaud et les principaux lieutenants sont en fuite. Dispersés, les survivants du drame héroïque se sont réfugiés où ils ont pu : dans les fermes de l’autre côté de l’eau, dans les paroisses métisses voisines, au lac des Canards, au lac des Maskegs, à Saint-Eugène de Carlton ; quelques-uns même se sont jetés dans les bois pour rejoindre les Indiens qui, seuls, tiennent encore la campagne…

Grâce à des circonstances particulières, plusieurs des membres de la famille La Ronde avaient pu trouver asile avec leur blessé dans une ferme située sur la rive gauche de la Saskatchewan…

Lors de l’invasion du village par les troupes anglo-canadiennes, la mère de Jean et ses sœurs s’étaient barricadées avec lui dans leur logis. Mais Jean-Baptiste, arrêté en compagnie de Louis Riel par des Scouts, le surlendemain du combat, avait été relâché peu après, et, à la demande de son chef prisonnier, il avait même obtenu de Middleton un sauf-conduit pour venir chercher sa femme, ses filles et le blessé restés à Batoche… La ferme où ils recevaient l’hospitalité appartenait à un Métis septuagénaire, ami du vieux François, nommé Antoine Cadotte.

Antoine Cadotte avait eu ses deux fils tués à Fish-Creek, où lui-même fut atteint d’un coup de feu à la cuisse. Bien qu’il eût retrouvé en partie son activité, il continuait à se plaindre de sa jambe qui, disait-il, ne « revenait » pas, ce qui l’obligeait à se servir de béquilles. C’était un vieillard aux longs cheveux couleur d’aile de corbeau, encadrant une physionomie plus qu’à demi indienne ; énergique et anglophobe au dernier point, il regrettait vivement de n’avoir pu prendre part aux récents événements.

Aussi, avide de renseignements, ne se lassait-il pas d’écouter Jean La Ronde lui narrer les détails des combats qui s’étaient succédé les jours précédents sur l’autre rive de la Saskatchewan.

Outre les La Ronde, Antoine Cadotte avait recueilli Athanase Guérin, qui, grièvement atteint dans le dernier engagement, était soigné par sa fille Rosalie avec plus de dévouement que d’espoir. La balle qui l’avait frappé n’avait pu être extraite, et l’état du blessé faisait pressentir de graves lésions internes… Ce matin-là, comme il revenait de voir l’infortuné Bois-Brûlé qui, les yeux creux, le teint parcheminé, avait à peine répondu à ses affectueuses paroles, Antoine eut un petit claquement de langue attristé.

— M’est avis que le pauvre Athanase ne durera guère, dit-il à Baptiste arrêté sur le seuil.

La matinée était assez belle. Un soleil intermittent, mais chaud, éclairait le paysage printanier : les pentes boisées qui descendaient à la rivière, l’eau lumineuse, les coteaux verdoyants de l’autre rive.

— Dévalons-nous ? continua Antoine en désignant le sentier qui serpentait au milieu de son défrichement.

Ils s’éloignèrent en conversant.

— Ah ! c’est pas comme ton cadet, reprit le vieillard. En v’là un qu’en a de la chance avec les balles !

— Ça, c’est la vérité vraie, Cadotte. Y ne peut pas encore « virer » la tête et « pâtit » un peu quand y se met à manger, mais, sauf ça, le v’là guéri.

Ils traversaient l’étroite bande de terre beaucoup plus longue que large dont se composent presque toutes les fermes métisses. De la main Baptiste désigna quelques arpents dans un état de culture satisfaisant :

— Moué aussi, poursuivit-il avec amertume, j’avais un peu de bien au soleil… Mais ces traîtres d’Anglouais sont venus qui m’ont pillé tout ça… Et Dieu sait quand nous le retrouverons.

Mais, bast ! ajouta-t-il aussitôt, plus sombre, je leur en ferais encore ben cadeau pour être sûr que mon père et mon pauv’Pierre ne sont pas noyés dans la Saskatchewan.

Je t’ai déjà dit mon idée, Baptiste. Ils auront joint les sauvages. Je connais François. C’est un homme qui ne « donne pas sa résignation » d’une chose si vite que ça… Tant qu’y aura moyen de tirer un coup de fusil, il en sera… Et qu’il a raison ! Sans ma chienne de jambe…

— Je sais ben que, sans ta jambe, tu serais déjà là-bas… Et moué de même, donc, si j’avais pas donné à Middleton ma foi que je me tiendrais tranquille… Mais v’là ! j’ai été obligé, tu sais ben, pour « avouère » un sauf-conduit… sans quoi, nos pauv’blessés et nos femmes et nos filles seraient encore là-bas à Batoche sous le coup de la vindication de ces satanés volontaires !

Tout en causant, ils arrivaient au bord de la rivière…

Antoine fit remarquer que, depuis deux jours, on n’y avait pas aperçu un cadavre… En avait-elle charrié pourtant le lendemain de la prise du village métis ! Et ce fut l’occasion pour La Ronde d’évoquer, une fois de plus, avec une douloureuse indignation, le souvenir de ces derniers moments de la lutte : la charge des éclaireurs vers la maison des prisonniers ; la ruée des carabiniers et des grenadiers poussant les Bois-Brûlés sans munitions, sans défense contre les baïonnettes, à la rivière, et là, du haut des berges, fusillant sans merci les nageurs… Aussi, en avait-il défilé, grand Dieu ! des cadavres devant la ferme Cadotte qui était en aval ! Mais, maintenant, c’était fini, et l’on ne voyait plus, par ce beau jour, flotter au fil du courant une seule de ces lamentables épaves… Les deux hommes demeurèrent silencieux. Ils songeaient aux dures épreuves que venait de subir leur peuple, et, à cette pensée, leurs yeux s’humectèrent de larmes, et un nuage de tristesse assombrissait leurs rudes et honnêtes figures.

Baptiste, secouant la tête, reprit le premier la parole :

— Tout ça, dit-il, tout ça, comment c’est-y arrivé ?… V’là ce qu’on ne saura, je pense, jamais…

Antoine, sans répondre, regarda l’eau qui coulait… Ils avaient assez de fois déjà parlé entre eux de ce mystère. Comment, sur une rivière où la navigation était, à cette époque, sans danger, un adroit batelier comme Trim aurait-il pu être victime d’un accident ? Comment se faisait-il surtout qu’on n’eût retrouvé nulle trace ni de la barque, ni de ceux qui la dirigeaient ? Autant de questions, autant d’énigmes…

Le vieux fermier sortit enfin de sa rêverie :

— C’est le ciel qui l’a voulu, dit-il simplement.

— Que sa volonté soit faite ! acheva Baptiste en se signant.

Ils s’éloignèrent le long des rives… Le soleil, aussi chaud, dès cette époque, au Canada qu’au cœur des beaux étés de France, frappait obliquement la pente, mûrissait les melons d’eau plantés en cet endroit par Antoine. Les chansons discrètes de quelques oiseaux, l’envol de loriots noirs et dorés presque sous les pas des deux compagnons, le cri aigu des hirondelles qui se poursuivaient et jusqu’au bruit sec du pic moucheté frappant de son bec les troncs creux, tout contribuait à mettre dans cette jolie matinée de mai une radieuse et paisible beauté. Et telle est sur nous la puissance de la vie que ces deux hommes, dont les cœurs étaient si pleins de deuil, se sentaient secrètement consolés et vivifiés par le débordement de cette calme joie…

Mais, tout à coup, La Ronde, dont les regards erraient sur l’eau, le long des berges, s’arrêta. Il resta ainsi une seconde, puis, se tournant vers le fermier :

— Encore un ! fit-il.

Cadotte regarda. Au milieu des roseaux, il aperçut une masse limoneuse qui, pourtant, avait forme humaine :

— Faut donner un sépulcre à ce chrétien ! proposa Antoine. Ça ne sera pas difficile de le tirer de là… Allons-y, Baptiste !

La tâche ne fut pas aussi facile que l’avait cru le vieillard. Du reste, son compagnon l’accomplit à peu près seul, car, avec sa jambe blessée, le vieux Bois-Brûlé ne pouvait lui être d’un grand secours. Quand le noyé, bouffi, verdâtre, méconnaissable, fut étendu parmi les herbes, La Ronde se pencha sur lui. Il demeura ainsi un moment, les sourcils froncés, l’air anxieux :

— Est-ce que tu le reconnais ? questionna Cadotte.

D’une voix un peu sourde, Baptiste bégaya :

— On dirait… on dirait Trim…

— Pas possible !

— Foi d’homme !… V’là une manière de cravate qui ressemble joliment à une qu’y portait souvent. Tiens ! il a reçu une balle !

— Où ça ?

Près de la tempe s’arrondissait un petit trou noir qu’auréolait une meurtrissure violâtre.

— La main gauche ! s’écria subitement Baptiste qui venait de songer que Trim avait deux doigts de moins.

La main cireuse, crispée, qui se dissimulait dans l’herbe, fut examinée. L’annulaire et le petit doigt manquaient.

— C’est lui ! s’exclamèrent à la fois les deux hommes.

La Ronde, qui était à genoux, se releva lentement…

Ils demeurèrent un long moment sans rien dire, les prunelles fixées sur le cadavre. Une même idée les hantait : Trim avait été assassiné, et il l’avait été dans le canot, puisqu’on l’avait vu quitter avec son compagnon la rive opposée… Mais, alors… Leurs yeux, soudain, se rencontrèrent dans une interrogation anxieuse et muette. Ils avaient songé à Henry de Vallonges… Seulement, la pensée qui leur était venue à la fois leur parut si invraisemblable, si folle, qu’ils n’osèrent ni l’un ni l’autre la formuler…

Le vieillard rompit le premier ce silence gênant :

— N’importe par qui, la chose est faite, déclara-t-il d’un ton amer. Et ça s’est payé par la prise de Batoche et par d’autres malheurs… Ça ne sert plus de rien de « grémir » à c’te heure, vois-tu, Baptiste. M’est avis qu’on n’a plus qu’à enterrer ce pauv’Trim par là, et, dès demain, on ira « quérir » un prêtre pour bénir sa tombe…

Sur les indications du fermier, La Ronde alla chercher une pioche et une bêche, puis il se mit, sans tarder, à son funèbre labeur. Pendant le temps qu’il dura, les deux compagnons n’échangèrent pas une parole. Cadotte, armé d’un rameau, béquillait autour du cadavre, qu’il avait pris à tâche de préserver des essaims de mouches. Autour d’eux, les oiseaux voletaient dans les branches, les hirondelles se poursuivaient toujours très haut dans le ciel ; des martins-pêcheurs passaient, de temps à autre, dans un chatoiement de plumes, et le bruit continu du pic moucheté frappant de son bec les troncs creux se mariait dans le silence au crissement rythmé de la bêche du fossoyeur qui déchirait le sol. Au bout d’une grande heure de travail, la tombe étant prête, le cadavre du noyé y fut déposé doucement, après quoi les deux hommes mirent chapeau bas et le vieillard récita de ferventes prières pour le repos de l’âme du Bois-Brûlé. Ce pieux devoir accompli, il fit signe à Baptiste de recouvrir le corps.

— Le Seigneur ait son âme ! ajouta-t-il.

— Ainsi soit-il ! acheva La Ronde en se signant.

Et, de sa bêche, il repoussa la terre sur le cadavre.

Quand ce fut terminé et qu’ils eurent pris toutes leurs précautions pour que les carnassiers ne vinssent pas profaner cette tombe, le fossoyeur improvisé coupa deux branches qu’il fixa l’une sur l’autre, et, cette croix primitive plantée dans la terre fraîche, ils s’éloignèrent… Durant un instant, ils marchèrent en silence, troublés l’un et l’autre, moins par le suprême service qu’ils venaient de rendre à leur infortuné compatriote que par le mystère inquiétant qui planait sur sa mort. Ils auraient voulu n’y plus songer à ce mystère, l’avoir enfoui avec le noyé dans le sol, mais, sans trêve, il revenait obséder leurs esprits malgré leurs efforts.

— Ça ne sera p’t’être pas la peine de « jaser » de ça és autres ! opina enfin Baptiste, en consultant de l’œil le fermier.

— Non, appuya ce dernier. C’est ben assez de nous autres à le « savouère »… Quand le prêtre viendra pour bénir la tombe, on lui fera prendre l’autre sentier, de façon qu’y n’aient méfiance de rien à la maison…

Sur le seuil du « log-hut », ils trouvèrent Jean assis au soleil.

Ça me regaillardirait le sang que j’ai encore un peu faible, leur déclara-t-il… quoique pourtant ça commence à chauffer assez à cet endroit « icite »… Mais, qué que v’s avez ? Avez-vous « ouï » encore une mauvaise nouvelle ?

L’air un peu mélancolique et préoccupé des deux hommes expliquait cette question.

— Aucune ! s’empressa de répondre le père du blessé. N’y a-t-il pas assez de misères comme ça ?

— Comment va Athanase ? ajouta aussitôt Antoine. Je ne l’ai pas vu depuis à matin…

— Pas fort ! M’est avis qu’il n’en a plus pour beaucoup de temps et qu’on fera ben de retourner quérir le P. Léonard qu’il a déjà vu, mais qu’y voudrait « vouère » encore.

— C’est aussi mon idée, reprit Baptiste en échangeant un rapide coup d’œil avec le vieillard. Demain, j’irai le demander à la réserve.

Ils rentrèrent. Rosalie Guérin, un peu blême, un peu triste, venait de quitter la chambre du blessé qu’on entendait parler à très haute voix.

— Y divague comme ça depuis plus d’un quart d’heure, leur expliqua-t-elle. Des fois, ça le prend comme ça. D’autres fois, y se tient tranquille…

Tout en causant, elle versait dans un petit flacon une liqueur brune.

— Du vulnéraire au pauv’Trim, ajouta-t-elle. Quel dommage que çui-là ne soye plus « icite » pour soigner nos blessés… En v’là un qui s’y entendait !

Elle rentra dans la chambre du mourant en tirant la porte sur elle.

Athanase Guérin, les yeux brillants dans les orbites creusées par la souffrance, la peau sèche et jaune, était étendu, à demi vêtu, sur une paillasse.

Il délirait :

— Fusillez-les ! criait-il… Fusillez les traîtres !… Parez les rifles ! V’là les Anglouais, les v’là !… Ah ! le Judas ! c’est lui ! c’est lui ! Il a livré Batoche ! le Judas !

Rosalie tressaillit en entendant ces paroles et sentit son cœur se serrer.

Involontairement, elle jeta un regard circulaire autour d’elle dans la pièce : mais les filles de Baptiste étaient absentes pour le moment ; elle était bien seule. Une immense tristesse s’empara de la jeune Métisse. Elle savait si bien quel était l’homme à qui le blessé allusionnait dans son délire. Elle se souvenait avec malaise du regard inquisiteur et mécontent que, l’autre jour, à Batoche, il avait laissé tomber sur elle en la voyant au chevet de Jean La Ronde. Mais elle se souvenait avec douleur de ce qu’il lui avait dit peu après, pendant un nouvel instant de trêve, où il avait quitté les tranchées pour le village. Il l’avait prise à part, et, d’un air sévère, avec son ton toujours un peu autoritaire, il avait prononcé ces mots :

— Rosalie, je ne te blâme pas d’aider à soigner le fils de nos hôtes… Mais n’oublie jamais, jamais, tu m’entends, que ton père est sûr que ce gas-là a voulu nous trahir.

Et comme, bouleversée, elle avait paru balbutier une question :

— Je ne t’en jaserai pas davantage, lui déclara-t-il, mais faut que ça ne te quitte jamais l’idée.

Ah ! qu’elle comprenait bien la signification redoutable de cette phrase. N’était-ce pas comme s’il lui avait dit :

— Je me suis aperçu que tu aimais Jean La Ronde, mais il faut que tu renonces à jamais à l’espoir de l’épouser ?

Et pourtant, en femme intuitive, elle avait la conviction entière, absolue, qu’en dépit de toutes les apparences Jean était innocent. Seule l’Anglaise, cette Anglaise maudite, l’avait enjôlé et trompé, mais son honneur à lui était sauf. Elle l’aurait juré sur la Bible et le Crucifix… Sa foi en lui était intacte, magnifique : elle l’aimait.

Le blessé avait cessé de délirer. Il s’assoupissait maintenant par degrés. Rosalie approcha un siège de la paillasse où il reposait. Longtemps, elle demeura là immobile, les mains croisées sur les genoux, absorbée dans de pénibles pensées, tout en veillant ce sommeil douloureux…



XXVII
deux revenants

Le lendemain, dès la première heure, Jean-Baptiste La Ronde quitta la maison de son hôte pour se mettre à la recherche du prêtre qui devait à la fois bénir la tombe de l’infortuné Trim et assister, à ses derniers moments, Athanase Guérin.

On le disait réfugié à l’agence indienne de One-Arrow. La réserve de One-Arrow, attribuée à Poundmaker et à la bande qu’il commandait, était située à quatre milles environ de la ferme Cadotte. Une trentaine de loges s’y groupaient, en temps ordinaire, autour de l’agence, mais, lorsque La Ronde y arriva, ce matin-là, il éprouva une impression singulière d’abandon à n’apercevoir plus que les misérables cahutes de terre et de bois qui servent d’abris aux Indiens quand la mauvaise saison les oblige à abandonner la tente.

Le premier homme qu’il aperçut fut un personnage court et trapu, vêtu de cuir souple, coiffé d’une toque de fourrure, et qui s’avança précipitamment vers lui avec des démonstrations dont les Indiens ne sont guère coutumiers. Mais, quand ils ne furent plus qu’à quelques pas l’un de l’autre, Baptiste s’arrêta net, abasourdi, stupéfié.

— Tu ne reconnais donc plus les vieux amis, Baptiste ? lui dit l’homme en l’abordant

Et La Ronde ne put d’abord articuler une parole, tant il lui semblait invraisemblable, fantastique, de voir planté là, devant lui, en chair et en os, l’ancien chef des éclaireurs de Batoche : Joseph Lacroix. Car c’était bien Joseph Lacroix, avec son honnête figure de brave trappeur tannée, recuite par les intempéries, très amaigrie, toutefois, et dépossédée de cette forte barbe noire qui en faisait jadis l’ornement :

— Ça doit te sembler drôle, hein ! continua-t-il en souriant, de me revouère encore après tant de jours ?… On m’avait fait mort, je parie ?…

— Foi d’homme ! s’exclama le père de Jean qui retrouvait enfin la voix. Foi d’homme ! Je crois ben que j’ai jamais été autant ébaubi de ma vie… En v’là d’une rencontre ! Mais, d’où sors-tu ? Qué que tu manigances par icite ?

— N’y a que quatre jours que je suis su’ la réserve, et, depuis ce temps-là, je simule le sauvage… C’est pour ça que j’ai fauché ma barbe… Y a des éclaireurs de Middleton qui font des « randonnées » par icite une fois le temps… Tu penses que j’ai crainte qu’y me reconnaissent et qu’y me fassent retourner d’où je viens…

— Comment ça, d’où tu viens ? T’étais donc prisonnier des Anglouais ?

— C’est la vérité vraie !… J’ai été pendant près de vingt jours en mêle « eusses »… Faut dire que là-dessus y a six jours, pour le « moinsse, » où je n’en ai pas eu doutance… car j’étais pas ben loin de virer de bord pour l’autre monde.

— Pas possible !

— Si fait ! Mais, autant que je te conte tout de suite ma dérouine…

Et, sans plus tarder, en effet, Joseph Lacroix se mit en devoir d’instruire de sa « dérouine », en bon français, de son aventure, son compagnon qui, du même coup, en oublia quelque peu l’objet de sa mission.

L’histoire, il est vrai, était intéressante.

Sans insister — à cause du rôle joué dans ces événements par le fils cadet de Baptiste — sur le but qu’il se proposait en pénétrant dans le camp canadien de Clark’s Crossing, Lacroix fit connaître en détail à son compatriote les suites de son audacieuse entreprise : il allait sortir de l’enceinte en se glissant sous les chariots lorsqu’une sentinelle lui envoya une balle.

Quand il fut en état d’être instruit de sa situation, il sut que, depuis six jours, il était chez les Anglo-Canadiens… Sans doute, ceux-ci eussent-ils fait bon marché de sa vie s’ils avaient pensé avoir affaire à un espion ordinaire, mais certains papiers trouvés sur lui leur ayant permis de croire qu’il pourrait y avoir quelque profit à tirer d’un interrogatoire, ils le soignèrent, quitte à le pendre ou à le fusiller plus tard. Blessé à la tête, Lacroix s’était remis, en somme, assez rapidement, mais, sûr du sort qui l’attendait, il feignit un rétablissement lent et difficile, restant des heures entières plongé dans une sorte de coma, se plaignant aussi d’atroces douleurs, afin de permettre à ses forces d’être suffisamment revenues pour tenter avec quelques chances de succès une évasion.

Traîné en ambulance à la suite de la colonne, il avait endormi par ses façons lentes et sa feinte faiblesse la vigilance de ses gardiens. Un matin, ils trouvèrent le chariot vide : le prisonnier, si languissant la veille, avait disparu en leur emportant un fusil.

Cela se passait quelques jours avant l’attaque de Batoche. Lacroix s’était enfui dans la direction de l’Ouest, présumant que les éclaireurs canadiens le rechercheraient du côté opposé, celui du camp des Métis. En tous cas, il n’avait pas été inquiété. Il avait entendu de loin le bruit de la canonnade dans les journées du 9 et du 10, et tenté de rallier le village, mais les bandes d’éclaireurs qui patrouillaient sur les derrières et les flancs de la petite armée canadienne l’empêchèrent de mettre ce dessein à exécution… C’est alors qu’il était remonté vers les paroisses métisses situées plus au nord, et, après avoir traversé la rivière, beaucoup au-dessous de Batoche, il avait gagné la « réserve » indienne.

— Mais, quand j’ai su la « faillie » nouvelle qui me guettait ici, conclut l’éclaireur d’un ton amer, et surtout quand j’ai eu « ouï » M’sieu de Vallonges me conter…

— M’sieu de Vallonges ! répéta Baptiste avec l’air d’un homme qui comprend mal. M’sieu de Vallonges ! t’as vu M’sieu de Vallonges, toué !

— Mais ben sûr, répondit Lacroix un peu interloqué par l’air étrange de son compatriote. Ben sûr, je le vois tous les jours… Ah ! tu ne savais p’t’être pas qu’on l’avait retiré de l’eau…

— Retiré de l’eau ?

— Oui… retiré de l’eau… de la Saskatchewan… Mais, par tous les diables, mon pauv’Baptiste, tu ne connais donc rien ! Alors, t’as pas eu mention non plus de quelle façon Batoche…

— Je ne sais rien de rien, Lacroix ! s’écria La Ronde avec énergie. Mais, dis-moué… tout de suite. Qu’est-ce qui s’est passé ?

La figure de l’ancien éclaireur s’embruma d’une soudaine mélancolie, et ce fut d’une voix un peu changée qu’il répondit :

— M’sieu de Vallonges te fera connaître toute la triste affaire… Il est « icite » depuis que Corne-de-Buffle… mais c’est pas à moué de te jaser ça… Allons le joindre. Il était par là tout à l’heure…

Encore tout troublé de ces émotions multipliées, La Ronde suivit son compagnon, et cinq minutes après, il se trouvait en face du Français. Après de courtes mais sincères effusions, ce dernier, interrogé par le Bois-Brûlé, le mit au courant de l’aventure :

— Tragique histoire, Baptiste ! Mais plus terrible par ses conséquences qu’en elle-même, malgré la mort de ce pauvre Trim… Dès que nous avons vu votre plus jeune fils nous faire des signaux, nous avons redoublé d’efforts pour gagner l’autre rive. C’est moi qui tenais les rames. Trim à l’arrière, à moitié couché sur des sacs de munitions, dirigeait le canot, qui était chargé à couler bas d’armes et de cartouches. Aussi, vous comprenez que nous n’avancions pas encore très vite… Pourtant, nous avions parcouru un peu plus de la moitié du trajet quand nous entendîmes un bruit sec dans la coque en même temps qu’une détonation éclatait, pas très loin, en aval… Trim se redressa vivement… Pas pour longtemps, hélas ! Un second coup de feu, et voilà qu’il tombe raide au fond du canot !… Ah ! ça n’a pas traîné, je vous assure ! J’ai à peine eu le temps de me reconnaître… Le pauvre Trim était bien mort ; la balle l’avait frappé à la tempe… Les deux coups ont été tirés, comme je l’ai vu d’après la fumée, de la rive droite, à cent mètres à peine au-dessous de nous…

Mais le pire était que la coque avait été crevée vers la ligne de flottaison et que l’eau entrait avec bruit dans la barque… Et rien pour écoper ! D’ailleurs, ça m’aurait été difficile à cause des sacs de munitions qui emplissaient le fond… Il ne me restait plus qu’un espoir bien faible… c’était de me faire entendre par les femmes ou les enfants qui se trouvaient dans les maisons de Batoche que j’apercevais pas très loin du bord… Mais, comme par un fait exprès, v’là le canon qui se met justement à tonner ! Le bateau, du reste, commençait à s’emplir d’eau et menaçait de sombrer avec les munitions. Je vis bien alors que je n’avais plus qu’une chose à faire : c’était de me mettre à la nage et de tâcher d’aller vous retrouver, vous autres, les combattants, pour me faire loger au plus vite une balle dans la peau… j’étais désespéré !…

Après deux ou trois secondes de silence, Henry de Vallonges reprit :

— Une fois dans la rivière, comme je ne suis pas un fameux nageur, au lieu de piquer droit à la berge, je me laissai porter un peu par le courant, avec l’espoir d’aborder plus bas… Mais vous savez ce que c’est que de nager avec des vêtements, surtout quand on n’est déjà pas très fort en natation… Bref, je fus entraîné beaucoup plus loin que je ne pensais, à un endroit où la rive est assez abrupte et que je n’ai gagnée, du reste, qu’en me donnant un mal inouï ! Comme des buissons pendaient à cet endroit au-dessus de l’eau, je saisis une branche pour me hisser. Impossible ! je n’en pouvais plus, mes bras étaient engourdis, et je m’épuisai en vains efforts… Alors, vous voyez d’ici ma situation… J’étais angoissé à l’idée que vous étiez en train d’épuiser vos dernières munitions en vous demandant peut-être comment, dans un instant pareil, j’avais pu vous abandonner. Ah ! c’était terrible !…

Pour la seconde fois, Henry de Vallonges s’arrêta, hanté par le souvenir de cette minute d’angoisse… Au bout d’un instant, il reprit d’une voix altérée :

— Ah ! je vous jure que, dans ce moment-là, j’ai joliment regretté que la maudite balle qui avait crevé l’embarcation n’ait pas troué aussi les sacs de munitions pour me faire sauter avec ! Oui, positivement… je l’ai regretté de tout mon cœur… Bref, ne sachant comment me tirer de là, je tentai encore deux ou trois efforts désespérés, mais dont le seul résultat fut de faire ployer davantage la branche où je m’accrochais… C’est à ce moment que j’entendis la fusillade qui se rapprochait, et des cris de rage et des malédictions… Et le tapage devint bientôt si fort qu’il semblait m’emplir les oreilles… Alors, vous comprenez, je vis bien que vous étiez vaincus : je ne pouvais donc faire différemment que de me laisser aussi filer dans l’autre monde. La branche, au reste, pliait de plus en plus, et je sentais l’eau qui me montait à la bouche. Dès lors, je n’avais plus qu’à recommander mon âme à Dieu, ce que je fis… Et, quand je rouvris les yeux, je me trouvai sous une tente indienne…

Prodigieusement intéressé par ce récit, La Ronde semblait suspendu aux lèvres du jeune homme… Quand il se tut, le Métis secoua la tête de haut en bas avec l’air pensif d’un homme qui digère des idées. Enfin, il demanda :

— Mais, voyons, M’sieu le vicomte, ces deux coups de feu…

— Par qui ils ont été tirés, Baptiste ! Vous allez le savoir tout à l’heure, ou, du moins, savoir ce qu’on suppose… Mais, auparavant, permettez-moi d’achever mon histoire d’après ce qu’on m’en a conté depuis…

… Il paraît qu’il y avait une petite barque indienne en écorce cachée dans les buissons de la rive, pas loin de l’endroit où je me trouvais. Au moment où les troupes du Gouvernement poussaient nos gens à l’eau, un Cri, à qui appartenait cette barque, s’y jeta pour gagner l’autre berge. Ce sauvage est un des lieutenants du Grand-Ours, un nommé Corne-de-Buffle… Vous connaissez peut-être ?… En tous cas, il aperçut, à ce qu’il paraît, mes deux mains toujours crispées sur la branche au-dessus de l’eau… En quelques coups d’avirons, il fut près de moi, me retira et me prit avec lui… Il n’y avait que peu de minutes, faut croire, que je vivais ainsi en poisson, car j’ai su depuis que je n’avais pas été long du tout à revenir sous les frictions énergiques de Corne-de-Buffle… Quelques rasades, et il n’y paraissait plus trop. D’ailleurs, c’était nécessaire, car, vingt minutes après, les sauvages levaient le camp… Mon sauveur, lui, m’a accompagné jusqu’à la réserve, après quoi il a disparu, sans doute pour aller rejoindre les autres plus au nord… Voilà toute l’histoire… Maintenant, Baptiste, pour répondre à votre question de tout à l’heure, je vous dirai que Corne-de-Buffle est convaincu que c’est Pitre-le-Loucheux qui a assassiné Trim, et, par la même occasion, causé notre perte… Lacroix est aussi de cet avis. N’est-ce pas, Lacroix ?

— Ma foi ! répondit l’interpellé, je le croirais volontiers sans être tout de même aussi sûr que ça… Il avait passé du côté des Anglouais, à ce qu’on m’a appris… C’est pas par goût pour « eusses » sûrement, car je l’ai pas mal connu, du temps que j’étais chef des éclaireurs, et je garantis qu’y ne les aimait guère ! Il a donc agi par vindication contre Trim ?… Ça, c’est possible, car j’ai rarement vu même « en mêle » les sauvages, un homme aussi facile à « chucotter » et aussi rancuneux…

— En attendant, observa Henry, s’il est coupable du meurtre de Trim, il est également la cause de nos malheurs… C’est un misérable, et j’espère que son crime ne demeurera pas impuni…

Pendant un instant encore, les trois hommes épiloguèrent sur le cas du Loucheux, puis, sur une question du Français, Jean-Baptiste s’étant souvenu de la mission dont on l’avait chargé, ils se mirent en quête du P. Léonard. Il était absent pour une partie de la journée, et La Ronde laissa un mot à son adresse, le priant de passer le plus tôt possible à la ferme Cadotte, où il était impatiemment attendu…

Cela fait, le Bois-Brûlé se disposa à rejoindre les siens, et il n’eut guère à solliciter le Français et l’ex-éclaireur pour qu’ils l’accompagnassent.

Une heure après, ils arrivaient chez le vieil Antoine,

Lorsqu’au lieu du P. Léonard on vit aux côtés de Baptiste Henry de Vallonges et Joseph Lacroix, la stupéfaction, puis l’émoi, furent tels chez les hôtes de la ferme qu’il s’en fallut de peu que les femmes, tout au moins, ne fissent leur signe de croix… La présence de La Ronde leur permit seule de se convaincre qu’ils n’avaient pas affaire à d’autres qu’à des hommes de chair et d’os.

L’émotion un peu calmée et les premières curiosités satisfaites, le vicomte puis le Métis durent recommencer les récits de leurs aventures qui furent écoutés dans un silence quasi religieux. Mais, ensuite, les hypothèses et les réflexions de toute sorte se donnèrent libre carrière, Jean opina, au sujet du Loucheux, que le transfuge, hanté par l’idée d’une vengeance à exercer, avait dû quitter le camp canadien avec précaution, faire un grand détour vers le nord et gagner par les bois, en évitant les éclaireurs avec adresse, les bords de la rivière… Explication en tous cas fort plausible et qui ne fit que confirmer dans l’esprit de chacun les graves soupçons qui pesaient sur l’Indien.

Lacroix, cependant, s’était enquis près de Rosalie des nouvelles du blessé. Il n’était ni mieux ni pire, avec des alternatives de délire et de calme, mais, malgré la robuste constitution du Métis, étant donné la gravité de la blessure, il n’y avait guère d’espoir :

— V’là pourtant une pauv’fille qui va rester seule au monde, se disait l’ancien chef des éclaireurs en remarquant les paupières rougies, la pâleur, l’air souffrant de Rosalie.

Et cette pensée l’attrista davantage lorsqu’il se prit à songer à l’homme qui eût été si heureux d’en faire sa compagne en cette vie, à l’infortuné Pierre La Ronde, qui, maintenant, sans doute, dormait son dernier somme avec tant d’autres braves au fond de la Saskatchewan… Il restait bien Jean… Mais Jean ne paraissait guère prendre garde à la jeune fille… Est-ce qu’on savait cependant ?

Tandis que le brave Métis se livrait à ces réflexions sur le compte de Rosalie, celle-ci, par une réciprocité dont il ne se doutait guère, songeait également à lui. Elle avait fort bien remarqué le coup d’œil inquisiteur dont Lacroix avait enveloppé Jean, lorsqu’un instant auparavant, dans le récit de son aventure, il avait parlé avec, au reste, la même discrétion que devant Baptiste — de son expédition nocturne à Clark’s Crossing, au camp canadien… Ce coup d’œil l’intrigua… Depuis qu’elle connaissait l’opinion de son père sur le compte de Jean La Ronde, l’idée de le convaincre, de lui prouver l’innocence du jeune homme, la poursuivait, l’obsédait sans cesse… Mais, comment s’y prendre ? à qui s’adresser ?

La réapparition de Lacroix lui avait semblé de bon augure. Lui, si bien renseigné jadis, avait su quelque chose, sans doute, des relations du cadet avec miss Clamorgan ; et, s’il en avait su quelque chose, il devait être convaincu, perspicace comme il l’était, de la bonne foi de Jean trompé par l’Anglaise… Le parti de la jeune Métisse fut vite pris : elle parlerait à Lacroix. L’après-midi même, ayant trouvé le moyen de le joindre à l’écart, elle lui exprima son désir d’un entretien particulier, et tous deux descendirent le sentier qui conduisait à la rivière…

— Lacroix, commença Rosalie sans préambule, avez-vous ouï parler de tout ce qu’on a débité su’le compte de Jean La Ronde pendant que vous étiez captif des Anglouais ?

— Oui, répondit-il, je suis au courant. M’sieu de Vallonges m’a tout conté les jours « icite », et c’est une chose vraiment « chucottante » de « vouère » qu’un gâs comme Jean qui est si honnête…

Est-ce pas ? s’écria la jeune fille avec feu… Est-ce pas que tout ça c’étaient des « menteries » ? Et dire, Lacroix, dire que le père croit que c’est des vérités !… qu’y n’y a pas moyen de lui tirer de l’idée que Jean La Ronde a trahi les Bouais-Brûlés !

Cette révélation surprit si fort le vieux trappeur qu’il s’arrêta tout net au milieu du sentier :

— Oh ! oh ! fit-il. Athanase n’y va pas de main-morte… C’est pas correct du tout, cette affaire-là, et faudra y vouère. Allez, Rosalie, si vous gardez, comme je crois, de l’amitié pour le cadet, c’est pas moué qui vous en blâmerai, ben sûr !

Une légère rougeur anima la figure pâlie de la Métisse. Mais, tout de suite, La Ronde avait repris :

— Et vous pouvez vous consoler, donc ! C’est moué qui vous le dis ! Foi d’homme ! si vot’père n’a pas « mué » d’idée avant une heure d’horloge, c’est qu’y n’en muera jamais.

Un instant après, il pénétrait dans la chambre où Athanase Guérin luttait toujours contre la mort. Il y demeura près de vingt minutes. Quand il en ressortit, le brave Métis paraissait si heureux que Rosalie, qui le guettait, comprit que la partie était gagnée :

— Ça y est, s’écria-t-il, tout épanoui. Ah ! ça n’a pas été très commode, mais tout de même ça y est ! Et, maintenant, vous pouvez entrer ! Le père vous demande.

Puis, s’étant inquiété de Jean La Ronde, il sortit.

L’ancien chef des éclaireurs était de ces hommes qui, lorsqu’ils ont entrepris une besogne, entendent la mener promptement jusqu’au bout. Et puis, il avait le goût de la lutte sous toutes ses formes. Il venait de triompher de l’obstination d’Athanase Guérin ; il lui fallait maintenant triompher du souvenir de l’Anglaise que le cadet des fils La Ronde conservait, il en était sûr, au fond de son cœur… Après cela, il savait ce qui lui restait à faire ; car vraiment, pensait-il, il serait malheureux que cette brave et jolie fille qui aimait tant Jean La Ronde demeurât seule au monde après la mort de son père. Le jeune Métis se promenait seul, à quelque distance de la ferme, regardant avec tristesse couler cette rivière qui avait peut-être emporté les cadavres de son aîné et de son grand-père, lorsqu’il s’entendit appeler :

— Jean !

Il se retourna. Joseph Lacroix s’avançait vers lui :

— Si ça ne te dérange pas, j’ai à jaser un brin avec toué.

Allons-y !

— Je viens de te rendre un fier service sans que t’en aies « doutance », commença l’ancien éclaireur. Je viens d’empêcher un homme d’emporter de mauvaises idées sur toué dans l’autre monde !

Et, comme son compagnon le regardait, avec étonnement :

— C’est Athanase Guérin que je veux dire, continua-t-il. Oui… car il n’en démordait pas de croire… tu sais ben… pour ton affaire des lettres…

Jean tressaillit et le regarda :

— Ah ! fit-il avec amertume. Athanase Guérin savait donc ! Et toué, t’as donc « ouï » aussi ces propos de malheur !

— M’sieu de Vallonges ne m’en a-t-y pas jasé un brin ces jours icite ? On n’avait que ça à faire tous deux, à la réserve : s’occuper des choses qui se sont passées à Batoche durant que j’étais captif des « gensses » du Gouvernement… Mais, pour en revenir à ce que je disais, Athanase Guérin est sûr de t’avoir vu, à la coulée des Touronds, parler amicalement avec des officiers anglouais…

Une extraordinaire expression de mélancolie se répandit sur la figure de Jean.

— Encore un, murmura-t-il d’une voix altérée. Encore un qui me prenait pour un Judas… Ah ! Lacroix, je paie cher mes torts !

— Hé, repartit Lacroix, sûrement qu’il y croyait… et dur ! Car, pour lui montrer que ses idées étaient sur une fausse piste, il a fallu que je vienne lui dire : « Moué, j’ai une preuve que Jean La Ronde, s’il a eu des torts, n’est pas un Judas… Et cette preuve, la v’là… » Et, de suite, je lui ai donnée…

— Mais, quéque t’as pu lui dire ?

Le trappeur sourit : ah ! c’était bien simple. Mais l’étonnement du jeune Métis fut grand en apprenant que, le premier, Joseph Lacroix, devinant son intrigue avec miss Clamorgan, l’avait surveillé. Il ne se doutait pas non plus avoir été suivi à Clark’s Crossing jusque dans l’enceinte des chariots. Caché derrière la tente, l’éclaireur avait entendu toute sa conversation avec les officiers et s’était rendu compte que le jeune homme n’agissait pas par trahison. Lacroix rappela même ce détail qu’il s’était par mégarde accoté à la toile de la tente, ce qui avait fait crier à Simpson que la toile se gonflait et qu’il devait y avoir quelqu’un derrière. À ces mots, sans perdre un instant, il avait « gratté », comme il disait. Ah ! ça n’avait pas été long ! Mais, par malheur, un instant après, un maudit volontaire qui était de « quart » lui envoyait une balle… C’était toute l’affaire.

Plein d’un douloureux étonnement et de l’amertume que remuait en lui ce passé, Jean La Ronde se taisait. Lacroix reprit aussitôt :

— Ainsi, j’ai de suite connu que t’étais un homme honnête… Et si j’avais été « chez Gariépy », t’aurais pas enduré ce que t’as enduré, mon pauv’gas… Faut dire aussi que ça été joliment de ta faute… Tu t’es féru d’une Anglouaise, une fille éventée qui t’a bafoué, une rien de bon, quoi !

Le jeune Métis était devenu très pâle. D’une voix un peu tremblante, il dit :

Miss Clamorgan a agi comme maintes auraient fait à sa place… P’t’être qu’elle a mis un peu à profit… que… je la trouvais à mon goût… Ça, p’t’être ! Mais c’était pour donner des nouvelles à son frère et…

— Stop là ! interrompit Lacroix décidé à frapper un coup suprême… V’là justement où la mâtine t’a roulé dedans comme un novice… J’ai été un bout de temps au camp canadien, pas vrai ? Eh ben, si tu me connais, tu peux te dire que j’ai pris mes renseignements… J’ai su, en ouvrant l’oreille de droite et de gauche, des fois en questionnant un brin les « gensses » qui me soignaient, j’ai su que l’officier, le lieutenant, ne se nommait pas plus Clamorgan que je me nomme Grand-Ours… Y s’appelle Simpson, Edward Simpson, donc, il n’est pas plus frère que toué de la fille… Il est, tout bonnement, à ce qu’y paraît, son promis… T’avais pas « doutance » de ce coup-là, je crois ?

Atterré par ces révélations, Jean se taisait : très pâle, il sentait ce qu’il gardait encore de sentiment pour cette femme au fond de lui-même, ce rien de poésie qui survit dans certains cœurs jeunes à l’enthousiasme de l’amour, s’en aller dans un suprême dégoût. Quoi qu’il dît, il avait toujours pensé jusque-là qu’il y avait dans la conduite de l’Anglaise à son égard plus de sincérité que de calcul : son âme sincère et neuve répugnait à admettre qu’il en fût autrement chez cette belle fille de vingt ans, à la voix insinuante et aux regards si droits et si clairs… Mais maintenant, une honte, une confusion si inexprimables d’avoir joué un tel jeu de dupe, l’envahissaient, que seul le souvenir de miss Clamorgan lui devint subitement odieux. C’était bien fini… Et, désormais, son amour-propre à vif le faisait seul souffrir.

— Je te remercie, Lacroix, dit-il enfin d’un ton amer, de m’avouère guéri de cette femme à qui je pensais des fois encore… À c’te heure, je n’y songerai plus qu’avec mépris.

En ce moment même, Rosalie Guérin sortait de la ferme et passait, au loin, dans le soleil. Du menton, l’ancien éclaireur la désigna à son compagnon :

— V’là ce qui te faudrait, tiens, Jean, dit-il. Une brave et jolie fille de Bouais-Brûlé comme celle-là… Travailleuse comme pas une… et bonne ! Moué, ça me chavire le cœur quand je pense que son frère est mort, que son père est en train de passer, et qu’elle va rester seule dans le monde… Si tu voulais — pourtant, Jean !

Jean regardait Rosalie aller et venir dans la lumière… Longtemps, durant surtout qu’il était sous l’influence de l’Anglaise, il n’y avait guère pris garde… Un peu plus tard, à Batoche, lorsque, blessé, il avait senti avec quelle tendresse dévouée elle le soignait, il avait été touché profondément ; pourtant, par une sorte d’entêtement sentimental, de fidélité au souvenir de son premier et impossible amour, il s’était imposé de la considérer comme une troisième sœur. Mais les âmes jeunes ont soif d’espérance. Dans le désastre de son peuple, les deuils dont il était entouré, le cauchemar récent des jours tragiques, Rosalie, avec sa grâce alerte, était, à ses yeux, l’espoir et l’avenir. Et puis, maintenant qu’il sentait brisé le frêle lien qui l’attachait à un passé d’erreur, son cœur, comme un navire qui a rompu et qui prend le vent, s’orientait inconsciemment vers de nouvelles destinées. Il n’avait plus d’appréhension à s’avouer qu’elle était d’une savoureuse et saine beauté, Rosalie Guérin, qui passait dans la lumière de cette belle journée de printemps…

Elle avait disparu dans la ferme qu’il était encore là, songeur, regardant l’endroit qu’elle avait quitté, quand il entendit Lacroix murmurer pour la troisième fois :

– Tu n’aurais qu’à « voulouère », Jean !

Mais, au même instant, Henry de Vallonges accourait pour leur annoncer en même temps que le P. Léonard venait d’arriver et qu’Athanase Guérin entrait visiblement en agonie…



XXVIII
trois irréductibles

Tandis que ces événements se passaient à la ferme Cadotte, François La Ronde et l’aîné de ses petits-fils couraient les plaines en compagnie d’un Peau-Rouge, à plus de soixante lieues de là, dans l’Ouest…

Au moment où les carabiniers et les grenadiers anglo-canadiens poussaient les défenseurs désarmés de Batoche à la rivière, Pierre La Ronde n’avait eu qu’une idée : sauver le drapeau. Entouré de cinq ou six éclaireurs auxquels s’était joint son grand-père, il battit donc en retraite vers la Saskatchewan parmi une grêle de balles si drue que, parvenu au rivage, il ne lui restait plus que trois compagnons : le vieux François et deux Indiens assiniboines. En un clin d’œil, ils eurent mis à l’eau un frêle esquif d’écorce prudemment dissimulé sous des buissons.

Il était temps.

À peine avaient-ils gagné le milieu du courant que des soldats apparaissaient sur les berges, leurs fusils encore fumants de poudre et surmontés de baïonnettes rougies. Autour des fugitifs, les projectiles commencèrent à pleuvoir, faisant gicler l’eau comme une grosse averse de grêlons ou ricochant à sa surface. Des cris, des imprécations leur arrivèrent aux oreilles à travers les crépitements d’une fusillade meurtrière, sous laquelle ils voyaient ceux de leurs frères qui avaient tenté de traverser la Saskatchewan à la nage teindre son eau de leur sang… Et, dans ces soldats exaspérés et hurlants, on pouvait déjà pressentir les hommes que, deux jours plus tard, le général Middleton serait obligé de consigner dans leurs tentes pour éviter le massacre de Louis Riel prisonnier.

Le vieux François, Pierre et l’un des Indiens parvinrent pourtant à gagner sains et saufs la rive gauche. Seul, l’autre Indien gisait mort au fond de la barque, les poumons traversés d’une balle. Ils enlevèrent le cadavre, cachèrent l’esquif dans les fourrés, puis se mirent en marche vers le Nord-Ouest.

Pas un instant, l’idée d’abandonner la lutte ne sollicita l’esprit de ces trois hommes.

La rivière une fois mise entre eux et leurs ennemis, ils décidèrent d’un commun accord de rejoindre, sur la branche nord de la Saskatchewan, les Indiens qui tenaient toujours campagne et, avec leur aide, de courir, derechef, sus à l’Anglais… Ces irréductibles étaient d’ailleurs convaincus que Louis Riel ne tarderait pas à réapparaître avec les débris de ses troupes et que, cette fois, ils culbuteraient les « hérétiques » en dépit de leur nombre et de leurs canons. En attendant, ils se dirigeaient vers Battleford, où les Assiniboines de Poundmaker avaient à peu près bloqué les forces du colonel Otter. Mais, une cinquantaine de lieues les séparant de cette localité, ils ne pouvaient guère compter l’atteindre avant six ou sept jours s’ils ne se procuraient des chevaux en route. C’était un de leurs soucis ; l’autre, plus grave, était le manque de cartouches. Ils n’en possédaient que huit à eux trois, chiffre probablement insuffisant en cas de fâcheuse rencontre. Quant à leur subsistance, ils comptaient, pour l’assurer, non moins sur les rares fermes métisses qu’ils pouvaient trouver en chemin que sur la découverte d’établissements de colons anglais abandonnés par leurs propriétaires. Ils n’ignoraient pas d’ailleurs que ces ressources leur feraient souvent défaut ; mais ces robustes coureurs de plaines avaient confiance en leur extraordinaire endurance et leur facilité à supporter les privations. Ils s’étaient mis en route immédiatement sans souffler, Pierre La Ronde redoutant la traversée de la rivière par les éclaireurs ennemis et ne se souciant pas d’exposer à nouveau ce drapeau deux fois sauvé par lui et qu’il entendait arborer dans les prochains combats. Les deux premières étapes se firent sans incident. Mais, vers le soir du troisième jour, ils s’étaient arrêtés, à la demande du vieux François, sous un bouquet d’arbres, aux bords de la petite rivière de l’Aigle, lorsque l’Assiniboine signala une troupe de cavaliers dans la direction du Nord-Est.

Un peu inquiets, ils préparaient leurs armes, quand Pierre, qui avait la vue aussi perçante qu’un Indien pur, reconnut des Cris. Ils étaient quatre. L’un d’eux marchait un peu en avant.

— Corne-de-Buffle ! annonça le jeune Métis.

Il ne se trompait pas. Le lieutenant du Grand-Ours s’avança immédiatement entre lui et le vieux La Ronde.

Les premières paroles du Peau-Rouge bouleversèrent le vieillard et ses compagnons : Louis Riel avait été arrêté par trois éclaireurs anglo-canadiens au moment où il allait se livrer lui-même à Middleton ! Était-ce possible ? Mais le Cri donnait des détails précis : le chef bois-brûlé avait déclaré qu’il désirait, avant tout, revoir sa femme et ses enfants prisonniers à Batoche ; que, pour cette unique raison, il n’avait pas suivi Dumont dans sa fuite, et qu’il souhaitait d’être immédiatement conduit devant le général anglais…

Les deux Métis n’en croyaient pas leurs oreilles. Confondus par cette nouvelle, ce fut à peine s’ils entendirent le Cri leur expliquer comment Batoche n’avait pu être secouru et que ce désastre était, selon lui, imputable au Loucheux ; il ajoutait que, au risque d’être surpris par les patrouilles ennemies, il avait tenté vainement durant deux jours de retrouver le traître, et que, maintenant, ses guerriers et lui s’étant procuré des montures, ils allaient rejoindre le Grand-Ours aux environs du Fort-Pitt…

— Nous aurions désiré trouver aussi des chevaux, déclara l’Assiniboine. Car si le vieillard que voilà a pour lui l’expérience et la sagesse, il a, en revanche, moins de force et d’agilité que nous autres, jeunes hommes… Et la route est longue d’ici à la fourche de la rivière Bataille.

— Si mes frères ont l’intention de gagner cette fourche, répliqua le Cri, ils auront encore à marcher trois longs jours… Mais pensez-vous que votre emblème soit mieux défendu et gardé chez les Assinipouatacks que chez les miens ?

En parlant ainsi, le Peau-Rouge désignait le drapeau qui, roulé sur sa hampe, était appuyé contre un arbre.

— Les miens ne sont-ils pas aussi dignes que les Neyowock de le défendre ? fit l’Assiniboine avec la vivacité d’un homme piqué au vif,

— Mes frères sont aussi braves les uns que les autres ! intervint aussitôt Pierre, qui craignait de voir la conversation mal tourner. Corne-de-Buffle, ajouta-t-il, si nous allons au camp de Poundmaker, c’est parce qu’il est le moins éloigné et que nous ne possédons pas de chevaux…

— Mais, avez-vous au moins des cartouches ? Vos ceintures me semblent peu garnies.

— Trop peu pour tuer le gibier nécessaire à notre nourriture, chef… Hier, nous avons rencontré un trappeur qui a partagé avec nous son repas… Mais, aujourd’hui, nous avons faim.

Cette requête indirecte fut entendue du Cri.

— Corne-de-Buffle n’est pas un égoïste, dit-il. J’ai ici du pemmican… J’en donnerai à mes frères pour qu’ils apaisent leur faim. S’ils n’ont plus de cartouches, je pourrai aussi leur en procurer quelques-unes… Mais, après cela, je poursuivrai ma route avec mes guerriers, car la nuit n’est pas encore venue, et nos chevaux sont encore frais.

Un instant après, les quatre cavaliers s’éloignaient dans la direction du Nord-Ouest.

— Qué que tu dis de ça, Pierre ! s’écria aussitôt le vieux La Ronde d’un ton exaspéré. Louis Riel qui va se jeter dans la gueule du loup comme ça, en place de venir se mettre à notre tête ! Si c’est pas malheureux ! Est-ce que tu crois, toué, que l’affaire s’est passée de même ?…

— J’en sais rien, répondit Pierre avec humeur. N’y aurait rien de drôle quand les Anglouais, qui tenaient captifs la femme et les enfants de Riel, auraient fait quéque « manigance » d’enfer pour forcer le chef à venir les retrouver… Mais, foi d’homme ! s’il est pris, c’est une raison de plus pour qu’on cogne su ces chiens d’hérétiques et qu’on tâche de le tirer de là… Tant qu’à moué, j’y laisserai plutôt mes os !

— Et moué de même donc ! affirma le vieillard à son tour… Et pourtant si Louis Riel… oh ! qué malheur !

Le jeune Métis se tourna vers l’Indien :

— Et toi, homme rouge, es-tu toujours décidé à la lutte ?

— Les sujets de la Mère-Blanche sont des chiens ! déclara l’Assiniboine avec énergie. Un guerrier de ma nation sait mourir les armes à la main.

Une expression de joie farouche illumina le visage balafré de Pierre, qui coupait rageusement à coups de hachette quelques branches d’un arbre voisin pour faire du feu :

— Va toujours ! gronda-t-il. Les « pourious » d’Anglouais ne nous tiennent pas encore, et on trouvera d’icite à peu de jours le moyen de cogner su leurs faces de malheur !

Le lendemain, de bonne heure, les fugitifs reprirent leur route, mais, dans la nuit qui suivit, le vieux François fut saisi de frissons.

La nouvelle de l’arrestation de Riel semblait l’avoir affecté plus profondément encore que ses deux compagnons. La fatigue, les privations venant s’ajouter à ce gros chagrin finirent par avoir raison de ce vieillard au corps de fer. Dans sa fièvre, il lui arriva, à plusieurs reprises, de prononcer le nom du chef des Métis qu’il invoquait alors comme un saint… Cela dura deux nuits et un jour. L’heureuse influence de la saison, les soins qu’on lui prodigua et surtout l’usage d’une tisane préparée par l’Indien avec des simples et qui coupa la fièvre, le remirent enfin sur pied. Il demeurait encore faible pourtant, et une semaine presque s’écoula avant qu’ils pussent reprendre leur route.

Un soir, ils atteignirent les bords de la Saskatchewan du nord. Durant toute la journée du lendemain, ils longèrent la rivière et, au coucher du soleil, sans nouveaux incidents, ils arrivèrent dans la région de Battleford.

— S’agit d’ouvrir l’œil à c’te heure, déclara Pierre. Car faut qu’on retrouve au plus tôt le camp de Poundmaker, et ça ne sera p’t’être pas si commode…

— D’autant qu’il est p’t’être ben de l’autre côté de l’eau ! observa le vieillard. Faut demander avis au sauvage…

L’Indien leur tournait le dos et semblait examiner attentivement l’horizon vers le Sud.

— Marche-dans-la-Neige !

À ce nom compliqué, qui était le sien, l’Assiniboine se retourna :

— Mon frère croit-il qu’il nous faille passer la rivière pour aller retrouver ceux de son peuple ?

— Non, répondit le Peau-Rouge… Ils sont sans doute sur cette rive… Mon frère ne voit-il pas une fumée là-bas ?

— Je la vois.

— Il faut s’en approcher, reprit l’Indien, quoique ce ne semble pas la fumée d’un camp.

Ils s’assurèrent que leurs carabines étaient chargées et se mirent en route. Au bout d’une heure de marche environ, ils furent assez près pour reconnaître les ruines d’une maison, ruines carbonisées, mais encore fumantes.

— Poundmaker a passé ici, dit Pierre… Apparemment, des Anglouais qui, en place de gagner Battleford comme les autres, auront voulu défendre leur ferme… Mauvaise idée !

Aux alentours, ils découvrirent de nombreuses traces de pieds de chevaux et finirent, bien que le sol fût assez dur en cet endroit, par discerner une piste.

Durant deux heures ils la suivirent. Elle les conduisit sur les bords de la rivière :

— Ils ont campé là, affirma le vieux La Ronde.

Ses compagnons se rangèrent à cet avis. Certes, il fallait être un Indien ou un demi-Indien pour s’apercevoir qu’un camp avait été dressé en ce lieu. Les sauvages, avec leur prudence ordinaire, avaient fait disparaître presque complètement les traces de leur passage. Mais les plus faibles indices ne pouvaient échapper aux yeux exercés des trois fugitifs.

Au crépuscule, ils durent suspendre leurs recherches et bivouaquèrent à leur tour, pleins de l’espoir de joindre bientôt Poundmaker.

Vers minuit, le tonnerre les réveilla. La soirée avait été lourde. Une invasion de ces impitoyables moustiques que les Métis appellent des « brûlots » et dont la piqûre leur avait semblé plus insupportable que de coutume, les avait même contraints de tenir allumé un grand feu.

Si les orages canadiens sont beaucoup plus rares en mai qu’un peu plus tard, ils n’en sont pas moins terribles. L’air était surchargé d’électricité, et l’odeur pénétrante de l’ozone gênait considérablement les trois compagnons qui s’étaient réfugiés sous un rocher proéminent, tout au bord de l’eau. Durant plusieurs heures, ce fut un déchaînement épouvantable des éléments. Aux décharges continues de la foudre se joignaient les rugissements du vent, les fureurs de l’averse, et, bien que la nuit fût par elle-même plus sombre que jamais, la succession des éclairs maintenait le paysage convulsé dans une effrayante clarté… Le fracas du tonnerre s’apaisa bien avant l’aube, mais ce ne fut qu’au petit jour que la pluie diminua d’intensité.

Dès que le soleil parut, les trois hommes sortirent de leur retraite et se remirent en quête de la piste abandonnée la veille. Mais leur perspicacité et l’acuité de leurs sens demeurèrent inutilisables en face des déplorables effets de l’orage qui avait balayé toute trace. Il leur fallut donc s’en remettre un peu au hasard pour découvrir ceux qu’ils cherchaient. Toutefois, ils pensèrent augmenter leurs chances de succès en se rapprochant de Battleford. Toute l’après-midi du lendemain, ils rôdèrent sans résultat aux environs de cette localité qu’ils apercevaient tassée au confluent de la Saskatchewan du nord et de la rivière Bataille. L’insurrection, en chassant les colons de leurs établissements, avait rendu ce pays désert. Ils trouvèrent beaucoup de fermes abandonnées, mais personne pour leur fournir les renseignements qui leur eussent été si nécessaires.

L’extrême mobilité des camps indiens pouvait, à la rigueur, expliquer l’insuccès de leurs recherches. Ils commençaient pourtant à trouver la chose étrange…

Le jour suivant, dans la matinée, ils venaient de faire halte à la lisière d’un bois de trembles, lorsque l’Assiniboine signala trois cavaliers.

Les demi-blancs et l’Indien se dissimulèrent aussitôt sous le couvert et se mirent en observation. Un instant après, à la couleur écarlate des uniformes, aux cartouchières jaunes dont ces hommes étaient ceinturés, les Métis reconnaissaient des soldats de la police montée. Ils distinguèrent même que l’un d’eux portait les insignes de sergent et fumait sa pipe : tous trois s’en venaient tranquillement au pas en conversant, la bride sur le cou de leurs chevaux :

— En v’là des manières ! grommela Pierre. On dirait qu’y sont dans un fort, foi d’hommes !… Des éclaireurs de la police qui ne sont pas plus « précautionneux » que ça ! ça n’est pas naturel !

— Ça ne me dit rien de bon pour Poundmaker, opina à son tour François. Y s’est passé quéque chose…

— On va ben vouère, grand-père. En attendant, espérons-les derrière ce gros taillis… Y vont passer tout proche d’« icite », à ce qu’y me semble, et y sont juste trois… Quand y arriveront à hauteur, vous connaissez mieux que moué ce qui nous reste à faire… Comme y ne se méfient de rien, ça sera facile… Après, on avisera à les faire jaser…

Les cavaliers approchaient toujours. Seul, le sergent, par simple habitude, sans doute, jetait de temps en temps un regard inquisiteur autour de lui. Les deux autres, un homme d’une trentaine d’années et un grand garçon à figure jeune, bavardaient en riant, les rênes à l’abandon, le fusil en travers sur le pommeau de la selle.

Ils allaient passer devant le bois de trembles lorsqu’une voix impérieuse cria en anglais :

— Mains en l’air !…

Cette injonction, bien connue des gens de la frontière, est toujours sans réplique, car ceux qui la font ne manquent jamais de l’appuyer d’une démonstration énergique.

Tel était le cas.

Trois canons de fusils sortant des buissons menaçaient les trois hommes. Le sergent n’hésita pas : il laissa glisser sa carabine à terre et leva les deux mains à hauteur de sa tête. Un des soldats en fit autant. Seul, le troisième, le grand garçon à figure jeune — un novice, sans doute — esquissa un mouvement de défense. L’infortuné le paya cher : un coup de feu éclata, et il vida les arçons, la poitrine trouée… Au même instant, les Métis et l’Indien sortaient de leur embuscade.

— D’où venez-vous ? demanda Pierre en anglais d’un ton rude.

— De Battleford.

— Qui commande à Battleford ?

— Le général Middleton.

— Le général Middleton ?… Et depuis quand ?… Si vous avez envie de plaisanter, vous savez, l’entretien sera court.

Loin de paraître s’émouvoir de cette menace, le sergent déclara avec un arrière-sourire quelque peu narquois :

— Vous ne semblez pas vous douter que nous sommes maintenant plus de huit cents hommes de garnison à Battleford… Le général Middleton y est arrivé, voilà deux jours, sur le vapeur Northwest avec des renforts…

Malgré l’anxiété où le jetaient les réponses du soldat de la police, Pierre, impassible, continua :

— Poundmaker tient-il toujours la campagne ?

— Poundmaker regagne maintenant avec ses gens sa réserve de « One-Arrow… » Il s’est empressé, à l’arrivée du général, d’ouvrir les négociations… Il a rendu ses armes, restitué le convoi qu’il nous avait enlevé… En vérité, il a été tout à fait raisonnable !

Sans paraître prendre garde au ton légèrement gouailleur du sergent, le jeune Bois-Brûlé regarda son grand-père, avec qui il échangea rapidement quelques mots en français…

Puis, se tournant de nouveau vers le Canadien :

— C’est bien, dit-il. C’est tout ce que je voulais savoir. Maintenant, vous allez nous livrer vos cartouches et vos chevaux… Après quoi, vous pourrez retourner à Battleford sans être inquiétés.

Les soldats, trop heureux de cette solution, s’empressèrent d’obéir, et, aussitôt après, ayant soulevé le corps de leur infortuné compagnon, ils se disposèrent à s’éloigner.

— Maintenant, déclara Pierre en agitant son drapeau, vous pouvez dire à votre général qu’il n’a qu’à essayer de venir nous prendre ceci… Nous lui donnons rendez-vous dans le Nord-Ouest, à une centaine de milles de Battleford.

Quand les deux hommes eurent pris le large, l’aîné des fils La Ronde et son grand-père se regardèrent consternés.

Leur première désillusion avait été l’arrestation de Riel. La seconde était la défection de Poundmaker. Est-ce qu’à la fin ils allaient rester seuls ? Mais tout cela ne se pouvait pas ! la guerre n’était pas finie ! Est-ce qu’on ne devait pas lutter tant qu’il resterait un Bois-Brûlé debout ?

— Non, dit enfin le vieillard d’une voix sourde. Le Grand-Ours n’aura pas cédé, lui… C’est pas possible !

— Et quand même ça serait ! s’écria Pierre avec violence. J’ai donné rendez-vous aux Anglouais dans le Nord-Oué… C’est pas par façon de rire, je le jure ! Non, non ! grand-père, nous avons des chevaux à c’te heure et des cartouches… Partons ! Si le Grand-Ours a fait comme Poundmaker, on trouvera encore moyen de soulever des tribus…

Les yeux étincelants, les narines frémissantes, toute sa face entaillée superbe d’énergie communicative, le jeune Bois-Brûlé aurait réveillé les courages les plus défaillants.

Le vieux La Ronde se sentit galvanisé.

— Bien parlé, mon gas ! s’écria-t-il… Pour lors, en avant !

Mais, à ce moment, ils avisèrent « Marche-dans-la-Neige » qui, toujours muet, les bras croisés sur la poitrine, regardait l’horizon. Sa face aux larges traits était sombre, sa bouche avait un pli amer. Les deux Métis comprirent qu’il souffrait dans son orgueil de la défection des siens… Aussi, avec la délicatesse qu’on trouve souvent chez les hommes de cette race, se gardèrent-ils de l’interroger sur ses intentions.

Mais quand, une fois en selle, ils eurent poussé leurs montures en avant, ils entendirent l’Indien qui chevauchait derrière eux en silence.

Pierre avait déployé le drapeau. Le vieux François, l’air résolu, se plaça près de lui. L’Assiniboine, les yeux perdus au loin, suivit à quelques pas. Et sous l’étamine fleurdelisée qui flottait au vent des plaines, ces trois irréductibles, muets, obstinés, farouches, s’enfoncèrent ensemble du côté du couchant…



XXIX
au camp du grand-ours

Dans les plaines, à une vingtaine de milles du Fort-Pitt, les carabiniers de Winnipeg étaient campés avec trois cents hommes d’élite du 65e régiment de Montréal et de l’artillerie.

C’était l’heure du repas. Une certaine animation régnait dans les groupes des soldats qui s’activaient autour des feux, ranimaient la flamme, faisaient bouillir l’eau du thé ou sauter les couvercles des boîtes de conserve de lard ou de bœuf… Assis sur des couvertures, près de l’entrée d’une tente, deux jeunes officiers, tout en dégustant un fin « sherry » et en fumant leurs pipes, dissertaient sur les vicissitudes de la campagne entreprise contre le « Grand-Ours », l’intraitable chef des Cris. L’un d’eux, un garçon d’une trentaine d’années, assez replet et de taille médiocre, se plaignait amèrement des longues marches sans résultat auxquelles ils étaient contraints sous le chaud soleil de fin de mai :

— Si du moins, disait-il, on était sûr, au bout de trois ou quatre jours, de joindre l’ennemi, on se consolerait, by God ! Mais songez que, depuis trois semaines, nous courons ainsi… Nos Scouts battent le pays autour du Fort-Pitt… Ils viennent avertir le colonel que les Indiens sont à tel endroit… bon !… nous accourons… et quand nous arrivons, plus personne… Et le lendemain, on recommence. Vous conviendrez que c’est exaspérant… Ah ! lieutenant Went, vous n’êtes ici que depuis deux jours avec vos carabiniers ; mais, quand vous aurez mené ce métier durant quelque temps, vous verrez ce que c’est.

— J’ai espoir que nous ne le mènerons pas longtemps désormais, lieutenant Halley, répondit Charlie en se versant une nouvelle rasade de sherry… Maintenant que Middleton est débarrassé de Poundmaker, il pourra, au besoin, concentrer toutes ses forces contre les Cris…

— Je sais ! je sais ! Mais il ne faut pas oublier que le Grand-Ours n’est pas un chef ordinaire. C’est un Indien remarquable, on ne peut pas le nier… Et vous verrez qu’il nous donnera encore bien du mal ! Il a sous ses ordres des hommes résolus à lutter jusqu’au bout, et même, si nous parvenions à le joindre, malgré nos deux canons…

— Nos deux canons mettront sa damnée bande en quatre et en dix ! interrompit Went avec sa vivacité ordinaire. Décidément, vous me paraissez pessimiste, mon cher lieutenant !

— Vous verrez ! vous verrez ! reprit Halley avec tranquillité… En attendant, je ne puis répéter qu’une chose : c’est que, ces derniers temps, je trouvais le métier si assommant, que j’aurais troqué volontiers mon uniforme d’officier du 65e régiment de Montréal contre celui de carabinier de Winnipeg…

— Vraiment ! Eh bien ! laissez-moi vous dire que vous n’auriez pas fait une fameuse affaire si vous aviez, par exemple, pris place sur le Northcote ! Essuyer durant deux heures un feu meurtrier auquel on peut à peine répondre, faute de voir l’ennemi qui est embusqué des deux côtés d’une rivière… ce n’est pas gai ! s’en aller ensuite à la dérive, être condamné à l’inaction, s’éloigner du lieu du combat sans avoir rien fait d’utile… que dites-vous de cela ? Ce fut mon sort pourtant à Batoche et le sort de bien d’autres… encore heureux de n’avoir pas attrapé une balle… et d’avoir pu, en fin de compte, échapper aux demi-blancs… C’est même la seule chance que nous ayons eue !

Charlie achevait à peine cette phrase qu’il se leva :

— Pardonnez-moi, dit-il précipitamment à son camarade, mais il faut que je dise un mot à ce sergent !

Il fit deux ou trois pas :

— Sergent Burns !

Le sous-officier s’avança :

— Enchanté de vous revoir, vraiment ! commença le lieutenant. Je vous croyais mort ; on m’a dit que vous aviez été atteint grièvement… Mais, comment se fait-il que je ne vous aie pas encore aperçu jusqu’ici ?

— C’est à cause de ma blessure, sir ! Comme je ne suis pas encore très solide, on m’a affecté au service des fourgons…

— Ah ! c’est cela ! Eh bien, maintenant, dites moi… donnez-moi des détails… ce pauvre Simpson ?…

— Oui, sir. Il est tombé pas loin de moi, à quelques mètres de la maison des prisonniers. On venait d’en briser les portes à coups de hache, et tous les captifs sortaient en poussant des « hourras ! quand lui, qui justement arrivait avec nous autres, a aperçu sa fiancée. Alors, vous savez, il a couru de ce côté, et une balle l’a frappé à ce moment… Le pauvre garçon est tombé juste à côté du capitaine French, qui venait de subir le même sort… Je me suis penché sur lui. Il n’était pas encore mort. Je l’ai bien entendu prononcer quelques mots… Mais, aussitôt, la jeune demoiselle est venue… Alors, je me suis retiré…

— Pauvre Simpson ! Sa fiancée a dû être bien affligée ?

— Je le pense, sir, car la jeune demoiselle est devenue pâle comme une morte. Seulement, vous savez, je n’ai pas eu le temps d’en voir bien long, il a fallu que je rejoigne les garçons qui couraient vers la rivière en tirant comme des enragés.

Went, songeant au triste sort de son ami, avait les larmes aux yeux :

— Pauvre Simpson ! dit-il encore avec mélancolie. C’est bien, sergent Burns, je vous remercie !

Il regagna sa place près de Halley. Il le trouva debout, le sourcil froncé, les yeux au loin :

— Qu’est ceci ? s’écria-t-il. Les « Scouts » qui reviennent !

Et il ajouta aussitôt, ironique :

— Ah ! c’est cela ! c’est bien cela… comme toujours… Ils ont découvert le camp indien… et nous allons y courir… pour n’en rien trouver, que l’emplacement, comme toujours !…

Deux minutes après, le colonel Strange, commandant des troupes canadiennes, faisait porter l’ordre de lever le camp. Il parut y régner, durant un moment, une légère confusion ; mais le calme se rétablit vite, et, moins d’une demi-heure après, on se mettait en route…

...........................

Les Scouts avaient signalé la présence des Cris à sept milles au nord-est du camp du colonel Strange. Les tentes indiennes étaient, en effet, installées sur une petite hauteur située à trois milles de la rive nord de la Saskatchewan, une sorte de plateau dont les abords étaient défendus par un marais et d’où l’on pouvait surveiller facilement l’horizon. Par une curieuse coïncidence, cette éminence, qui allait être le théâtre du dernier grand engagement de la campagne contre les Franco-Indiens du Nord-Ouest, portait le nom de Butte-aux-Français…

Avec ses « tepées » coniques en toile blanche, ses gens cuivrés aux longs cheveux, aux étranges costumes bariolés qui allaient et venaient dans une animation inusitée sous le grand soleil de fin de mai, le campement sauvage avait quelque chose de riant et de pittoresque… Un événement survenu dans la matinée y avait causé cette effervescence. Le camp somnolait dans le farniente de ses guerriers, parmi les lentes fumées de ses feux, lorsque trois cavaliers furent signalés dans la plaine. Ils marchaient sur la même ligne, et celui du milieu était porteur d’un drapeau blanc qui flottait au vent. Quand ils furent plus proches, on reconnut deux Métis et un Indien.

Aussitôt, une rumeur courut dans le camp : le grand chef des Sangs-Mêlés faisait apporter à ses frères rouges son drapeau, ce drapeau qui, sans la trahison, leur aurait donné la victoire. Et, lorsque les trois cavaliers, un peu hâves tous trois, après tant de jours de privations et de fatigue, mais les yeux brillants et la face résolue, arrivèrent sur le plateau, Pierre portant le précieux emblème, quelques interjections courtes et gutturales se firent entendre, et le murmure prolongé et profond qui est le « vivat » de ces hommes passa dans la foule indienne.

Deux heures après, les éclaireurs anglo-canadiens étaient signalés. Aussitôt, le Grand-Ours harangua ses guerriers ; ils ne devaient plus éluder la poursuite des ennemis, mais accepter la lutte même contre les forces très supérieures maintenant qu’ils étaient en possession du drapeau des Sangs-Mêlés. Toute autre conduite les eût rendus indignes de l’honneur de posséder un pareil emblème qui était à la fois celui d’un grand prophète et celui d’un grand peuple. D’ailleurs, sous ses plis, n’étaient-ils pas assurés de la victoire ? Enflammés par ces paroles de leur chef, ces hommes déjà si braves se sentirent invincibles. Ils étaient environ huit cents guerriers d’élite appartenant à diverses tribus et que la réputation de courage et d’audace du Grand-Ours avait ralliés autour de lui. Jusque-là, dans l’attente du moment favorable pour tomber à l’improviste sur les troupes du colonel Strange, préoccupés aussi de razzier dans les fermes abandonnées le bétail nécessaire à leur subsistance, ils avaient pu éviter tout engagement avec les Canadiens. Mais, à partir de ce moment, insoucieux de leur infériorité en nombre et surtout en armement, ils résolurent d’attendre l’ennemi de pied ferme : dès lors, ils n’eurent plus qu’un désir : celui d’une lutte prochaine, acharnée, et ils s’y préparèrent avec une sauvage ardeur.

Le drapeau avait été fiché en terre près de la tente principale. Pierre et François veillaient sur lui, assis non loin, dans un groupe de chefs. Outre une demi-douzaine de Bois-Brûlés échappés eux aussi au massacre de Batoche, il y avait là le Grand-Ours, appelé parfois encore le « Barbu », à cause de la particularité, rare chez un Indien, qui caractérisait son énergique et intelligente physionomie. Près de lui avaient pris place ses principaux lieutenants : Corne-de-Buffle, John Smith ; « Eau-qui-court », « Faiseur-d’Étangs », « Terre-Rouge », « la Mue »… Tous des hommes aux traits hardis ; aux faces graves, sous leurs longs cheveux couleur d’aile de corbeau, tressés en cadenette ou tombant en cascade noire sur leurs épaules. Pleins d’attention, ils écoutaient les Métis leur conter certains épisodes du siège de Batoche et leur parler de Dumont, de Garnaud et de Riel, surtout de Louis Riel, que ces gens simples tenaient pour un prophète… Et Pierre La Ronde, excité par l’idée de la lutte prochaine, leur disait que, captif des Anglais, Riel, du fond de sa prison, songeait en ce moment à eux, sans doute, et au drapeau qu’il leur avait confié, et qu’ils avaient pour mission de défendre, de sauver et même de conduire à la victoire…

L’annonce de l’approche des Anglo-Canadiens vint bientôt interrompre ses discours.

Chacun se leva pour gagner le poste qui lui était assigné.

À quelque distance dans la plaine onduleuse, on voyait s’avancer les « Scouts », puis, en masse plus compacte, les hommes du 65e régiment de Montréal, des carabiniers de Winnipeg, et enfin l’artillerie avec ses deux pièces de campagne,

La hauteur qu’occupaient les Peaux-Rouges à cause du marais qui l’entourait en partie se prêtait mal à une attaque de flanc. Aussi, les dispositions prises par le colonel Strange ne laissèrent-elles bientôt plus de doute aux chefs sauvages et aux Métis sur les intentions des Anglo-Canadiens : ils allaient tenter d’enlever la position par une attaque de front, au pas de charge…

Pierre La Ronde avait planté le drapeau fleurdelisé à l’endroit le plus élevé de la butte. Le vieux François se tenait près de lui, et un groupe de Bois-Brûlés et de guerriers d’élite commandés par Corne-de-Buffle formaient comme une garde autour d’eux.

Lorsque la sonnerie mordante du bugle entraîna, baïonnette au canon, les soldats du 65e et les carabiniers à l’assaut du camp, Grand-Ours, qui avait ordonné à ses tirailleurs de réserver leur feu, fit un signal. Aussitôt, une fusillade nourrie éclata sur la crête, fauchant les premiers rangs des assaillants, brisant leur élan, les forçant enfin à battre en retraite sous un ouragan de plomb.

— Les « pourious » n’y sont pas ! gronda le vieux François, l’œil brillant, un contentement répandu sur sa face ridée.

— Sûrement ! affirma Pierre. Et, pour qu’ils y soient, faudra avant qu’y nous passent su le corps ! Mais, ouvrons l’œil, grand-père. On dirait qu’y vont recommencer…

Avec la bravoure obstinée de l’Anglais, les ennemis revenaient, en effet, à la charge. La sonnerie du bugle emplissait l’air, les baïonnettes luisaient au soleil… Mais, comme la première fois, les rebords du plateau se couronnèrent de fumée, et dans un sifflement enragé de projectiles, les soldats du Gouvernement durent se replier, abandonnant la pente.

Une troisième tentative fut repoussée de la même façon. Aussi, quand l’aîné des fils La Ronde vit qu’ils s’apprêtaient à faire un quatrième effort, il pensa que ces hommes étaient moins braves que fous.

Déjà, les troupes s’élançaient lorsque Corne-de-Buffle, entre deux coups de fusil, dit, à voix très haute, mais d’un air impassible :

— Les soldats de la Mère-Blanche veulent nous prendre à revers !

Mais déjà le Grand-Ours, auquel rien n’échappait, détachait sur la droite du plateau une soixantaine de braves commandés par Terre-Rouge.

Il était temps.

Profitant de la diversion faite sur le front par une nouvelle charge, l’artillerie, précédée au pas de course par une compagnie de carabiniers, contournait déjà le mamelon. Mais, de la hauteur, les tirailleurs de Terre-Rouge suivirent leur mouvement et l’accompagnèrent de décharges meurtrières, pendant que le gros des Indiens repoussait pour la quatrième fois les assaillants… Un quart d’heure s’écoula… puis une soudaine clameur de rage s’éleva sur la droite où redoublait la fusillade.

— Les carabiniers sont su le coteau ! cria un Métis qui tiraillait à peu de distance des deux La Ronde.

Ils se retournèrent et virent, en effet, les Indiens de Terre-Rouge qui se repliaient, tandis que le Grand-Ours rassemblait, en hâte, ses meilleurs guerriers.

Au même moment, un sauvage de haute taille s’avançait rapidement vers les deux Bois-Brûlés. C’était « Marche-dans-la-Neige » avec sa face toujours un peu sombre :

— Le grand chef, dit-il à Pierre, m’envoie te dire de prendre l’emblème et de l’apporter au plus vite de ce côté…

Il désignait de la main l’endroit menacé par les Anglo-Canadiens.

— On y va ! répliqua le Sang-Mêlé en arrachant le drapeau du sol.

Et, suivi des autres Métis, de Corne-de-Buffle et de ses guerriers, il s’élança…

La compagnie de carabiniers qui avait contourné le mamelon était, en effet, parvenue, en dépit des efforts de Terre-Rouge, à gravir la pente, et son tir nourri jetait, de ce côté, le désordre dans le camp indien.

Mais, soudain, le jeune Bois-Brûlé paraît en agitant le drapeau… À sa vue, les deux cents guerriers d’élite rassemblés par le chef poussent leur déchirant cri de guerre, et, bondissant comme des loups à la suite de Pierre, ils se ruent, la hache à la main, sur les soldats. À ce terrible abordage, la compagnie ne peut résister. Elle se replie précipitamment en arrière. Mais son intervention a déjà donné le temps à l’artillerie qui la suivait d’arriver et de se mettre en ligne, si bien que, quand ce rideau d’hommes s’écarte, les sauvages trouvent devant eux, menaçantes, les gueules des canons… Danger nouveau, mais qui n’est pas pour briser leur élan farouche… Déjà, ils arrivent sur les pièces comme un ouragan quand deux détonations éclatent, formidables… Un double sillon sanglant marque le passage des obus dans la masse compacte des assaillants, et c’est, au milieu de la fumée, un grand tournoiement de corps vagues… En même temps, la compagnie de carabiniers, reformée en arrière, revient à la charge à la voix du lieutenant Went, et une grêle de balles pleut sur les Peaux-Rouges, achève de les arrêter, et, du même coup, sauve les pièces… Plusieurs guerriers pourtant étaient venus tomber jusque sur les roues des affûts. Certains râlaient encore : des artilleurs les achevèrent avant de les pousser à terre… Après quoi, ils reprirent leurs places, prêts à toute éventualité, mais, pour le moment, simples spectateurs des exploits des carabiniers, qui, entraînés par leurs chefs, tâchaient à regagner, en avant, leur première position.

En voyant flotter dans les rangs de l’ennemi un drapeau blanc, l’étonnement de Charlie Went, qui commandait cette compagnie, n’avait, certes, pas été médiocre.

Il se souvenait de l’avoir entrevu déjà à Fish-Creek et tirait, de ce fait, la singulière déduction suivante :

— En vérité, demi-blanc ou sauvage, cela ne diffère guère, puisqu’ils arborent le même signe de rébellion.

Et il concluait :

— Il faut que je m’en empare. Cet objectif stimulera mes hommes, et, si nous réussissons, cela produira sur ces gens un sérieux effet moral…

Se tournant alors vers ses soldats, il leur fit comprendre en quelques mots bien sentis quelle importance il attachait à cette prise.

— Par les cornes du diable ! gronda Hurry, le lieutenant a raison ; il faut qu’on leur arrache leur chiffon d’enfer ! Des garçons de l’Ontario ne sauraient souffrir que ces damnés chiens nous narguent avec cela plus longtemps !

— En avant ! cria Went. Et qu’on le rapporte !

L’idée de Charlie était fort juste : la perte de ce drapeau produirait une déplorable impression dans le camp indien. Les Peaux-Rouges le considéraient comme une sorte de palladium : Riel ne l’avait-il pas choisi comme emblème ? Et puis, il avait appartenu, ils le savaient, au grand peuple qui habitait ce vieux pays où vivaient les frères des Bois-Brûlés. Il avait assisté jadis à bien des combats glorieux… Et c’était une chose singulière et touchante que de voir ces hommes rudes et primitifs défendre avec tant d’âpreté tout le passé français qu’il portait dans ses plis… Car il était devenu, en quelque sorte, l’âme de la résistance, ce drapeau. Une phalange de guerriers l’entourait maintenant, et, bien qu’on se battit toujours avec fureur sur le front de la position, tout le combat sembla désormais tourner autour…

Lui, cependant, droit et blanc, dominait la mêlée, tenu d’une main ferme par Pierre, qui avait délaissé la carabine pour le revolver… Entraînés par leur officier, les Anglo-Canadiens foncèrent dans les balles… Nombre d’entre eux jonchaient le sol, mais les autres étaient parvenus assez près des sauvages qui, peu à peu, sous un feu terrible, reculaient.

Alors, levant la main qui tient la hampe, le jeune Bois-Brûlé poussa un déchirant cri de guerre et bondit en avant. Corne-de-Buffle, Marche-dans-la-Neige, des Métis et quelques autres s’élancent sur ses traces…

Malheureusement, l’impétuosité de Pierre l’a entraîné trop loin. La fusillade, en face, a redoublé soudain, et ceux qui accourent derrière lui le voient s’arrêter, tournoyer, puis s’abattre lourdement sur le sol… Et, lorsque ses compagnons arrivent à sa hauteur, ils se heurtent à un groupe de carabiniers qui cherche à s’emparer du drapeau.

Une lutte atroce s’engage sur le corps du Bois-Brûlé.

La première victime est le vieux François. Frappé d’une balle au cœur, il tombe sur son petit-fils, raide mort.

Un Anglo-Saxon à face de brute qui hurle à pleine gorge : « À nous, garçons de l’Ontario ! » veut porter un coup de crosse à Marche-dans-la-Neige. L’Assiniboine, avec une agilité de panthère, saute de côté, en même temps que sa hache fend en deux la figure de l’homme…

À ce moment, une bande d’une trentaine de guerriers lancée de ce côté par le Grand-Ours arrive avec une impétuosité telle que les carabiniers, incapables de résister à ce choc, reculent…

Le corps du vieux Bois-Brûlé et celui de son petit-fils ainsi dégagés, Corne-de-Buffle se penche vers eux. Ils sont couchés en croix sur le drapeau. François est bien mort, mais Pierre, dont le sang rougit les fleurs de lis, respire encore, crispé à la hampe. L’Assiniboine, le thorax troué de coups de baïonnettes, est étalé sur le dos, près d’eux.

Aidé de quelques Métis, le Cri transporte aussitôt les trois cadavres dans le camp…

La lutte, cependant, continuait toujours.

La bande d’Indiens dont l’intervention venait, sans doute, de sauver le drapeau, s’acharnait sur les carabiniers avec une ardeur décuplée par son succès. Mais sa valeur n’eût pas triomphé du nombre supérieur de ses adversaires si le Grand-Ours n’eût détaché à son secours une bande nouvelle qui se rua avec la même fureur que la première.

Cette fois, la compagnie dut plier. Malheureusement pour les Peaux-Rouges, l’artillerie était toujours en ligne en arrière… Dès que l’infanterie l’eut démasquée, elle donna, brisant l’élan des sauvages…

Le chef cri comprit que, tant que les canons demeureraient à cette place, il ne chasserait pas l’ennemi du plateau. Il fallait s’en emparer à tout prix. À cet effet, il lança successivement de petites troupes de guerriers de ce côté. Beaucoup d’entre eux, pour donner moins de prise à leurs adversaires, en cas de corps à corps, s’étaient mis nus jusqu’à la ceinture, et c’était merveille de voir ces beaux torses bronzés, taillés en souplesse, se mêler et se ruer à travers les brumes de la poudre ; malheureusement, arrêtés par les obus et par les balles des carabiniers qui s’étaient portés entre les affûts, presque tous jonchèrent le sol à quelques mètres des pièces, et ceux qui parvinrent jusqu’aux artilleurs, lardés à coups de baïonnettes, teignirent de leur sang les canons…

Le combat durait depuis près de quatre heures…

Sur le front, où commandaient la « Mue », le « Faiseur-d’Étangs », et l’« Eau-qui-court », la lutte était toujours aussi acharnée. Plusieurs nouveaux assauts avaient été repoussés. Aux rebords du mamelon, sur la droite, les hommes de « Terre-Rouge » et de « John Smith », massés en force, surveillaient le marais et empêchaient le colonel Strange de venir à la rescousse de l’artillerie et de la compagnie de carabiniers qui avait pu gagner le plateau. De ce côté, d’ailleurs, les efforts des sauvages redoublaient : Corne-de-Buffle venait de reparaître avec, à la main, le drapeau dont l’étamine était rougie par une large tache de sang…

Il était 6 heures du soir.

Le colonel Strange comprit qu’il n’arriverait pas à enlever la position. Il se décida à faire sonner la retraite et à ramener ses troupes…

Au moment où l’artillerie et les soldats de Charlie Went regagnaient la plaine sous le feu plongeant des Peaux-Rouges, une balle frappa le jeune lieutenant à la nuque : il parut suffoquer un instant, puis tomba la face contre terre. On l’emporta.

La retraite des Anglo-Canadiens s’effectua sans encombre. Les Indiens, épuisés par la lutte, ne se hasardèrent pas à les poursuivre, et ils purent reprendre tranquillement le chemin du Fort-Pitt.

Pendant qu’ils s’éloignaient, Grand-Ours regagnait sa tente, où il avait fait transporter François, Pierre La Ronde et l’Assiniboine.

Quand il entra, ce dernier venait de mourir. Son énergique figure avait gardé jusqu’à ce moment suprême quelque chose de sombre, et il semblait que cet homme emportât dans la tombe avec lui l’amer regret de la capitulation de sa tribu.

Pierre, au contraire, sous l’influence d’un élixir dont on venait de lui verser quelques gouttes entre les lèvres, s’était ranimé. Mais la gravité de sa blessure ne pouvait laisser de doute sur le dénouement prochain et fatal.

Lorsque Corne-de-Buffle survint, tenant le drapeau fleurdelisé taché de sang, les yeux du moribond brillèrent, et ses lèvres laissèrent échapper quelques mots… Deux Bois-Brûlés qui se trouvaient à ses côtés se penchèrent…

Le désir suprême du blessé leur parvint dans un souffle :

— Le porter… à mon frère… à Jean…

Ils le promirent.

Pierre sourit faiblement, parut se recueillir et dit encore :

— Je lui désire… du bonheur…

… Du bonheur ! répéta-t-il plus bas.

Ses yeux parurent se fermer.

Sans doute, les deux Métis qui l’assistaient n’avaient-ils pas compris ce que le mourant voulait dire… Pouvaient-ils savoir, ces hommes, tout ce que ces derniers mots contenaient de repentir et de regret du passé ? Pouvaient-ils se douter que le souvenir de Rosalie Guérin venait le hanter à cette minute ? Mais, lorsqu’un instant après, le nom du Christ sortit des lèvres expirantes du jeune homme, en bons chrétiens ils comprirent leur devoir.

L’un d’eux tira de sa ceinture un chapelet qu’il mit entre les mains du moribond, puis, ôtant leurs chapeaux, ils commencèrent à réciter les prières des agonisants.

Dans l’ombre de la tente, le Grand-Ours, les bras croisés, et Corne-de-Buffle, immobiles tous deux, les écoutaient. Quelles pensées roulaient-ils dans leurs têtes chevelues d’hommes rouges ? Ils regardaient l’aîné des fils La Ronde, dont la face énergique était aussi blanche que la terre en hiver, tellement blanche que sa longue cicatrice n’apparaissait presque plus.

Ses prunelles noires étaient fixées avec obstination sur le même objet, en face d’elles, mais, de minute en minute, elles perdaient leur éclat.

Quand les deux Métis eurent achevé leur prière, ils se penchèrent sur le moribond. Presque aussitôt, ses prunelles se révulsèrent, sa bouche s’entr’ouvrit comme pour aspirer de l’air… Et ce fut là son dernier effort…

Ainsi mourut Pierre La Ronde, les yeux fixés sur ce drapeau qu’il avait trois fois sauvé.



XXX
l’espoir renaît

Plus de deux mois s’étaient écoulés depuis l’écrasement des Bois-Brûlés. L’insurrection était définitivement étouffée. Le Grand-Ours lui-même, cerné par des forces supérieures, avait été fait prisonnier après une résistance désespérée, et ses hommes étaient maintenant dispersés ou captifs, comme lui, des Anglo-Canadiens.

D’autre part, Louis Riel, sous l’inculpation de haute trahison, passait en jugement à Régina, station de la ligne ferrée du Canadian-Pacific et capitale officielle des territoires du Nord-Ouest. Dans tout le Canada, on attendait fiévreusement les résultats des débats, mais, à cause de l’attitude du Gouvernement, la condamnation du célèbre Métis ne faisait guère de doute ni pour ses partisans ni pour ses ennemis.

Parmi les plus anxieux du sort de Riel se trouvaient, tout naturellement, les survivants de la famille La Ronde. Deux ou trois fois, durant les dernières semaines, Jean-Baptiste, son fils, bu Joseph Lacroix, avaient remonté la rivière jusqu’à la station de Humboldt, dans l’espoir de nouvelles fraîches.

Mais, jusqu’ici, on n’avait rien appris encore, sinon que les débats avaient dû s’ouvrir le 28 juillet. Or, on était au 1er août, et, par cette brûlante journée d’été canadien, Baptiste et Lacroix descendaient en canot la rivière sans rien savoir du sort de leur héroïque chef.

— Attention ! fit tout à coup le batteur d’estrade. V’là que nous arrivons à hauteur de la paroisse…

La physionomie de son compagnon s’assombrit. Il répondit d’une voix amère :

On va donc à « vouère » une fois de plus ce que ces chiens d’Anglouais ont fait de nos domaines !

Le léger esquif filait rapidement.

Brusquement, des toits crevés, d’autres à demi carbonisés, apparurent, trouant le feuillage…

— Regarde-moué ça, gronda Baptiste… Si c’est pas pitié, Seigneur !… nos maisons « éfoncées », plus de bétail, plus de récoltes… Ah ! malheur !…

Lacroix, mélancolique, suivait des yeux, sans rien dire, le paysage qui défilait devant lui…

Dans les masses de verdures qui croulaient du haut des berges jusqu’au bord de l’eau, des échappées lamentables s’ouvraient au passage de la barque sur des barrières abattues, des plantations piétinées, des habitations aux ais disjoints, aux portes pendantes ou arrachées… Par instants, des poteaux noirs et rongés se levaient tragiquement sur des tas de cendres et des débris informes comme pour prendre les bateliers à témoin de la rage dévastatrice des hommes.

— Oui ! reprit La Ronde d’un air sombre, on est ruiné ! À quoi qu’a servi la fameuse proclamation de Middleton qui défendait de rien toucher, de rien prendre ?… De belles paroles… pas d’autre chose ! Moué qui te parle, Lacroix, quand j’ai été ramené à Batoche avec Louis Riel prisonnier, j’ai trouvé tout sens dessus dessous dans ma maison : ma femme, mes enfants n’avaient quasiment plus que leurs chemises su le dos !… Ben heureux encore que Jean qu’était blessé et sa mère et ses sœurs n’aient point été mis à mal… Tout était éboulé, pillé… Et du nord au sud de la paroisse, c’était pareil… Et le général n’a pas bougé, malgré sa proclamation. On est ruinés ! ruinés ! Le Gouvernement a beau faire mine de nous rendre justice, à c’te heure, j’y crois point, moué, dans ce Gouvernement de menteurs !

— Tout de même, observa l’autre, v’là nos « gensses » de Saint-Louis de Langevin qui touchent une fameuse indemnité pour les terres qu’on leur a volées… Et j’en sais maintes qui n’en sont pas trop « marris », car on les a ce qui s’appelle payées…

— Ça c’est vrai, Lacroix. Ah ! dame ! faut ben que ça ait servi à quelque chose, la mort de tant de braves… Et c’est pas moué qui viendrai me plaindre de ce qu’on a combattu… On a ben fait ! Et si c’était à recommencer !… Mais, ce que j’en dis, c’est pour dire que les Anglouais n’ont pas de pitié ! Les trente-cinq familles de Saint-Louis de Langevin ont reçu de l’argent… Mais il y en a deux cents « icite », à Saint-Laurent, qui sont ruinées, sans parler de celles de Saint-Antoine, du Lac-aux-Canards, de Bellevue…

— Pour ce qui est de « moué », j’en suis des ruinés !… interrompit le batteur d’estrade. Mais, j’avais pas grand chose, j’suis veuf depuis des années, mes enfants sont morts… Je ne resterai sûrement pas par « icite »… Avant l’hiver, j’serai parti pour les déserts du Nord… Et puis, c’est-y pas ma vie, à moué, de courir les pistes ? Y aura des colons « à gouèche » dans ces pays-cite, avant qu’y soit longtemps… Ça ne sera plus possible pour les trappeurs…

T’as raison, Lacroix, pour ce qui te r’garde. Mais, pour moué, c’est pas pareil… J’étais « pourvoyeux » à la Compagnie de la Baie, j’aidais à son trafic avec mes chars et mes chevaux, et je touchais pour ça pas mal de piastres… Mais à c’te heure, c’est fini… j’ai plus de chevaux… plus de chars, plus rien ! Je suis ruiné !… ruiné ! J’sais ben que Antoine Cadotte qu’est vieux et qu’est tout seul me propose de me mettre avec lui, à sa ferme… Mais, d’abord, les Angloès ne vont-y pas la lui prendre un jour ou l’autre ? Puis de ça, v’là Jean, mon cadet, qui a l’air d’avouère idée de monter ménage avec Rosalie Guérin… Seulement, faudrait qu’y possèdent autre chose que leurs « hardes »… Jean est allé au fort Le Corne pour tâcher de vendre du « pel » qui lui restait de la dernière saison, mais je pense ben que les affaires n’iront guère… Ah ! Lacroix ! Y a des fois, vois-tu, où on envie nos gens qui sont tombés sous les balles, à Batoche…

— À Batoche ou autre part, Baptiste !

— Oui, donc ! à Batoche comme Louis, mon dernier fils, ou ben au camp du Barbu comme l’aîné et son grand-père… Pauv’gâs, acheva le Bois-Brûlé en essuyant vivement, d’un revers de main, une larme qui lui perlait aux cils.

Il se fit un silence que troubla seul le bruit cadencé des avirons…

Le navrant défilé de barrières brisées, d’enclos ravagés, de toits crevés, continuait toujours sur leur droite… Ils ramèrent longtemps sans parole. Enfin, Lacroix, le premier, questionna :

— Est-ce que M’sieu de Vallonges a revu not’ drapeau ?

— Non, il ne l’a pas revu… Quand Corne-de-Buffle et Hamelin nous l’ont rapporté, M’sieu de Vallonges était déjà parti pour la France… Mais y le verra, sois tranquille, car, dorénavant, on ne va plus l’espérer longtemps…

— Tant mieux. Quand c’est-y qu’y s’en revient ?…

— Dans les jours icite… car il a dit qu’y serait très « veloce » dans sa tournée… Dès ses affaires réglées au « vieux pays », il s’en reviendra en Canada…

Les eaux étaient à cet endroit assez basses, et des bancs de sable apparaissaient çà et là. La course de l’esquif s’était ralentie.

Baptiste qui, depuis un instant, ne quittait pas des yeux la rive, interpella tout à coup son compagnon :

— R’gârde-moué ça ! fit-il en désignant du menton une habitation de bois un peu perdue dans les feuilles, mais qu’on devinait à demi démolie :

— Ta maison, Baptiste ?… Ils l’ont ben arrangée !

— Pourious, va ! grogna La Ronde en forçant rageusement sur ses rames.

La petite embarcation eut bientôt dépassé le gué de Batoche. Les deux compagnons nagèrent encore durant un instant. Enfin, Jean-Baptiste releva ses avirons :

— Aborde ! dit-il.

Une preste manœuvre de Lacroix fit obliquer le léger esquif vers la gauche, et, un instant après, ils touchaient la rive. La ferme Cadotte se dressait parmi les arbres, à quelques centaines de mètres d’eux… La déception de ses hôtes fut grande lorsqu’ils apprirent qu’aucune nouvelle de Régina n’était encore parvenue à Humboldt.

— La diligence arrive demain du Sud, observa le vieil Antoine. Elle amènera p’t’être quéqu’un qui saura du neuf…

— On ira vouère, répondit Baptiste.

Vers le soir, Jean La Ronde revint du fort La Corne. Il était assez mécontent de ses affaires : sa pelleterie s’était mal vendue. En revanche, il apportait des nouvelles de Gabriel Dumont.

Il avait rencontré un parent du fugitif qui venait de recevoir une lettre du Montana, aux États-Unis, où l’ancien chef Métis s’était réfugié. Gabriel Dumont offrait, paraît-il, de se présenter, avec ou même sans sauf-conduit, au procès de Riel comme témoin à décharge.

Le Gouvernement ne daignait même pas lui répondre ; c’était honteux, mais le Gouvernement, dans cette affaire, suivait avec plus de cynisme que jamais sa tradition d’iniquité.

Une autre nouvelle non moins intéressante était celle de la mort de Pitre-le-Loucheux, frappé d’une balle au cœur. Ce forcené, assoiffé de vengeance et peut-être ivre de whisky, avait suivi Dumont pour ainsi dire à la piste dans son exil, guettant l’occasion d’assassiner le Bois-Brûlé. Malheureusement pour lui, un des compagnons du fugitif l’ayant surpris un jour qu’il s’apprêtait à mettre à exécution son perfide dessein, une balle de revolver débarrassa à tout jamais Dumont de sa poursuite. Le meurtrier de Trim, l’homme qui, pour satisfaire sa sauvage passion, n’avait pas hésité à passer à l’ennemi et à livrer Batoche, n’était plus… Chacun se sentit soulagé d’apprendre que le châtiment avait enfin atteint le coupable…

— Fallait qu’y meure ! déclara gravement le vieil Antoine. Le ciel ne pouvait pas supporter que ce mauvais chien reste en vie.

Ce fut là toute l’oraison funèbre de Pitre-le-Loucheux.

Le lendemain, sur la fin de l’après-midi, Baptiste, son fils et Lacroix traversèrent la Saskatchewan pour aller rejoindre la diligence qui faisait alors le service entre Régina et les paroisses du Nord.

Ils durent l’attendre assez longtemps au relais. La lourde voiture apparut enfin. Un instant après, un homme en descendait, c’était Henry de Vallonges. Des exclamations d’étonnement jaillirent du groupe des Métis à la vue du Français. Nul d’entre eux ne s’attendait à son arrivée. Ils s’avancèrent vivement vers lui pour lui souhaiter la bienvenue, mais l’air grave, attristé, du jeune voyageur les troubla.

— Je viens d’assister au procès de Louis Riel, leur dit-il sans préambule. Il est condamné à mort.

Un silence impressionnant suivit ces paroles. Encore que nul des Métis ne s’illusionnât beaucoup sur le sort du chef, la confirmation de leurs craintes mettait sur toutes ces faces brunes un air de consternation profonde.

— Chiens d’Anglouais ! gronda enfin la voix de Jean.

— J’en avais « doutance ! » appuya Baptiste.

— C’était, en effet, facile à prévoir, reprit Henry avec émotion. Dieu sait pourtant s’il s’est bien défendu ! Il a parlé durant plus de deux heures dans un silence solennel. Tout le monde était troublé. Ah ! ses deux avocats n’ont pas été brillants après lui, j’en réponds !… Le chef de jury lui-même bredouillait quand il a lu la sentence. Enfin, il a déclaré que ses collègues et lui étaient d’avis de le recommander à l’indulgence du Gouvernement… Mais, pour moi, je crois que… autant recommander à l’indulgence d’un Indien son ennemi !

— Oui, observa Jean. Mais on pourrait p’t’être profiter de ces quéques semaines pour le faire s’ensauver de prison…

— N’y comptez pas ! Ils le surveillent de trop près…

La conversation se poursuivit longtemps ainsi.

Ils arrivèrent enfin aux bords de la Saskatchewan.

Ils embarquèrent aussitôt, et, une demi-heure après, ils gagnaient la ferme Cadotte.

Tout le reste de la journée passa pour Henry de Vallonges à épuiser le sujet attristant du procès de Louis Riel. Ses auditeurs ne se lassaient pas de s’en faire répéter les détails : en sorte que ce fut seulement après le repas du soir que, sur une question de Jean La Ronde, il donna des renseignements sur son voyage. Il avait été excellent à tous égards ; ses affaires étaient réglées pour le mieux en France, et il revenait au Canada avec la ferme intention de s’y fixer désormais.

— Je me suis arrêté près d’une semaine à Ottawa à mon retour, déclara-t-il. J’ai pu, grâce à mes lettres de recommandation, être reçu par un des ministres, qui est, lui-même, d’origine française, et il m’a accordé tout ce que je lui demandais. J’ai donc la grande satisfaction de vous annoncer qu’au cas – probable — de reprise des opérations cadastrales et de lotissement des terres, vos héritages vous demeureront ; j’ai fait tout ce qu’il fallait pour cela… Les capitaux – sérieux, je puis le dire – que j’ai apportés de France vont me permettre à moi-même d’acquérir un domaine assez vaste, composé de quelques fermes dont les propriétaires sont morts dans la récente guerre sans laisser d’héritiers… Il ne faut, à aucun prix, que ces fermes mises en valeur par les Bois-Brûlés, des moitiés de Français par le sang et des Français dévoués par le cœur, deviennent la propriété de sociétés anglaises ou américaines… Je les acquiers… De plus, mes amis, je mets une partie de mes fonds à votre disposition, sans restriction, pour vous aider à rétablir vos fortunes plus que compromises par les derniers événements… Quant à vous, Jean, je vous réserve…

Un bruit de chaises remuées interrompit le discours du jeune homme. C’était Baptiste La Ronde qui quittait sa place et se précipitait vers lui. Le brave Bois-Brûlé avait les larmes aux yeux ; il pressait les mains d’Henry avec une énergie peu commune, en murmurant des mots entrecoupés :

— Ah ! M’sieu le vicomte… merci, merci donc ! Ah ! les Françâs de France !… merci… merci, M’sieu le vicomte !

Jean La Ronde et même le vieil Antoine, tout claudicant, s’étaient levés à leur tour et, à leur tour aussi, ils remerciaient avec effusion leur bienfaiteur.

Dans un coin, la femme et les filles de Baptiste semblaient toutes bouleversées… Quant à Rosalie, plus sensible encore, elle pleurait franchement.

— Ne faut-il pas assurer l’avenir ? reprit Henry en réagissant non sans peine contre le trouble qui le gagnait lui-même. Mon bon ami Jean, avant mon départ, m’avait confié ses peines : il aurait bien voulu épouser la charmante fille que voilà… Mais, quoi ? Quand on n’a pas d’argent aussi… Or, moi je suis riche. Qu’est-ce que ça peut me faire quelques milliers de francs de plus ou de moins ? Aussi, ma foi, je ne trouve pas que j’aie grand mérite à doter Rosalie…

Lorsque l’émotion fort compréhensible soulevée par ces paroles se fut calmée un peu, le Français reprit d’une voix plus grave :

— Non ! voyez-vous, mes amis, il ne faut pas que tant de braves soient tombés sous les balles anglaises en pure perte… Il ne faut pas, vous comprenez, que l’effort de Louis Riel demeure stérile… J’ai parlé du Canada et du nord-ouest, là-bas, dans le vieux pays de France… J’ai dit tout le bien que je pense de vous et de cette contrée : d’ici six mois, plusieurs de mes compatriotes seront sur les bords de la Saskatchewan avec des capitaux… et nous reprendrons notre œuvre… Car je ne sais si vous êtes de mon avis, mais moi, durant toute cette guerre, j’ai senti que c’était autant à cause de nos origines et de notre confession que pour nous enlever des terres que les Anglais nous ont combattus… Oui, oui, croyez-le bien… Et nous-mêmes, en prenant les armes, n’avons-nous pas continué la lutte commencée si glorieusement par nos pères au temps jadis, ne l’avons-nous pas continuée sous les plis de leur vieux drapeau ? Nous avons été vaincus par la force… c’est vrai… ils avaient des canons… toute l’Angleterre derrière eux… et nous, nous n’avons que nos fusils et nous étions seuls… Mais, laissez faire ! Ils n’auront peut-être pas toujours le dessus… C’est la lutte pacifique qui commence… la lutte avec nos capitaux… avec notre énergie… la seule lutte possible, quoi ! Celle d’où renaîtra peut-être la France du Canada !

Tout en parlant, Henry de Vallonges s’était échauffé. Ses auditeurs l’écoutaient dans un religieux silence. Ces gens simples saisissaient-ils bien toute la portée des paroles de leur compatriote ? Il est possible que ces rudes descendants des guerriers algonquins, et surtout Lacroix et Cadotte, plus frustes que les deux autres, n’aient pas très bien compris quelle était cette forme plus raffinée de lutte à laquelle leur ami faisait allusion. Mais, n’importe ! Leurs cœurs avaient senti ce que leurs esprits concevaient peut-être mal. Et le vieil Antoine trouva au fond du sien la réponse qui convenait. D’un geste grave, il enleva sa toque de peau et dit, de sa voix de septuagénaire un peu tremblante :

— M’sieu le vicomte, dans ce pays-cite, on est de pauvres Françâs sauvages, mais on est de bien bons Françâs tout de même.

— Merci… mon brave… merci, mon ami ! lui répondit, avec une énergique poignée de mains, le jeune homme tout ému.

— Et maintenant, ajouta-t-il sur un ton plus gai, versons-nous une rasade de rhum…, de rhum de « Jean-Marie », comme vous dites, et buvons à l’avenir de la vieille et de la jeune France !

Les verres furent emplis. Mais Henry de Vallonges, s’étant recueilli, ajouta :

— Buvons à l’avenir, mais sans jamais oublier le passé, ni ceux de nos frères, de nos proches, qui sont tombés sous les balles anglaises, sans oublier non plus notre pauvre Riel qui souffre encore là-bas, dans la prison de Régina, et qui payera peut être de sa vie le triomphe futur des siens…



XXXI
les dernières heures de riel

L’automne était venu.

Depuis trois mois et demi, le chef des Bois-Brûlés, emprisonné à Régina, attendait la décision du Gouvernement qui devait ou ratifier la sentence de la Haute-Cour ou commuer sa peine…

Sur une étendue de pays quinze fois grande comme la France, on prononçait le nom de Louis Riel pour le glorifier ou pour le maudire.

Dans tout le Bas-Canada, où domine l’élément français, un cri de réprobation s’était élevé à la nouvelle de sa condamnation à mort. Dans le Haut-Canada, au contraire, et surtout dans la province d’Ontario, on tenait cette condamnation pour juste, car on estimait qu’il s’était rendu coupable du crime de haute trahison. On sentait les ministres canadiens hésitants pris entre ce double courant d’opinion, et il en résultait une agitation entretenue par la presse des deux partis, dont l’un parlait au nom des intérêts britanniques, et l’autre au nom de la justice et du droit.

La décision du Gouvernement arriva enfin à Régina le 15 novembre 1885.

Riel devait mourir.

Par une grise après-midi d’automne, le shérif Chapleau vint lui donner avis de l’ordre d’exécution. Le Bois-Brûlé ne pâlit pas, ne fit pas un geste.

— C’est bien, dit-il, je suis prêt !

Mais quand le shérif lui eut fait connaître que l’exécution n’aurait lieu que le lendemain, le condamné demanda que le P. André, son confesseur, l’assistât durant toute la dernière nuit.

Quand le geôlier eut fait pénétrer le religieux dans l’étroite cellule, le prisonnier se leva… Un bruit métallique indiqua tout de suite au prêtre que la liberté des mouvements avait été mesurée à l’infortuné, et, à la lueur vacillante d’une chandelle, il vit que Riel tenait en effet, dans sa main, le boulet attaché par une chaîne à l’une de ses chevilles. Il portait des vêtements usagés, et sa chemise entr’ouverte laissait apercevoir un scapulaire sur sa poitrine ; mais ce misérable accoutrement ne faisait que mieux ressortir l’extraordinaire expression de sa face illuminée et pâle de martyr. Ses propos, toutefois, ne furent pas ceux qu’avait pu redouter un instant le P. André. Assis en face de lui, le coude appuyé sur la petite table qui formait à peu près le seul meuble du lieu, Louis Riel évoqua son enfance, parla des siens, de ses compatriotes, rappelant parfois très simplement une anecdote de sa vie, cette vie toute de lutte et de dévouement. Il était heureux, affirmait-il, en quittant ce monde, de se dire que ses efforts n’étaient pas restés vains. Le Canada s’était ému : la guerre qu’il avait soutenue aurait du moins pour résultat de forcer le Gouvernement à examiner les justes réclamations des demi-blancs et des Indiens… Il s’inquiéta aussi de plusieurs de ses partisans, de ceux de ses compagnons d’armes qu’il connaissait davantage. Le sort de la famille La Ronde l’intéressa tout particulièrement. Il savait que Pierre avait sauvé le drapeau. Quelques semaines auparavant, il avait exprimé le désir de recevoir, au cas où il devrait mourir, l’emblème sous lequel il avait combattu.

— Je vous l’ai apporté, dit le P. André en attirant l’étamine dissimulée sous sa soutane.

À cette vue, les yeux du prisonnier brillèrent de joie. Il remercia le Père avec effusion. Pendant un long moment, ils regardèrent en silence l’étoffe fleurdelisée. Presque au milieu s’étalait une large tache brunâtre, une tache de sang.

— Le sang de Pierre La Ronde ! dit Riel avec émotion.

Et il ajouta :

— Ce m’est une bien grande consolation de me dire que je vais rejoindre tous ces braves !

Longtemps encore il demeura debout, ainsi plongé dans sa rêverie, sans quitter de l’œil le drapeau.

Enfin il releva la tête :

— J’aurais aimé tomber à leur tête, frappé d’une balle, murmura-t-il, si la façon dont je vais périr n’était pas plus utile à la cause de mon peuple.

Il dit encore :

— Ceux qui me condamnent sont de bonne foi et font ce qu’ils croient leur devoir. Quant à moi, je ne ferai pas honte à mes amis et je ne réjouirai pas mes ennemis et ceux de la religion en mourant en lâche. Voilà quinze ans qu’ils me poursuivent de leur haine, et jamais encore ils ne m’ont fait fléchir. À l’heure où ils me conduiront à l’échafaud, je faiblirai moins que jamais, et je leur suis infiniment reconnaissant de me délivrer de cette dure captivité qui pèse sur moi[11].

Il se tourna vers la petite table. Il y avait là des plumes, de l’encre et du papier. Alors, d’une voix où tremblait pourtant quelque chose :

— J’ai encore, mon Père, certaines dispositions à prendre qui ont rapport à mes intérêts terrestres et surtout à mes affections…

Il se tut, l’œil perdu dans un rêve… Le religieux comprit qu’il songeait à sa femme, à ses deux enfants :

— Soyez fort ! dit-il. Je vais prier pour vous.

Louis Riel secoua doucement la tête comme pour chasser une idée obsédante :

— Que la volonté de Dieu soit faite ! murmura-t-il.

Et il s’assit à sa table.

Il écrivit longtemps. Les heures passaient… Enfin, il se leva, remit toutes ses lettres au P. André avec quelques renseignements et ajouta :

— Maintenant, mon Père, je ne veux plus parler avec vous que de l’autre vie…

Assis en face l’un de l’autre, ils s’entretinrent exclusivement de sujets spirituels. Quand la nuit tira sur sa fin, ils mirent pourtant un terme à ces propos, l’un pour dire la messe, l’autre pour y assister et communier.

À 6 heures, Louis Riel fit ses ablutions et procéda à sa toilette. Il regretta la pauvreté de son accoutrement.

— Comme marque de respect pour la majesté de Dieu, dit-il, j’aurais pourtant aimé à être mieux vêtu pour aller à la mort.

Cependant, le jour s’était levé, un jour frissonnant de novembre…

Un peu avant 8 heures, le shérif entra.

— Allons ! fit le condamné.

Un instant après, il montait sur l’échafaud d’un pas ferme et résolu.

Le P. André l’y avait suivi. Le Bois-Brûlé s’agenouilla pour écouter les prières des agonisants. Mais les prières étaient terminées depuis un moment que Riel demeurait toujours là à genoux, les yeux levés au ciel, comme en extase…

Un grand silence régnait…

Le shérif s’avança enfin et lui toucha légèrement l’épaule. Le Métis parut s’éveiller. Il regarda autour de lui d’un œil étonné, puis, apercevant le P. André, il se souvint et sourit…

— Du courage, Riel, lui dit le religieux.

— J’en ai, mon Père ! Je crois en Dieu !

Il s’approcha de l’exécuteur et tendit la tête au nœud coulant.

On l’entendit murmurer :

— Jésus ! ayez pitié de moi.

À ce moment, le shérif s’avançait :

— Louis Riel, avez-vous quelque raison à faire valoir contre la sentence de la Cour ?

Une seconde, il parut interloqué. Mais, sur un signe du P. André :

— Non ! fit-il.

Le religieux s’était approché, les deux hommes s’embrassèrent.

— Adieu !

— Non, mon ami, pas adieu… Au revoir !

— Ah ! oui : au revoir… dans l’éternité.

Le Père se retira.

Le condamné, les mains jointes, récita une dernière fois le Pater.

« …Ne nous laisse pas succomber à la tentation. Délivre-nous du mal… »

Brusquement, la trappe s’ouvre sous ses pieds. La corde se tend et vibre. Le corps du supplicié se crispe en un ou deux soubresauts, puis le cadavre raidi oscille lentement…

Le chef des Bois-Brûlés avait vécu…



XXXII
entre le passé et l’avenir

C’était deux ans après, par une belle fin d’après-midi, en mai.

Un canot, conduit par deux hommes, descendait la Saskatchewan, à hauteur de la paroisse de Saint-Laurent.

Quoique le soleil commençât à décliner, la chaleur était encore très forte, et l’un des bateliers ayant soulevé son chapeau de paille pour éponger son front, l’ardent soleil illumina soudain une abondante chevelure rousse :

— Allons ! tu jouiras du Canada chaud après avoir tâté du Canada froid ! lui lança joyeusement Henry de Vallonges qui tenait la barre. Mais il ne faut pas que ça t’empêche de nager, tu sais. Reprends les rames. Nous ne sommes pas encore à la ferme Cadotte.

Le vicomte n’avait guère changé en cette couple d’années. Peut-être son teint était-il un peu plus rouge à cause de ses courses continuelles au grand air ; peut-être, aussi, sa longue moustache de gaulois lui cachait-elle un peu plus les lèvres. Mais, sous la chemise de flanelle qui lui couvrait le torse, on devinait un corps toujours souple et nerveux.

Son compagnon, visiblement plus jeune, bien qu’il portât une barbe en pointe aussi rousse que sa chevelure, avait les façons d’un garçon alerte et déterminé.

– Nous approchons du bac de Batoche, dit tout à coup Henry. Tiens ! Philippe, tu vois cet enclos ? C’est là qu’était autrefois la maison de ce pauvre Athanase Guérin dont je t’ai souvent parlé !

Le rameur, les avirons en suspens, regardait de tous ses yeux la rive verdoyante.

— Et voici celle de Jean-Baptiste La Ronde, reprit le Français au bout d’un instant. Si nous n’étions pas attendus à la ferme Cadotte, nous nous y arrêterions… Ce sera pour une autre fois.

Déjà, au milieu des futaies de la berge apparaissaient l’église, les bâtiments qui l’environnaient, et, plus près de l’eau, ceux qui servirent de quartier général à Riel.

— Oui, mon cher, dit Vallonges d’une voix que l’émotion rendait grave, c’est dans ce décor-là que s’est achevé le drame héroïque il y a juste deux années aujourd’hui. Il faisait un temps comme celui-ci… je me souviens de cela comme si c’était hier… je m’en souviendrai ainsi toute ma vie…

— Comment en serait-il autrement ? repartit l’autre. De pareils souvenirs embellissent toute une existence… Ah ! je t’envie, Henry ! Au lieu de mener en France une vie inepte, j’aurais fichtrement mieux fait de venir ici combattre avec toi aux côtés de ces braves Bois-Brûlés !

— À quoi bon regretter le passé, Philippe ? Ce qui est fait est fait. Estime-toi donc heureux, au contraire, d’avoir eu l’occasion de rompre avec une manière de vivre assez plate et inutile… Depuis près de neuf mois que tu es installé à Aldina, tu n’as eu qu’à te louer de ta détermination… par conséquent…

— Oh ! pour ça oui, interrompit vivement le jeune homme, il est certain que notre exploitation promet… Mais, dis-moi donc, quel est cet homme que j’aperçois là-bas sur l’autre rive et qui paraît nous attendre ?

Henry de Vallonges se pencha un peu en avant, la main en abat-jour au-dessus des yeux :

— C’est pourtant pas Jean La Ronde, murmura-t-il… mais non, ce n’est pas lui !

Il demeura indécis quelques secondes, et, tout à coup, d’un ton joyeux :

— Parbleu ! s’écria-t-il, mais c’est Lạcroix ! Joseph Lacroix !

— L’ancien éclaireur dont tu m’as parlé ?

— Lui-même, ce brave Lacroix ! Il y a plus d’un an que je ne l’ai vu…

Cinq minutes après, ils accostaient la rive.

— Ah ! je suis bien heureux de vous revoir, mon brave ! dit le vicomte en serrant avec effusion les mains du Métis.

Vous devenez rare dans notre contrée… Eh bien ! ça va toujours ?… Mais, tenez ! il faut que je vous présente mon ami Philippe Dussereaux, un Français de France qui est venu s’établir, il y a neuf mois, à Aldina…

— Où ça, vous dites ?

— À Aldina… Ah ! c’est vrai ! vous n’êtes plus au courant… au lac des Maskegs, si vous préférez… Mais on l’appelle maintenant Aldina, du nom de son bureau de poste. C’est là que je me suis installé… Des émigrants du « vieux pays » s’y sont fixés aussi, et c’est une petite colonie française…

Le trappeur semblait un peu dérouté. Il répondit d’un air embarrassé :

— Je ne fréquente plus guère cette contrée, v’savez ben… Quèque vous voulez ? moué, je suis autant sauvage que Franças… Y me faut la prairie, et puis c’est ma façon de vivre, vous savez, la chasse… et le gibier se fait plus rare, par icite.

— Il y a longtemps que vous êtes dans le pays ?

— Non ! depuis trois jours seulement. J’avais affaire à Carlton. Pour lors, j’ai poussé jusqu’icite pour « vouère » les amis… Hier, j’ai été à Batoche chez Baptiste…

— Il va toujours bien, Baptiste ?

— Toujours, et sa femme et ses filles itou… Ah ! leurs affaires vont comme y faut à c’te heure ! Mais aussi qu’y vous doivent donc une belle chandelle !

— Et Jean ? interrompit Vallonges, et Rosalie ? et mon jeune filleul ? Tout ce monde-là est en bonne santé ? Il y a trois mois que je ne les ai vus… C’est que le lac des Maskegs n’est pas tout près d’ici !

— En v’là encore qui sont ben heureux, M’sieu le vicomte… Ah ! y en ont eu une chance ! Vous vous trouvez là pour leur donner de quoi s’établir… Le vieil Antoine qui meurt en leur laissant sa ferme… Ah ! y n’ont pas à « grémir » su’leur sort…

— Mais, et vous, Lacroix ? Est-ce que vous gémissez sur le vôtre ? Parlez-nous donc un peu de vos affaires ?

— Moué, ça va un petit peu, v’savez… La dernière saison de trappage n’a pas été ben forte tout de même… J’ai chassé à l’ouest du Fort-Pitt… Ah ! dites donc ! tant que j’y suis… que je vous parle de quéqu’un que j’ai revu dans cette contrée-là et que vous connaissez ben…

— Qui donc ?

— Le dénommé Hughes Clamorgan…

— Hughes Calmorgan…

— Comme j’vous le dis… ce mâtin d’Anglouais a déniché de l’argent je ne sais pas où… il a rebâti sa ferme, racheté du bétail, et à c’te heure, ça marche comme devant.

— Et sa fille, est-elle toujours avec lui ?

— Ah ! pour sa fille, c’est pas pareil ! je me suis renseigné, v’savez ben, suivant mon usage… Y paraît que la mort de son promis lui a fait un coup, qu’elle en a eu assez de cette contrée-cite et qu’après la guerre elle s’en est retournée chez des parents, au pays des Anglouais… N’y a que ce mâtin de père qui ne s’est pas décidé à donner sa résignation de fermier et qui se démène de plus belle autour de sa grande bâtisse en bois…

Tout en causant ainsi, les trois hommes approchaient de la maison.

Ils n’en étaient plus qu’à une vingtaine de pas lorsqu’une jeune femme parut sur le seuil.

C’était Rosalie, toujours alerte et gracieuse, et, malgré son léger hâle, fraîche sous ses longs cheveux noirs…

Les souhaits de bienvenue échangés, elle apprit aux nouveaux venus que, cinq minutes auparavant, le P. Léonard étant venu à passer devant leur porte, Jean l’avait prié d’entrer. Maintenant, ils faisaient un tour dans le défrichement, sur l’invite du jeune homme, pressé, en bon propriétaire, d’en faire valoir aux yeux du missionnaire l’état de culture.

— Ah ! je serai bien heureux de retrouver aussi cet excellent Père, dit le Français, et de lui présenter mon ami…

— Eh ben ! continua Rosalie, vous n’avez qu’à prendre cette « sente » à gauche et à traverser le « couvert ». Dans trois minutes, vous les aurez joints.

— Nous y allons ! Ah ! pourtant, j’aimerais assez à voir auparavant si mon gentil filleul…

— Y dort ! répondit la jeune mère en baissant un peu la voix.

— Oh ! alors, laissons-le… ce sera pour notre retour, dans un instant… À tout à l’heure, Rosalie…

Ils s’éloignèrent dans la direction indiquée…

La joie du jeune Bois-Brûlé fut grande de revoir l’homme à qui l’attachaient doublement les liens de l’amitié et de la reconnaissance. La vive affection qu’il portait au vicomte lui avait fait regretter bien des fois que ce dernier se fût fixé au lac des Maskegs ; mais le Français n’avait pu faire autrement, les propriétés métisses qu’il se proposait d’acquérir aux environs de Batoche ayant été toutes enlevées par des acheteurs anglo-saxons fortement appuyés en haut lieu…

Le tour du propriétaire achevé, ils revinrent tous au « log-hut », en conversant avec animation.

Assise devant sa porte dans l’ombre tiède portée par la maison de bois, Rosalie, en vraie demi-indienne, mettait la dernière main à une paire de mocassins destinés à son mari… Près d’elle, dans une couverture, un bébé d’une dizaine de mois s’agitait et se roulait, nu comme un petit sauvage.

— Celui-ci est mon filleul, Philippe, dit gaiement Vallonges en conduisant son ami devant l’enfant. C’est le jeune Henry La Ronde.

— Élevé à la mode des camps indiens, à ce que je vois… observa Dussereaux.

— Tout à fait, M’sieu, répondit Jean en souriant. Nous avons tous été « éduqués » de même à la maison, et vous voyez qu’on ne s’en porte pas plus mal.

Le Français jeta un regard rapide sur l’homme magnifique au teint ambré, au corps souple et fort qu’il avait devant lui.

— En effet ! fit-il simplement.

C’était l’heure du thé.

Ils le prirent dehors, en face de la Saskatchewan, de la plaine verdoyante qui déployait sous leurs yeux ses splendeurs printanières et des collines boisées de l’autre berge illuminées par le soleil déclinant…

Ils se taisaient.

Henry, le premier, rompit le silence :

— Mes amis, nous sommes au 11 mai 1887.

Jean tressaillit.

— J’y pensais ! dit le P. Léonard.

— Y faisait un soleil pareil ! déclara Lacroix.

Au bout d’un instant, le vicomte reprit :

— Je regrette bien que nous n’ayons pas songé à faire venir Baptiste. J’aurais aimé que nous fussions tous réunis en ce jour… Quoi qu’il en soit, je propose d’associer au bonheur dont nous jouissons à l’heure actuelle le souvenir de nos chers morts… C’est beaucoup à leur sacrifice que nous devons les joies du présent.

— Pour sûr ! appuya Jean. Mais c’est surtout à notre pauvre Louis Riel…

— Un saint, ç’lui-là ! interrompit Lacroix avec conviction.

— Une âme éprise de justice, dans tous les cas, fit le missionnaire, un peu rêveur.

La conversation se poursuivit sur ce ton durant un bon moment. Mais le P. Léonard et Vallonges ayant entrepris d’instruire Philippe Dussereaux de certains détails de la campagne, Lacroix demanda à Jean de lui montrer une paire de chevaux qu’il avait à vendre.

L’ancien éclaireur était un de ces hommes nés exclusivement pour l’action, pour la lutte, et qui ne s’attardent guère au souvenir des choses passées. Lorsqu’on évoquait devant lui la prise de Batoche, il disait simplement : « C’est un grand malheur ! » et, pour lui, le sujet était épuisé. Les deux chevaux de La Ronde l’intéressaient autrement que les récits du missionnaire et du vicomte, et surtout que les réflexions de leur auditeur…

Quand les deux Français et le religieux furent seuls, Philippe Dussereaux, se tournant vers ce dernier, lui demanda sans préambule ce qu’il pensait, au fond, de l’affaire de Riel.

Cette question assez inattendue surprit le P. Léonard, et il témoigna le désir d’en connaître les motifs :

— Mon Dieu ! répondit Dussereaux, je vous avoue que, depuis que je suis au Canada, j’ai entendu des gens de notre race émettre sur cette affaire des opinions si diverses que je serais curieux de connaître la vôtre.

— Tout dépend du point de vue auquel on se place, répliqua le Père, bien qu’un recul de deux années et l’apaisement qui s’est fait autour de ces événements nous permette de les juger dans leur ensemble avec plus de liberté d’esprit. Si je l’envisage au point de vue de la colonisation, la révolte des Métis fut une aventure déplorable, car elle a arrêté l’essor du progrès dans toute cette contrée qui est à peine remise de la secousse ; politiquement parlant, car elle a failli brouiller deux races qui ont intérêt à collaborer…

— Je vous arrête ! s’écria Henry de Vallonges avec feu. Si les deux races ont senti se réveiller une vieille inimitié, en quoi est-ce la faute des Métis ? N’est-ce pas l’élément anglais qui, en poussant à bout ces malheureux, en les obligeant à se révolter et en réprimant ensuite durement l’insurrection, a exaspéré au Canada le sentiment français ?

— C’est possible, Monsieur le vicomte ; mais, pour en revenir à la question que m’a posée votre ami, je n’en maintiens pas moins que, dans l’ensemble, l’insurrection fut fâcheuse… Nous vivons loyalement et paisiblement à l’ombre du drapeau anglais, et notre intérêt, pas plus que celui de la civilisation, n’est de voir l’accord des deux races troublé sur ce point du monde… Maintenant, je vous concède volontiers que cette affaire a révélé d’une façon touchante, quoique brutale, la vitalité de notre sang et la permanence de nos traditions…

— Eh bien ! soit ! répliqua Vallonges. À mon tour, je vous accorderai que la lutte de cette poignée de descendants de Français contre la Puissance anglaise fut un anachronisme… Mais un bel anachronisme, avouez-le ! Quel magnifique exemple de fidélité ils ont donné, ces demi-Français qui se faisaient tuer sous les plis de notre ancien drapeau !

Le missionnaire, à ces mots, sourit, et, levant un doigt :

— Prenez garde, Monsieur le vicomte. Vous parlez en poète en ce moment !

— En poète ? Peut-être… À condition que vous n’entendiez pas par là que je m’attache à des idées sans consistance. Rien de plus positif que le fait significatif que je vous cite. Et ce qui est vrai pour les Franco-Indiens l’est, à plus forte raison, pour les Franco-Canadiens. Quand on songe que, depuis un siècle et demi, ils s’y maintiennent avec leurs qualités, leur langue, leurs traditions vis-à-vis de la plus avide, de la plus implacable des races, on a le droit de nourrir de grandes espérances…

— Vous avez raison, répliqua le Père. J’ai la même opinion que vous, moi qui vis depuis plus de trente ans au Manitoba et dans les territoires du Nord-Ouest…

— Et dites-vous bien que les trois quarts de mes compatriotes ignorent cela ! reprit le jeune homme avec animation. Moi, je me suis toujours intéressé à ce pays parce qu’un de mes ancêtres, Guy de Vallonges, a été tué sous Québec avec Montcalm. Mais, bien qu’averti, j’ai été émerveillé de constater quel attachement les Franco-Canadiens des provinces civilisées ont pour la vieille patrie. Et quand j’ai vu les héroïques Bois-Brûlés de la frontière de l’Ouest se faire tuer sous les plis de notre ancien drapeau, puisque c’est le seul qu’ils connaissent, quand j’ai vu cela, eh bien ! j’ai su à quoi m’en tenir désormais sur l’avenir français du Canada !

— C’est pour cela que nous devons soutenir la lutte de toutes nos forces, appuya Philippe. Des capitaux inutilisés chez nous peuvent trouver ici un admirable emploi, car on n’y travaille pas seulement pour son compte personnel, on y travaille aussi pour la plus grande France…

Le religieux écoutait Dussereaux avec des signes de tête approbateurs :

— Voilà de belles et bonnes paroles, conclut-il. Oui : tout en considérant l’autre race, non comme une rivale, mais comme une émule, nous devons combattre, en effet, pour la nôtre, pour notre idéal, nos convictions…

À ce moment, La Ronde et Lacroix reparaissaient en conversant.

Philippe Dussereaux dit à mi-voix quelques mots au vicomte : celui-ci se tourna vers le jeune Bois-Brûlé :

— Jean ! fit-il, mon ami désirerait voir notre relique, notre drapeau…

Le Sang-Mêlé, avec un signe d’assentiment, disparut dans la maison.

Repris par les anciens souvenirs, le missionnaire, le Français, le trappeur lui-même, se taisaient, les yeux sur le paysage déroulé en face d’eux…

L’heure était délicieuse. La lente approche du soir commençait à tempérer les feux du jour. Une petite brise douce, qui semblait monter de la Saskatchewan, passait à l’ombre de la maison, caressant les mains et les faces. Un bien-être infini, une calme joie de vivre dilatait les cours, gonflait les poitrines… Et les deux Français, l’un assis près du seuil, l’autre debout à son côté, se sentaient prêts à de grandes choses dans la plénitude de leur enthousiasme, de leur patriotisme, de leur foi. Cette immense terre encore presque vierge pouvait seule convenir à l’effort de leurs énergiques, de leurs viriles jeunesses… Plus que jamais, ils étaient décidés à la lutte obscure et pacifique, mais grandiose, pour le triomphe de leur race…

Et, tout à coup, Jean La Ronde apparut avec l’emblème aux fleurs de lis.

Chacun s’était avancé vers lui, trop ému pour pouvoir articuler une parole. Le drapeau passa de mains en mains.

Presque au centre, une grande tache diluée, irrégulière, en brunissait l’étamine…

Philippe Dussereaux la regardait sans rien dire, instruit par Vallonges de la sublime et tragique histoire.

— Le sang de Montcalm n’a pas été infécond, dit enfin ce dernier d’une voix grave. Pourquoi donc le serait-il, celui de Louis Riel, de Pierre et de tant de nos frères ?

Le P. Léonard, tout pensif, parla à son tour :

— Deux ans déjà depuis la rébellion ! Comme le temps passe ! Un jour viendra, mes amis, – pas très lointain peut-être, — où ce pays presque désert sera peuplé de millions d’hommes. Nous, nous serons morts. Qu’est-ce qui pourra donc parler encore à nos descendants des temps héroïques ? Sans doute, le petit monument qu’on vient d’élever dans le cimetière de Batoche à la poignée de braves tués sur la dernière barricade, mais, je l’espère aussi, cette relique tachée de sang que se passeront vos fils…

Et il ajouta, après un silence :

— Certes, nous saluerons toujours notre vieille patrie dans les trois couleurs. Mais ce drapeau-ci, parce qu’il est celui de Montcalm et de Riel, symbolise tout particulièrement le glorieux passé du Canada français…

À ce moment, la voix grêle du petit Henry, qui pleurait un peu, s’éleva dans l’air calme. Rosalie l’avait pris entre ses bras et cherchait à l’apaiser. Philippe se retourna vivement, et, désignant l’enfant de la main :

— Alors, nous sommes entre le passé et l’avenir. C’est le même sang, n’est-il pas vrai ? Le sang héroïque des Bois-Brûlés qui teint l’étamine de ce drapeau et qui coule dans les veines de cet enfant…

Personne ne releva le propos. Mais, comme à cet instant précis, la brise qui semblait monter de la Saskatchewan passait plus fraîche sur les faces, on eût dit que l’esprit des morts qu’elle avait roulés dans ses eaux approuvait ces paroles…


FIN

TABLE DES MATIÈRES




  1. « Au Canada », c’est-à-dire, dans la province de Québec, le Canada français. (A. R.)
  2. Nom parfois donné par les métis à la branche septentrionale de la Saskatchewan.
  3. Ou, plus exactement : Gros-Ours : en anglais Big-bear. On le connaissait aussi sous le sobriquet de « Barbu ».
  4. L’inspecteur Dickens, qui commandait les troupes du Fort-Pitt, était le fils du célèbre romancier anglais.
  5. Pierre-le-Louche.
  6. Cet épisode est entièrement historique.
  7. Historique.
  8. Le diable ou le « méchant », nom indien du carcajou, sorte de blaireau d’Amérique.
  9. Poundmaker est la traduction anglaise du nom indien du chef et signifie, en effet, Faiseur d’Enclos, par allusion aux enclos faits par les Indiens lorsqu’ils traquaient le bison.
  10. Gratter est le synonyme de filer ou décamper.
  11. Historique (Lettre du P. André sur la mort de Riel).