Les atmosphères/Le vent

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À compte d'auteur (p. 18-20).

Le Vent


Ce jour-là, le passeur rama plus que de coutume. C’était juillet, et des femmes traversaient par groupes pour une cueillette sur l’autre rive.

Tout le matin qui fut calme, avec la rivière lisse, on aurait dit polie, la chaloupe ne discontinua point son va-et-vient de trait-d’union mobile des deux rives, la chaloupe avec ses rames grandes ouvertes en bras qui embrassent l’effort, en bras ouverts comme crucifiés sur le travail.

Vers le milieu du jour, il vint une heure trop belle au temps, une heure tout simplement trop belle pour qu’il en puisse continuer d’être ainsi. Il se produisit quelque chose qui était un changement. L’air remua dans les arbres qui se prirent de tremblotements ; l’air poussa sur la côte, où les bras d’un moulin tournoyèrent lentement dans le lointain ; l’air se frotta contre la rivière qui cessa subitement de mirer les rives, comme une glace qui devient embuée. Il se fit donc un changement ; il fit du vent et le temps s’assombrit.

L’après-midi ne fut plus que du vent dans un temps gris.

Quand le passeur revint vers la rive où l’attendait la dernière des femmes attardées, la rivière était pleine de secousses et de chocs, et la chaloupe sautait sur l’eau qui semblait s’ébrouer. Il atterrit péniblement, puis il repartit avec la femme.

La chaloupe n’avançait que par petites propulsions, à cause des rames qui lâchaient prise subitement, et qui lançaient en l’air des gerbes blanches ; à cause de toutes les vagues inévitables qui frottaient sur la chaloupe ; à cause de l’équilibre qu’il fallait tenir dans le balancement des rames plongeant avec un bruit et remontant comme pour respirer avant de replonger ; enfin, à cause du vent, et principalement des reins qui donnaient des langueurs et des sursauts au corps tout tordu qui tirait sur les bras tendus et quasi impuissants.

Le passeur exténué sentait le vent sur son front, tout le vent lourdement appuyé à son front et qui tonnait dans ses oreilles, comme s’il avait eu sur les côtés de la tête les grandes ailes d’une coiffe de toile.

Quand le choc de la rive eut enfin immobilisé l’embarcation, le passeur, les bras ballants, s’affaissa, épuisé.

Des volutes immenses de vent roulaient partout, serrées comme une charge ; des volutes immenses, une charge de volutes pesantes.