Les atmosphères/Les reins

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À compte d'auteur (p. 15-17).

Les Reins


Il arriva qu’un matin, à son réveil, le passeur fit une autre grande découverte. Il constata qu’il avait non seulement un dos, d’où ses bras puisaient l’énergie, mais aussi des reins.

Cela était advenu à la suite d’une grande fatigue au sortir du lit. Il avait éprouvé à son dos la sensation d’une pesanteur inaccoutumée, comme si la lourde paillasse y était restée collée. Il eut, somme toute, l’impression d’avoir repris en une seule nuit toutes les fatigues qu’il avait jadis laissées dans ses sommeils.

Il vint un homme qui parlait fort et qui le fit se mettre nu. Il laissa deux bouteilles et des paroles que le passeur dut se répéter plusieurs fois, avant d’en saisir toute la signification.

— C’est vos reins, vieux, qui sont usés.

Cela fut toute une révélation, et il ne cessa pas, pendant deux jours de se redire :

— J’ai des reins et ils sont usés.

Tout d’abord, il n’en avait voulu rien croire.

Habitué qu’il était, par sa vie d’homme qui travaille, de ne voir dans le corps humain que des attributs du travail, il ne put pas concevoir l’existence en soi d’une partie qui fût inutile. Avec des bras, il tirait tout le jour des rames qui pèsent du bout d’être dans l’eau ; il traversait d’une rive à l’autre des charges qui faisaient enfoncer son bac d’un pied. Avec des jambes, il marchait au devant de l’argent, ou se tenait debout pour l’attendre. Certes, il savait le dos nécessaire, ne fût-ce que pour se coucher dessus quand on est trop fatigué. Mais des reins, ça ne servait à rien, sinon à faire souffrir, quand on les attrape.

Mais il vint l’heure de sortir et de travailler, et comme la souffrance de son dos le suivait partout, dans sa chaloupe et dans son bac, il lui fallut bien s’admettre qu’il avait quelque chose là. Comme cette chose ne se tenait pas agrippée à son épaule ni à ses hanches, il finit par reconnaître l’existence en lui des reins, et il en fut consterné.

Son mal et ses reins s’identifièrent donc en passant par sa connaissance. Ils furent une partie douloureuse à son corps ; ils furent une maladie qui lui venait du lit et du sommeil, ayant constaté un redoublement de ses souffrances à son réveil.

Puisque ses reins étaient le mal à son corps, il avait donc attrapé les reins. Et si certains jours qui furent plus pesants que les autres, ses rames s’arrêtaient en l’air comme le geste interrompu d’un orateur qui ne trouve plus ses mots, le passeur s’excusait d’être, tout simplement, un pauvre homme qui porte ses reins.