Les aventures d'un Français au pays des caciques (G. Ferry)/IX
CHAPITRE IX
UN MYSTÈRE SANGLANT.
Arrivés sur la terrasse, nous restâmes d’abord livrés pendant quelques instants à une contemplation silencieuse. À nos pieds s’étendait l’ancienne cité des Aztèques avec ses dômes, ses clochers innombrables, capricieusement éclairés par la lune. Tout près de nous, la cathédrale projetait sur l’immense Plaza Mayor la double et gigantesque silhouette de ses tours. Plus loin, le Parian[1] élevait sa masse noire au milieu des espaces blanchis par les clartés nocturnes, comme un écueil sombre au milieu des flots éblouissants de la mer. Plus loin encore, on reconnaissait l’élégante coupole de Santa-Teresa, les cinq dômes du couvent de San-Francisco, les clochers de Saint-Augustin et des Bernardines ; et, derrière ce majestueux entassement de créneaux, de coupoles, de flèches coloriées, la campagne se devinait aux blanches vapeurs qui, s’élevant des lacs vers le ciel, s’amassaient autour de la ville comme pour lui former une lumineuse auréole.
Don Tadeo fut le premier à rompre le silence en m’adressant quelques questions sur l’affaire qu’il s’était chargé de conduire à bonne fin. Je m’empressai de lui répondre en me promettant de l’amener bientôt à me donner sur lui-même quelques révélations qui ne pouvaient manquer d’être curieuses ; mais le licencié était tombé dans une rêverie profonde, et je commençais à désespérer de le tirer de sa réserve, quand le plus étrange hasard vint à mon secours. Ce fut le tintement d’une cloche lointaine qui s’éleva soudain, comme une plainte mystérieuse, au milieu du morne silence de la nuit. À ce bruit, don Tadeo secoua brusquement la tête ; puis il cacha dans ses mains son visage, qui venait de se couvrir d’une mortelle pâleur ; enfin il me prit la main, et m’interrompant au milieu de l’exposé de mon affaire, il s’écria :
– N’entendez-vous pas cette cloche ?
– Oui, vraiment, répondis-je, et, si je ne me trompe ; on sonne en ce moment la prière des agonisants au couvent des Bernardines.
— Au couvent des Bernardines ! répéta le licencié d’une voix singulièrement altérée. Au couvent des Bernardines, dites-vous ?
– Assurément, je reconnais la direction du bruit, on ne peut s’y tromper.
— Eh bien rentrons tout de suite, car ce bruit me fait mal.
— Pourquoi rentrer ! Ne préférez-vous pas ce beau clair de lune aux quinquets fumeux de l’horrible tripot d’où nous sortons ?
Le licencié ne me répondit qu’après un long silence. La cloche, dont les frémissements devenaient de plus en plus distincts, exerçait évidemment sur lui une sorte d’influence ou plutôt de pression inexplicable. Je ne sais si don Tadeo remarqua enfin ma surprise ; mais peut-être céda-t-il à un besoin impérieux d’expansion en me prenant la main et en laissant échapper, au milieu de sanglots mal étouffés, ces étranges paroles :
– Il faut que vous m’écoutiez ; je n’entends jamais cette cloche tinter un glas sans voir comme dans un mauvais rêve les plus tristes épisodes de ma vie se dérouler devant mes yeux. Rien en moi n’excitera plus votre surprise quand vous connaîtrez l’horrible événement que ce glas me rappelle.
Je fis signe au licencié que j’étais prêt à l’écouter, et voici l’histoire qu’il me raconta avec un sang-froid que cet exorde si brusque et empreint d’une exaltation si douloureuse ne laissait guère soupçonner.
– Il y a dix ans, commença-t-il, une tentative d’assassinat fut commise à Mexico. Ce n’est là malheureusement qu’un fait trop ordinaire pour la capitale du Mexique, et si l’attention publique se porta un moment sur cette affaire, ce fut surtout à cause des circonstances qui l’avaient accompagnée. C’est grâce à l’étrangeté de ces circonstances que la tentative dont je vous parle, au lieu d’être racontée brièvement à la dernière colonne des journaux, figura parmi les événements plus ou moins importants qui ont le privilége d’occuper pendant plus d’une semaine la population désœuvrée de Mexico. Un singulier mystère planait, en effet, sur cette tentative de meurtre. Aux premières heures du jour, dans le parc Bucareli encore désert, une voiture de place était venue stationner dans un endroit retiré de la promenade. Le cocher était descendu de son siège, et s’était écarté discrètement, comme s’il eût deviné le motif de cette station matinale. Était-ce un homme ou une femme que cette voiture de providencia (vous savez qu’on appelle ainsi les voitures de place à Mexico) amenait à un rendez-vous d’amour ? Les stores soigneusement baissés interdisaient à cet égard toute conjecture, mais on sut plus tard qu’il y avait dans la voiture une jeune femme d’une éclatante beauté qui, cédant à la vanité créole, s’était parée pour cette occasion de tous ses diamants. Les créoles ont ce travers, vous le savez, de vouloir paraître aussi riches que belles, et pourtant, quoi que pût faire la jeune femme, elle était encore plus belle que riche. Quelques instants s’écoulèrent, puis un homme, enveloppé dans un large manteau, s’avança vers la voiture. La portière s’ouvrit à son approche, et se referma précipitamment. Une rencontre de ce genre était trop dans les mœurs mexicaines pour étonner le cocher, qui se coucha sur le gazon à l’ombre des peupliers, et ne tarda pas à s’endormir profondément. Quand il se réveilla, la voiture était toujours à la même place. Seulement l’ombre des peupliers, au lieu de s’incliner vers le couchant comme à l’heure où il s’était endormi, s’allongeait vers l’orient, c’est-à-dire que le soleil achevait sa course, et que le soir allait succéder au matin. C’était l’heure où le parc commençait à être fréquenté par les promeneurs. Le cocher s’étonna d’avoir dormi si longtemps ; il courut à la voiture, appela, et ne recevant pas de réponse, ouvrit la portière. Alors un lugubre spectacle s’offrit à lui. Affaissée sur les coussins, la jeune femme était plongée dans un évanouissement qui s’expliquait trop bien par le sang dont la voiture était inondée. Ce sang coulait d’une large plaie faite par le poignard sûrement dirigé de quelque bandit bien exercé, et cette plaie, au premier aspect, semblait mortelle. De tous les diamants qui étincelaient au cou et aux oreilles de la jeune créole, pas un n’était resté. La malheureuse femme n’avait donc trouvé qu’un assassin au lieu d’un amant et le vol suivi l’assassinat. Les cris du cocher ne tardèrent pas à attirer la foule, parmi laquelle se trouva heureusement un médecin qui constata que la victime vivait encore. Dès-lors il ne s’agit plus que de la transporter au couvent le plus proche, et c’est ce qu’on fit. Ce couvent était celui des Bernardines. Ce premier devoir d’humanité rempli, la tâche de la justice commença ; mais, tandis que les médecins ramenaient à la vie, par des soins intelligents, la malheureuse femme, les juges ne virent pas leurs poursuites contre l’assassin couronnées du même succès. On arrêta d’abord le cocher, et on dut le relâcher bientôt après avoir reconnu sa parfaite innocence. On arrêta ensuite un jeune Espagnol dont les assiduités et les galanteries auprès de la créole n’étaient un secret pour personne. Celui-ci apprit ainsi à la fois l’infidélité et la mort de celle dont il voulait faire sa femme. Ce fut un coup affreux.
Ici la voix de don Tadeo trembla visiblement.
– Et peu s’en fallut qu’il n’en perdît la raison. Au bout d’un an, poursuivit le licencié, l’Espagnol fut relâché faute de preuves ; mais il sortait de prison ruiné par les frais de justice et le cœur privé de ses plus chères illusions. Il sut alors que celle qui l’avait trompé, et qu’il avait pleurée comme morte vivait encore, mais qu’elle avait renoncé au monde et pris le voile dans le couvent même où elle s’était vue recueillie après l’événement du parc. Il ne fit aucune tentative cependant pour la voir ; mais tous ses efforts, toutes ses pensées n’eurent plus qu’un seul but, la vengeance. La justice mexicaine n’avait pas su découvrir l’assassin : il se promit de continuer les poursuites trop tôt abandonnées, et de réussir là même où la coupable indolence des juges avait déclaré le succès impossible.
Ici le licencié fit une pause ; le glas des Bernardines tintait toujours, et je commençais à comprendre l’émotion qu’éveillaient en lui ces sons lamentables.
— Cet Espagnol, vous l’avez deviné, c’est moi. J’avais pu dérober au dossier de cette lugubre affaire une lettre trouvée sur la jeune fille, dans laquelle on lui assignait le rendez-vous où l’on avait médité sa mort. Ce fut alors le seul fil à l’aide duquel je pus me diriger dans le sombre labyrinthe où la justice mexicaine s’était égarée. Dès lors commença dans ma vie une période ténébreuse et agitée que la mort seule pourra finir. Je me résignai à vivre au milieu des voleurs et des meurtriers, dans l’espoir d’arriver, par leurs révélations, à la connaissance du secret qui m’absorbait. Sous prétexte d’exercer ma profession de légiste, j’allai au-devant de toutes les affaires qui m’offraient une occasion d’interroger ces misérables, de pénétrer dans leurs tavernes et dans leurs repaires. Dès lors il ne se commit plus dans Mexico un crime dont je ne pusse au besoin dénoncer l’auteur à la justice. Les plus secrètes associations de malfaiteurs n’eurent pas de mystères pour moi. Vous avez peut-être entendu parler de cette bande des Ensebados qui, pendant toute une année, répandit la terreur dans la capitale mexicaine. Les Ensebados étaient des hommes qui, la nuit, après avoir enduit leur corps nu de suif ou d’huile, se précipitaient sur le passant attardé pour le dépouiller ou le frapper de leurs poignards. Un seul de ces bandits, aussi insaisissable qu’un reptile, pouvait échapper aux efforts d’une troupe de soldats vigoureux. Eh bien ! le chef des Ensebados, je le connaissais ; il n’a pas quitté Mexico, et encore aujourd’hui je puis le nommer quand besoin sera. Je ne vous cite là qu’un exemple de ces singulières découvertes ; je pourrais vous en citer mille. Grâce à cette vie de recherches incessantes et périlleuses, j’acquis une expérience qui me rendit bientôt redoutable aux misérables dont j’étais parvenu ainsi à connaître les sinistres antécédents. Souvent aussi mes jours furent en danger, et plus d’un malfaiteur tenta de punir en moi un surveillant incommode ; mais les services que ma connaissance des lois me permettait de leur rendre me firent d’autre part assez de clients dévoués pour empêcher le retour de ces tentatives qui eussent coûté cher à mes ennemis. Aujourd’hui je jouis à peu près impunément du prestige que j’exerce sur les plus redoutables bandits de Mexico, et, vous le voyez, j’ai là toute une armée à mes ordres pour prêter appui aux honnêtes gens qui peuvent avoir besoin de mon secours.
— C’est le cas où je me trouve, répondis-je, et je me félicite de m’être adressé à vous ; mais vous ne me dites pas si vos efforts pour retrouver l’assassin ont été enfin couronnés de succès.
— Complétement. Je fus assez heureux pour retrouver l’écrivain public dont la plume avait tracé, sous la dictée de ce vil scélérat, les lignes fatales qui avaient entraîné ma jeune fiancée au rendez-vous. Cet infâme, l’écrivain public le connaissait, et il me mit sur ses traces. Je le découvris ; j’aurais pu le dénoncer et le livrer à la justice. C’eût été atteindre enfin le but que j’avais assigné à toute ma vie. Que vous dirai-je ? je n’en fis rien. Bien des années s’étaient passées déjà depuis le jour où avait été commis l’attentat, et, à force de vivre avec les méchants, j’avais appris à les plaindre plutôt qu’à les haïr. J’étais parvenu même à me faire de leur perversité une arme redoutable pour terminer certaines affaires devant lesquelles la justice mexicaine s’avouait impuissante. L’assassin du parc est encore pour moi un de ces instruments que je pourrais briser d’un mot, et que je préfère employer, en les dirigeant, au service de mes nombreux clients.
Un nouveau silence succéda à ces paroles. Le tintement du glas continuait toujours.
– Je n’ai pas revu celle qui fut ma fiancée, et qui porte aujourd’hui le voile, reprit don Tadeo ; mais je reçois de ses nouvelles par une voie sûre, et je sais que depuis longtemps une maladie de langueur la consume. Vous comprenez maintenant pourquoi le glas des Bernardines me fait, frissonner.
J’allais engager don Tadeo à descendre pour se soustraire à l’influence de la cloche funèbre, quand la porte d’entrée de la terrasse cria légèrement sur ses gonds, et le Mexicain aux yeux louches, que le licencié avait appelé Navaja, se glissa plutôt qu’il ne marcha vers nous. Il était pâle de terreur, et regardait derrière lui avec inquiétude.
– C’est le démon en personne ! s’écria-t-il, en s’adossant pour reprendre haleine à la balustrade de la terrasse.
— De qui parles-tu ? lui demanda le licencié.
— De l’Américain ! Il est en train de vider sa troisième bouteille d’eau-de-vie, et il entonne à haute voix ce qu’il appelle son chant de combat. C’est un Indien féroce sous la peau d’un blanc ! Il compte toutes les chevelures qu’il a enlevées, tous les meurtres qu’il a commis, et croiriez-vous qu’il prétendait ajouter la peau de mon crâne à son trophée de scalpeur ! Je vous le répète, cet homme est le diable il pue le sang à plein nez.
– Te voilà devenu bien prude ! répondit le licencié, qui avait repris vis-à-vis du Mexicain son rôle de ricaneur inflexible, et depuis quand l’odeur du sang te répugne-t-elle ?
C’était une gaieté terrible que celle de don Tadeo. La question qu’il venait d’adresser au Mexicain remua chez celui-ci une haine brutale et féroce, mais comprimée comme celle du tigre dompté contre son gardien. Don Tadeo ne parut pas remarquer l’impression qu’il avait causée ; il sembla, au contraire, se plaire à irriter le misérable qu’il tenait haletant sous sa parole froide et incisive. Une allusion à l’attentat du parc vint m’expliquer soudain ce redoublement d’amère ironie. J’avais devant moi l’homme dont le licencié avait pu se venger, et qu’il avait laissé vivre, celui qui avait lâchement assassiné la malheureuse femme dont le glas sonnait peut-être en ce moment.
— La cloche des Bernardines ne te rappelle donc rien ? avait dit don Tadeo.
Mais ce dernier trait épuisa la patience du Mexicain, et, au lieu de répondre, le misérable fit un bond vers le licencié pour lui arracher sa rapière ; celui-ci fut aussitôt en garde, et, sans même se servir de son épée, repoussa son agresseur d’un bras vigoureux.
— Allons donc s’écria-t-il, tu oublies à qui tu as affaire ! Je te pardonne, drôle, mais sors d’ici à l’instant.
Le Mexicain, stupéfait et honteux, ne se fit pas répéter cet ordre et s’éloigna en courbant la tête. Je ne pus m’empêcher de féliciter vivement don Tadeo de son courage et de son sang-froid.
— Que voulez-vous me répondit-il avec un triste sourire ; vous savez à quelle école j’ai pris mes degrés. Je me suis assez mesuré avec la souffrance pour n’estimer la vie que ce qu’elle vaut. Mais descendons, vous n’avez plus rien à m’apprendre sur votre affaire, et, d’ici à peu de jours, j’espère avoir de bonnes nouvelles à vous donner.
Nous descendîmes précipitamment, et nous fûmes en quelques instants sur la grande place déserte où débouchait l’impasse de l’Arcade. Là, nous nous séparâmes, le licencié pour se diriger vers sa demeure, moi pour prendre la rue de la Monterilla.
— À bientôt me dit don Tadeo en s’éloignant.
— À bientôt, répondis-je, bien que je ne partageasse pas intérieurement la confiance de l’intrépide légiste. Je ne pouvais pas m’empêcher, en effet, de comparer don Tadeo à ces dompteurs de bêtes féroces qui nous étonnent souvent par leurs actes de courage et d’adresse, mais que la moindre imprudence peut transformer en victimes au milieu même de leur périlleux triomphe.
J’eus quelque raison d’abord de persister dans ma défiance, et un mois se passa sans que don Tadeo me donnât signe de vie. Enfin, un billet qu’il m’écrivit par la main de son clerc Ortiz vint m’expliquer ce long retard. Deux causes l’avaient empêché de s’occuper de mon affaire avec son activité ordinaire. « Il en est une que vous devinez peut-être, me disait-il, le glas que nous avons entendu tinter il y a un mois était pour elle. Quand, remis de ma douleur, j’ai voulu reprendre mes travaux, je me suis vu retenu au lit par une blessure, heureusement peu dangereuse, reçue dans un de ces guet-apens dont j’ai plus d’une fois failli être victime. Cependant, je puis vous annoncer que votre affaire est maintenant en bon chemin. J’ai fini, non sans peine, par découvrir la demeure de Dionisio Peralta, et j’ai mis à ses trousses les trois drôles que vous savez. Adieu ; ne faites aucune démarche pour me voir, et, sous peu, vous recevrez d’autres nouvelles plus satisfaisantes. »
Huit jours à peine s’étaient passés quand je reçus un nouveau message du licencié. Ce message était un bulletin détaillé de la campagne qu’il venait de conduire contre Dionisio Peralta, et qui s’était heureusement terminée. Pepito Rechifla, l’Américain John Pearce, le Mexicain Navaja, s’étaient successivement présentés chez Dionisio Peralta, pour réclamer, disaient-ils, le paiement d’une créance qui leur était cédée par leur ami le licencié don Tadeo. Dionisio Peralta qui était, malgré ses airs de gentilhomme, un drôle de leur famille, les avait reçus d’abord avec toute l’arrogance d’un capitan de comédie ; mais les menaces significatives des trois bandits l’avaient bientôt amené à résipiscence. Peralta connaissait de réputation les hommes auxquels il avait affaire ; c’était une guerre à mort qui lui était déclarée, et l’influence du licencié qui dirigeait ces terribles estafiers rendait la partie décidément inégale. Aussi avait-il fini par proposer un arrangement que le licencié s’était empressé d’accepter. Peralta possédait dans le petit village de Tacuba, à une lieue de Mexico, une maison de campagne dont la valeur égalait à peu près le montant de sa dette. Il consentait à la céder à don Tadeo, qui en avait pris possession à sa première sortie. Il ne me restait plus qu’à recevoir cette maison des mains du nouveau possesseur pour que tout fût conclu. Aussi don Tadeo m’invitait-il à l’attendre de grand matin le jour suivant. Nous devions nous rendre ensemble au domaine de mon ancien débiteur, où il avait hâte de m’installer comme légitime propriétaire.
Le lendemain, don Tadeo était d’une exactitude ponctuelle. Il arriva chez moi, amenant avec lui deux chevaux sellés, et nous partîmes immédiatement pour le village de Tacuba. J’étais assez curieux de connaître mon nouveau domaine, et surtout d’assister aux cérémonies qui accompagnaient d’ordinaire au Mexique ces prises de possession. Chemin faisant, je félicitai le licencié de l’heureuse étoile qui, dans une récente occasion, avait encore une fois protégé sa vie. Je lui exprimai en même temps le regret d’avoir peut-être attiré sur sa tête la vengeance de Dionisio Peralta ; mais il me répondit que rien ne justifiait ma supposition, et que, selon toute apparence, l’homme qui avait projeté de l’assassiner était l’assassin du parc de Bucareli.
— Quoi qu’il en soit, ajouta-t-il, mes soupçons sur Navaja ne m’ont pas empêché de l’employer dans votre affaire, où son zèle m’a été fort utile. À part certaines heures d’ivresse ou de vertige, ces hommes-là obéissent aveuglément à celui qui leur a fait sentir sa supériorité. Aussi, dans une lettre que Peralta m’a écrite pour m’annoncer sa soumission, n’ai-je pas lu sans regret des menaces dirigées contre le misérable même que je soupçonne d’avoir attenté à ma vie, et qui a été le plus actif des trois recors lancés aux trousses de votre débiteur. Peralta n’est guère homme à menacer en vain, et je crains de n’être que trop tôt vengé.
Tout en parlant ainsi, nous étions arrivés dans la campagne, si l’on peut appeler ainsi les plaines désertes et arides que nous traversions au galop de nos chevaux. La chaleur était étouffante, et un morne silence régnait autour de nous. Tout-à-coup le pas d’un cheval troubla ce silence, et nous nous vîmes rejoints par un cavalier dans lequel je n’eus pas de peine a reconnaître Pepito Rechifla. Le bandit était vêtu avec une certaine recherche, il portait un manteau bleu à doublure d’indienne jaune, et montait un cheval équipé avec une élégance toute mexicaine. Il nous salua d’un air à la fois courtois et protecteur.
— Vous me pardonnerez, dit-il, seigneur licencié, si je prends la liberté de me joindre à vous ; mais sachant par vous-même que vous deviez aujourd’hui faire un petit voyage, j’ai pensé que vous ne seriez pas fâché d’avoir un compagnon de plus. Cette route n’est pas très-sûre, et, ajouta-t-il en jetant un regard expressif sur le bras que le licencié portait en écharpe, il n’est pas toujours prudent de se hasarder seul loin de chez soi. J’ai pourtant lieu de croire que nous n’aurons à tirer l’épée contre personne aujourd’hui.
Et après avoir prononcé cette dernière phrase avec une lenteur affectée, Pepito se pencha à l’oreille du licencié en murmurant quelques mots que je ne pus entendre ; je remarquai seulement qu’il indiquait du doigt à don Tadeo un groupe de collines qui s’élevaient à notre gauche, et sur lequel planait une bande de grands vautours noirs. Sans répondre à Pepito, le licencié arrêta un moment sa monture et tourna du côté des collines ses yeux où se lisait une pénible surprise. Puis il nous fit signe de continuer notre course, donna vigoureusement de l’éperon à son cheval, et quelques minutes plus tard nous traversions les rues du village où était située ma nouvelle propriété.
La maison qui m’était cédée par don Tadeo (car le licencié en avait d’abord pris possession pour lui-même suivant la clause qu’on doit se rappeler) était située à l’extrémité du village. Des groupes nombreux d’habitants, venus là pour prendre part aux largesses qui étaient le complément obligé de toute cérémonie d’investiture, nous attendaient devant la maison et nous aidèrent à la reconnaître. C’était un petit bâtiment d’assez triste apparence, précédé d’un hangar à pilastres de briques, formant péristyle. De nombreuses lézardes en sillonnaient les murs et indiquaient la nécessité de les réparer. Derrière la maison s’étendait, entre quatre murs tapissés de mousse et couronnés de pariétaires, un petit jardin envahi par les mauvaises herbes. Le gardien placé dans la maison par le licencié nous ouvrit la porte.
– Vous êtes chez vous, me dit don Tadeo.
Nous entrâmes. L’intérieur de la maison était plus désolé encore que l’extérieur. Les plafonds s’effondraient, les marches disjointes des escaliers criaient tristement sous les pieds, et le jardin n’étalait guère qu’un ramassis de joubarbes, d’orties et de chardons, au milieu desquels s’élevaient quelques arbres fruitiers de mine fort chétive. À tout prendre cependant, cette bicoque délabrée, ces terrains incultes pouvaient équivaloir au montant de la somme qui m’était due, et cela me suffisait, d’autant plus qu’avec un débiteur de l’espèce du seigneur Peralta il ne fallait pas se montrer trop exigeant.
Après avoir visité le rez-de-chaussée et le jardin, nous montâmes au premier étage. La pièce où nous entrâmes semblait être le salon, et n’avait été ouverte depuis longues années, à en juger par l’odeur de moisissure qu’elle exhalait. Nous nous hâtâmes d’y faire pénétrer l’air et la lumière qu’interceptaient des volets massifs hermétiquement fermés. D’innombrables toiles d’araignées tapissaient en entier le plafond. Les armoires que nous visitâmes étaient complétement vides ; une seule contenait un gros volume à reliure antique et poudreuse, que le licencié prit sous son manteau après l’avoir rapidement examiné. Notre inspection était terminée.
— Appelez des témoins, dit don Tadeo à Pepito, que nous avions érigé, dans cette occasion solennelle, en maître des cérémonies.
Le lépero, majestueusement drapé dans son manteau bleu, s’avança aussitôt vers la croisée, et fit une allocution aussi courte que digne aux spectateurs en haillons réunis sous les fenêtres. L’éloquence de Pepito réussit au-delà de notre attente, et en peu d’instants la cour se trouva remplie d’un nombre de témoins fort supérieur à celui qu’exigeait la loi. Jamais je n’avais vu si riche collection de figures patibulaires. Précédés de Pepito, nous descendîmes dans la cour, et de là, suivis des témoins, nous passâmes dans le jardin.
— Seigneurs cavaliers, s’écria Pepito d’une voix retentissante, vous êtes témoins qu’au nom de la loi le seigneur ici présent, — et Pepito me désigna, — prend régulièrement possession de cet immeuble. Dios y Libertad.
Don Tadeo s’avança à son tour. Sur son invitation, j’arrachai une poignée d’herbes que je jetai par-dessus ma tête, puis je lançai une pierre par-dessus le mur du jardin : c’était faire acte de propriété aux termes de la loi mexicaine. Un hourra générât s’échappa aussitôt de la bouche des témoins. Il ne me restait plus qu’à remplir la dernière formalité imposée par l’usage, c’est-à-dire à faire acte de munificence envers les drôles qui étaient accourus de tous les coins du village pour me souhaiter la bienvenue. J’en fus quitte pour quelques piastres, que les témoins, conduits par Pepito, allèrent dépenser au cabaret voisin.
— Eh bien me dit le licencié quand nous fûmes seuls, vous voilà enfin rentré dans votre créance. Que pensez-vous de mon procédé pour faire rendre gorge aux débiteurs récalcitrants ?
— Je pense, don Tadeo, que vous jouez là un jeu bien dangereux, et si j’ai un conseil à vous donner, c’est de renoncer le plus tôt possible à cette vie de redresseur de torts, où il me semble que la somme des pertes doit finir tôt ou tard par excéder celle des profits.
— Vous voyez cependant que j’ai assez de bonheur dans mes entreprises. Quoi qu’il en soit, dans le cas où quelque estocade viendrait prématurément y mettre obstacle, je veux que vous gardiez un souvenir de moi. Voici un livre qui n’a pas été compris dans l’inventaire de cette maison. L’ouvrage est ancien, et il a son prix.
— Je vous rends grâce, dis-je au licencié en prenant le poudreux volume ; mieux que ce livre, le récit que j’ai entendu sur la terrasse de la maison du Callejon del Arco vous rappellera à ma mémoire. On n’oublie pas si aisément de pareilles confidences, et c’est une bonne fortune assez rare que de rencontrer un roman tel que le vôtre à la place d’une consultation.
L’heure de retourner à Mexico était enfin venue. Sans attendre Pepito, dont la journée allait probablement s’achever au cabaret, nous poussâmes nos chevaux à travers la campagne. La chaleur était encore plus étouffante qu’au départ. La bande de vautours qui planaient sur les collines que Pepito avait désignées à don Tadeo semblait s’être grossie, et une odeur fétide arrivait jusqu’à nous avec des tourbillons de poussière chassé par le vent. Le licencié arrêta brusquement son cheval.
— Si vous étiez curieux de lire jusqu’à la dernière page le roman dont vous parliez tout à l’heure, me dit-il, je vous proposerais d’aller jusqu’à ces collines ; mais vous avez, je le crains, des nerfs un peu délicats.
— Et quel spectacle nous attend donc sur ces rochers ?
— Il y a là un cadavre, et vous voyez qu’en ce moment même les vautours en font curée. Un des trois misérables que j’avais chargé de poursuivre votre débiteur a payé pour tous les autres. Dieu est juste. L’homme qui est tombé sous le poignard de Peralta est l’assassin de ma fiancée. Le roman est bien complet, qu’en dites-vous ?
— Assurément, et la vue du cadavre que dévorent ces vautours n’ajouterait rien à l’impression que me laisse votre récit.
— Allons je vois qu’il faut ménager vos nerfs, répondit le licencié en piquant des deux son cheval. Retournons à Mexico.
Nous nous séparâmes sur la Plaza Mayor en nous promettant de nous revoir ; mais le sort en disposa autrement, et, peu de temps après mon installation dans la maison de Peralta, je quittai Mexico pour quelques semaines.
En mon absence, le tripot du Callejon avait été fermé. À mon retour, l’évangéliste Tio Lucas, à qui je demandai des nouvelles du licencié, m’apprit qu’il était retourné en Espagne.
- ↑ Édifice où se tenait un bazar ayant quelque analogie avec le marché du Temple, à Paris.