Les aventures de Perrine et de Charlot/12
X
Les heures douces
« Où donc est passé Charlot, mignonne, je ne l’entends plus ? » demande, quelques jours plus tard, Catherine de Cordé à Perrine.
Toutes deux, par ce chaud après-midi de juillet, cousent, assises près de la fenêtre s’ouvrant sur la forêt. Les Bourdon ont cédé à Madame Le Gardeur, au rez-de-chaussée, une pièce claire et très vaste. De beaux meubles apportés de France la garnissent. Il y a là des chaises à haut dossier dont les bois ajourés sont ravissants ; une table « Renaissance » aux pieds sculptés ; un cabinet en noyer orné au centre d’un travail en relief. Il enchante Perrine et Charlot. Ne représente-t-il pas un château à créneaux, aux tours élevées ? Le pont-levis s’abaisse sous les sabots d’un coursier monté par un fier chevalier. « Il vient délivrer la princesse enfermée dans la tour, » déclare Charlot émerveillé. Sur le pan à droite est fixé le tableau où revit l’ancêtre anobli des Le Gardeur, Jean, sieur de Croisilles. Au fond, une riche tapisserie rappelle une expédition en Terre-Sainte de Saint Louis, roi de France.
Perrine, aux paroles prononcées par Catherine de Cordé, se lève. Elle se penche légèrement au dehors.
Oh ! Madame, Julien vient d’apparaître à la sortie du bois. Il tient dans sa main… un nid d’oiseau, je crois. Charlot saute de joie.
Bien, bien. Laissons-les s’amuser en paix.
Mais Perrine ne quitte pas son poste d’observation. Elle regarde avec attention au loin. Puis, tout à coup, se retourne.
Madame, voici une visite pour vous. Trois jeunes filles descendent le coteau. Ah !… c’est votre petite-fille, Marie-Madeleine de Repentigny.
Elle est accompagnée de ma grande amie Marie Le Neuf, et d’une autre dont je ne me souviens plus du nom. Quel dommage, Catherine, ma petite compagne, n’est pas avec elles !
Madame Le Gardeur sourit. Elle est heureuse de la diversion que lui apporte cette belle jeunesse qui l’entoure volontiers.
Quelques minutes plus tard, une main impatiente frappe à la porte, une voix claire, aux notes vives, se fait entendre.
« Grand’mère, grand’mère, vous êtes là ? »
Perrine ouvre. Quelles gracieuses apparitions surgissent !… Marie-Madeleine de Repentigny que ses douze ans ne rendent pas très grave, court s’agenouiller auprès de Catherine de Cordé. Elle lui baise les mains ; puis, tout en riant, lui enlève la fine pièce de lingerie à laquelle elle travaillait.
« Grand’mère, supplie-t-elle, nous venons causer. »
Catherine de Cordé tend la main à Marie Le Neuf, une blonde aux yeux pensifs, puis à une brune menue, un peu pâlotte, mais fort gracieuse. On la lui présente. C’est Louise Couillard, la petite-fille de Marie Rollet, Madame Hubou. Les deux jeunes filles s’installent à contre-jour.
Eh bien, petite friponne qu’as-tu à raconter ?
Elle se penche, souriante, vers sa petite-fille, assise à ses pieds.
Grand’mère, c’est très sérieux. Ne souriez pas ainsi. Nous avons eu une aventure, n’est-ce pas, Marie, n’est-ce pas, Louise ?
Les jeunes filles inclinent affirmativement la tête, un peu gênées de la confidence qui se prépare. Elles ont l’expérience des piquantes révélations que se permet leur amie.
Aussi pourquoi, mes petites, vous aventurer seules jusqu’ici ? Croyez-vous que je me pardonnerais si en me venant voir, il vous arrivait quoi que ce soit.
Vous n’y êtes pas du tout, grand’mère, oh ! mais pas du tout. Allons donc ! Nous n’avons couru aucun danger. Si cela était, les Iroquois mordraient maintenant la poussière. Nous…
Oh ! Oh !… Nous avons rencontré quelques preux, peut-être ? Je crois qu’il n’en manque guère au Canada.
Grand’mère vous devinez toujours !
Mais vous êtes une délicieuse bonne-maman ! À vous on dit tout avec plaisir. Vos yeux sourient, même lorsque vous grondez.
Flatteuse ! Tout cela ne m’apprend nullement ce qui vous rend toutes trois si jolies et si roses. En votre qualité d’aînée, Marie, prenez la parole ?
Madame, Louise et moi ne saurions narrer notre récit avec la grâce qu’y mettra Marie-Madeleine.
En effet, Madame, Marie a raison.
La jeune fille paraît fort intimidée. Elle attire Perrine sur ses genoux et dissimule sa figure sous les boucles blondes de la fillette.
Oh ! quelle modestie, Mesdemoiselles !… Voici, grand’mère. Nous cheminions toutes trois vers votre demeure en causant gaiement. Nous venions vous rendre visite, et aussi, vous prier de nous céder Julien pour quelques courses chez des sauvages malades. En voici la preuve.
Nous cheminions…
Tu sais, petite, il ne faut pas craindre que les Iroquois !
Je le comprends. Je me suis fait au dedans de mon cœur la même réflexion que vous, grand’mère ! Trois beaux jeunes hommes, à la fois, c’est effarant !…
Marie Le Neuf et Louise Couillard se mettent à rire. Oh ! ce rire ! Frais, perlé, il fuse gentiment dans la pièce aux meubles sévères.
Jacqueline Potel apparaît. Ces voix cristallines l’attirent. La jeune femme reste friande de gaieté.
Puis-je entrer, Madame Le Gardeur ?
Certes ! ma bonne Jacqueline.
Mon mari vient d’être appelé auprès de M. de Montmagny ainsi que M. de Saint-Sauveur. Ils apportent un échiquier, ce qui signifie que nous ne les reverrons que fort tard dans la soirée. Mais j’interromps une intéressante conversation ?
Ma petite-fille a toute l’éloquence de la jeunesse en face d’une heureuse rencontre.
Jacqueline, trois aimables Canadiens nous ont parlé cet après-midi. C’était exquis.
Comment, on s’est rapproché ?
Jean Nicolet était parmi eux, Madame. C’est un ami de mon père. Il me connaît depuis… toujours.
M. Nicolet nous a regardées fort sévèrement, grand’mère.
Il avait raison, Marie-Madeleine. À l’époque de la traite, il n’est pas prudent de nous promener seules.
C’est ma faute.
Oh ! Marie-Madeleine, que de détails inutiles !
Tu trouves, chère ? Abrégeons alors. Je n’ajoute que ceci. Grand’mère, le plus jeune des deux frères, Thomas Godefroy de Normanville ressemble vraiment à un jeune grec. Il est comme Jean, son aîné, un canotier incomparable et possède l’estime des sauvages pour son adresse aux jeux. Ai-je bien répété tes paroles, Louise ?
Tu n’as rien omis.
Et tout cela est vrai. Je connais les jeunes Godefroy. Excepté Jean Nicolet peut-être, ou François Marguerie, Trois-Rivières ne possède pas de plus fins, de plus vaillants, de plus pieux gentilshommes. Et quels merveilleux truchements (interprètes) sont-ils tous ! Nos missionnaires affirment qu’ils parlent les langues sauvages beaucoup mieux que les sauvages eux-mêmes.
Le grave et pur regard de Marie Le Neuf s’attache sur Mme Bourdon. L’éloge des frères Godefroy fait battre plus vite son cœur. « N’est-ce pas étrange ? » songe-t-elle… Puis, voyant que son émoi est deviné par la perspicace Marie-Madeleine, elle redevient indifférente et se lève.
Chère Madame Le Gardeur, il est temps, je crois, de nous mettre en route. Vous permettrez que nous entraînions Julien dans nos fugues charitables ? Aussi Perrine et Charlot, s’ils le désirent.
J’irai avec plaisir.
Si je vous tenais compagnie, grand’mère, durant leur absence ?
Vous resterez, amie Jacqueline ?
Je serai heureuse de te garder près de moi, petite. Et Jacqueline restera.